Éditions de l’Épi (p. 79--).

III

CLODIUS ET POMPEIA

 César avait alors trente-sept ans. Ses efforts dans la politique ne l’avaient point porté aussi haut qu’il eût voulu, mais les immenses libéralités consenties au peuple lui assuraient une situation électorale de premier plan. Le Grand Pontife était élu par le peuple. Sylla avait annulé cette règle, mais Labiénus l’avait rétablie. César quêta donc les suffrages et répandit des sommes énormes que lui avançait Atticus, le banquier. Le Sénat fit campagne contre lui. Certes, les fonctions du Grand Pontife n’avaient plus l’importance des siècles précédents, car la plèbe devenait lentement incroyante, mais c’était un titre remarquable tout de même. Logé à la Régia, près des Vestales, toujours révérées par le peuple romain, le Grand Pontife disposait d’une autorité religieuse encore écoutée et magnifique. Le Sénat dut enfin se déclarer vaincu. César fut élu. Les accusations de Caton ne l’avaient donc pas atteint et d’ailleurs on commençait à se demander si Catilina et ses amis avaient été aussi noirs que l’affirmait Cicéron.

Mais ce qui tendit plus encore les rapports de César et du patriciat, qui le regardait réussir avec souci, ce fut l’élection de César à la Préture, au début de 692. Dès lors, Pompée, qui avait flatté le peuple en faisant construire un théâtre, plusieurs temples et des monuments publics comme la Curie, sentit en César un adversaire redoutable. Il cessa de flatter la masse et évolua vers le Sénat. César s’affirma aussitôt, par opposition, nettement démagogue, et la lutte commença, sournoise et lente, entre ces deux chefs, qui ne devaient toutefois se déclarer officiellement ennemis qu’après le passage du Rubicon.

César disposait, depuis qu’il était Grand Pontife, de sommes considérables. Elles constituaient les bénéfices de sa charge. Il les faisait distribuer au peuple. Il fallait des capitaux immenses pour satisfaire la population en offrant à chaque citoyen une somme appréciable ou une quantité de blé utilisable. Deux cent quatre-vingt mille personnes en effet, bénéficiaient alors des distributions gratuites… Après Pharsale, César, qui avait passé sa vie à étendre ces dons, s’occupa activement à réduire le nombre de ceux qui touchaient gratuitement, mais il ne put faire qu’il y eût jamais moins de cent cinquante mille bénéficiaires. Sous les empereurs, le nombre tripla.

César habitait alors près du temple de Vesta une demeure composée de deux immeubles réunis par une cour. Le vaste collège des Vestales était derrière, et, en face, le Temple de Castor, avec la fameuse fontaine de Juturne. La Régia, palais officiel du Grand Pontife, comporta, dès que César y fut installé, un personnel beaucoup plus considérable qu’au temps de Métellus. Soixante esclaves, dont quinze secrétaires et dix courriers, animaient cette sombre maison d’une vie active et constante. D’ailleurs, une partie de la Régia, faisant face au Temple de Vesta, était réservée aux femmes dont César, qui aimait leur contact, s’entoura toujours avec grand soin. Là vivait l’épouse prise après la mort de Cornélia : Pompéia, que sa beauté rendait célèbre entre les Romaines. César l’avait choisie parce qu’elle parlait grec, étrusque et illyrien. S’il n’aima cette passionnée, il était sensible à son charme. Svelte et blonde comme une athénienne, elle portait les vêtures du Péloponnèse. Son élégance était renommée. Elle s’intéressait d’ailleurs beaucoup aux choses de la politique.

 

Ardente et ayant déjà eu des aventures, Pompéia subissait toutefois sans joie la surveillance d’Aurélia, mère de César, qui ne put lui interdire d’aimer le fameux Clodius.

Clodius fut l’amant de Pompéia. Mais le propre de ces amours romaines était de pousser leurs héros au défi toujours plus audacieux des coutumes et des usages. Pompéia qui présidait aux rites de la Bonne Déesse, religion assez semblable à celle d’Astarté, conçut donc un jour, quoique les hommes ne dussent jamais assister aux Mystères, d’y amener Clodius et de l’y « divertir ».

Et ce projet cocasse ravit Clodius, lorsque sa maîtresse le lui exposa, après une scène passionnée qui avait eu pour témoin le Jupiter du Temple des Lares. Là, en effet, Pompéia, Romaine dépourvu de scrupules religieux, et Clodius, athée élevé en Grèce et qui se livrait aux plus joyeuses plaisanteries sur les apotropéens, se réunissaient chaque jour, malgré Aurélia. Parfois, ils s’amusaient avec une adolescente, fille de l’augure Æmilius Festus. Elle devait même plus tard être aimée de César pour ses ardeurs étranges.

D’autres fois, on amenait des esclaves, des eunuques ou des enfants…

Imberbe et mince, avec une curieuse féminité apparente dans l’allure, la voix et l’élégance, Clodius devait d’ailleurs pouvoir s’introduire facilement aux mystère de la Bonne Déesse.

C’était un personnage singulier, ce Clodius. Fils d’un consul, il avait deux frères et trois sœurs qu’il dominait et amusait sans répit. Sa sœur Clodia fut d’ailleurs aussi célèbre que les plus grands hommes du temps, car elle s’avisa, par goût, d’être successivement la maîtresse de tous. C’est la Lesbia de Catulle. Elle passionna Cœlius, le poète Calvus, César lui-même, et bien d’autres. Épouse de Métellus Celer, homme consulaire, elle le quitta, mais il l’aimait et mourut sans l’avoir attaquée ni répudiée. Riche, elle faisait vivre une petite cour de poètes et se livrait à tous les excès d’une passion sexuelle ardente et désordonnée. Clodia participait aux Fêtes de la Bonne Déesse. Amie de Pompéia, elle l’avait aidée, quoique Clodius, son frère, fût aussi son amant, à combiner les rendez-vous derrière le Temple de Castor, dans le naos interdit des Lares. Elle fut enthousiaste à l’idée d’introduire Clodius aux Mystères et se fit seulement promettre qu’on n’épuiserait pas son frère, car elle l’adorait…

Le jour vint des fêtes illustres. César s’était déjà diverti des jeux préliminaires de l’extraordinaire cérémonie, venue sans doute d’Orient, pays des prostitutions rituelles. Dans cette réunion de femmes, en effet, la grande prêtresse, épouse du Pontife Maxime, devait, depuis l’aube, unir aux hymnes archaïques et aux sacrifices de colombes, le don de soi à des amies spécialement choisies. Au coucher du soleil commençaient ensuite les délires aphrodisiaques et nombre de patriciennes n’apparaissaient qu’alors, soit qu’elles fussent plus désireuses de plaisir que de religion, soit qu’elles craignissent les terribles serments sur le Styx et sur le bûcher des morts, que comportaient les cérémoniaux d’après-midi. D’ailleurs, les joies de la nuit étaient redoutées également, parce qu’elles se réglaient sur les psalmodies effrayantes et ne laissaient aucune liberté, à celles qui y participaient, de se libérer d’emprises sexuelles extrêmement douloureuses. Enfin on s’oignait le corps de pommades aromatiques dont résultait parfois un délire mortel. Certaines femmes y avaient succombé. D’autres, mutilées ou blessées au cours de la folie érotique qui terminait les mystères de la Bonne Déesse, avaient, autour de ce rite religieux, fait régner la terreur.

Au surplus, cette terreur n’atteignait ni Clodia ni Clodius.

 

Il faisait nuit depuis peu d’instants, lorsque, venue de la voie Sacrée, une litière basse, portée par huit eunuques syriens, s’arrêta devant la porte gauche de la Régia. Un des esclaves frappa sur une demi-sphère d’airain placée au-dessus de la porte. Son marteau fit retentir les échos du quartier silencieux. Trois coups, puis un, puis un carillon terminé par un choc violent.

L’huis de la demeure, où régnait seule, à cette heure, la femme de César s’ouvrit enfin. Un nègre parut, sous la lueur des torches que levaient les deux premiers porteurs de la litière. Il fit un signe triangulaire en prononçant une phrase archaïque. Clodia sortit son buste par le côté de la litière et compléta la formule d’un mot.

— Entre ! dit le nègre.

Clodia se posa légèrement à terre. À la lueur rougeâtre des torches, on vit ses jambes nerveuses. Une autre femme, souple et svelte, sauta à son tour : Clodius.

Dans la lumière fumeuse et dansante, les deux êtres semblables : faces fardées, regards soulignés d’ombre, bras nus et hanches serrées dans la stola couleur de miel, évoquaient bien les salaces secrets de la Déesse. Le nègre s’effaça. Autour de la litière une ombre compacte s’épaississait, trouée vers le forum par la lueur des torches accompagnant d’autres litières qui venaient lentement. Clodius alors, se penchant vers sa sœur, la baisa ardemment aux lèvres. Ils s’enlacèrent tous deux, et les esclaves de la litière riaient confusément.

Ils pénétrèrent en se tenant par la taille dans la demeure de César. La litière remonta vers la droite pour se garer dans le jardin attenant. Derrière Clodius et Clodia, la porte se referma alors avec un bruit sourd. Le nègre disparut. Un parfum violent régnait. Les arrivants étaient dans un couloir à tapis épais. Les détours complexes, avec des angles et des rétrécissements se succédaient, comme dans toutes les demeures romaines, qu’il est, pour cela, si difficile d’envahir en force.

Une lampe à chaque tournant, suspendue au plafond, indiquait la route et Clodius s’amusait éperdument.

Clodia s’était entendue avec Pompéia. Au cinquième angle, lorsque l’on percevait déjà le bruit des femmes qu’excite et divertit l’image de la Bonne Déesse, statue sexuelle et divaricatrice offerte comme une courtisane de Suburre, Clodius devait s’introduire dans certain réduit clos d’une lourde portière persane, où Pompéia viendrait le retrouver.

Clodia laissa son frère au lieu dit et seule avança encore. Devant l’atrium décoré de mosaïques figurant la gloire romaine, elle s’arrêta enfin. Sous sa stola couleur safran elle portait une sorte de fichu rouge, comme les Vestales, relevé sur la tête, et tenait une imitation, en bois de cèdre laqué, de ces feuilles quadrilobées qui font, chez les Lybiens, de si plaisants éventails. Une puissante senteur florale, parfum venu d’Athènes, où les parfumeurs ont de rares secrets, répandait autour d’elle l’arome lascif, bien connu de toutes les Romaines et que Catulle immortalisera. Devant Clodia, en contre-bas, quarante femmes apparurent alors, occupées à un magnifique délire d’amour.

Pompéia, près de l’autel de la Bonne Déesse, buvait, dans une coupe asiatique, de pierre translucide, ce vin de Chypre qui endort la pudeur. Elle portait la robe augurale, jaune et blanche. Mais près d’elle quatre matrones jouaient, nues, à s’agacer par des contacts rapides et aigus. Autour de Pompéia, tous les corps jeunes s’étaient dénudés. S’entrelaçant des bras ou des jambes, levées, couchées, ouvertes ou tournées, les femmes créaient partout un somptueux et lubrique décor. Le parfum des essences rares volait dans l’atmosphère en nuages lourds. À droite et à gauche de la statue divine, brûlaient des grains d’encens. Derrière, un réchaud répandait une odeur poivrée de cannelle. Quatre jolies esclaves, avec des péplums courts et noirs, passaient pour répandre encore des gouttes d’eau de rose sur les corps. Clodia dit très haut les paroles de bienvenue et prononça les trois noms secrets de la Bonne Déesse, que les hommes doivent ignorer. Quelques femmes se tournèrent vers elle et répétèrent les noms. Deux crièrent : Clodia ! Clodia !

Elle vint à Pompéia. Le rite voulait que l’arrivante ne pût infléchir sa route vers la statue. Comme des femmes accouplées, solitaires ou somnolentes, mais toutes portant les marques de la joie, se trouvaient sur son chemin, Clodia dut sauter par-dessus les chairs étendues.

Elle allait franchir la gracile Livia, son amie, qui la regardait venir, quand Livia la saisit par les jambes. Clodia trébucha en riant et tomba. Le corps d’une grosse femme de sénateur : Cornélia Varro, reçut sans fléchir celui de Clodia. Mais Livia cherchait à garder son amie que Cornélia voulait déjà étreindre. Après s’être violemment disputées avec des insultes et des rires, elles se réconcilièrent et continuèrent à trois une chaîne voluptueuse que Pompéia vint vite compléter.

Derrière elles, la femme de Cornélius Afer, qui fut consul, tentait, mais en vain, au milieu des rires débordants, la possession d’un âne. L’orgie roulait, mêlée des cris de plaisir, des éclats de gaîté, des implorations à la Bonne Déesse et des appels douloureux de vierges qu’on déflorait, à la mode corinthienne, avec un couteau d’or.

Pompéia, Clodia et Cornélia, sous l’emprise du plaisir que répandit et immortalisa la divine Psappho, oubliaient toute autre chose que leur désir et la fièvre ardente qui les crispait, tandis qu’inquiet Clodius, resté seul, se demandait quoi faire en son petit coin dallé, froid et nu.

Le temps passait. Clodius devint furieux. Enfin, il se décida. Glabre, féminin, les cuisses enroulées de bandelettes qui ne décelaient pas le sexe à la seule vue, il pouvait se risquer dans l’atrium où l’on rendait hommage à la Bonne Déesse. Ce serait à lui de veiller pour éviter les contacts trop précis. Il leva la lourde portière, se trouva dans le couloir et avança doucement. Il avait vraiment l’air d’une femme lasse, avec son déhanchement, ce torse étroitement serré dans la stola qu’il tenait collante, et l’air à la fois insolent, ironique et voluptueux qui fut toute sa vie le sien. Il franchit la plus grande partie du couloir. Il arrivait à l’entre-colonnement au delà duquel s’ébattaient les dévotes de la Bonne Déesse, et déjà, entrevoyant tant de corps nus aux postures animales, sentait naître un désir viril en lui. Soudain, une esclave de Pompéia se dressa devant lui. On n’avait introduit personne depuis longtemps, d’où venait cette femme-là ?

L’esclave dit :

— Salut à toi. Que désires-tu ?

Ainsi elle posait une question captieuse, pensant que la survenante pût être l’esclave d’une femme arrivée depuis longtemps et revêtue d’habits apportés ou pris dans une litière. Mais Clodius, ardent et violent, ne comprit pas la question. Il répondit :

— Salut à toi. Par Hercule ! je suis avec toutes ici.

Le juron : par Hercule, n’a jamais été familier aux femmes, à Rome. L’esclave dévisagea cet être étrange d’aspect féminin, mais qui parlait si virilement. Ouvrant sa vêture, courte et jetée à même sur la peau, elle répéta en riant :

— Par Hercule, vois donc ceci !

Clodius fut pris au piège. Il étendit les mains et prit les deux seins rigides de l’esclave, comme seul un homme prend les seins d’une femme. Elle se pencha alors et d’un geste prompt vérifia qu’il était mâle.

L’esclave se dégagea alors, terri fiée, en regardant Clodius avec un hoquet d’épouvante. Un homme ! oser s’introduire chez le Pontife le jour où se fêtent les mystères de la Bonne Déesse ! Et elle se rua dans l’atrium en criant :

— Un homme ! Un homme !

Ce fut comme si Jupiter avait laissé tomber sa foudre sur la maison de César. Trente femmes se levèrent. Les unes se vêtirent et tremblèrent, mais d’autres, énergiques, se précipitèrent, nues, vers le couloir où Clodius fuyait éperdument.

Clodia, qui adorait son frère, arriva la première. Elle connaissait les aîtres. Une porte, près de l’entrée close, menait à la cour séparant le gynécée de l’immeuble occupé par César, ses secrétaires et ses courriers. Le mur de cette cour était bas. Il tombait sur un jardin donnant, par la voie Sacrée, sur un autre mur qu’un homme agile franchirait facilement. Clodius se précipita.

Clodia eut beau ralentir la course des autres femmes, cinq d’entre elles, toujours nues, virent son jeune frère sauter une palissade. Elles rirent éperdument car elles étaient gaies et demandèrent à Clodia qui tremblait :

— Ton frère, Clodia, monte-t-il sur toi aussi agilement que sur la palissade ?

Elle répondit nerveusement :

— Sur toi, Acia, il tomberait dans un gouffre, je crois, plutôt que de rien gravir…

Des esclaves mâles de César, avec des torches, couraient maintenant de l’autre côté du mur en criant.

César, d’ailleurs, en ce moment même, jouait l’amour avec Térentia, femme de Cicéron. Elle avait fait croire à son mari que les mystères de la Bonne Déesse la réclamaient…

Et Cicéron, en sus, attendait Clodia, qui lui avait promis de venir le voir avant le retour de Térentia.

Mais quand Clodius, accusé, lui, homme, de s’être introduit aux mystères sacrés de la Bonne Déesse, nia, en disant qu’à cette heure-là, il était précisément chez Cicéron, Térentia força son mari, et par haine de Clodia, à dire le contraire, de sorte que Rome s’esclaffa de l’amusante histoire où tout le monde était trompé.