Éditions de l’Épi (p. 55--).



DEUXIÈME PARTIE
CÉSAR CONSUL















I

POLITIQUE

 Huit années sont passées depuis le jour où César, à Gadès, comparait son pauvre destin à l’éblouissant tracé de gloire du Macédonien. Caïus Julius n’a pas cheminé très vite ni loin sur la route du bonheur, pour autant que le bonheur soit la puissance. Il a, voici sept années et demi, quitté l’Espagne pour revenir à Rome. Perpétuellement inquiet, il ne sait encore à quoi fixer sa volonté chancelante. Rien ne lui réussit. Il a exercé des magistratures. De loin, cela semble d’une importance démesurée ; de près c’est l’inanité même. Dans sa recherche d’occasions toujours plus belle de capter les faveurs populaires, César a ruiné sa famille. Il doit des millions de sesterces, et sa signature circule dans les négociations financières du Forum. Cela le tient, le lie au char de ce Pompée qu’il exècre secrètement et auquel il doit tout. Car s’il a emprunté à Atticus, ami de Pompée, c’est avec l’autorisation dudit Pompée, qui, par ses dettes, le tient en cage.

Il a cru monter très haut en soutenant Crassus dans son désir d’escamoter l’annexion de l’Égypte. Seulement, une finesse du Sénat brisa tout. Il a cherché encore à fomenter une révolte chez les Gaulois transpadans. Ce fut vain, et Catulus le censeur fit tout échouer.

Il a comploté aussi. Cnéus Pison, son ami d’enfance, avait conçu une grande opération qui ramènerait la République à son ancestrale pureté. On n’aurait que cent sénateurs à tuer, et deux cents chevaliers… Pourtant les obstacles restaient immenses. À qui, pratiquement, confier un mouvement de cette envergure, fait pour être exécuté en quelques heures ? César, qui avait habité l’Asie, gardait une méfiance extrême devers les traîtrises de la révolte. L’affaire avorta.

Peu après, Pison, envoyé en Espagne, y fut assassiné sur les ordres de Pompée.

Marcus Crassus avait prêté seize cent mille sesterces à César. On écoute l’homme dont on se trouve débiteur pour une telle somme. Crassus, donc, conçut à son tour, un complot fort habile qui le mènerait à la dictature. Il avait les hommes pour l’exécuter. Mais comment concilier l’affection que le peuple portait à César avec son entrée dans une entreprise qui mènerait au pouvoir le plus gros et féroce propriétaire d’immeubles à loyer que Rome connût ?

Le complot resta pendant, en attente d’une heure favorable, que César, expertement, sut toujours reculer…

Le temps passait toujours. Entre le Forum, la Curie, les jeux de cirque, les Bourses romaines, le Champ de Mars et les fêtes innombrables où il faisait acclamer son nom, César vivait, attentif à tout, curieux, passionné, mais haï du Sénat, et ne pouvant jamais trouver à jouer un de ces rôles magnifiques qui vous créent d’infrangibles amitiés. Il soutint sans succès les fameuses lois Manilia et Gabinia qui eussent créé un impérium maritime dont un homme habile, ensuite, pourrait s’emparer… En 686, il tenta, enfin, à trente-deux ans, de se faire élire Édile. Il fallait dépenser des sommes immenses, mais on pouvait espérer plus tard le Consulat. Il emprunta un million de sesterces à Atticus et un peu plus à Crassus, puis dépensa tout à la fois.

Ce fut un scandale au Sénat. Ni Scaurus, ni Lentulus, ni Lucullus même n’avaient fait aussi grandement le plaisir des romains. Une loi nouvelle fut proposée, qui put contraindre les futurs Édiles à la prudence et à la décence. Mais il en avait toujours été de même. César avait conquis les faveurs populaires sur lesquelles depuis longtemps il comptait pour établir son avenir. Il échoua pourtant aux élections de 688, il ne fut élu qu’en 689.

L’édilité n’avait à Rome d’autre justification pratique que la réjouissance des citoyens.

On ne prenait donc, en général, que des édiles riches. Certains, élus malgré eux, et craignant de se ruiner, refusaient même cette magistrature. Il est vrai que, sans elle, on ne pouvait accéder à la Préture et au Consulat, couronnement des ambitions suprêmes… César, ayant de grands espoirs, voulut faire mieux que tous ses prédécesseurs. Il emprunta plusieurs fois cinq millions de sesterces et les utilisa.

Alors, il fit réparer le Forum, centre de la vie romaine, où se traitaient les affaires les plus graves de la ville, et qui devait, selon lui, donner à l’étranger la plus haute idée de la puissance républicaine. On abattit des maisons branlantes qui en déparaient les perspectives et dataient des rois. On dressa aussi les plans d’édifices somptueux qui encadreraient l’antique et révéré figuier de Romulus.

On construisit encore aux frais de César un portique au Capitole, et là furent donnés des festins populaires d’un luxe asiatique. Enfin, les jeux furent célébrés de façon à faire oublier les plus célèbres édiles, ceux qui avaient dépensé des millions de sesterces pour réjouir au cirque le peuple romain.

Les plus illustres conducteurs grecs de biges et de quadriges, les fameux athlètes thraces, les acrobates lybiens, les funambules de Milet, furent convoqués et défrayés. On acheta des fauves par troupeaux. Cent douze lions adultes, soixante panthères aussi fortes que des tigres, seize ours mangeurs d’hommes, deux girafes, trois éléphants et enfin dix tigres terrifiants furent amenés des terres les plus lointaines à la date fixée.

Il y eut des combats extraordinaires, un buffle qu’on couronna d’or tua deux lions certain jour, et la bataille de douze lions contre seize panthères dura tout un après-midi de passion et de fièvre, durant lequel la vie romaine fut totalement suspendue.

Les jeux terminés, César devait vingt-huit millions de sesterces à trois principaux commanditaires, dont le fameux Atticus.

C’est à ce moment-là que mourut son père, Caïus César. Depuis douze ans, il était paralysé des jambes et ne sortait plus de sa demeure, où toutefois il recevait toujours la visite des anciens amis de Marius que la guerre civile avait épargnés. La mort de Caïus César, avant que César eût terminé son année d’édilité le poussa à concevoir une majestueuse cérémonie. Il avait acheté quatre cents gladiateurs esclaves qui s’entraînaient à ses frais dans une école spéciale, à Capoue. Il les fit venir à Rome. Il y eut même une révolte avec un combat imprévu et sans spectateurs durant la route…

Cela réduisit le nombre des héros du cirque à trois cent vingt. Il fit combattre cette cohorte. Jamais Rome n’avait connu un spectacle de sang aussi magnifique. Cent seize gladiateurs furent tués en combat singulier. Sur les quarante qui combattirent des fauves, sept seulement sortirent saufs de la bataille. César les affranchit et les logea désormais en un immeuble placé derrière la Curie. De cette façon, au cas où plus tard il aurait quelques difficultés avec des adversaires du Forum, il pourrait faire venir cette garde immédiatement.

L’édilité de César lui avait constitué un parti de fervents amis qui le poussaient ardemment. Le peuple raffolait de ce patricien d’aspect maigre, triste et grave qui tant faisait pour sa joie. Se sentant soutenu, César s’enhardit. Depuis les funérailles de Cornélia il n’avait plus, se comprenant insuffisamment étayé dans les partis, osé recommencer à célébrer Marius. Cette fois, il fit placer au Capitole, une statue du démocrate avec ses trophées. La chose fut accomplie de nuit. Le Sénat, le lendemain, informé de l’audacieuse démonstration se réunit en hâte pour délibérer.

Pompée était toutefois en Asie depuis un an, et aucun personnage ne parut jouir d’un prestige suffisant pour dominer César dont la popularité croissait.

On accusa donc seulement l’édile de briguer la tyrannie. Il ne répondit point, mais son rire inquiéta. Il fallut rappeler aussitôt Pompée. Seul, dans la République minée par les ambitions et tant de complots secrets, il pouvait sans doute avec Cicéron, défendre la tradition aristocratique. On nomma ensuite Cicéron consul. C’était l’année 691.