Ernest Flammarion (p. 163-166).
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X

Mais c’était chez M. Teste que tu travaillais le plus. Sur ton livre de comptes je relève que, seulement de 1892 à 1906, soit en l’espace de quinze années, tu n’as pas gagné moins de 5.829 francs, soit 388 fr. 60 par an. Ce sont là des chiffres ! Pour arriver à ce résultat tu n’avais pas travaillé pendant plus de 23.316 heures, au cours de ces quinze années, soit 1.554 heures par an. Tu n’aimais pas à insister sur tes mérites. Je n’insiste pas davantage. Pour M. Teste tu avais de l’admiration. M. Teste avait débuté sur la place dans une boutique de librairie-papeterie que tenait sa femme. Il y exerçait lui-même le métier d’horloger. M. Teste avait fait de bonnes études au petit séminaire. Après quoi ayant cessé d’éprouver du goût pour le sacerdoce, il était rentré dans le siècle. Peu à peu il faisait fortune. Sa librairie était bien achalandée en services de porcelaine, en maroquinerie, en couverts d’argent, en porte-plumes, en cahiers, en ces mille objets qui sont tantôt de nécessité, tantôt de luxe. On y trouvait même des dictionnaires pour écoliers. Quant aux autres livres, nous avons à mieux employer notre argent qu’en l’achât de ces romans qui racontent toujours les mêmes choses. C’est absolument comme les feuilletons des journaux que dévore la jeunesse : on n’y raconte que des balivernes. Le soir, tu n’en as pas besoin pour t’endormir. Il te suffit de la fatigue de ta journée. De plus, M. Teste était devenu bon horloger, comme toi bon jardinier : par la pratique de son art. Enfin il servait d’intermédiaire entre les banques de Paris et ceux d’ici qui, comme toi, avaient chaque trimestre quelques coupons à toucher. M. Teste était un « scientifique », sans cesse imaginant de nouvelles installations mécaniques dont il réussissait à réaliser quelques-unes. Témoin de ses essais, tu fournissais parfois la main-d’œuvre, et revenais émerveillé, disant :

— Non ! Jamais ! Jamais !…

Absolument comme après m’avoir raconté l’histoire du grand Pierre de la Montée.

M. Teste était parfois brusque pour toi. Tu ne lui en gardais pas rancune. Les grands hommes ont le droit de n’être pas comme nous autres qui dépendons d’eux et qui, surtout, connaissons beaucoup moins de choses. Où aurais-tu trouvé à gagner 388 fr. 60 par an si tu t’étais fâché ? Et, surtout, que serait devenue l’inégalité sociale obligatoire si tu lui avais répondu ?

Aujourd’hui, il n’est pas loin de toi.

D’autres maisons te retenaient beaucoup moins que celle de M. Teste. Tu ne leur consacrais que quelques journées par an. C’est ainsi que tu sciais le bois des Frères et celui de M. le Curé. Tu soignais particulièrement ce travail. Aux bûches on n’eût pas découvert une écharde.

Beaucoup de ceux qui t’ont fait travailler ne t’ont pas connu. Tu étais pour eux un ouvrier pareil aux autres. Quand le crépuscule, sauf en été, amenait la fin de ta journée chez eux, il leur arrivait de te dire :

— Pierre, donnez donc un coup de main pour rentrer le bois dans la cuisine.

Tu ne leur comptais pas ton quart-d’heure, ta demi-heure de travail supplémentaire. Pour toi une heure commencée n’était pas une heure finie. Elle n’avait de valeur d’échange que dans sa totalité. Et même cela te semblait si naturel que souvent, de ton propre gré, tu t’offrais avec tes deux bras pourtant fatigués.

Je ne veux pas dire que tu ne te sois pas rendu compte de ta vie. Car tu étais heureux que j’aie trouvé une place à Paris, dans ce qu’on appelle un bureau. Tu me disais :

— Certainement, je vois bien que tu ne gagnes pas des mille et des cent. Mais, là, tu es toujours assis. Été comme hiver, tu es à l’abri du soleil, de la pluie et de la neige. Moi, il y a des fois où je ne suis plus qu’une eau, et des fois où j’ai les pieds glacés, les mains gelées, avec des crevasses qui me font mal.

Mais c’était notre vie. Maman aussi, de laver dans l’eau couverte de glace qu’il fallait casser à coups de pioche, ses mains n’étaient plus, comme tu disais, « qu’une crevasse ». C’était la vie de ceux à chaque jour de qui suffit sa peine, parce que le lendemain vient, lui aussi, avec sa peine. Mais si tu parlais de tes souffrances, ce n’était pas pour t’en plaindre : elles faisaient partie de ton travail.