Ernest Flammarion (p. 1-5).
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PREMIÈRE PARTIE

I

Aujourd’hui me voici, comme chaque année, de retour au pays. Je ne t’ai pas vu, comme les autres fois, m’attendant à la barrière de la petite gare, et regarder si j’étais sur la plate-forme du wagon. Lorsque tu m’avais aperçu, tes yeux clignotaient un peu. J’embrassais d’un coup d’œil le décor d’eau, de prés et de bois montants qui brusquement se plantait, comme si je l’avais avec moi apporté de Paris.

Pour dix sous chacun, nous aurions pu monter en voiture, mais avec ton tablier et tes sabots, tu aurais eu honte. Elle est réservée pour ceux qui ne savent jamais que faire de leur argent, ou qui ont toujours peur de se fatiguer. Il faut croire que chez nous paresseux et riches ne sont pas très nombreux, car souvent elle revient, vide, à son point de départ. Le cheval ne s’en plaint point, mais le conducteur court grand risque de ne jamais pouvoir y faire figure de voyageur.

Nous nous en allions à pied par la route de l’Etang du Goulot. Des gens, que nous croisions, te disaient :

— Eh bien, vous voilà heureux que votre fils soit revenu ?

Tu te contentais de rire en hochant la tête. N’ayant point l’habitude de manifestations éperdues de tendresse, tu tenais à te charger de ma valise : c’était ta seule façon de te trahir. Mais, la dernière fois elle aurait été trop lourde pour toi qui cependant t’étais habitué à porter des fardeaux.

Je suis arrivé à la maison : tu n’y étais pas non plus. Je savais que tu n’y serais pas, mais de ne pas t’y trouver j’ai été ému plus que je ne pourrais dire. Ce n’est plus celle où j’avais l’habitude de te voir, la maison aux deux grandes pièces carrées où tu étais plus heureux qu’un roi dans son palais. C’en est une autre, plus petite, où tu n’as vécu que deux mois. Elle aurait fait plus que te suffire pendant des années, car tu étais content de l’avoir.

C’est tant qu’il en faut pour nous, m’écrivais-tu. Oui : c’était « tant qu’il vous en fallait. » Mais, maintenant que tu n’y es plus, la petite maison s’est tout à coup agrandie. Ton fauteuil est encore au coin de la cheminée, mais il tend les bras vers l’éternité.

Pour te voir, il faut aujourd’hui aller plus loin que la gare, plus loin que la maison. Il faut suivre le sentier qui, entre des haies et des murs de jardins, monte au cimetière. J’ai dû attendre que la nuit fût venue, puisqu’il faut d’abord s’occuper de soi et des vivants tout en pensant aux autres, je veux dire : à toi, et à ceux parmi lesquels tu es descendu. Les portes du cimetière étaient fermées, mais j’ai l’habitude d’escalader son mur bas. J’ai marché entre les tombes.

Elles ne se ressemblent pas toutes. Il y en a dont seuls une petite croix de bois blanc et un renflement du sol indiquent la présence ; d’autres sont surmontées de monuments que je me garderais de juger prétentieux : croix de bois et chapelles de pierre ont été plantées et bâties par la douleur humaine, et la même clarté nocturne les blanchit pareillement. Celles-ci sont entourées de clôtures de bois peint en noir, celles-là de grilles de fer peintes en blanc. Ici l’on voit de nombreuses couronnes, là un seul bouquet de fleurs fanées dans un pot de grès ou dans une boîte en fer battu mi-enfoncée dans la terre molle. Il n’y a pas de chapelle au-dessus de toi, mais autour de toi il y a une clôture de bois peint en noir. Tu n’as pas de nombreuses couronnes, mais tu as mieux qu’un simple bouquet de fleurs.

Un clair de lune admirable s’étendait sur le cimetière, sur la ville, sur la plaine, sur les bois et sur les montagnes ; un de ces clairs de lune comme on en voit en septembre par les étés chauds, qui font croire que les champs moissonnés à ras de terre sont couverts de neige.

C’était une de ces nuits où la pensée ne peut que s’éparpiller en rêves. Il suffisait d’écouter un grillon dans une touffe d’herbe, un chien aboyer au loin à l’entrée d’une cour de ferme.

Comme il était enfoui dans le passé, le jour de décembre où ceux qui te portaient enfonçaient leurs talons dans la terre détrempée par les pluies d’hiver, où le vent dispersait jusqu’aux villages les plus reculés du canton le glas que sonnaient pour toi ces cloches que tant de fois tu avais sonnées !

Alors je t’ai vraiment retrouvé. Comme les tiens quand tu m’apercevais sur la plate-forme du wagon, mes yeux se sont mis à clignoter.