Le Service militaire de 15 mois et les Rengagés

Le service militaire de 15 mois et les rengagés
Commandant G. de L.

Revue des Deux Mondes tome 137, 1896


LE SERVICE MILITAIRE DE 15 MOIS
ET LES ENGAGÉS

Les lois d’organisation du service militaire d’un grand pays peuvent servir à en mesurer le degré de vitalité ; leur importance est considérable ; leur détermination constitue, à l’époque actuelle, un des problèmes militaires et sociaux les plus difficiles à résoudre. Elles touchent, en effet, à tant d’intérêts divers et essentiels, que les opinions les plus variées peuvent être rationnellement émises à leur sujet ; leur mise en pratique diffère d’ailleurs actuellement dans la plupart des armées modernes.

L’étude de ces lois est particulièrement intéressante : aussi semble-t-il permis, en mettant à part tout esprit de critique de l’état de choses existant, d’examiner si les dispositions, en ce moment en vigueur, notamment en France, répondent bien aux besoins de l’armée et du pays, ou si certains perfectionnemens, de nature à augmenter les forces militaires et à alléger en même temps les charges très lourdes imposées par la loi, ne paraissent pas devoir y être apportés.

Avant d’aborder une étude aussi complexe et aussi délicate et afin de se faire une idée très nette et comparative de la situation actuelle, il est essentiel de jeter un coup d’œil rapide sur le mécanisme de recrutement des grandes armées européennes et de se rendre compte des ressources qu’il peut, en cas de danger, mettre à la disposition de chacune d’elles.


I. — LES LOIS DE RECRUTEMENT À L’ÉTRANGER
Angleterre.

L’Angleterre se singularise dans le concert européen par son système de recrutement. Alors que toutes les grandes puissances ont adopté, après 1870, le service obligatoire personnel et la théorie de la nation armée en cas de guerre, l’Angleterre seule est restée fidèle à ses erremens anciens et un peu surannés. Son armée ne représente pas un tout homogène : elle se compose de cinq grands groupes distincts et différens l’un de l’autre par leur constitution, leur recrutement et leur organisation. Ce défaut d’homogénéité est poussé même fort loin, puisqu’il s’applique même au régime disciplinaire, lequel est variable d’un groupe à un autre.

L’armée anglaise comprend :

L’armée active,
Les réserves,
La milice,
La yeomanry,
Les volontaires.

Armée active. — L’armée active se recrute uniquement au moyen d’engagemens volontaires sans prime : on ne remet aux jeunes gens, au moment de leur engagement, que des sommes insignifiantes. La durée de l’engagement est en principe de douze ans ; toutefois, l’homme de recrue peut faire choix, soit du service long (12 ans), soit du service court (3 à 7 ans) ; dans ce dernier cas, il termine sa période de douze années dans la réserve. Les sous-officiers et soldats peuvent se rengager : au bout de vingt et un ans de service, ils ont droit à une pension de retraite.

Le nombre annuel des engagés est essentiellement variable : il en résulte que celui de l’armée active l’est aussi ; le chiffre des engagemens augmente ou diminue suivant la saison, les circonstances locales, le degré de prospérité publique.

Au 1er avril 1893, l’effectif de l’armée active était de 224 258 hommes, dont 107 866 stationnés aux Indes.

Réserves. — Les réserves anglaises se composent de deux élémens principaux : la réserve de première classe et la réserve de la milice.

La réserve de 1re classe se recrute au moyen des engagés n’ayant pas terminé leurs douze années de service actif. Cette réserve s’accroît d’une deuxième catégorie de réservistes, dite recrues de 2e classe, qui comprend un certain nombre d’hommes, parvenus au terme de leur engagement de douze ans et autorisés à se rengager dans la réserve pour quatre ans.

Les réservistes de première et deuxième classe jouissent de certains avantages pécuniaires. Ils sont soumis au principe des appels annuels ; mais dans la pratique ces appels n’ont pas lieu, le gouvernement craignant d’imposer ainsi des charges trop lourdes au commerce et à l’industrie nationale.

La réserve de la milice a été créée pour renforcer les effectifs toujours faibles des réserves de lroet2e classe. Elle se compose de miliciens, qui s’engagent à entrer dans l’armée active, dès que l’ordre d’appel des réserves est donné.

Au 1er janvier 1893, l’effectif des réserves anglaises était le suivant :


Réserves de 1re et 2e classe 76 595 hommes.
Réserve de la milice 30 417 —
Total 107 000 hommes environ.

Milice. — L’origine des milices anglaises est de date très ancienne. Elle remonte aux levées féodales. Le militia act de 1882 a réorganisé ainsi qu’il suit cette institution :

Le recrutement de la milice se fait au moyen d’engagemens volontaires, sans prime, de six ans au plus, et de rengagemens successifs de quatre ans jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans.

Les recrues et les miliciens rengagés ont droit à une gratification d’importance variable suivant l’époque de l’engage nient ou du rengagement et le corps qui les reçoit.

L’incorporation de la milice, c’est-à-dire sa convocation générale ou partielle, n’a lieu qu’en cas de péril national ou de nécessité urgente.

En 1892, le nombre de recrues miliciens s’est élevé à 44 799.

L’effectif total de la milice est d’environ 120 000 hommes.

Yeomanry. — De même que la milice, la yeomanry cavalry est un reste des anciennes levées féodales.

Elle se compose uniquement de corps de cavalerie, équipés et armés en cavalerie légère, qui se recrutent parmi les fermiers et petits propriétaires fonciers, tous excellens cavaliers.

Les yeomen s’engagent pour une durée variable : ils doivent posséder une monture. Ils sont convoqués à des périodes d’exercices annuelles, pendant lesquelles ils touchent une solde journalière très élevée.

La force numérique de la yeomanry est en décroissance depuis plusieurs années. En 1869-1870, son effectif budgétaire était de 16 745 hommes ; en 1889-1890, il atteignait à peine le chiffre de 14 140 cavaliers.

Volontaires. — L’institution des volontaires constitue l’un des traits les plus caractéristiques de l’armée anglaise : aucune fraction de l’armée ne jouit d’une plus grande popularité.

La loi qui régit l’organisation de ce corps date de 1863 ; un règlement de 1887 lui sert de complément.

La durée de rengagement dans le corps des volontaires n’est fixée ni par la loi ni par les règlemens. En principe, tout volontaire a droit de se considérer comme libéré du service quatorze jours après avoir averti son chef de corps qu’il a l’intention de se retirer. Le corps des volontaires est donc une sorte d’association subventionnée par l’Etat, qui s’administre d’après des règles spécialement déterminées pour elle.

Les recrues doivent assister la première et la deuxième année à trente séances d’exercices ; ce nombre se réduit à onze, neuf et sept pendant les années suivantes. Ces exercices se font, en partie, en tenue bourgeoise.

Les volontaires sont admis à se joindre, pendant huit ou quinze jours, aux troupes régulières ou à celles de la milice qui occupent un camp.

Les souscriptions, les amendes et certaines allocations perçues par les volontaires constituent, entre les mains du chef de corps, un fonds commun qui sert à solder les dépenses de toute nature.

Les volontaires ne sont mobilisés qu’en cas d’invasion du territoire national effective ou redoutée.

La force offensive du corps des volontaires est nulle : même s’ils pouvaient être employés hors de la Grande-Bretagne, ils feraient d’assez piètres soldats. Mais la proportion de bons tireurs qu’ils renferment, la ténacité ordinaire aux troupes britanniques qui les anime, accroîtraient certainement leur valeur s’il s’agissait de lutter pour la défense du sol britannique.

L’effectif des volontaires, qui va toujours en augmentant, s’élevait en 1890 à 196 052 hommes.

En récapitulant les effectifs ci-dessus mentionnés, on voit que l’armée anglaise, abstraction faite de l’armée indigène des Indes, dispose de :


Armée active 224 258 dont 107 866 aux Indes. Restent disponibles pour une guerre européenne 223 392.
Réserves 107 000 « « « « « «
Milice 120 000 330 191 spécialement affectés à la défense du sol national.
Yeomanry 14 139 « « « « « «
Volontaires 196 052
Total 661 449 hommes


Russie.

La loi générale sur le recrutement de l’armée, du 1/13 janvier 1874, a introduit dans l’armée russe le principe du service militaire obligatoire et personnel. Depuis sa promulgation, d’assez nombreuses modifications y ont été apportées, dont les plus importantes, relatives à la durée du service et à l’organisation de la milice, datent de 1888 et 1891. Des lois spéciales ont trait au service militaire des cosaques du Don, des populations du Caucase et du grand-duché de Finlande.

Les recrues ne sont appelées qu’à vingt et un ans accomplis ; l’âge moyen des hommes de chaque contingent est donc de vingt-un ans et six mois. Les dates d’incorporation sont fixées du 15 octobre au 15 novembre au plus tard.

Les forces militaires de l’empire russe comprennent l’armée proprement dite, la réserve de cette armée et la milice (Opoltchenié).

La milice comporte d’ailleurs deux bans, le premier, sorte de sélection, comprenant les anciens réservistes et les miliciens reconnus absolument aptes au service militaire par les commissions de recrutement, le deuxième, les non exercés.

Les miliciens sont soumis à des appels et exercices de courte durée.

Si l’on examine le rendement d’une classe en Russie, on voit que le contingent des inscrits, en 1893, s’est élevé à 626 060 hommes, sur lesquels 134 275 ont été exemptés, de droit, du service. Restaient par conséquent 491 785 hommes disponibles, sur lesquels 262 000 seulement ont été incorporés.

Ces chiffres montrent les ressources considérables en hommes dont dispose la Russie, et font ressortir les facilités qu’elle aurait à augmenter d’une façon presque infinie sa puissance militaire, si d’autres considérations que le nombre ne limitaient forcément l’accroissement des effectifs.

Les ressources dont dispose actuellement l’armée russe s’élèvent à : 4 677 000 hommes exercés, 4 000 000 d’hommes non exercés.


Autriche.

Les lois des 11 avril 1889 et 25 décembre 1893 ont déterminé les conditions de recrutement de l’armée austro-hongroise, dont la réorganisation avait d’ailleurs été commencée à la suite des événemens de 1866 et qui, dès cette époque, avait été dotée du service militaire obligatoire et personnel.

La durée du service est fixée à vingt et une années, de 21 à 42 ans révolus.

Chaque contingent est réparti, au moyen du tirage au sort, dans les catégories ci-après :

Armée commune ;
Réserve de complément ;
Landwehrs cisleithane et Honved ;
Réserves de complément des landwehrs ;
Landsturm.

Les hommes valides, non classés dans l’armée commune, les landwehrs ou leurs complémens, sont affectés au landsturm, où ils comptent jusqu’à quarante-deux ans. Les landwehrs semblaient au début ne devoir fournir qu’une simple milice tout au plus bonne au service de garnison. Elles ont, peu à peu, pris un caractère tout autre, le gouvernement hongrois s’étant constamment efforcé de donner à la landwehrhonved une réelle valeur militaire : la landwehr cisleithane a suivi le mouvement, et actuellement les deux landwehrs fournissent plus du quart des unités de campagne de première ligne. Le contingent annuel se répartit approximativement de la façon suivante :


Armée commune 101 200 hommes
Réserve de complément 20 300 —
Landwehrs avec leurs réserves de complément.. 22 500 —
« « « « « 6 000 —
Total 150 000 hommes

Les effectifs de mobilisation de l’armée austro-hongroise comportent aujourd’hui 2 076 000 soldats instruits, 442 000 hommes sans aucune instruction.


Italie.

La loi du 8 mars 1888 sur le recrutement de l’armée prescrit que tout Italien valide doit personnellement le service militaire depuis 20 ans jusqu’à l’âge de 39 ans révolus.

Chaque contingent est réparti en trois catégories et versé dans :

L’armée active et sa disponibilité ;
La milice mobile ;
La milice territoriale.

Les hommes des deuxième et troisième catégories, bien qu’astreints à quelques réunions et obligations militaires, doivent être considérés comme non instruits. En vue de renforcer le nombre des hommes exercés, l’autorité militaire italienne a cherché à augmenter le nombre des élémens de première catégorie, en élevant le chiffre du contingent d’activité et en diminuant d’autant l’effectif de la deuxième catégorie ; afin d’éviter un dépassement d’effectifs budgétaires, un certain nombre d’hommes sont renvoyés après deux ans de service actif. C’est là un acheminement au service de deux ans.

Grâce à ces dispositions, l’armée italienne pourra, au 1er janvier 1899, avoir sur ses contrôles un nombre d’hommes instruits suffisant pour constituer ses différentes unités sur le pied de guerre, sans qu’il soit nécessaire, comme on le faisait précédemment, de prendre pour ces formations des hommes de deuxième et troisième catégories, ayant pour la plupart peu ou point d’instruction et par suite d’une valeur militaire fort douteuse. Les ressources dont disposera alors l’armée italienne s’élèveront à : 1 473 000 hommes instruits, 727 000 hommes non instruits.


Allemagne.

La loi du 11 février 1888 avait déterminé ainsi qu’il suit les obligations du service militaire personnel et obligatoire en Allemagne.

Le contingent se divisait en 5 bans :

L’armée active, où l’homme faisait trois ans de service ;
La réserve de l’armée active, Stehendes Heer ;
L’armée territoriale, Landwehr I-Aufgebot ;
La réserve de l’armée territoriale, Landwehr II-Aufgebot ;
L’arrière-ban.

Chaque ban comportait trois portions : la première comprenait les hommes ayant fait trois ans de service actif ; la seconde, Ersatzréserve, ceux en excédent n’ayant pu être incorporés et appelés seulement pendant quelques semaines sous les drapeaux ; la troisième, Landsturm I-Aufgebot, les hommes des services auxiliaires et tous les non-exercés à quelque titre que ce soit.

Les effectifs de mobilisation que la loi du 11 février 1888 mettait à la disposition de l’autorité militaire allemande s’élevaient aux chiffres respectables de 3 228 000 soldats instruits, 396 000 hommes exercés seulement pendant vingt semaines, 3 576 000 hommes restant sans aucune instruction.

La loi du 3 août 1893, en réduisant, à deux années, la durée du service actif sous les drapeaux des hommes, autres que ceux appartenant à la cavalerie et aux batteries à cheval, a permis d’augmenter encore la proportion des hommes instruits. L’accroissement constant de la population de l’empire ne permettait en effet d’incorporer en première portion qu’une partie relativement restreinte du contingent. Ainsi, avec le service de trois ans, sur un contingent annuel de 470 000 jeunes gens, il n’était pas possible, en raison des exigences budgétaires, d’en incorporer plus de 175 000 à 178 000 : le reste était versé en troisième portion et restait sans instruction dans ses foyers, sauf un quart environ d’entre eux, placé en deuxième portion et instruit pendant quelques semaines. En appliquant le service de deux ans, l’effectif du contingent à incorporer en première portion peut s’élever de 175 000 à 229 000, sans dépassement des crédits budgétaires.

Le chiffre des hommes exercés de première portion tendra ainsi à s’élever progressivement et à atteindre le chiffre de 4 300 000 soldats.

France.

La loi du 15 juillet 1889 a fixé les conditions du service militaire en France.

Tout Français reconnu propre au service militaire fait successivement partie :


De l’armée active pendant 3 ans
De la réserve de l’armée active pendant 10 —
De l’année territoriale pendant 6 —
De la réserve de l’année territoriale pendant 6 —
Total 25 ans

Les hommes de chaque contingent sont, à part les ajournés à un ou deux ans, appelés dans l’année qui suit leur vingtième année.

Le calcul permet d’établir que les ressources en hommes exercés, mises à la disposition de l’autorité militaire française, par la loi du 15 juillet 1889, s’élèveront approximativement aux mêmes chiffres que ceux obtenus en Allemagne par la loi du 3 août 1893.

Si l’on considère les chiffres indiqués précédemment pour chaque puissance continentale d’Europe et faisant ressortir les ressources de leurs recrutemens respectifs, on obtient, en les réunissant par groupe d’Etats, les résultats suivans :


Italie 1 473 000 727 000 2 200 000
Autriche 2 076 000 442 000 2 518 000
Allemagne 4 300 000 2 900 000 7 200 000
Totaux 7 849 000 4 069 000 11 918 000
Russie 4 677 000 4 000 000 8 677 000
France 4 300 000 400 000 4 700 000
Totaux 8 977 000 4 400 000 13 377 000
Totaux généraux 16 826 000 8 469 000 25 295 000
II. — DE LA FORCE MORALE RÉSULTANT DE L’ENCADREMENT. — INCONVÉNIENTS DES SERVICES DE DEUX ET TROIS ANS

En présence de ces chiffres formidables, on est en droit de se demander si les nations européennes ne sont pas atteintes de la folie du nombre ; si c’est bien là la solution vraie d’une forte organisation militaire ; si en un mot ces masses innombrables sont suffisamment encadrées pour être mues et dirigées, et ensuite aller au feu.

Il est permis d’en douter dans une certaine mesure ; le danger serait alors évident ; des troupes mal encadrées et peu dirigeables sont vouées à la débandade et à une destruction d’autant plus rapide et plus certaine qu’elles sont plus nombreuses.

Le remède est donc à chercher ; car, s’il est vrai que le nombre soit indispensable dans les armées modernes, il n’en est pas moins certain que, pour produire un effet utile, ce nombre doit être encadré par la qualité, et par une qualité représentée par un chiffre d’individus assez élevé pour être vraiment efficace.

Les Allemands ont compris cette vérité, en créant un corps de gradés subalternes qui comprend actuellement plus de 70 000 rengagés. L’encadrement est dans les armées modernes une nécessité ; on semble partout l’oublier, sauf en Allemagne.

Sans remonter bien haut dans l’histoire, on trouve des exemples nombreux de la force morale résultant de l’encadrement de troupes jeunes et inexpérimentées. Les armées de la première République ont dû leurs succès aux anciens soldats de la monarchie, qui en formaient le noyau, et parmi lesquels se recrutèrent les grands généraux du premier empire. Plus tard, dans cette admirable campagne de 1814, où les débris de l’armée française tenaient encore avec succès contre l’invasion de l’ennemi, l’empereur n’utilisait-il pas tous les hommes valides, même non exercés, en les encadrant par ses vieux soldats ? A la bataille de Montereau, le 18 février 1814, le général Pajol, au moment de marcher sur cette ville à l’attaque de l’ennemi, intercale un garde national entre deux gendarmes.

Pendant la guerre de 1870, au mois d’octobre, une division allemande entière, sous les ordres du général de Werder, se présenta devant la ville de Dijon, défendue par quelques compagnies de vieux soldats d’infanterie de ligne et des gardes nationaux, sans artillerie. Cette poignée de braves lutta toute une journée, de midi à six heures du soir, contre l’ennemi : les Allemands n’osèrent entrer que le lendemain dans la place. Dans ce combat, les gardes nationaux, entraînés par les vieux troupiers de la ligne, et mêlés à eux, s’étaient battus comme d’anciens soldats.

Enfin, pendant cette même guerre, un exemple plus frappant de la force morale et de la discipline résultant de l’encadrement est encore à citer. Au mois de janvier 1870, le 25e corps d’armée français occupait Vierzon et la région environnante : une des brigades de ce corps d’armée se composait de deux régimens : l’un, formé de gardes nationaux mobilisés, l’autre, de compagnies de marche de l’armée régulière. Les recrues de l’infanterie de ligne, qui composaient ces compagnies, appartenaient à la classe 1870, appelée par anticipation ; elles avaient à peine quelques semaines d’instruction dans les dépôts, mais étaient encadrées par quelques vieux soldats et gradés de l’ancienne armée. Les gardes nationaux mobilisés, qui formaient l’autre régiment de la brigade, avaient été levés en même temps que les recrues de la classe 1870. Ces deux régimens étaient donc composés d’hommes la plupart aussi novices les uns que les autres.

Vers le milieu de janvier, le général commandant le 25e corps d’armée se portait sur Blois pour enlever cette ville aux Allemands qui l’occupaient. L’ordre de mouvement avait été donné la veille au soir, et la brigade mixte indiquée ci-dessus devait quitter Vierzon à huit heures du matin pour se diriger sur le théâtre des opérations. Or, au moment du départ, le lendemain matin, le général commandant la brigade ne trouvait réuni que le régiment de marche d’infanterie avec lequel il se portait d’ailleurs immédiatement en avant. Le colonel du régiment de mobilisés, désespéré, venait lui rendre compte qu’il avait été dans l’impossibilité de réunir ses compagnies.

Le soir, en rentrant à Vierzon, à la tête du régiment de ligne, qui s’était admirablement comporté, le général de brigade rencontrait, aux portes de la ville, le corps des mobilisés, qui en sortaient seulement et qui sans doute, pour se remonter le moral, tiraient à tort et à travers des coups de fusil dans toutes les directions. Ces hommes, plus âgés cependant que les recrues de la ligne, dont par conséquent le moral devait être plus solide que celui de ces jeunes soldats, encore des enfans, n’avaient pas marché parce qu’ils étaient mal encadrés.

Qu’il soit permis enfin de citer comme un dernier exemple frappant la marche sur Tananarive, pendant la campagne récente de Madagascar, de la colonne mobile de deux à trois mille hommes seulement, qui enleva la capitale des Hovas. Cette colonne, parfaitement organisée et encadrée, fit une véritable trouée parmi les ennemis vingt fois plus nombreux, qui lui tenaient tête et qui, malgré leur nombre et leur courage individuel, furent débandés et promptement désorganisés.

Ces exemples démontrent amplement que le vieux soldat, le professionnel, qui a le sentiment, incarné en lui, du devoir militaire et qui en a l’amour-propre, qui, grâce à son âge, a le moral solide et le sang-froid nécessaire pour aller crânement au-devant du danger, entraîne, par son exemple, les jeunes soldats encore inexpérimentés qui l’entourent et les transforme, grâce au caractère français, qui est tout d’impulsion, en solides combattans.

Le service de trois ans, qui assure aujourd’hui le recrutement de la plupart des armées européennes, et le service de deux ans, en lequel ce service tend à se transformer, ne sont pas de nature à produire l’encadrement dont il vient d’être parlé. Les anciens soldats ne sont représentés dans ces armées, en Allemagne excepté, que par un nombre de sous-officiers rengagés relativement faible. En France, ce nombre, d’après le budget de 1896, ne s’élève qu’à 23 688, en Russie qu’à 14 000. Que sont ces chiffres en présence des millions d’hommes à mobiliser ?

Les services de deux et trois ans ont encore d’autres inconvéniens qu’il est utile de signaler ici.

Les hommes très jeunes (hommes de 20 à 23 ans), qui sont sous les drapeaux en temps de paix et qui seuls constituent l’armée active, ne sont pas plus formés physiquement que moralement. Ils ne peuvent résister aux fatigues d’une campagne, qui peut devenir extrêmement pénible, si, comme cela est très possible, la guerre éclate en hiver ou a lieu aux colonies sous des climats excessifs. Le compte rendu des décès survenus par suite de maladies pendant l’expédition de Madagascar, du commencement de l’expédition au 15 novembre 1895, confirme cette manière de voir. La répartition des décès a été la suivante :


Troupes exclusivement françaises 2 487 morts.
Troupes étrangères, y compris les cadres français. 520 —


D’ailleurs, vers la même époque, le ministre de la guerre, appelé à la tribune de la Chambre, s’exprimait ainsi sur cette question : « 17 500 hommes sont allés à Madagascar, 3 000 y sont morts, 6 000 ont été rapatriés, le reste est à Tananarive et sur la route de Majunga. Le corps le plus éprouvé a été le 40e bataillon de chasseurs, puis vient le 200e. La conclusion de tout cela est qu’il ne faut envoyer dans ces régions que des hommes faits. »

Il semble qu’une campagne européenne ne sera pas moins pénible qu’une campagne aux colonies ; en raison des effectifs considérables qui y figureront, le cantonnement y sera impossible, les approvisionnemens de vivres pourront souvent faire défaut, les privations de toutes sortes, les fatigues ne manqueront donc pas. Les hommes faits y résisteront mieux que les jeunes soldats de vingt ans. Et alors, que deviendra, dans ces conditions, une armée active du temps de paix, composée exclusivement de ces jeunes gens de vingt ans, et considérée comme le cadre et le noyau des formations de guerre ? Elle tendra à disparaître, ne laissant sur le théâtre des opérations que les hommes déjà âgés et plus robustes des réserves, pleins de bonne volonté sans doute, mais privés ainsi de tout encadrement.

Cette opinion est celle d’un ancien ministre de la guerre, M. le général du Barail, qui dernièrement écrivait ce qui suit :

« Dans l’état actuel de l’Europe, une guerre maritime aurait pour corollaire obligé une guerre continentale. C’est donc la puissance et la force de notre armée nationale qui doivent être l’objet des premières préoccupations.

« On veut retenir dans les troupes spéciales destinées au service des colonies des hommes dans toute la force de l’âge, parce qu’ils montrent plus de résistance aux climats meurtriers, et dans cette louable intention il est question de leur accorder certains avantages pécuniaires. C’est donc que l’on est persuadé que des hommes de vingt-cinq à trente ans, par exemple, sont plus résistans, plus robustes que le jeune soldat dans son premier congé.

« Mais alors, s’il en est ainsi, pourquoi ne pas faire le même avantagea l’armée nationale, dont le rôle plus important encore consiste à défendre l’intégralité du territoire contre les attaques de l’étranger ?

« Les réserves, me dira-t-on, sont là pour fournir ces hommes. Non. Les réserves ne suffisent pas. Il faudrait qu’il y eût dans chaque compagnie, escadron ou batterie, quelques soldats vraiment d’élite, c’est-à-dire des soldats de métier ou de vocation. »

Les services de deux et trois ans, tels qu’ils sont appliqués, présentent encore un autre inconvénient, celui de fournir pour chaque arme des réservistes en nombre tantôt insuffisant ou tantôt excessif. Les nombres de réservistes, créés annuellement par le départ des classes libérées du service actif, ne répondent pas aux besoins des armes.

Au point de vue des incorporations annuelles et des exigences budgétaires, la mise en vigueur des services de trois et deux ans n’est pas non plus sans défaut.

L’effectif budgétaire de l’armée s’élève à : 544 179 hommes.

Or, cet effectif comprend une portion qu’on peut considérer comme ne variant pas sensiblement d’une année à l’autre ; cette portion est composée des élémens ci-après :


Engagés volontaires 90 000
Effectif permanent, rengagés, commissionnés, etc. 25 000
Dispensés incorporés pour un an 54 000
Ajournés de 2 classes 14 000
183 000

Il reste donc un déficit de : 544 179 — 183 000, soit 361 179, qui doit être constitué uniquement par les appelés pour trois ans, ou pour deux ans : dans le premier cas, ce sont trois classes d’appelés pour trois ans, dans le deuxième cas deux classes d’appelés pour deux ans, qui devront constituer cet effectif.

Or les ressources d’une classe sont très approximativement les suivantes :

340 000 hommes tirent annuellement au sort. Ce nombre se décompose ainsi qu’il suit :


Engagés volontaires 35 000
Dispensés (à incorporer pour un an) 54 000
Ajournés (à 1 ou 2 ans) 45 000
Classés dans les services auxiliaires 18 000
Ne s’étant pas présentés aux conseils de révision. 10 000
Exemptés comme impropres à tout service 28 000
190 000


Restent, sur 340 000, 150 000 hommes à incorporer comme appelés pour deux ou trois ans.

Avec le service de deux ans, deux classes de 150 000, soit 300 000, sont insuffisantes pour constituer l’effectif de 361 179 hommes indiqué plus haut. Le service de deux ans, étant donné les ressources du contingent en France, ne peut y être appliqué intégralement ; on aurait un effectif d’armée active trop faible.

Avec le service de trois ans au contraire, trois classes de 150 000 hommes donnent un chiffre de soldats de trois ans de 450 000, dépassant de 89 000 l’effectif complémentaire de 361 179 à atteindre. On est donc obligé, avec le service de trois ans, ou de renvoyer annuellement par anticipation des appelés pour trois ans, qui n’auront fait que deux ans ou un an de service, mesure désastreuse au point de vue de la constitution des cadres, — ou bien de réduire le chiffre des incorporations.

Or, aux termes de la loi, cette réduction ne pourrait se faire que par les conseils de révision, en augmentant le nombre des exemptés auxquels aucune instruction militaire n’est donnée. Cette manière de faire serait encore plus mauvaise que la première, car elle réduirait d’autant le nombre des hommes exercés à verser annuellement dans les réserves, et par suite l’effectif total des réservistes exercés dont dispose l’armée en cas de guerre. On s’en tire actuellement en ne faisant pas du service de trois ans, mais bien du service de deux ans et dix mois, la classe ancienne étant libérée en septembre et la classe nouvelle appelée en novembre seulement.


Considérée au point de vue social, la loi de deux ans et surtout celle de trois ans produisent des effets qu’on ne peut nier et qui ne sont pas sans danger. Sans approfondir ce côté de la question, qu’il soit permis de citer ici les paroles suivantes, prononcées, le 25 novembre dernier, par un député, M. Jules Delafosse, dont on ne peut suspecter ni le patriotisme éclairé, ni les sympathies pour l’armée :

« Je considère le service militaire obligatoire, tel que nous l’avons conçu, tel que nous le pratiquons, comme le pire agent de déclassement social et de dissolution nationale, qui existe au monde. J’ai la conviction très réfléchie et très arrêtée que, si nous lui permettons de produire encore pendant vingt ans les ravages qu’il a déjà commencés, il n’y aura plus alors ni société, ni armée. Il n’y aura qu’une poussière de peuple sans lien, sans discipline, sans cohésion… Le service militaire actuel déshabitue des milliers de jeunes gens des milieux où ils ont grandi, des carrières qu’ils ont commencées, de la vie droite et simple qu’ils devaient suivre et lorsque, après trois années de cette aliénation constante de leur personnalité, il les rend à la vie civile, ils n’en veulent plus.

« Beaucoup d’entre eux se sont habitués à l’existence des villes : beaucoup veulent y rester et y restent en effet pour devenir des ouvriers sans ouvrage, des besogneux sans emploi, des mécontens et des déclassés. Et c’est ainsi que les villes se remplissent et que les campagnes se vident. Cette rupture d’équilibre me paraît être un gros danger de l’heure présente. Je n’hésite pas à dire que je considère le service militaire obligatoire comme l’un des plus puissans agens de recrutement du socialisme révolutionnaire. »

L’orateur évidemment a poussé les choses au noir. La situation qu’il signale n’en est pas moins grave et absolument exacte en ce qui concerne la dépopulation des campagnes. Le service actuel est trop court pour faire un vieux soldat ; il est trop long pour permettre à l’homme de garder le souvenir de son ‘clocher natal et lui laisser l’envie d’y retourner. Les charges qu’il impose sont évidemment très lourdes : trois ans de service complets à tout le monde, au moment où l’on entre véritablement dans la vie et où l’on commence sa carrière, c’est une gêne évidente, un dérangement absolu, non seulement des habitudes, mais aussi des aptitudes, qui laisse l’homme le mieux préparé au début, indécis et inerte au moment le plus critique de son existence.


III. — LES RENGAGÉS ET LE SERVICE A COURTE DURÉE

Les charges imposées par le service militaire obligatoire de trois ans sont la véritable cause du désir déjà exprimé, non seulement en France, mais encore à l’étranger, d’une réduction à deux années de ce service. A peine la loi du 15 juillet 1889 est-elle en vigueur en France qu’elle est attaquée. Or le service de deux ans est inapplicable, en raison des ressources insuffisantes du contingent francais. Il faut donc trouver autre chose, car cette tendance des esprits ne fera que s’accentuer, et l’on sera tôt ou tard obligé d’en tenir compte.

Il n’y a rien là de bien inquiétant ; et si l’on met de côté toute idée préconçue et tout esprit de routine, on voit même qu’il serait avantageux de saisir cette occasion, de profiter de cet état d’âme du pays, pour changer l’organisation de l’armée et trouver un système de recrutement qui n’ait, s’il est possible, aucun des inconvéniens signalés précédemment.

Quelles seraient donc actuellement les conditions essentielles d’une bonne loi de recrutement ? En premier lieu, créer une armée active du temps de paix très solide, servant d’encadrement à un effectif de réserves instruites, au moins égal à celui que la loi actuelle met à la disposition de l’autorité militaire ; en second lieu, réduire au strict minimum les charges du pays.

La première partie de ce problème semble difficile ; elle n’est cependant pas insoluble. L’armée active ne peut être solide, très forte, que si elle se compose en grande partie de vieux soldats, de professionnels, en un mot de rengagés, qui constitueront à l’égal des gradés de véritables cadres aux formations de réserve. C’est la voie dans laquelle s’est engagée l’Allemagne, en créant ses soixante-dix mille gradés rengagés, tous anciens soldats.

Le rengagement n’a rien d’immoral, on a bien déjà des sous-officiers rengagés ; pourquoi n’aurait-on pas de simples soldats ? Le tout est de trouver des rengagés ; or, on en aura certainement et autant qu’on le voudra en les payant. La réduction des charges imposées au pays par le service militaire soulève une question d’ordre plus délicat et qui est de nature à donner lieu à de sérieuses controverses. Il doit rester entendu, en effet, qu’en temps de paix, comme en temps de guerre, tout citoyen français doit le service personnel à son pays. Cette disposition est indispensable, en temps de guerre pour assurer le nombre, en temps de paix pour donner l’instruction militaire nécessaire à tout soldat français.

C’est sur cette instruction militaire du temps de paix qu’il s’agit de s’entendre ; car c’est là le point de départ, le point essentiel d’un nouveau système de recrutement.

Actuellement, l’homme appelé pour trois ans sous les drapeaux ne fait réellement que deux ans et dix mois de service : cette durée de service n’est même pas atteinte en raison des permissions et des indisponibilités. Ce temps peut-il, sans inconvénient, au point de vue de l’instruction militaire proprement dite, être réduit à quinze mois ?

Il semble que dans de nouvelles conditions d’organisation de l’armée on puisse répondre hardiment oui.

Si l’homme de recrue est en contact permanent avec de vieux soldats, choisis avec soin, imprégnés d’esprit militaire, il recevra, pendant ses quinze mois de service seulement, une instruction et surtout une éducation militaires certainement plus fortes que pendant les deux ans et quelques mois qu’il fait actuellement au milieu de ses pareils, lesquels ne songent qu’à une chose, compter les jours qui les séparent de leur libération.

D’ailleurs, en envisageant la chose en elle-même, l’instruction militaire proprement dite et indispensable peut s’acquérir en un an pour le fantassin et même à la rigueur pour le cavalier et l’artilleur, s’ils sont bien doués. Aujourd’hui, après les grandes manœuvres, au bout de sa première année de service, l’homme n’est-il pas considéré effectivement comme instruit, comme ancien soldat et traité comme tel ? Renvoyé à ce moment dans ses foyers et rappelé de temps en temps à des périodes d’instruction, il fera un aussi bon réserviste, que s’il avait passé une année de plus dans le service d’activité.

Il n’est donc pas téméraire de dire qu’une classe de recrues, versée pour un an et quelques mois dans des corps composés de vétérans, peut y acquérir l’instruction militaire indispensable à tout homme des réserves. Par le contact qu’ils subiront, ces jeunes gens auront même certainement plus d’esprit militaire qu’ils n’en ont aujourd’hui. Ces principes étant posés, il convient d’examiner quelle serait, dans ces conditions nouvelles, la composition de l’armée. Actuellement cette composition est la suivante :


Effectif permanent 25 000
Engagés volontaires (3, 4 et 5 ans) 90 000
Appelés pour 1 an (dispensés et ajournés) 61 000
Appelés pour 2 ans (ajournés) et pour 3 ans 368 179
Effectif budgétaire 544 179

D’autre part, la répartition des élémens incorporables d’une classe comprend en ce moment :


Appelés pour 3 ans 150 000
Appelés pour 1 an (dispensés) 54 000
Engagés volontaires 35 000
239 000

Si l’on ajoute à ce nombre 14 000 ajournés à un et deux ans, qui, chaque année, sont incorporés en sus du contingent normal, on aura le chiffre de : 239 000 + 14 000, soit 253 000 jeunes soldats arrivant annuellement sous les drapeaux.

L’adoption du nouveau système entraînerait forcément une diminution considérable du nombre des engagemens volontaires sans primes ni hautes-payes. Il serait nécessaire cependant qu’un certain nombre d’engagemens volontaires de cette nature, de quatre et cinq ans, fussent maintenus, pour former la pépinière des sous-officiers destinés à devenir officiers. Le chiffre de 90 000 indiqué ci-dessus pourrait être réduit à 21 000 et ne comprendre que des engagés pour quatre et cinq ans, soit environ par an 5 000 volontaires.

Dans ces conditions, la composition de l’armée, d’après le nouveau système, deviendrait la suivante :


Effectif permanent 25 000
Engagés volontaires pour 4 et 5 ans (21 179 au lieu de 21 000 pour arriver à l’effectif budgétaire) 21 179
Vétérans[1] 250 000
Incorporés pour 1 an[2] 248 000
Effectif budgétaire 544 179

La répartition des différentes catégories d’une classe comprendrait alors :

Appelés 234 000
Engagés volontaires 5 000
Ajournés 45 000
Services auxiliaires 18 000
Ne s’étant pas présentés 10 000
Exemptés comme impropres à tout service 28 000
Total 340 000

L’effectif permanent (25 000 hommes) se compose actuellement des rengagés et commissionnés : en réalité, ce sont d’anciens soldats qui viendront grossir la chiffre des 21)0 000 vétérans et le porteront à 275 000 hommes.

Les engagés volontaires, sans primes ni hautes payes, sont des soldats de quatre et cinq ans.

En résumé, l’armée active se composerait de :


Vétérans 275 000
Soldats de 4 et 5 ans 21 000
296 000 anciens soldats.

248 000 soldats de 1 an (15 mois).

Les anciens soldats (vétérans ou engagés) ne seraient affectés qu’aux armes combattantes et ne devraient pas sortir du rang.

Or, d’après les prévisions budgétaires, sur les 544 179 hommes de l’armée,


Appartiennent à l’infanterie 347 777
— à la cavalerie 72 874
— à l’artillerie 77 767
— au génie 12 642
Total 511 060

Sur ces 511 060 combattans, on aura une proportion de 296 000 vétérans et anciens soldats, soit environ trois vétérans ou anciens soldats pour deux recrues de quinze mois. Ce chiffre de trois vétérans augmentera encore sensiblement, si l’on considère que les anciens soldats ne sortiront pas du rang ; la proportion deviendra facilement deux vétérans ou anciens soldats pour une recrue. On peut donc constater que l’armée active du temps de paix sera très fortement organisée, puisqu’elle comprendra dans le rang des armes combattantes deux tiers de vétérans ou d’anciens soldats.


Les autres avantages résultant du système proposé sont indiscutables.

Les charges militaires imposées au pays sont réduites au strict minimum, chaque homme ne faisant plus en temps de paix qu’un an (quinze mois) de service au lieu de trois ans. Ce temps de service, relativement court, ne gênera pas la carrière choisie par le jeune soldat ; il ne jettera pas non plus dans son esprit des idées d’indépendance, de nature à l’empêcher de rejoindre les lieux où il est né.

L’armée active se compose on majeure partie d’hommes faits et solides, capables d’affronter les fatigues et les maladies d’une guerre européenne ou coloniale.

La question, si difficile à régler dans l’état de choses actuel, du rengagement des sous-officiers trouve sa solution naturelle : non seulement le sous-officier de carrière, mais encore le brigadier et le caporal auront leurs places marquées dans le corps des vétérans.

Enfin, les excédens de réservistes, produits dans certaines armes par l’application du service de trois ans, disparaîtront ; car rien n’empêchera d’augmenter, dans une certaine mesure, le chiffre des vétérans dans ces armes, ce qui diminuera d’autant le chiffre des recrues à y incorporer annuellement et par suite le nombre des réservistes ainsi créés.


IV. — DU RENGAGEMENT

Le rengagement est-il possible dans une mesure assez large pour assurer le recrutement des 250 000 vétérans de l’armée active ? Oui, si l’on peut accorder aux rengagés des avantages d’argent et ultérieurement des situations, qui fassent pour eux du métier militaire une profession, et plus tard leur procure une existence aisée, leur carrière militaire une fois finie. On y est arrivé en Allemagne, on peut y arriver en France.

La crise sociale, que traversent en ce moment la plupart des peuples civilisés, le renchérissement de la vie, les difficultés sérieuses où se débat l’agriculture française, toutes ces causes ne produisent-elles pas l’ardent désir de places régulièrement soldées qui s’empare de tous ; et ne sont-elles pas la raison motivant la création souvent peu justifiée de ces emplois, qui surchargent effroyablement le budget des nations ? Or, quels emplois plus beaux et plus utiles pourra-t-on créer que ceux susceptibles de rendre à l’armée française des élémens de force qu’elle n’a plus aujourd’hui, à la France, ces vieux soldats d’autrefois qui ont été les premiers soldats du monde et ont promené son drapeau victorieux aux quatre coins de l’univers ?

Avant de rechercher comment pourrait s’effectuer le rengagement, il faut examiner les conditions de ce mode de recrutement, aujourd’hui en vigueur en France et à l’étranger. En Russie, le rengagement des sous-officiers s’effectue d’année en année, après le service actif réglementaire une fois accompli.

Les hautes-payes annuelles auxquelles ont droit les rengagés sont assez élevées. Les sous-officiers, qui ont servi cinq ans comme rengagés, reçoivent des certificats de recommandation, leur donnant droit à certains emplois civils, de préférence à tous les autres postulans. Le système des hautes-payes ayant été jugé insuffisant pour assurer le rengagement d’un assez grand nombre de sous-officiers, l’autorité militaire russe à créé récemment, en faveur des gradés rengagés, des primes de rengagement.

En Italie, les rengagemens sont admis pour les hommes de troupe, rengagemens d’un an sans prime, rengagemens de trois ans avec prime annuelle. Pour les sous-officiers le rengagement de trois ans donne droit à une haute-paye annuelle, augmentée d’une prime payée au moment du rengagement. Des rengagemens successifs de un au peuvent avoir lieu ultérieurement. Des emplois civils de trois catégories sont réservés aux anciens sous-officiers dans les compagnies de chemins de fer et dans les administrations des Ministères.

En Allemagne, la question du rengagement des sous-officiers semble résolue : en 1893, cette puissance disposait de 77 883 sous-officiers qui presque tous sont rengagés. L’Allemagne entre donc résolument dans cette voie du rengagement et de la création de vétérans servant de guides et de cadres aux jeunes soldats et aux réserves appelées en cas de guerre. Pour obtenir ce résultat, le gouvernement allemand a augmenté les avantages offerts aux gradés rengagés.

Le sous-officier allemand ne peut pas devenir officier : tel est le principe fondamental sur lequel reposent le recrutement et la constitution du corps des sous-officiers en Allemagne. On a donc dû, pour le retenir sous les drapeaux, lui créer des avantages de toute nature suffisans pour faire de son état de sous-officier une véritable carrière. Les sous-officiers allemands proviennent soit du rang, soit des écoles de sous-officiers. Le gefreite (soldat de 1re classe) proposé pour être nommé sous-officier (unter-officier, grade à peu près équivalent à celui de caporal dans les autres armées) doit au préalable contracter un rengagement. Les élèves des écoles de sous-officiers suivent les cours de ces écoles pendant deux ou trois ans, puis ils sont nommés sous-officiers en contractant un rengagement de quatre ans. On voit donc que presque tous les sous-officiers allemands sont rengagés.

Indépendamment d’une solde assez élevée et des primes de rengagement, des indemnités de déplacement, de déménagement, etc., sont accordées aux sous-officiers comme aux officiers. Après dix-huit ans de service, ils ont droit à une pension de retraite, qui varie avec l’ancienneté des services. Cette pension ne peut se cumuler que dans certaines limites avec les traitemens afférens aux emplois civils octroyés par l’Etat.

Il y a lieu de remarquer toutefois que les primes de rengagement sont faibles et que la solde, bien qu’assez forte, n’a rien d’excessif : c’est donc surtout à l’esprit militaire de la nation, au prestige et aux prérogatives du grade dans l’armée allemande, qu’on doit attribuer le courant régulier des rengagemens qui s’y produit et qui alimente presque au complet son effectif de 77 000 gradés.

En France, la loi du 15 juillet 1889 sur le recrutement de l’armée a prescrit que des rengagemens avec prime pourraient avoir lieu en faveur des sous-officiers, caporaux, brigadiers et soldats décorés ou médaillés. Dans la cavalerie cependant tout cavalier peut se rengager.

Les avantages pécuniaires qui ont été faits aux rengagés par la loi du 18 mars 1889 et le décret du 5 octobre de la même année comportent des premières mises de rengagemens variant suivant la durée du rengagement, des gratifications annuelles, enfin des primes assez élevées. Des hautes-payes mensuelles sont accordées aux rengagés. Des retraites proportionnelles et d’ancienneté de services leur sont attribuées après quinze et vingt-cinq ans.

La loi du 18 mars 1889, sur le rengagement des sous-officiers, avait amené un afflux de demandes de rengagemens. Depuis 1893, le chiffre des rengagés a diminué, par suite de la réduction de la gratification annuelle et de la suppression des adjudans de bataillon dans l’infanterie. Mais il est probable qu’avant peu on reviendra aux dispositions primitivement en vigueur et que le nombre des sous-officiers rengagés reprendra sa marche ascendante.

Quoi qu’il en soit, l’application de la loi du 18 mars 1889 a prouvé qu’avec des sacrifices pécuniaires les rengagés ne manquaient pas.

Le décret du 5 octobre 1889 qui a réglé les conditions de rengagement des caporaux, brigadiers et soldats a établi des primes de rengagement et des hautes-payes si faibles qu’il ne s’est produit qu’un nombre insignifiant de rengagemens dans cette catégorie d’hommes de troupe. A proprement parler, on peut dire que le caporal ou brigadier, que le soldat rengagé n’existe pas dans l’armée française.

Si l’on veut des rengagemens de simples soldats, il faut donc dans la mesure du possible, adopter, en leur faveur, des avantages pécuniaires, se rapprochant de ceux accordés aux sous-officiers par la loi du 15 juillet 1889.


C’est dans cet ordre d’idées que les dispositions suivantes paraissent pouvoir être appliquées pour le recrutement des 250 000 vétérans, nécessaires à l’armée d’après le nouveau système de recrutement proposé.

Les 250 000 vieux soldats dont il s’agit comprendraient[3] :


Rengagés pour six ans 150 000
— — huit ans 70 000
— — dix ans 30 000

les deuxième et troisième catégories se recrutant en principe au moyen de rengagés ayant terminé leur premier rengagement de six ans, la troisième catégorie recevant de préférence les rengagés ayant déjà fait deux engagemens, l’un de six ans, l’autre de huit ans.

Les vétérans de 3e catégorie auront donc en général fait, après leur troisième rengagement, 25 ans de services.


Service personnel obligatoire à tout Français. 1 an
Rengagement de 1re catégorie 6 —
— — 2e 8 —
— — 3e 10 —
Total 25 ans.

Ils auront droit alors à une pension de retraite, à 45 ans d’âge environ.

Les primes de rengagement seraient établies pour les trois catégories de la façon suivante :


Pour un engagement de 6 ans 1 000 francs.
— — 8 — 1 000 —
— — 10 — 1 200 —

Ces primes paraissent suffisantes, si en majeure partie elles sont payées au moment de la signature de l’acte de rengagement, car l’homme simple ne croit le plus souvent qu’au présent ; il croit plus au don immédiatement fait qu’aux promesses.

Ce sont les hautes-payes surtout qu’il y a lieu de renforcer, car elles assurent le bien-être journalier de l’homme, et lui créent, si elles sont suffisantes, un véritable état social. En les fixant par an à : 300 francs pour les quatrième, cinquième et sixième années d’un premier rengagement, 500 francs de la septième à la quinzième année de service comme rengagé, 600 francs de la seizième à la vingt-cinquième année de service comme rengagé, on obtient des chiffres supérieurs à ceux actuellement attribués aux sous-officiers rengagés. Cette solde seule, sans les primes, suffirait peut-être pour assurer les rengagemens.

Enfin les pensions de retraite à attribuer aux vétérans, ayant fait vingt-cinq ans de services, pourraient être fixées à 400 francs. Outre ces retraites, les anciens soldats, parfaitement notés et proposés en conséquence, seraient nommés de droit, en quittant le service, à des emplois civils à déterminer, dont les traitemens se cumuleraient avec leurs pensions de retraite.


V. — CONSÉQUENCES BUDGÉTAIRES DU SYSTÈME PROPOSÉ

Les charges budgétaires annuelles, résultant des dispositions ci-dessus énoncées, sont faciles à calculer.

Les primes de rengagement à payer annuellement seront :


Pour 1/6 de 150 000 rengagés pour 6 ans 25 000 x 1 000 = 25 000 000
Pour 1/8 de 70 000 — 8 — 8750 x 1 000 = 875 0000
Pour 1/10 de 30 000 — 10 — 3 000 x 1200 = 3 600 000
Total 37 350 000

Lorsque le système nouveau aura son plein fonctionnement, les hautes-payes à payer annuellement se répartiront ainsi qu’il suit :

300 francs pour les quatrième, cinquième et sixième années d’un premier rengagement de six ans, soit pour 150 000 rengagés :


pour 6 ans 15 0000/2 x 300 = 22 500 000
500 fr. pour 70 000 rengagés, ayant de 7 à 15 ans de services 7 0000 x 500 = 35 000 000
600 fr. pour 30 000 rengagés, de 16 à 25 ans de services 3 0000 x 600 = 18 000 000
Total 75 500 000

Enfin si les 30 000 rengagés pour dix ans avaient tous, avant leur troisième rengagement, quinze années de services, cette troisième catégorie de rengagés verserait annuellement dans la vie civile comme retraités 30 000/10 soit 3 000 vieux soldats. Ce chiffre de 3 000 diminué des pertes normales subies pendant 10 ans se réduit à 2 400. D’après les tables de mortalité, ce nombre de retraités, créé annuellement, donne un total permanent invariable, au bout de soixante années, de 61 108 retraités. Ce serait donc, à ce moment, un chiffre de pensions annuelles à payer s’élevant à la somme de 61 108 X 400 = 24 443 200 fr.

En résumant les dépenses ci-dessus énumérées, on voit que les charges budgétaires résultant du système proposé s’élèvent à :


Primes de rengagement 37 350 000 francs.
Hautes-payes 75 500 000 —
Pensions de retraite 24 443 200 —
Total 137 293 200 francs.

En chiffres ronds 138 000 000 francs.

Il s’agit de trouver comment on peut faire face à ces dépenses nouvelles sans accroître les charges déjà si lourdes du budget militaire français.

Il est de toute justice que les appelés de chaque contingent, qui profiteront dans une large mesure des avantages du nouveau système, puisqu’ils ne feront plus qu’un an et quelques mois de service, au lieu de trois ans, soient les seuls à contribuer aux dépenses qui en résultent. Ce sera donc par le fait la taxe militaire actuelle appliquée à tous et non plus seulement à certaines catégories, et dans des conditions telles qu’elle puisse faire face aux dépenses dont il s’agit.

Or l’effectif d’un contingent annuel s’élève, ainsi qu’il a été dit précédemment, à 340 000 hommes, qui doivent le service militaire au pays et par conséquent doivent être, à l’exception de 5 000 engagés volontaires annuels, assujettis à la taxe militaire, soit comme ne faisant aucun service, ou comme ne faisant que le service à courte durée d’un an (15la mois).

Cette taxe serait donc moyennement égale à

138 000 000 / 335 000= 411 francs.

411 francs une fois payés par chaque appelé au moment de son incorporation. Ce chiffre n’a rien d’excessif, si l’on considère les résultats obtenus et le taux de la taxe militaire aujourd’hui payée.

La taxe actuelle frappe tous les hommes d’un contingent à l’exception des engagés volontaires et des hommes faisant trois ans de service ; elle est payable par l’assujetti pendant dix-huit années, c’est-à-dire jusqu’à son passage dans la réserve de l’armée territoriale. Le budget de 1895 indique 3 264 500 francs produits par la taxe militaire, celui de 1896 prévoit de ce chef une recette de 4 734 275 francs, soit un accroissement pour une année, produit par conséquent par une classe, de 1 469 775 francs.

Or les assujettis de cette classe à la taxe sont actuellement :


Dispensés 54 000 hommes.
Ajournés 45 000 —
Affectés aux services auxiliaires…. 18 000 —
Ne s’étant pas présentés 10 000 —
Exemptés 28 000 —
Total 155 000 hommes.

Ce qui donne une moyenne de taxe annuelle payée par tête de :

1 469 775 / 155 000 = 9 fr. 48

Avec le système proposera taxe à payer une fois pour toutes, au moment de l’appel, par l’incorporé est de 411 francs.

Si, au lieu de faire ce paiement unique, on peut l’échelonner, par analogie avec ce qui se fait actuellement, sur les vingt-quatre années de service que doit chaque homme au pays, en sus de l’année d’activité qu’il a déjà accomplie, on trouve que la taxe annuelle moyenne à payer serait de :

411 fr. / 24 = 17 fr. 12.

soit, avec la taxe actuelle, une différence de 7 fr. 64 seulement.

L’échelonnement sur vingt-quatre années du paiement de la taxe pourrait s’obtenir, soit par un artifice de trésorerie budgétaire, soit par une avance que pourrait faire l’Etat aux assujettis. D’ailleurs il est probable que le plus grand nombre des intéressés tiendraient à se libérer antérieurement et une fois pour toutes de la taxe, en en payant en bloc le montant, au moment de l’incorporation.

Il y a lieu de remarquer du reste que le chiffre de 411 francs indiqué ci-dessus est un maximum, qui ne sera atteint que lorsque la loi nouvelle aura son plein fonctionnement, notamment lorsque le chiffre entier des retraites sera à payer, ce qui ne se produira que soixante ans après les premières retraites liquidées, soit 60 + 25 = 85 années après la mise en vigueur du nouveau système.

D’autre part, il est absolument équitable que la taxe militaire ne soit pas payée uniformément, mais soit calculée pour chaque assujetti au prorata de sa fortune ou de celle de ses ascendans. Il en résultera que, pour les petites fortunes, le chiffre moyen de 411 francs s’abaissera sensiblement pour tomber à 50, 100 ou 200 francs.

Quel est l’ouvrier, le paysan ou l’artisan, qui ne consentira avec empressement à payer 50, 100 ou même 200 francs pour ne faire qu’une année de service au lieu de trois, dans la pensée qu’il regagnera et au-delà, pendant les deux années de vie civile à lui ainsi rendues, la maigre somme qu’il aura déboursée pour payer sa quote-part de la taxe militaire ?

Pour l’indigent qui ne peut la payer, la taxe militaire, calculée an tarif le plus bas, serait acquittée par la commune de l’intéressé, au moyen de centimes additionnels.

On peut donc affirmer que le nouveau système proposé ne produira pas de charges pécuniaires trop lourdes, en échange des avantages indiscutables qu’il produira au point de vue social. En tous cas, ces charges ne porteront que sur les principaux intéressés, ceux qui profitent de la loi.


VI. — DISPOSITIONS TRANSITOIRES

Il est certain qu’on ne peut passer instantanément du système actuellement en vigueur au système nouveau. Ce n’est que progressivement que les anciens soldats rengagés peuvent prendre rang dans l’armée pour former au bout d’un certain nombre d’années un noyau de 250 000 vétérans.

Pour passer de l’état de choses actuel au nouveau, on pourrait opérer ainsi qu’il suit : 1° Ouvrir immédiatement des engagemens de six, huit et dix années dans chacune des trois catégories de rengagés, avec primes correspondantes et nombre de rengagés limités par an aux chiffres respectifs de :


1re catégorie 6 ans 25 000
2e 8 — 8 750
3e 10 — 3 000
Total des rengagés par an 36 750

ces chiffres étant ceux fixés comme devant être atteints annuellement dans chaque catégorie au moment du plein fonctionnement de la loi.

2° N’admettre dans les deuxième et troisième catégories que les soldats ayant fait déjà trois, quatre et cinq ans de service. 3° Donner les hautes-payes prévues au projet aux rengagés dans les première et deuxième catégories ; mais n’accorder la haute-paye de la troisième catégorie (600 fr.) que lorsque les hommes rengagés dans cette catégorie pour dix ans auront fait huit années de rengagement ; jusqu’à cette date leur attribuer la haute-paye de deuxième catégorie.

4° Par voie de tirage au sort, renvoyer dans leurs foyers chaque année, après leur première ou deuxième année de service, le nombre d’hommes excédant l’effectif budgétaire par suite de l’arrivée sous les drapeaux des vétérans.

En appliquant ces dispositions le calcul démontre aisément que :

1° Au bout de dix ans, le nombre total des 250 000 vétérans rengagés sera atteint et qu’à partir de cette date aucun homme du contingent ne fera plus qu’un an (quinze mois de service) ; que, dès la quatrième année, on aura un chiffre respectable de rengagés, 150 000 environ.

2° Que la taxe militaire entière n’atteindra son chiffre maximum, 411 francs, qu’à partir de la quatre-vingt-quatrième année après la mise en vigueur de la loi ; jusqu’à la huitième année, elle restera inférieure à 300 francs.


VII. — LE SERVICE DE QUINZE MOIS

Les considérations qui viennent d’être exposées plus haut, l’établissement du nouveau système de recrutement, ont été fondés sur ce principe que chaque classe incorporée ne ferait qu’un an de service. Il est indispensable que ce service de douze mois soit allongé quelque peu et porté à quinze mois.

Un des plus graves inconvéniens des services militaires de courte durée est de créer des contingens d’incorporation très élevés, qui, lors de leur libération, font un vide considérable dans les rangs des corps de troupe. Ainsi, avec le service de trois ans, une classe qui est renvoyée dans ses foyers diminue de moitié l’effectif du rang des différentes unités ; et cet effectif ne peut être recomplété qu’après les premiers mois d’instruction des recrues de la nouvelle classe appelée. Il s’ensuit qu’entre le départ d’une classe (fin de septembre) et le moment où la nouvelle classe appelée peut être utilisée (commencement de mars), c’est-à-dire pendant cinq mois, les corps de troupe sont dans une période des plus critiques, et à laquelle on ne paraît pas porter une attention suffisante. Qu’une mobilisation générale survienne à ce moment, sont-ce ces squelettes de régiment avec leurs cadres désorganisés ou encore inexpérimentés qui pourront assurer dans de bonnes conditions l’encadrement des réserves et la formation des élémens de seconde ligne ?

On semble supposer en principe que la guerre ne sera déclarée qu’au printemps ou en été ; or, rien n’est moins sûr, et la nation qui aura l’initiative de l’attaque et par suite de la préparation, profitera évidemment du moment de crise que traverse l’armée française pendant la période d’hiver pour rappeler ses recrues, se mobiliser pour ainsi dire en silence, sans qu’en France on puisse ou l’on ose répondre, par des mesures analogues, à ces préparatifs menaçans. Les manœuvres d’hiver qui ont été exécutées en Allemagne pendant les années 1893-1894 et 1894-1895, notamment en Alsace-Lorraine, celles que l’empereur de Russie a prescrites, pendant la période s’étendant du 15 janvier au 15 mars dernier, semblent indiquer qu’on se préoccupe un peu partout de l’éventualité d’une mobilisation d’hiver.

Il faut donc, à tout prix, supprimer cet état critique, dans lequel se trouve, en cette saison, l’armée française et ne renvoyer les hommes d’une classe que lorsque les recrues de la classe remplaçante sont en état de figurer dans le rang. En un mot, dans le jeu de renvoi et d’appel des classes, il ne faut pas qu’il y ait juxtaposition et à plus forte raison séparation, comme cela a lieu actuellement, mais bien superposition.

D’après le nouveau système de recrutement proposé, l’appelé de chaque contingent ne fera pas douze mois de service, mais bien quinze mois, les recrues d’une classe nouvelle arrivant sous les drapeaux à la fin des douze premiers mois de service des hommes de la classe précédente. Ces recrues auront ainsi trois mois de service au moment de la libération de leurs aînés et pourront les remplacer dans le rang, sans faire trop mauvaise figure. Il résulte de cette disposition un accroissement d’effectif budgétaire et par suite une dépense supplémentaire correspondant à l’entretien sous les drapeaux pendant trois mois de tout un contingent de 248 000 hommes, ou pendant un an de 62 000 hommes, soit environ 25 000 000 de francs.

On peut faire face à cette dépense supplémentaire par des réductions sur certains personnels de l’armée et même certains corps actuellement trop bien dotés pour le temps de paix.

Ainsi, le train des équipages comprend au budget de 1896 :

390 officiers,
11 810 hommes de troupe,
8 991 chevaux ou mulets.

Pour l’ensemble de l’empire allemand, le train ne comporte que :

295 officiers,
6 842 hommes de troupe,
3 987 chevaux.

On voit que la différence est sensible, et qu’une large réduction pourrait s’opérer dans l’arme dont il s’agit. Le train des équipages militaires ne semble pas plus utile en temps de paix que l’ancien train d’artillerie : qu’on laisse subsister un petit noyau de cadres subalternes avec quelques chevaux au dépôt d’un des régimens de la brigade de cavalerie de corps de chaque corps d’armée, et qu’on charge ce dépôt de la mobilisation du train de chaque région, ce sera suffisant.

L’homme du train n’a pas besoin d’être un homme de l’activité : un réserviste ancien cavalier, auquel on aura donné quelques notions de conduite de voitures, en saura bien assez long pour remplir sa mission. Quant aux chevaux de trait, la réquisition peut en fournir en abondance.

La suppression du train donnerait une économie de plus de 12 millions par an. Si l’on ajoute à cette économie celles qu’on pourrait d’autre part réaliser sur la fusion de l’artillerie et du génie, la diminution d’effectif des officiers de l’état-major de cette dernière arme, la réduction de certains services administratifs et du personnel hors cadre aujourd’hui trop nombreux du service d’état-major, on arriverait ainsi à trouver facilement les 25 millions nécessaires à l’application d’une mesure qui, aussi bien avec le service militaire proposé qu’avec le service actuel de trois ans, paraît indispensable.

Le système des appels et renvois de classes superposés présente d’autre part le gros avantage de permettre l’appel annuel du contingent à une époque autre que celle où il a lieu ordinairement. Il est hors de doute que les derniers mois de l’année (novembre et décembre) sont les mois les plus mauvais pour procéder à l’incorporation des recrues. L’instruction commence avec l’hiver, elle se fait difficilement et dans des conditions plus pénibles qu’aux autres époques de l’année. En outre, l’homme de recrue, dépaysé à son arrivée au régiment, soumis à un régime et à un genre de vie auxquels il n’est pas habitué, est un sujet particulièrement exposé aux atteintes des maladies épidémiques, qui sévissent la plupart en hiver et dont les jeunes soldats sont généralement les premières victimes.

L’appel des recrues au printemps ou en été est indiqué pour remédier à ces inconvéniens. Or, rien n’empêche de le faire avec le système proposé : la classe ancienne étant libérée à la fin de septembre à l’issue des manœuvres d’automne, la jeune classe serait appelée au mois de juin : les cadres sont suffisans, notamment dans l’infanterie et l’artillerie, pour permettre de commencer le débourrage des recrues à cette époque, sans gêner l’instruction générale des corps.


VIII. — L’ARMÉE COLONIALE ET LE NOUVEAU SYSTÈME DE RECRUTEMENT

Il est facile d’établir par le calcul que les réserves créées par l’application du nouveau système de recrutement proposé contiendront un nombre relativement élevé de réservistes anciens soldats, provenant, soit des vétérans, soit des rengagés, soit des engagés volontaires. Ce nombre dépassera sensiblement le chiffre de 300 000 vétérans réservistes.

Ces hommes ont tous de 25 à 45 ans, ils sont dans la force de l’âge et rompus au métier militaire, grâce aux nombreuses années qu’ils ont passées sous les drapeaux ; ils en ont gardé l’esprit, et très probablement ne demanderont qu’à reprendre du service, si on leur fait des avantages pécuniaires suffisans.

Or, c’est dans la création d’une réserve semblable, d’une réserve solide et d’anciens soldats que réside la solution si controversée de l’armée coloniale. Dans les projets actuellement en discussion, on est à côté de la question ; on se querelle sur les mots « l’autonomie, de passage à la guerre, aux colonies, etc., sans chercher à résoudre le point essentiel de l’organisation nouvelle, qui est le suivant : créer, pour toutes les troupes à destination coloniale, une réserve dont elles puissent, à un moment donné, tirer des élémens robustes, aguerris et suffisans pour former un corps expéditionnaire solide, sans toucher aux troupes actives des corps d’armée de la métropole.

Le nouveau système de recrutement donne la solution de cette question. Qu’on rattache les troupes destinées à la garde et à la défense des colonies au département de la guerre ; qu’elles constituent le prolongement des corps d’armée maritimes, auxquelles elles appartiendront ; qu’elles puissent, en cas d’expédition à gros effectif, former leurs unités au complet de guerre par l’appel de volontaires réservistes puisés dans les réserves de vétérans de l’armée : tout ceci n’est-il pas simple, logique et d’une exécution facile ? Peu importe qu’on appelle les régimens destinés aux colonies, régimens coloniaux ou régimens de marine ; le point essentiel est de les rattacher à l’armée continentale pour leur permettre de s’alimenter, le cas échéant, dans les réserves pour ainsi dire inépuisables, et en particulier excellentes, dont elle disposera. Qui fera un meilleur soldat pour une expédition coloniale que le vétéran réserviste, dans la force de l’âge, aussi solide au moral qu’au physique ? Et dans les 300 000[4] hommes de cette catégorie dont disposent les réserves de l’armée continentale, combien n’en trouvera-t-on pas qui, grâce au caractère français et à son esprit d’aventure, demanderont à expéditionner ! Combien sera forte une colonne expéditionnaire qui pourra disposer de pareils soldats, si peu semblables aux soldats de 20 ans, pour lesquels le climat des colonies est plus meurtrier mille fois que les balles de l’ennemi !


CONCLUSION

En résumé, les dispositions qui précèdent semblent avoir démontré :

1° Que par un système de rengagement bien organisé on peut arriver à constituer rapidement un corps de vétérans et à devancer l’Allemagne ; qui nous a précédés dans cette voie ;

2° Que les charges pécuniaires, résultant de cette organisation nouvelle, ne semblent pas devoir être mal accueillies par le pays, en raison de la diminution très sensible des charges militaires, qui en est la conséquence, et qui les compensera dans une large mesure ;

3° Que l’armée active du temps de paix recevra, de l’application du système nouveau, un supplément de force et de vitalité, qu’elle n’a pas en ce moment et qui lui permettra d’encadrer, dans d’excellentes conditions, les réserves nombreuses, qui sont indispensables pour la grande guerre ;

4° Qu’enfin l’existence de vétérans réservistes permettra, à un moment donné, de former, sans difficulté et sans toucher aux organes essentiels de l’armée continentale, un corps expéditionnaire de premier ordre, capable d’affronter sans crainte, grâce à l’état physique et moral de ses élémens, aussi bien les indigènes coloniaux que les climats les plus meurtriers des pays lointains.


Cdt G. DE L.


  1. Incorporés réellement pour 15 mois, comme il sera indiqué ultérieurement.
  2. 248 000 égal à 253 000, chiffre des incorporations annuelles indiquées plus haut, diminué de 5 000 engagés volontaires comptés dans les 21 179 hommes de cette catégorie.
  3. L’expérience seule peut faire connaître si les durées de 6, 8, 10 ans, indiquées ci-dessus doivent être appliquées, ou s’il serait préférable de scinder chacune d’elles en 2 ou 3 rengagemens partiels de durée plus courte, sans toutefois que les dépenses pussent en être augmentées. Dans ce cas, les primes de rengagement indiquées seraient diminuées dans des proportions analogues.
  4. Ce chiffre est d’ailleurs un minimum qui s’augmenterait sensiblement, si les troupes actuelles de la marine étaient rattachées à la guerre et recrutées exclusivement, comme tout paraît devoir l’indiquer, au moyen de vieux soldats.