Paul Adam
Prologue
complément


PAUL ADAM


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LE
SERPENT NOIR
roman


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septième édition




PARIS
société d’éditions littéraires et artistiques
Librairie Paul Ollendorff
50, chaussée d’antin, 50
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1905





Il a été tiré à part


vingt-cinq exemplaires sur papier de Hollande


numérotés.






a
LOUIS GANDERAX
LE SERPENT NOIR


Je vis un jeune berger qui se tordait, râlant et convulsé, le visage décomposé, un lourd serpent noir pendant à sa bouche…

… Ma main se mit à tirer le serpent, à tirer — en vain ! elle n’arrivait pas à arracher le serpent du gosier. Alors quelque chose se mit à crier de moi : « Mords ! Mords toujours !

» Arrache-lui la tête ! Mords toujours !… »

… Le berger cependant se mit à mordre, comme mon cri le lui conseillait…

Frédéric Nietzsche. (Ainsi parlait Zarathustra.)


Lorsque fut reconnue, cet automne, l’excellence du sérum découvert par le docteur O…, pour le traitement du typhus et des maladies analogues, une certaine déception émut les actionnaires d’une société à laquelle j’ai la chance d’appartenir, ayant hérité de quelques titres. La Compagnie Métropolitaine des Produits pharmaceutiques ne pardonnait pas à son agent général, M. Guichardot, d’avoir manqué une affaire qui aurait pu nous livrer le monopole d’un remède similaire, antérieurement inventé par un certain docteur Goulven. C’était une perte évaluée à plusieurs centaines de mille francs. Ce M. Guichardot fut appelé devant le Conseil d’administration. Il devait tout d’abord se justifier, puis dire les moyens de réparer sa bévue. Mandataire de plusieurs parents qui ont aussi des intérêts dans cette entreprise, j’assistai à la séance. Autour d’un tapis vert, et confortablement assis dans nos fauteuils de cuir, nous nous trouvâmes là, vingt messieurs décorés, affables, dissimulant, sous les ambages de la courtoisie la meilleure, un vif sentiment de nos droits, de nos espérances, de nos mérites.

Homme délicat et fort satisfait d’une petite moustache en crocs, d’une main fine que chargeaient des bagues féminines, le président exprima d’abord ses regrets d’un pareil désastre. Il rappela que la majorité du conseil, par l’intermédiaire de la Commission des Comptes, avait, en 1899, sévèrement interdit de consentir toute avance aux chercheurs de panacées sauf en cas de certaines garanties positives. Aussi n’avait-il pas dépendu des administrateurs de pouvoir accorder la subvention réclamée par l’agent général en faveur du docteur Goulven, médecin de la marine en congé, résidant à Belle-Île-en-Mer, dans le bourg de Sauzon. Faute de subsides, celui-ci n’avait pu mener à bien ses expériences d’immunisation, ni fournir les preuves indispensables de succès. La découverte du sérum O… indiquait, malheureusement pour la Compagnie, que ce genre d’hypothèses n’était pas vain. En somme, la responsabilité de l’échec incombait en partie aux membres de la Commission des Comptes, qui, dans un louable désir d’économie, avaient lié les mains des administrateurs par le statut de 1899, et, d’autre part, à l’agent général M. Guichardot, qui, malgré son habituelle sagacité et sa compétence indiscutable, n’avait pas suffisament insisté sur les prévisions de la notice théorique publiée par le docteur Goulven dans la Revue de Thérapeutique, le 15 mai 1904. Le président souhaita que cet incident fût favorable du moins à l’esprit d’entente, que le désaccord persistant depuis plusieurs années entre la Commission des Comptes et la minorité du Conseil prit fin, après ce fâcheux résultat de leurs conflits. Discrètement et par voies allusives, l’orateur sembla vouloir démontrer que la défiance réciproque nous avait valu cette malchance. On voyait, en somme, à qui le fait donnait raison. Ne convenait-il pas que le statut de 1899 fût modifié dans un esprit de générosité plus ample ? Cette question, il se ferait un devoir de la mettre à l’ordre du jour, lors de l’assemblée générale, si les membres du Conseil en jugeaient ainsi.

Ayant parlé, le président se rejeta dans la profondeur de son fauteuil, et sourit aux marques d’approbation qui lui furent dévolues. Il avait annoncé la victoire évidente et prochaine de l’Administration sur le Contrôle. Je devinai que la lutte avaient été longue et grave ; que des procédés incivils avaient été employés ; qu’on s’était accusé mutuellement de lésineries maladroites, de dilapidations malhonnêtes ; que certaines paroles avaient dépassé la mesure ; et j’augurai que M. Guichardot bénéficierait de cette effervescence. Le conseil pouvait-il montrer de la rigueur envers l’homme dont les fautes mêmes l’affranchissaient d’une tutelle oppressive ? Bienheureuses fautes !

Quand on l’introduisit devant le tapis vert, il ne parut, au reste, nullement gêné. Pour joindre sa place, il dut longer une dizaine de fauteuils. De gré, ou quasi de force, il réussit à serrer les mains de neuf juges. Ensuite il s’établit commodément au milieu du siège, tira de sa poche quelques notes, nous envisagea tous à la ronde, et, d’une voix tantôt paisible et tantôt narquoise, présenta sa défense.

C’était un homme de quarante ans, large et solide, assez ventru, mais sans lourdeur. J’admirai le visage rasé à la mode américaine, les cheveux blonds séparés par une raie médiane jusque sur l’occiput et plaqués le long des tempes, la lèvre grasse et moqueuse, l’élégance toute neuve d’une redingote à revers de soie, d’un col haut et rabattu, noué d’une petite cravate feu que maintenait un coulant d’or. Ses doigts trapus étaient ornés d’ongles en ogives et d’une chevalière à cachet simple. Tout révélait un personnage soucieux d’en imposer au vulgaire, par l’extérieur, et sûr d’y parvenir. Il eut la parole nette, vive et bonasse, les gestes calmes, la teint immuable. En somme, il recommença l’argumentation sournoise du président, mais appuya d’une manière plus désobligeante sur l’imprévoyance et l’avarice soupçonneuse du Contrôle. Il s’en était fallu d’une légère subvention délivrée à ce docteur Goulven pour que la Société eût acquis, en tournant les difficultés de la loi, par les moyens habituels, la propriété d’un médicament souverain, difficile à préparer, impossible à contrefaire, véritablement sauveur. Lui, simple agent général, n’avait pas cru devoir enfreindre les prescriptions du fâcheux statut. Cependant il avait tenté l’impossible pour obtenir, du moins, que le docteur Goulven poussât plus avant ses expériences pratiques. M. Guichardot avait même imaginé une sorte de commandite assez particulière. Malheureusement, des scrupules trop délicats avaient contraint le docteur de refuser. À son grand regret, M. Guichardot déclara qu’il ne pouvait, sur ce point, aborder les détails. Certaines personnes honorables et de noms connus, se trouvaient, dit-il, mêlées aux délicates péripéties de cet essai d’arrangement. Toutefois, il désirait, pour sa propre justification, confier à plusieurs des membres présents le récit de ses efforts. Ces délégués, ensuite, assumeraient, ou non, la responsabilité d’instruire le Conseil. L’agent général demandait que trois commissaires fussent désignés pour l’entendre confidentiellement. La Compagnie s’en remettrait, si elle le voulait bien, au jugement de cette commission et de son rapporteur. Le Conseil apprécierait alors s’il convenait de reprendre l’affaire du sérum Goulven, ou de l’abandonner définitivement. M.Guichardot s’excusa de s’en tenir à ces propos vagues ; mais la vie privée de plusieurs personnes était en cause, ainsi que des sentiments très intimes, et, par cela même, très respectables.

Cette réserve de l’agent général fut admise par la majorité du Conseil. Cependant quelques membres ne laissèrent pas de manifester leur inquiétude. On se murmura que ce M. Guichardot n’était pas, d’ordinaire, l’exemple des gens à scrupules, qu’il y avait probablement une anguille sous roche ; – et quelle anguille ?… – Interrogé directement par un vieillard sec, chauve, encadré de favoris blancs, muni d’une dialectique assez roide, l’agent général insinua qu’il s’agissait d’un cas passionnel. L’interpellateur esquissa une grimace, regarda son voisin de droite, son voisin de gauche, également adipeux, muets, solennels, et de moues hésitantes. Comme je paraissais plus curieux d’apprendre ce dont il prétendait nous instruire, le vieillard se pencha de mon côté. Poliment, le monsieur qui nous séparait s’enfonça dans le fauteuil : ainsi nos paroles se purent croiser par-dessus son ventre boutonné en un large gilet de drap noir à chaîne d’or. Mon interlocuteur assura que, selon ses propres renseignements, ce M. Guichardot, d’ailleurs licencié ès sciences physiques et naturelles, appartenait à une famille de petits boutiquiers flamands, qu’il en avait naguère, et à présent, les manières et la morale douteuses, que jadis, marié à la fille d’un quincaillier de Saint-Omer, il avait brutalement relégué cette malheureuse, durant ses couches, en une campagne sinistre, et qu’il avait, la terrorisant, engagé la dot, cent cinquante mille francs, dans quelques spéculations. Avec cette mise de fonds, le gaillard avait entrepris maintes affaires de publicité pour le compte des pharmaciens. Une certaine chance, beaucoup d’audace l’avaient servi. Il avait trouvé le moyen légalement inattaquable de s’associer, par un jeu de contre-lettres et de fidéicommis, aux docteurs qui découvraient des remèdes, et cela malgré les règlements sévères interdisant ces sortes de pactes. De courtier occasionnel, il était devenu courtier permanent près de la Compagnie.

À la suite de la plus-value rapidement acquise par les deux fabriques d’iode que, sur ses avis, on avait gagné la sympathie des actionnaires. Le titre d’agent général l’avait récompensé, outre le privilège d’imposer sa propre marque à plusieurs produits de la Société, tels l’Iode Guichardot et le Régénérateur Guichardot. Mais il était trop habile homme. En Touraine, il achetait un château ancien, pressait les réparations archéologiques, le parait de meubles, de tableaux peints au temps de la Renaissance, de copies excellentes. Comment se procurait-il l’argent ? Sans doute exigeait-il quelques pots-de-vin des gens qu’il mettait en relations avec la Compagnie, acheteuse de matières premières, ou dispensatrice des sommes nécessaires aux expériences de leurs inventions. Évidemment, le docteur Goulven, un marin tout rude, n’avait pas voulu payer les épingles du négociateur, ni participer à ces tripotages. L’occasion était bonne pour démasquer la filouterie de M. l’agent général.

Durant ces confidences, je vis l’œil minuscule et malin de Guichardot nous épier à plusieurs reprises. Certes il n’ignorait guère les sentiments de mon vieillard. Il devinait les insinuations échangées par-dessus le monsieur prudent et taciturne qui se contentait, lui, de balancer, signe de sagesse, une tête blême et mafflue. Comme je demandais pourquoi le Président n’avait pas mieux accusé l’intermédiaire en faute, mon vieillard ricana. Selon lui, c’étaient là deux compères. Guichardot avait corrompu le joli petit homme dont les mains se caressaient indéfiniment. Aigre et téméraire, mon voisin dit cela presque tout haut. Le Président fit le sourd. Mais les plus proches de nous chuchotèrent entre eux ; et la majeure partie des accusations que je venais d’ouïr furent transmises, de bouche en oreille, autour de la noble table solennellement vêtue de son drap vert immaculé.

Quoique Guichardot continuât de s’expliquer à l’aise, et sans hésiter devant les termes de la conversation la plus familière, en homme qui vous tient pour des camarades incapables dans l’assistance. Je vis de sarcastiques grimaces l’adopter. Je vis les yeux pétiller au feu de petites joies, indulgentes en apparence, mais cruelles en réalité. Les mines disaient : « Ah ! ah ! voilà un gaillard adroit et qui nous a roulés… Bravo, ma foi ! Très fort ! très fort !… Mais, mon brave homme, on ne te payera pas toujours des châteaux en Touraine ; nous te le ferons bien voir !… » Cela, les épaules le signifiaient en se haussant, les rides des pattes d’oie en se plissant, les phalanges goutteuses en tambourinant sur le papier des sous-mains, ou en maniant des crayons aigus ; cela, les lèvres sèches, incolores et minces le signifièrent, en contenant les manifestations d’un scepticisme cordial et amusé.

Bref, quelqu’un proposa de nommer incontinent la commission à laquelle se confierait M. l’agent général, puisque sa délicatesse ne souffrait point de trahir quelque secret, peut-être galant. L’humoriste qui parla de manière gracieuse, les mains tendues et la barbe en éventail, mérita qu’une espiéglerie modérée l’applaudit unanimement. C’était de mauvais augure pour cet infortuné Guichardot qui crut devoir rire, lui, tout à fait, en écarquillant sa large face flamande et rebondie.

Aussitôt les voix désignèrent le vieillard aigre, son voisin prudent et moi-même pour former le triumvirat. C’était assez dire qu’on jetait la victime aux bêtes féroces. Là-dessus, on recula brusquement les fauteuils et on se poussa vers le vestiaire. Le tumulte obligea le Président à lever la séance.

Cela se passait un lundi. Tous trois nous décidâmes d’entendre M. Guichardot le samedi suivant. Il nous pria d’avancer le jour de l’entrevue. Le vieillard s’y voulut opposer, alléguant des rendez-vous qu’il avait pris. Il trouva même très singulière cette insistance de la part d’un homme en si mauvaise posture. Guichardot parut ne pas saisir l’allusion. De l’air le plus aimable, il nous énumérait franchement ses affaires et les soins qu’il leur devait. Samedi, la famille de son neveu, l’orphelin, se réunissait afin de choisir entre les divers modes d’éducation convenables. Non sans louer les excellents principes des Pères Jésuites, il préférait que le jeune garçon reçût l’instruction du Lycée. Car il avait là-dessus des théories essentielles. Il s’abstint de remarquer nos mouvements d’impatience, et développa surabondamment ses idées relatives à la méthode anglaise des exercices physiques, des leçons pratiques, à la méthode française des doctrines classiques, des philosophies transcendantes. Durant que nous assurions nos chapeaux sur nos chefs et nos paletots sur nos poitrines, il fut éloquent, jovial, avisé, fertile en opinions diverses et rares, mises en saillie par une verve de commis-voyageur anglomane. Dehors, il nous accompagna, empruntant les allures d’un qui pût se dire notre ami. En vain gardions-nous l’aspect sévère et bougon. Il évita de s’en inspirer, bien qu’il le constatât. Même il finit par obtenir que le vieillard excédé de son verbiage se résolût au rendez-vous du vendredi. Guichardot crut, naïvement miner notre défiance et nous convaincre de sa bonne foi qui avait hâte de resplendir. Nous nous réfugiâmes à grand’peine dans nos coupés. Un peu plus, il me demandait de le conduire au boulevard. Paraître dans ma voiture lorsque beaucoup de ces messieurs devisaient encore le long de la rue, c’eût été presque les avertir que sa vertu ne semblait pas soupçonnable, et qu’il subirait indemne notre examen. Je déjouai cette tactique. Proclamant que j’étais en retard, j’indiquai une adresse lointaine à mon cocher. Je m’introduisis vite dans le véhicule et refermai sur moi la portière avec une brusquerie que l’agent général jugea bon de ne point contrarier, crainte d’encourir ma rancune.


Le mercredi matin, une parente éloignée de ma femme, la vieille comtesse de Breuilly, m’envoya, par son valet de chambre, une invitation à déjeuner pour le lendemain. Ce qui m’étonna beaucoup. Depuis dix ans que je la connais, cette chère dame nous prie à diner deux fois l’an, avec la partie de sa famille entachée de roture. Elle me pardonne mal de porter un nom sans particule, encore qu’elle témoigne de la sympathie pour mes travaux et mon caractère. Mais nous sommes un peu, ma femme et moi, la honte de sa vie, le témoignage de mésalliances. Quel que soit son esprit très ouvert, elle n’admet pas qu’un savant comme Pasteur, qu’un poète comme Hugo, dont elle commente très intelligemment les œuvres, aient pu se croire les égaux de n’importe quel petit vicomte dilapidateur, fêtard et benêt. C’est une foi qu’on ne saurait pertinemment discuter. Elle me froisse moins qu’elle ne m’amuse. Aussi je supporte les procédés de cette personne âgée à notre égard. Mais j’estime que trois entrevues annuelles satisfont nos besoins affectifs, le jour de l’an, à Pâques, et à l’anniversaire de Mme de Breuilly. Elle pense la-dessus comme nous. Cette réserve nous contente. Il me surprit fort que notre parente eut décidé d’y forfaire tout à coup.

Le message exprimait seulement son désir de me montrer un homme curieux et que les meilleurs amis lui recommandaient avec chaleur, entre autres son cousin Yves de Kerladec, qui est aux dragons, et en qui elle admire le prototype du parfait gentilhomme. Le valet de chambre attendait la réponse, comme s’il se fût agi d’une chose très urgente.

Nous bâtîmes, ma femme et moi, mille conjectures. Pourquoi la tante de Breuilly nous invitait-elle avec le comte de Kerladec et cet inconnu, soudain, au mépris de ses habitudes très chères ? Nous arrivâmes anxieux, le jeudi, dans l’appartement du faubourg Saint-Germain, meublé selon le goût déplorable de la Restauration. Les deux laquais nous ouvrirent solennellement la porte du salon ; et je faillis suffoquer en apercevant mon Guichardot adossé a la cheminée de brocatelle où une muse de cuivre s’éplore sur le cadran d’un rocher en bronze. Guichardot chez la comtesse de Breuilly ! Et patronné par le capitaine comte de Kerladec, membre du Jockey-Club, président honoraire des Blancs de Bretagne !… La Jeanne d’Arc à cheval dans son cadre d’or semblait arrondir davantage les yeux innocents et immenses qui stagnent sur l’ovale plat de son visage traditionnel. Guichardot vint à moi très allègrement, protesta qu’il avait eu l’honneur de m’être déjà présenté. Il fit l’éloge de mes capacités administratives pour M. de Kerladec, qui sembla l’écouter avec une attention déférente, oserai-je dire. L’un et l’autre m’apprirent qu’aux temps où furent edifiées nos fabriques d’iode sur les côtes du Finistère, Guichardot avait fait acquérir, par notre Compagnie, des terrains appartenant aux Kerladec, puis enrôlé parmi nos moissonneurs de goémon, les pécheurs des villages avoisinant le château. La misère de ces pauvres gens avait été diminuée par l’aubaine de ces nouveaux salaires. Enfin, dès que les fabriques eurent quelque peu prospéré, Guichardot avait décidé les administrateurs a réparer l’église médiévale de Kerladec. De cela le comte lui savait une gratitude extrême. En outre, ils avaient tous deux l’amour des sports. Guichardot avait procuré d’occasion, et à très bas prix, un véhicule Mercédès dont les vitesses régulières enchantaient le capitaine de cavalerie. À causer de leurs machines, ils communiaient. Cela devint évident à table. Mme de Breuilly les plaisanta là-dessus. Guichardot offrit de m’avoir, pour six ou huit mille, une machine de vingt chevaux à quatre cylindres ; projet qui séduisit beaucoup ma femme. Le comte approuvait cet esprit de risque et d’audace qui lance le chauffeur sur les routes, à toute vitesse. Ce courage ressusciterait peut-être, dans les âmes médiocres de notre temps, la saine énergie française. Guichardot compara le chauffeur, inclus dans son hanneton de fer, au chevalier des Croisades dans son armure. Mme de Breuilly évoqua la figure de Jeanne d’Arc. Guichardot la révérait. Ils s’estimèrent. Quand l’agent général leur eut expliqué la théorie de Nietzsche, en taisant la partie anti-chrétienne pour s’étendre sur l’apologie de la force, quand il eut cité la fameuse phrase : « L’homme est quelque chose qui doit se dépasser ! » Mme de Breuilly s’anima vraiment. Du rose gagna ses joues flétries. Ses lèvres pâles se colorèrent. Elle interrogea fiévreusement le convive sur Zarathustra. Chose curieuse, Guichardot avait lu presque soigneusement ce volume du philosophe germain.

À l’instant du café, et comme par suite d’un accord préalable, le comte nous abandonna, lui et moi, dans la petite serre. Mme de Breuilly convia ma femme à venir admirer des estampes anciennes retrouvées dans un galetas de son manoir. Guichardot avait arrangé cette charmante réunion pour me circonvenir à son aise. Je ne voulus pas fâcher Mme de Breuilly en refusant d’écouter ; mais je me tins sur la défensive.

« Monsieur, commença-t-il, Nietzsche a parfaitement raison, n’est-ce pas ? L’homme est une chose qui doit se dépasser… Et il arrive qu’il se dépasse soit en bien, soit en mal, si nous consentons encore à employer ces termes surannés. Disons : par de là le bien et le mal. Ainsi, nous parlions l’autre jour de ce brave docteur Goulven qui faillit découvrir le sérum du typhus, avant ses émules. Eh bien ! j’ose dire que Nietzsche eût salué en lui le surhomme, et cela malgré les conditions dans lesquelles Jean Goulven se dépassa. En effet, il ne suivit pas les conseils que je lui prodiguai, à la manière de mon maître Zarathustra. Il ne s’arracha point de la bouche le noir serpent des vertus traditionnelles et meurtrières pour rire plus haut qu’un homme ordinaire, pour savourer la gaie science de vivre ! Non : il avala tout le serpent noir… Voilà ce que je ne pouvais guère expliquer devant ces vingt messieurs qui nous entouraient l’autre jour. Ils n’auraient pas compris. Ils n’auraient pas compris la parole de Nietzsche, ni le sacrifice de Goulven. Ce sont de ces gens de quil’on peut dire que « leurs âmes pendent comme des torchons dans les greniers de leurs cervelles ». Vous vous rappelez, je pense, ce rêve de Zarathustra : le berger dont le serpent noir suce le gosier. Moi aussi j’ai crié à Goulven, comme Zarathustra criait au berger : « Mords le serpent et crache sa tête, mords toujours ! » Mais Goulven ne s’est pas permis de m’entendre.

« Il semble que j’utilise des paraboles dans l’intention de vous en faire accroire sur moi-même, et sur mes facultés. Je m’en, garderais bien, soyez-en sûr. Quoi ! En province, j’ai lu de temps en temps. On ne peut pas toujours vivre au café. Il y a des soirs où l’on est las de gagner, à la manille, le prix des consommations. Il y a des matins ou l’on aime rester au lit devant une revue, plutôt que de descendre au magasin du beau-père pour discuter le prix des essieux, des fourches et des hoyaux avec des rustres en blouse bleue, qui ont campé, par luxe, un petit feutre sur leur crâne tondu. Quand la chasse est fermée ou quand l’hiver détrempe les routes, il est bon de parcourir un volume au coin du feu, un volume qui fournisse à notre rêverie des motifs de divaguer. Ce qu’on écrivait sur Nietzsche, dans les journaux, m’avait plu. J’approuvais son mépris de la faiblesse, son exaltation de l’énergie personnelle, de la volonté, de l’orgueil… Moi, je suis d’instinct celui qui marche droit au but, sans s’occuper de la casse. Quand je convoite véritablement une chose, je la prends d’abord. Ensuite je regarde en arrière. Je n’ai jamais voulu que la peur de l’opinion ou du remords me rendit lâche devant mes désirs. On m’a souvent blâmé. Cependant j’ai la constance de ne pas douter de moi. Je me fus toujours fidèle, malgré les pleurnicheries de mes maîtresses, les récriminations de ma femme, les scènes de ceux que je vexai, et qui se laissèrent vexer. Né de parents pauvres, j’ai mesuré leur bassesse, et j’ai prétendu à tous les biens. Pour être en état d’acquerir vite, j’ai d’abord voulu être le premier à l’école, au collège, à l’université. Et il en advint selon mes fortes exigences. Vous imaginez quelle fut ma joie quand je découvris les maximes de Zarathustra.

« En vérité, il vaut mieux faire mal que de penser petitement… Et il en est d’autres qui appellent vertu la paresse de leur vice… Vertu, c’est se tenir tranquille dans le marécage… Et il en est d’autres qui sont semblables à des pendules que l’on remonte. Ils font leur tic-tac, et ils veulent qu’on appelle vertu ce tic-tac… Vous voulez encore être payés, ô vertueux ! Vous voulez être récompensés de votre vertu, marchands !… Avoir le ciel en place de la terre, et l’éternité en place de votre aujourd’hui… La vertu rapetisse. La volonté délivre. Que le plus fort domine le plus faible, voilà ce que veut la volonté… Au fond de leur simplicité, ils n’ont qu’un désir : que personne ne leur fasse mal. C’est pourquoi ils sont prévenants envers chacun, et ils lui font du bien. Mais cela est de la lâcheté, quoique cela s’appelle vertu… »

Cependant Goulven n’a pas agi par lâcheté, en épargnant la faiblesse de sa femme, en choisissant la mort que lui vaudra son scrupule, tôt ou tard… C’est là le problème qui me tracasse. L’acte de mon ami Goulven ébranle ma confiance en cette philosophie qu’avant de lire Nietzsche j’avais toujours pensée, composée en moi-même, sans la formuler clairement. »

Durant tout ce discours, M. Guichardot n’avait tenu nul compte de mes objections. Cela va sans dire. Il les bousculait d’un geste brusque, ou les effaçait en soufflant dessus la fumée de son cigare. Je cessai bientôt d’en présenter. Le ton de sa certitude me retranchait du débat. Il m’eût paru convenable de me retirer, si Mme de Breuilly n’avait reçu ce jour-là. Toutes les cinq minutes, on entendait s’ouvrir la porte du vestibule, et le domestique s’empresser. De la petite serre où dissertait l’imperturbable Guichardot, je voyais, par l’intervalle des portières en tapisserie, défiler maintes dames aux silhouettes tantôt impériales et tantôt grotesques. Je vénérais leurs noms héraldiques, annoncés au seuil du salon par le valet introducteur. Certainement ma femme devait se réjouir de connaitre ces personnes, et d’induire sur leurs caractères d’après leurs façons. Pour elle, ce divertissement n’a pas d’égal. Elle s’y livre, avec finesse et frénésie. J’eusse été trop peu galant si j’avais interrompu cette innocente félicité. D’autre part, il n’était pas douteux que Mme de Breuilly nous avait invités afin de complaire au comte de Kerladec, heureux de servir son ami par cette rencontre. J’ai quelques raisons de vouloir être agréable à notre parente en paraissant la satisfaire. M. Guichardot me garda pour auditeur bénévole jusqu’au soir.

D’ailleurs les mensonges qu’il me conta ne m’ennuyèrent qu’à demi. Sa verve rude, son intelligente grossièreté, la mimique prodigieusement accorte de sa large figure, sa facilité à me donner l’illusion des personnages décrits, par le geste, la grimace, les tons infiniment variables d’une voix comédienne et habituée au dol, tout cela vivifiait singulièrement les péripéties de ses imaginations.

En fin de compte, il proposa de me soumettre un mémoire dicté par lui, sur le litige, et qui certainement éclairerait ma religion. J’accueillis son offre. Le soir même je reçus le document que voici.