Éditions Jules Tallandier (p. 393-403).


CHAPITRE XI

LE VAPEUR MYSTÉRIEUX


— Où nous conduisez-vous, commandant ?

— À Chemulpo.

— Qu’est cela ?

— Un petit port de Corée, où j’ai ordre de rejoindre la canonnière Koeietz et le transport Soungari. De là sans doute, nous rallierons Port-Arthur.

— Port-Arthur, où aboutit une des branches du chemin de fer transsibérien, parfait. Nous pouvons par là gagner l’Europe et télégraphier à l’oncle François de venir nous rejoindre, loin de M’Prahu et de ses égorgeurs.

C’était Albin qui avait prononcé ces dernières paroles.

Il était trois heures après-midi. Depuis longtemps le croiseur russe avait perdu de vue toute terre, son horizon était maintenant un cercle parfait, dans lequel on n’apercevait que les vagues montant et descendant comme pour scander la respiration profonde de l’Océan.

Auprès du jeune homme, le commandant du vapeur se tenait souriant. Il savait à présent quels dangers fuyaient ses hôtes, et il se sentait heureux, quelque blâme administratif qu’il lui en put advenir, de les avoir tirés de peine.

— Vous allez à Chemulpo, sans toucher ailleurs, reprit le Parisien ?

— Oui.

Et baissant la voix :

— Avec un Français, un Russe ne saurait avoir de secrets. Mon gouvernement craint la guerre avec le Japon.

— Vous dites ?

— Que les « Nippons », poussés par des intérêts financiers puissants, se trouvent acculés à la faillite ou à une diversion extérieure. Chez nous, on veut la paix et, par malheur, on n’a pas préparé la guerre. Si bien qu’en cas de conflit, nous devons nous attendre à débuter par des désastres. Oh ! nous vaincrons en fin de compte ; mais combien de douleurs auparavant !

— Vous croyez donc la lutte imminente ?

— Hélas ! oui. Je termine à cette heure une croisière de reconnaissance. Partout, dans tout cet extrême Orient, l’impression est la même. Les gens de bonne foi s’étonnent de la confiance de la Russie ; les autres supputent les bénéfices qu’ils tireront de ses déboires.

— Diable ! Diable ! Voyez-vous que les hostilités soient commencées.

L’officier haussa les épaules et avec cette mélancolie fataliste des Slaves :

— J’ai des canons, des obus… et un équipage qui préférera la mort à la captivité.

Puis, redevenant souriant :

— Mais bah ! il n’arrive que ce que le ciel a décidé… Qu’il en soit ainsi… et parlons d’autre chose.

Au surplus, l’apparition, sur le pont, de Daalia, suivie de sa fidèle Rana, donna un autre cours à la conversation.

La vieille nourrice ne cacha pas sa joie, lorsqu’elle apprit que l’on gagnerait l’Europe. Quel que fût son culte pour le dieu batta, la Soumhadryenne trouvait tout simple de le frustrer de sa victime, dès l’instant que sa victime était sa jeune maîtresse.

Daalia, elle, tenta de résister.

Elle avait promis ; elle se devait au temple.

Mais Albin la regardait. Il disait son mépris pour ces prêtres qui entraînent des peuples aux sacrifices humains. Sa tendresse le rendait-elle éloquent ? Ou bien l’affection de la jeune fille lui prêtait-elle une éloquence absente ?

Il est difficile de préciser.

Toujours est-il qu’elle consentit à se laisser persuader. Toute fiancée n’eut-elle pas agi de même, et n’eût elle préféré les doux regards d’un futur au couteau recourbé du sacrificateur ?

Bref, le soir, au moment du dîner, tout le monde semblait de la meilleure humeur, sauf peut-être Fleck et Niclauss, auxquels les résolutions prises enlevaient tout espoir de dépouiller l’oncle François Gravelotte. Eléna et Grace, ravies de savoir qu’elles allaient pouvoir rentrer en Europe, ayant enfin compris le pourquoi des aventures invraisemblables dans lesquelles elles s’étaient débattues, avaient octroyé leur pardon.

Elles se promettaient une fois à Londres, un succès considérable en éditant leurs souvenirs de voyage. Mrs. Doodee, la jolie blonde, espérait même que son triomphe littéraire amènerait à ses pieds, ses mignons petits pieds, le quatre centième si tendrement et si infructueusement attendu jusque-là.

Le repas fut des plus gais.

La joie générale était encore accrue par la disparition soudaine de Niclauss. Le Jeune Allemand, qui avait résisté tout le jour, venait de succomber au mal de mer. Fleck s’improvisant infirmier, suivit le malade, qui représentait toujours pour lui le moyen de capter la fortune Gravelotte. Aussi, le pont retentit de joyeux éclats de rire, lorsque, le café bu, les passagers vinrent faire la promenade du soir.

Après la journée brûlante, les brises plus fraîches de la nuit circulaient s’enroulant autour des êtres, telles des écharpes ténues, impalpables, entraînées dans l’atmosphère par d’invisibles mains.

Longtemps se prolongea l’entretien, coupé de longs silences. Tous ceux oui ont fait de grandes traversées connaissent cette joie du soir. On parle, puis on se tait et l’on regarde le ciel piqué d’étoiles qui s’arrondit en dôme, la mer qui semble le supporter ; le navire, point minuscule parmi l’immensité, et cependant, ville flottante, petit monde perdu au milieu du sans bornes.

Et quand on se décide à regagner sa cabine, on a l’impression vague que l’esprit revient de régions extra terrestres.

Est-ce pour cela que nul ne remarqua l’intonation profonde avec laquelle Antonio, qui avait rejoint les passagers, leur souhaita le bonsoir, pour ce jour et tous les jours de l’existence.

Le métis les suivit des yeux. Quand ils eurent disparu, il alla s’accouder au bastingage et murmura :

— Je leur ai dit adieu. Ils n’ont pas compris. Il vaut mieux que ce soit ainsi !

Durant un instant, il appuya son regard sur les rides de l’eau glissant au flanc du navire, puis lentement, comme un homme qui pèse le pour et le contre d’une opération commerciale :

— J’avais juré obéissance à Moralès ; j’avais juré à la madone de protéger la señorita. Le serment à la madone était le plus sacré. J’ai donc sauvé la jeune fille… J’ai bien agi.

Et après un silence :

— Mais j’ai manqué à celui que j’avais fait à Moralès… Là, j’ai mal agi… j’ai frappé mes compagnons innocents de mes serments, je dois me frapper pour qu’en me revoyant au ciel, ils disent : Je te pardonne, tu étais de bonne foi. Mourir, répéta-t-il… Je ne possède que ma vie, je la donne en expiation. Personne ne peut me blâmer.

Ce disant, il se redressa, et doucement, ainsi qu’un flâneur, il gagna l’arrière du croiseur.

Là il s’accouda encore.

— Je nage trop bien, fit-il, un bateau peut passer… Qui sait ? Je ne dois pas conserver une chance de salut, si faible, qu’elle paraisse.

Un saumon de fer gisait à deux pas de lui. Il le ramassa, le souleva avec effort.

— Avec cela, on est sûr de couler de suite, dit le métis.

À l’aide d’un bout de filin, il attacha solidement la lourde masse entre ses deux pieds, puis se mettant à plat ventre sur le bastingage, il éleva les jambes d’un violent effort et les fit passer au dehors. Un instant il demeura là, les mains cramponnées au rebord.

La pièce métallique semblait le tirer à l’abîme. Ses veines gonflées, ses mains crispées, disaient la tension de ses muscles :

— Santa Madona, balbutia-t-il, intercède pour celui qui meurt.

Ses doigts se desserrèrent. Tout droit il glissa le long de la paroi du croiseur. Il y eut un éclaboussement léger qui se confondit avec le bouillonnement de l’hélice et ce fut tout.

La masse de fer entraînait Antonio vers les fonds sous-marin. L’âme du simple et héroïque partisan montait sans doute dans les espaces infinis qu’habitent la miséricorde et le pardon.

Personne à bord ne soupçonna le drame. Quand on s’aperçut de la disparition du métis, on crut à un accident, et le journal du bord porta cette laconique mention.

« Antonio, embarqué à Luçon, disparu eon mer. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix heures du matin. Matelots, passagers, officiers, tout le monde est sur le pont.

Qu’y a-t-il ?

Un marin a signalé un navire à tribord. Oh ! il est bien loin ce navire, presque à l’horizon. C’est un point noir surmonté d’un panache de fumée. Une rencontre de ce genre n’a rien de particulièrement curieux. Pourquoi les lunettes sont-elles braquées sur ce steamer ? Pourquoi les officiers eux-mêmes discutent-ils avec animation ?

— C’est un bâtiment de guerre, déclare le commandant après une inspection attentive.

— Ma foi, reprend le lieutenant, je le crois également. Ses dimensions, la vitesse de sa marche…

— Sa vitesse, interrompit un passager ; vous pouvez vous en rendre compte à pareille distance ?

— Mais oui.

— Cela est fort…

— Fort simple. La route de ce vapeur est à peu près parallèle à la nôtre. Or, j’ai fixé un fil sur le gros bout de ma lorgnette et je me suis aperçu qu’en dirigeant l’instrument de façon que la ligne ainsi obtenue, coupe ce vaisseau, la partie en avant du fil reste sensiblement égale à elle-même.

— D’où vous concluez ?

— Que ce « camarade » de navigation file approximativement autant de nœuds que nous.

Cela encore n’expliquerait pas la curiosité, mêlée d’anxiété qui semble tenir tous les assistants. Il y a quelque chose de plus, le commandant l’exprime :

— Enfin, voilà une heure que cet inconnu se maintient à notre hauteur.

— Oui.

— Il a l’air de nous escorter à distance.

— Absolument.

— Impossible de distinguer ses couleurs ?

— Impossible.

Et soudain une voix prononce :

— Si la guerre était déclarée… Si c’était un vaisseau japonais nous observant avant de nous attaquer ?

Qui a parlé ? Tout le monde et personne. La phrase a passé, causant un frémissement général, et puis, tous les assistants ont répondu à la fois.

— Cela se pourrait.

— Il trouverait à qui parler.

— Le Varyag est un brave navire…

— Dont les canons sont de force à soutenir la conversation.

À qui dit-on ces choses. On ne le sait pas. Celui qui a lancé l’idée a été surpris lui-même de l’expression et maintenant peut-être, il réplique plus fort, plus ardemment que les autres.

— Que l’on prenne les dispositions de combat.

Ces mots du commandant, dits avec calme, se répètent de bouche en bouche. Ils font le tour du croiseur ; du pont, ils descendent dans les machines, les cales. L’équipage semble saisi d’une sorte de fièvre. Tout se met en mouvement, hommes et choses ; les canons sont débarrassés de leurs étuis ; on essaie les monte-charges qui servent les obusiers, des hommes de la compagnie de débarquement s’arment en hâte.

Puis ce brouhaha s’apaise, s’éteint. Chacun est à son poste de combat. Le Varyag est prêt à engager la lutte avec l’ennemi possible.

Mais le navire qui a causé tout ce remue-ménage ne parait pas en avoir souci. Il est toujours aussi loin… Toujours là-bas, à l’horizon, il file vers le nord, laissant après lui un nuage de fumée.

Cela dure une heure, deux heures.

On croirait que les deux steamers exécutent une course.

Les assistants, passagers ou matelots, s’agacent, s’énervent.

Appuyée au bras d’Albin, Daalia regarde. Sur son gracieux visage se lit l’impatience.

— Si c’est un ennemi, murmure-t-elle, pourquoi attendre ? Pourquoi ne le pas attaquer.

Gravelotte la considère avec tendresse.

— Si j’étais seul, je dirais comme vous, chère cousine, mais…

— Mais quoi ?

— À présent, un combat me ferait peur.

— Peur !… Ah ! mon père prétend que ce mot-là n’a pas de sens pour un Français.

Et elle s’arrête. Elle rougit. Dans les yeux de son interlocuteur, elle a vu passer une palpitation, qui lui a appris comment la peur naît chez le plus brave. Elle sait, maintenant que c’est pour elle, pour elle seule, qu’Albin tremble.

Chose bizarre, Lisbeth qui, à quelques pas, s’entretient avec Morlaix, Lisbetih elle aussi est toute rose. Rien ne les gêne à cette heure.

Aux premiers mots présageant un combat, Fleck et Niclauss se sont prudemment esquivés. Ils ont couru s’enfermer dans une cabine, et là, ils déclament contre la guerre, ils vantent les beautés d’un désarmement des peuples devenus frères. Ils se montrent très humanitaires, excellent moyen, croient beaucoup de gens, de cacher leur couardise, leur lâcheté.

Mais le temps s’écoule sans que la situation se modifie.

Le commandant du Varyag fait changer la route de son navire, de façon à se rapprocher du vaisseau mystérieux.

Tentative vaine. Ce dernier exécute la même manœuvre.

— Forcez les feux.

À cet ordre monte des machines le fracas des masses de charbon précipitées dans les foyers ; le vent s’engouffre dans les manches à air avec des sifflements. Les feux ronflent ; d’épais nuages de fumée noire jaillissent dés cheminées.

Cela décèle sans doute au vapeur inconnu que le Varyag va accélérer sa marche. Là-bas aussi la fumée devient plus intense, et l’observateur qui a placé un fil sur le verre de sa lunette constate que la marche des vaisseaux reste identique.

C’est de la rage qui envahit tout le monde.

A-t-on affaire à un steamer enchanté ? Qu’est ce bateau qui parait narguer le Varyag ? Le croiseur russe est un excellent marcheur, il a donné aux essais vingt-trois nœuds et demi, et l’autre donne la même vitesse.

— Chargez les soupapes.

La voix du commandant tremble en lançant cet ordre. L’officier sait qu’il crée un danger nouveau. Les soupapes fixées, la pression dans les chaudières dépasse la normale ; le moindre défaut de construction peut provoquer une explosion. Mais tel est l’état nerveux général que nul ne proteste, même à voix basse. On ne voit plus le péril. Une seule idée hante les cerveaux ; donner plus de vitesse que le point noir qui file, file à l’horizon.

Un rugissement de colère retentit sur le pont, auquel le mouvement endiablé de l’hélice communique une trépidation incessante. L’autre aussi a dû charger ses soupapes, car le croiseur russe ne le gagne pas d’une ligne.

Et on marche à vingt-quatre nœuds cinq dixièmes.

La lutte n’est pas possible. Quel est donc cet adversaire ignoré ? À quelle marine appartient-il ?

Le commandant comprend l’inanité de ses efforts. Il fait décharger les soupapes, reprendre la marche normale. Et son ironique convoyeur fait de même.

En tout cas, il n’y a plus de doute. Le bâtiment étranger ne veut pas perdre de vue le Varyag. Toutes ses manœuvres le démontrent.

Est-il ami ou ennemi ? S’il est ami, pourquoi fuit-il ? S’il est hostile, pourquoi ne cherche-t-il pas le combat ?

Sauf Fleck et son « gendre » que leur humanité rend malades de terreur, tous les passagers sont sur le pont, agités, nerveux, discutant avec les officiers.

Si on les écoutait, on enverrait au bateau inconnu un projectile de deux cent cinquante kilogrammes. On verrait bien comme il répondrait à cette « carte de visite » !

Daalia, Lisbeth, Mrs. Doodee, Mable, sont plus montées encore que leurs compagnons de voyage.

Eléna accuse les officiers russes de mollesse, presque de pusillanimité.

— Si j’étais sur un navire anglais, dit-elle avec orgueil cela ne se produirait pas. Un marin anglais ne tolérerait pas qu’un vaisseau fasse la nique au sien. On déploierait le pavillon et on l’appuierait d’une bordée de toutes les pièces en état d’atteindre lea mauvais plaisant.

Et Mable glousse furieusement :

— cela serait ainsi, car cela serait droit !

Ce qui semble amuser fort Rana, laquelle assiste indifférente à l’aventure. Sans doute, la nourrice ne comprend pas très bien les questions d’influence qui, en Extrême-Orient, divisent les blancs et les jaunes.

Pour elle, un seul être est dangereux : le sacrificateur Oraï. Or, on l’a laissé bien loin en arrière, qu’importe le reste.

La journée s’écoule, le dîner a lieu, rapide, sans bavardages. La conversation languit sous la constante préoccupation de tous.

Le repas expédié, on remonte sur le pont, presque en courant.

Le steamer inquiétant se profile encore sur l’horizon.

Et comme l’on murmure contre le commandant qui, à défaut d’autre chose, pourrait charger ses canons d’ouvrir les relations avec le vapeur lointain, cet officier sourit et répond :

— Attendez.

— Attendre quoi, protestent ceux qui l’entendent.

— La nuit noire.

— Vous ne le verrez plus, alors.

— Pardon, ses feux nous indiqueront sa situation.

— Vous voulez canonner ses feux.

— Qui vous parle de cela. Seulement l’obscurité étendue sur la mer, nous éteignons nos fanaux, nous masquons nos cheminées afin d’éviter tout rayonnement, et invisibles alors, nous marchons droit sur le camarade.

— Pour le surprendre, bravo !

Le projet du capitaine se transmet de bouche en bouche. On le discute ; on le commente.

Les faces s’éclairent. Ce bâtiment qui nargue le Varyag, on lui fera une niche, à laquelle il ne s’attend pas.

Les heures passent.

Le soleil s’est englouti sous les eaux. Les lueurs qu’il a laissées après lui se sont peu à peu adoucies ; elles ont pâli, perdant leur clarté, leurs tons vifs, se fondant en une teinte uniforme et grise.

Ce gris lui-même a fait place à l’indigo profond de la nuit.

Il n’y a pas de lune ce soir, seules les étoiles répandent une vague clarté. Le commandant a escompté tout cela.

— Masque les cheminées.

L’ordre est lancé…

Des prélarts tendus sur des perches s’étendent comme des écrans, interceptant le poudroiement lumineux à l’orifice des cheminées du croiseur. 

— Aveugle les feux.

Les fanaux sont éteints.

Le navire russe n’a plus une lumière qui puisse le trahir. Ombre lui-même, il file rapide dans l’ombre.

— La barre à tribord, toute !

Comme un cheval bien dressé, le Varyag tourne sur lui-même. Son étrave se dirige sur les fanaux du mystérieux convoyeur, que les lunettes permettent d’apercevoir. 

Un frisson parcourt l’équipage, les passagers. Enfin, on va donc savoir. Le steamer surpris ne pourra pas cacher son identité.

Le pont frissonne sous la trépidation de l’arbre de l’hélice, les vagues glissent avec un murmure le long des flancs du vapeur.

En avant ! En avant !

Soudain de la plate-forme de hune tombe cet avertissement :

— Ohé ! le bateau a disparu.

— Disparu !

Tout le monde tressaille. On se presse le long du bastingage. Les yeux se dilatent, cherchent à percer l’obscurité.

Et le marin qui veille, reprend :

— Il s’est éteint. On dirait qu’il a imité notre manœuvre.

Un grand silence succède à ces paroles.

Tous les regards se sont portés vers le commandant, debout sur la passerelle. Que va-t-il décider devant cette action imprévue de l’ennemi ?

D’une voix que la colère fait légèrement trembler, l’officier ordonne :

— Forcez la vapeur. Il n’a plus de fanaux, nous non plus. Tant pis si un abordage se produit.

Terrible est l’éventualité que signale ainsi le chef : mais personne ne songe à avoir peur. Les nerfs sont trop surexcités pour cela.

C’est par un hurrah que l’ordre est accueilli.

Et les chaudières ronflent, l’hélice se tord sous les flots. Le Varyag semble bondir à la surface de l’Océan, tandis que sa membrure gémit, trahit la résistance à vaincre par des craquements sinistres.

Puis un silence presque religieux. Durant une heure, le croiseur marche à toute vitesse, nuit dans la nuit.

On doit être maintenant bien près de celui que l’on poursuit.

Au bastingage sont accrochées des grappes humaines qui scrutent les ténèbres.

Rien. Absolument rien ne parait.

L’adversaire est-il en avant ? Est-il en arrière ? On ne saurait le préciser. La brise, qui souffle par intermittences, n’apporte aucun son. La vague mouvante n’a conservé aucune trace.

En vain le Varyag tire des bordées, revenant sur son erre. On croirait qu’il laboure seul les champs de l’Océan.

Maintenant, à bord, ce n’est plus de l’agacement, c’est de la rage qui possède tout le monde. 

Si le steamer inconnu apparaissait, on le prendrait à l’abordage.

Mais il ne se montre pas. Si bien que, après deux heures d’inutiles recherches, le capitaine fait remettre le cap au nord, enlever les prélarts des cheminées, rétablir les fanaux.

Il espère peut-être que sa manœuvre sera imitée par son insaisissable ennemi. Il a une désillusion. Les lunette marines ont beau fouiller l’horizon, elles ne découvrent rien. Sous les étoiles, fanaux du navire de l’infini, les lumières du bord scintillent seules à la surface de la mer.

Furieux, les matelots de quart, puis les passagers quittent le pont ; mais longtemps encore des murmures montent de l’intérieur du navire, jurons, imprécations, malédictions à l’adresse du vapeur inconnu. 

Tout se tait enfin.

Silencieux, le vapeur a repris sa route primitive, et les hommes de quart se demandent si l’on n’a pas rêvé, ou si le steamer mystérieux n’est pas le Vaisseau hollandais que d’aucuns appellent le Vaisseau fantôme.