Le Sentiment religieux dans la poésie française contemporaine

Le Sentiment religieux dans la poésie française contemporaine
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 96-122).

LE SENTIMENT RELIGIEUX
DANS
LA POÉSIE FRANÇAISE CONTEMPORAINE

D’un bout à l’autre de l’histoire de la Poésie on voit le lyrisme et le sentiment religieux aller de pair. Lorsque l’exaltation de la pensée ou du cœur porte l’homme au delà de la sphère de ses réflexions, de ses affections quotidiennes, tout de suite il se heurte à l’inconnu. Alors, le problème de la conscience et de la science le tourmente : qu’il soit enclin à douter ou qu’il soit touché de la Grâce, il veut chercher à atteindre la Vérité.

En interdisant le lyrisme, qui, dans sa sincérité, se contente de la première forme venue, les Parnassiens avaient empêché la poésie de pousser son vol au delà des réalités plastiques. Cette force de réaction, qui, à une heure donnée, change l’orientation des courans de la pensée, devait logiquement affranchir la poésie de ces contraintes. En effet, le sentiment du divin y reparaît aujourd’hui comme une des sources rajeunies de son inspiration.

Il s’y montre tour à tour avec la figure d’un genre littéraire, et l’allure de la plus tragique sincérité : il s’apaise, chez les très jeunes gens, dans une certitude dogmatique, berceuse comme un murmure de litanies. Chez les poétesses, — en qui se reflètent, pour une part, les aspirations des femmes de notre temps, — il sursaute entre l’incroyance totale, les cris d’orgueil révolté, puis des soumissions subites.

De cet ensemble de velléités, de partis pris, de sincérités, se dégage une nouveauté dans les rapports du lyrisme et du sentiment religieux qui semble une des originalités les plus certaines du mouvement poétique de ces vingt-cinq dernières années.


I

Parlant de Chateaubriand, et s’interrogeant sur les rapports de la disposition au lyrisme et du sentiment religieux, Brunetière a posé en fait, qu’il n’y a de poétique que ce qui dépasse le cercle de la vie présente et qui la prolonge au delà de la réalité. À la circonférence de nos certitudes il signale ce « quelque chose d’obscur et d’inquiétant » que n’ont pas réussi à dissiper les efforts conjurés de la science et de la philosophie : « Tout cela, conclut-il, c’est de la Religion, mais c’est aussi de la poésie. »

D’autre part, dans son Rapport sur la Poésie, Catulle Mendès constate que le rationalisme du XVIIIe siècle a dissipé, dans une clarté impitoyablement lucide, l’illusion, le rêve, la beauté des êtres et des choses : « Cet évanouissement du mystère, écrit-il, a eu pour conséquence la quasi disparition de la poésie. »

Presque tous les poètes d’aujourd’hui partagent ces sentimens. On sait que leur ferveur franchit les groupes romantiques et parnassiens pour se rattacher à des maîtres de leur choix. Ils procèdent surtout de Chénier, de Marceline Desbordes-Valmore, de Baudelaire, de Sully Prudhomme, de Verlaine et de Mallarmé.

La jeune école n’a qu’à tourner les yeux vers l’œuvre de la plupart de ces maîtres pour y apercevoir la préoccupation du divin.

La prière se mêlait naturellement aux invocations d’amour, dans les vers de Marceline Desbordes-Valmore. La façon dont elle retouchait, au gré de sa passion, le dogme sur lequel elle croyait s’appuyer donnait déjà de l’ombrage à l’exacte orthodoxie. On semblait prévoir quel usage des poètes feraient, par la suite, d’une piété trop littéraire. Vinet s’indignait : « Dans aucun recueil de vers modernes, écrivait-il, nous n’avons si souvent rencontré des mots sacrés que dans les poèmes de Mme Desbordes-Valmore ; mais jamais aussi nous ne les avons vu profaner d’une manière aussi affligeante. D’autres ont parlé, dans leurs vers, de Dieu, de Jésus-Christ, des anges, mais à titre de poésie, sans conséquence mauvaise, ni bonne, et cela même était triste. Les poésies de Mme Desbordes-Valmore sont remplies de ces grands noms ; le dernier surtout y est prodigué à un point qui frappe tout le monde, et appliqué comme aucune femme ne s’en était encore avisée ; c’est que le ciel seul lui fournit des images proportionnées à une passion qui n’est qu’une perpétuelle apothéose :

… Dieu, c’est toi pour mon cœur ;
J’ai vu Dieu : je t’ai vu !

« Ce sont là de grandes impiétés et mieux vaudrait cent fois l’absence de toute allusion aux idées religieuses qu’une aussi déplorable profanation[1]. »

À plus forte raison, Vinet aurait-il refusé de saluer un croyant dans ce Baudelaire qui, de son éducation catholique, semble n’avoir retenu que la notion du péché, et qui en part pour s’adonner avec malice à la joie du mal.

Toute une aile de l’armée décadente et symbolique suit cette route ouverte par l’orgueil de l’homme en lutte contre le divin. Le reste, — centre et aile droite, — plante ses tentes dans la clairière de mysticité où campèrent Marceline Desbordes-Valmore et Verlaine.

Nous n’en sommes plus à ce carrefour de Pythagore où le sage s’engageait dans la voie choisie avec la sensation de son indépendance totale : presque toujours notre mysticisme est un peu sensuel et notre sensualité un peu mystique : jamais, plus qu’aujourd’hui, la chair et l’esprit ne sont apparus étroitement rivés l’un à l’autre ; de ce fait, dans les pires abandons de l’instinct naturel ou perverti, nous conservons la souffrance du ciel.

À cet égard, rien de plus caractéristique que la vie et l’œuvre de Verlaine. Du mysticisme se cache sous les Fêtes galantes, de la sensualité éclate dans les pages les plus pieuses de Sagesse. Ce n’est point ici artifice de poésie : c’est la fusion d’un cœur dans le cœur d’un Dieu. C’est un amour gratuit, affolé, absolu, indépendant de toute idée de récompense ou de châtiment. Dans sa manifestation, cet amour est merveilleusement moderne. Il a fallu notre temps, la liberté qu’il accorde à toute sincérité pour que la « transe divine » de celui qui, lui-même, se nommait « le pauvre Lélian » pût prendre la forme d’une poésie accessible aux mécréans aussi bien qu’aux croyans.

Comme si les causes de cette évolution du poète vers un idéal qui, momentanément, l’arrachait aux opprobres de sa vie, n’étaient pas assez évidentes, Verlaine a cru devoir les préciser. Au cours de ses Poètes maudits, il consacre une page, — dont la répercussion a été profonde dans les cerveaux et dans la sensibilité des poètes nouveaux, — à expliquer comment il se croyait libre de faire alterner, dans ses recueils, des vers pieux avec des cris de sensualité, de la même façon que le péché et la contrition se sont côtoyés dans sa vie :

« Ce que devient, dans tout ceci, l’unité de pensée ? » demandait-il ingénument : « Mais elle y est ! Elle y est au titre humain, au titre catholique, ce qui est la même chose à nos yeux. Je crois et je pèche par pensée comme par action ; je crois et je me repens par pensée en attendant mieux. Ou bien encore : Je crois et je suis bon chrétien en ce moment ; je crois et je suis mauvais chrétien l’instant d’après. Le souvenir, l’espoir, l’invocation d’un péché me délectent, avec ou sans remords. Cette délectation, il nous plaît de la coucher sur le papier et de la publier plus ou moins bien ou mal exprimée ; nous la consignons enfin dans la forme littéraire, oubliant toutes idées religieuses ou n’en perdant pas une de vue. De bonne foi, me condamnera-t-on comme poète ? Cent fois non ! Que la conscience du catholique raisonne autrement ou non, ceci ne nous regarde pas… »

Cette impulsive sincérité de Verlaine n’était pas plus facile à imiter que son génie, mais au moment même où la jeunesse littéraire venait de retrouver le sens du mystère, de découvrir les liens intimes qui unissent le lyrisme à l’esprit religieux, elle ne devait pas oublier les magnifiques émotions d’art dont les contrastes de l’œuvre du pauvre Lélian lui avaient fourni l’émotion.

Ainsi le désir, sinon la volonté de la foi, s’est éveillé chez beaucoup d’entre ces jeunes poètes. Peut-être est-ce aux époques le moins raisonnablement religieuses, que l’on s’entretient le plus avec Dieu ? Le fait est que les croyans du XVIIe siècle ont rarement éprouvé le besoin de manifester leur foi dans des strophes lyriques tandis que le « moi » si inquiet des hommes du XIXe et du XXe siècle a dû faire, à l’expression du sentiment religieux, une part importante.

Il s’agira donc, dans ces pages, moins de la renaissance proprement dite de ce sentiment, que d’une résurrection de la sensation religieuse avec tout ce qu’elle peut contenir, soit de morbide, soit de très pur. Se déclarer mystique ne signifie pas, pour les disciples de Verlaine, qu’ils donnent leur assentiment à une morale quelconque, ni surtout qu’ils décident de se soumettre aux pratiques quotidiennes et humbles de cette morale. Ils ne veulent que modifier la vie dans ses aspects, l’expliquer dans ses profondeurs, la renouveler dans ses sensations. La notion de péché, si clairement définie par Verlaine, ajoute un raffinement à des expériences nouvelles. C’est surtout parce qu’elles sont défendues que les sensations atteintes apparaissent exquises. Les purs mystiques s’élevaient à l’extase par l’ardeur sublime de la prière. Les mystiques décadens et symbolistes prétendent atteindre au même résultat par d’autres moyens, par « les énervemens de l’organisme. »

Est-ce à dire que leur velléité religieuse ne soit qu’une attitude ?


II

Un désir de foi plane sur toute la fin du XIXe siècle, et, dès le début du XXe, il se précise.

Nourri de réalités mathématiques, de certitudes rationnelles, de science pure, Sully Prudhomme se montre, dans Prima Hora, joignant les mains, le front sur la Bible, essayant d’épeler son Credo. Sans doute, la délicatesse sentimentale de l’auteur des Vaines tendresses lui faisait, vers la recherche des consolations religieuses, une pente facile. Mais les mêmes préoccupations se manifestent avec éclat chez un païen aussi déterminé qu’Albert Samain. Il suffit d’une sonnerie d’église pour réveiller en lui.


… Ce qui reste de foi dans nos vieux os chrétiens…


Puis, à mesure que l’ombre de la mort descend sur sa vie, sitôt arrêtée, l’inquiétude de l’au-delà s’empare de lui, le tenaille plus violemment :


… Il est des nuits de doute où l’angoisse vous tord,
Où l’âme, au bout de la spirale descendue,
Pâle et sur l’infini terrible suspendue,
Sent le vent de l’abîme et recule éperdue…
… Et ces nuits-là, je suis dans l’ombre comme un mort…


Il en vient à rêver que s’il avait vécu plus longtemps, lui, le poète de la Luxure, peut-être à la fin il aurait pris figure d’apôtre :


Le cœur est solitaire et nul Sauveur n’enseigne…
… Qui de nous dans la nuit va jeter un grand cri ?…


La recherche de la joie de vivre, vers laquelle nos contemporains sont si passionnément attirés, ravive l’angoisse qui s’attache aux lendemains de la mort. La pensée du Jugement dernier, qui faisait sourire les affilies du naturalisme, semble vouloir recommencer de hanter les âmes avec les menaces dont il a hérissé jadis le fronton des cathédrales. M. Florian Parmentier s’écrie :


Mon Dieu ! L’ombre tragique est là-bas qui me guette,
Elle est aveugle, et cependant inévitable
Et je sais bien qu’un jour d’épouvante muette,
L’ombre recouvrira ma trace sur le sable…
… Faites pourtant, mon Dieu ! qu’en cet instant d’horreur
L’angoisse de ma chair n’atteigne pas mon cœur,
Mais que mon âme éprouve un grand apaisement,
Que l’affre et le remords ne la torturent pas,
Mais qu’ayant fait le bien, elle trouve au trépas
L’air ineffable et doux d’un très saint sacrement…


Ces inquiétudes de l’au-delà inspirent à M. Louis Mercier un poème émouvant, où la troublante question est posée avec toute la confiance de l’amour. En relisant l’Évangile, le poète s’aperçoit que, si Lazare, dépouillé de ses bandelettes, est sorti vivant des immobilités de la mort, ceux qui le retrouvaient ont dû l’interroger sur ce qu’il avait vu, sur ce qu’il avait connu de l’autre côté de la vie. Et ces questions, que toute l’humanité sa pose sans jamais recevoir de réponse, Louis Mercier les met tour à tour dans la bouche de la sage Marthe, de la tendre Marie, de la foi qui ne se tourmente pas, de l’amour qui s’en remet :


Lazare répondit : — Je ne me souviens pas.
… Un infrangible sceau
Est posé sur ma lèvre et me ferme la bouche.
Comme on fait d’un trésor caché dans un caveau,
J’explore en tâtonnant ma mémoire et ne touche
Que l’ombre insaisissable et que le vide noir…
Et Marie à son tour parla :
Frère, pardonne-nous d’avoir troublé ton cœur !
N’avons-nous pas appris ce qu’il en faut connaître
Depuis que la Lumière habite parmi nous
Et que nous entendons la parole du Maître ?…
… Le Christ est bon, le Christ est vrai, le Christ est beau
Et je n’ai pas besoin d’en savoir davantage !
Lazare, souriant, lui répondit : — Ma sœur,
Ta parole a versé du baume dans mon âme.
La part que tu choisis est pleine de douceur ;
Que ne puis-je savoir ce que tu crois, ô femme !


Ainsi rentre dans la pensée contemporaine cette certitude, qui fut si familière aux grands chrétiens des premiers temps et si dédaignée des savans positivistes du XIXe siècle : « On ne comprend que par l’amour. »

L’idée de Dieu, de l’Eternel créateur et jaloux que l’on entrevoit à travers les vieilles Bibles, est le plus souvent absente de cette poésie religieuse. La figure plus humaine, plus tendre de Jésus masque ici, de ses souffrances, de sa pitié, de ses indulgences d’amour, la première des personnes trinitaires. Elle s’impose si impérieusement à la méditation des poètes contemporains qu’un positiviste avéré tel que M. Edmond Haraucourt ouvre, malgré lui, sa voile au vent qui souffle. Il écrit une Passion, il aperçoit le Paradis à travers les blessures de la Crucifixion :


… Auréolé de lumière, Il monta.
Et comme II s’enlevait en leur montrant les routes,
Ses paumes qui saignaient firent de quatre gouttes
Le signe de la croix sur les quatre chemins.


La redécouverte de cette figure, un temps voilée, du Christ, éclaire toute la poésie contemporaine. Elle a inspiré à M. Jean Aicard une des pages les plus hautes de son œuvre. Le poète refait avec les pêcheurs du lac de Tibériade la route d’Emmaüs : devant lui, il aperçoit une ombre qui s’approche, s’évanouit, reparaît, suscite les courages des pèlerins nocturnes ou les laisse défaillans, selon que l’apparition se précise ou qu’elle s’efface.

Ceux qui ont assisté à la réception de M. Jean Aicard à l’Académie française n’ont pas oublié quel frisson passa sur la salle lorsque M. Pierre Loti, qui recevait le poète, évoqua la scène d’émotion mystique et de ténèbres. On eut la sensation que l’auditoire redisait avec le poète inspiré, cette prière ardente, chancelante, incertaine, émouvante comme la foi des hommes et des femmes de son temps :


Oh ! puisque la nuit monte au ciel ensanglanté,
Reste avec nous, Seigneur, ne nous quitte plus, reste !
Soutiens notre chair faible, ô fantôme céleste,
Sur tout notre néant, seule réalité !

Seigneur, nous avons soif, Seigneur, nous avons faim ;
Que notre âme expirante avec toi communie !
À la table où s’assied la fatigue infinie,
Nous te reconnaîtrons quand tu rompras le pain…

… Les vallons sont comblés par l’ombre des grands monts,
Le siècle va finir dans une angoisse immense :
Nous avons peur et froid dans la nuit qui commence.
Reste avec nous, Seigneur, parce que nous t’aimons[2] !


III

Quelle est, au point de vue de l’orthodoxie exacte, la valeur d’une telle floraison de poétique ?

M. René Doumic ne tolère point ici de malentendu : « En constatant cette tendance idéaliste, il faut, dit-il, se hâter d’ajouter qu’elle est sans profondeur comme sans vigueur, toute superficielle et du reste contrariée par les tendances les plus opposées. Cette littérature soucieuse des problèmes de l’âme a continué d’être une littérature brutale, et plus curieuse que jamais des problèmes de la chair. Elle est imprégnée de religiosité ; mais il est à peine besoin de le redire, — car cela crève les yeux, — elle n’est pas chrétienne. Les jeunes écrivains sont, au point de vue religieux, profondément incrédules ; c’est ce qu’il ne faut pas oublier, quand on affecte de leur tenir compte de certaines velléités et de les revendiquer pour l’église de demain. »

Il est sûr que, si l’on s’en rapporte aux définitions classiques, le mot de « mysticité » ne peut s’appliquer, que par abus, aux tendances de la majorité de ces poètes. Une résurrection d’émotions ataviques, longtemps ensommeillées, de réactions logiques, de sincérités qui se cherchent, d’admirations d’artistes pour des états d’âme qui renouvellent la psychologie, devait prendre figure de genre. De même que la phalange parnassienne avait tourné autour du temple grec, l’avait profilé sous tous les aspects de ses lignes pures, la génération nouvelle s’éprend de la cathédrale, de ce Moyen Age, haï de Leçon te de Liste, de sa naïveté, de ses pompes, de ses figurations, de ses décors, de son pittoresque émouvant. Faunes, nymphes, dryades, satyres, osent venir jusqu’au seuil de la basilique pour y risquer un regard émerveillé.

C’est M. Émile Verhaeren, le « paroxyste » flamand, qui s’arrête au seuil du chœur où ses Moines féodaux psalmodient le rude office de « Ténèbres : »


Ils s’assoient dans les plis cassés droit de leurs bures
Tels que des chevaliers dans l’acier des armures…
… Ils sont les gardiens blancs des chrétiennes idées
Qui restent au couchant sur le monde accoudées…
… Ils vivent sans sortir de leur rêve infécond,
.Mais ce rêve est si haut qu’on ne voit pas leur front.
… Et jusqu’au bout leur foi luira d’un feu vermeil
Comme un monument d’or ouvert dans le soleil…


C’est Georges Rodenbach, sans croyance précise mais artiste religieux à la façon des Van Eyck et des Memling, qui suit les dévotes de Bruges de leur béguinage à l’église :


… Et vous êtes mes sœurs…
.. Âmes comme des fleurs et comme des sourdines
Autour de qui vont s’enroulant les angélus…


Max Elskamps s’adonne à la restauration des vitraux gothiques :


Marie, épandez vos cheveux :
Voici rire les anges bleus,
Et dans vos bras Jésus qui bouge…
… Avec ses pieds et ses mains rouges,
Et puis encore les anges blonds
Jouant de tous leurs violons[3]


Dans une chapelle latérale, M. Henri de Régnier agenouille deux moines en froc auxquels il ordonne de passer une nuit de veillée funèbre devant le catafalque de Don Juan ; ces prêtres trouvent juste que « celui qui a souillé la neige » et « corrompu le feu » se lamente en enfer. Mais voici qu’aux premières lueurs du jour, les religieux étonnés voient le visage du mort rayonner : il se transfigure. En même temps, trois femmes en pleurs, trois amoureuses fidèles pénètrent dans l’église et au moment où elles s’approchent du Tombeau,


Afin de dire au mort aimé l’adieu suprême…


elles aperçoivent, au fond de la chapelle, quelqu’un qui, à deux mains, soulève la pierre sépulcrale :


… Et toutes trois, Anna, Elvire et l’Enfant pâle
Virent qu’ayant enfin descellé le bloc lourd,
Debout, leur souriait, et le pied sur la dalle —
Un Ange aux ailes d’or et pareil à l’Amour !


Le penchant du public se dessine si nettement en faveur des peintures évangéliques et des émotions pieuses, que les poètes relèvent les tréteaux qui, en face de l’Église, servirent à la représentation des Mystères.

Quand on apprit que Catulle Mendès se proposait de mettre à la scène la vocation de Sainte Thérèse, plus d’un, même parmi ceux qu’avait émus son mystérieux et métaphysique poème Hespérus, craignirent que, cédant à un penchant ancien, il n’abusât de la phraséologie pour exprimer les émotions de l’amour divin avec les ressources d’une sensualité trop humaine. Mais Mendès apparut, en cette occasion, comme si, lui aussi, il avait été touché par l’ange purificateur.

M. Edmond Rostand, si évidemment soutenu par ce don qui, jadis, a fait assimiler les poètes aux prophètes, et grâce auquel ils expriment, les premiers, la pensée et le sentiment des foules, cède, autant qu’il est en lui de le faire, au courant d’évangélisme littéraire où se plongent ses contemporains. Il écrit La Samaritaine. Peu importe si la Terre Sainte prend ici la couleur de la Provence, et si le témoignage est rendu non pas par un poète chrétien enivré de sa foi, mais par un poète de cour d’amour, par un « troubadour du temps de la reine Jeanne. » On ne joue pas impunément avec le feu de l’autel. À ces artistes, touchés de spiritualité, à qui l’Église avec ses traditions, son décor, apparaît comme un asile rouvert à la poésie, va succéder une génération de jeunes hommes, ceux-là orthodoxes et disciplinés comme des Eliacins, qui tenteront de faire, de la foi elle-même mise en vers, le fondement de la poésie.


IV

Les lois de la réaction n’expliquent peut-être pas toutes seules la génération, on dirait spontanée, de ces adolescens qui s’avancent dans le jardin de la poésie la plus contemporaine sous des figures d’enfans de chœur pieux, avec des lys et des encensoirs dans les mains, qui travaillent à dresser un autel où s’érigera, au-dessus des foules agenouillées, la splendeur rayonnante du Saint-Sacrement. Ces jeunes gens sortent, en effet, de l’ombre de la cathédrale. Des mains pieuses ont façonné leurs cœurs, leurs esprits. Leurs hérédités ont été fortifiées en eux par cette éducation. Ils témoignent d’une tendresse infinie, presque maladive, pour les mères qui, les premières, leur apprirent à joindre leurs mains débiles.

Vivante ou morte, c’est la mère qui parle en eux et qui leur dicte leur devoir :


… Je suis auprès de toi comme avant, je te vois !…
Ô mon enfant béni par qui je fus heureuse…
Que ton Dieu te soit tout et ton pain et ton vin ;
Ne te satisfais pas d’être bon, sois divin !…
… Va, mon fils, donne-toi sans compter, pense, agis,
Accueille tout l’espace en tes yeux élargis,
Et fais de ton cœur d’homme insatiable et tendre
Un abîme d’amour où Dieu puisse descendre[4].


Toute la douleur du monde pourrait, sans doute, se résumer pour eux, comme dans la tragique histoire de la Vierge Marie, dans l’affliction d’une mère qui pleure le fils disparu :


J’ai revu le visage usé, mais doux encor,
De celle-là qui fut ta mère, ô pauvre mon !
Et son baiser cherchait sur ma face inclinée
L’ineffable douceur de ta vingtième année…
Les autres oublieront ton sourire et ta vie
Et l’angoisse du soir où ton œil se voila.

Elle seule, des nuits et des nuits veillera
Pour mieux se rappeler tes heures d’agonie.
Et plus tard, quand bien vieille, elle écoutera rire
Tous ses petits-enfans autour de son fauteuil,
Elle demeurera pensive et sans rien dire,
Le cœur triste à jamais, le front toujours en deuil,
Évoquant ta jeunesse ardente, pieuse et douce,
Ton existence calme, unie et sans secousses,
— Jusqu’au dimanche de juin où tu mourus, —
En redisant ton nom qu’on ne connaîtra plus[5]


Il y a sans doute une exagération de parti pris lilial et, par là, littéraire, dans les poèmes de jeunes hommes où le mot « Dieu » éclate, d’un vers à l’autre, dominant le texte, comme le font ailleurs les vocables d’amour. Mais lorsque ces états d’âme ne sont point l’effet d’une compression d’éducation ou d’une « manière, » mais bien le résultat d’une nature affinée, d’une conscience sincère et scrupuleuse, on s’avise que cette piété masculine ajoute, à la lyre poétique, une corde d’argent dont la sonorité est nouvelle.

Il reste que ceux qui n’ont pas eu à conquérir la foi sur le doute, le goût de pureté dans les défaites du désir, sont certes, au point de vue religieux, des âmes précieuses, mais, au point de vue poétique, ils nous touchent moins ; on ne fait, avec eux, aucun voyage de recherches, on ne court aucun risque, aucune aventure. Ils sont nés dans un port de certitude, ils s’y trouvent bien, ils ne hissent point leur voile pour s’exposer aux tempêtes du large. Leurs élans d’adoration ont, dans leur pureté, la monotonie et l’anonymat de ces piliers, tous pareils, qui s’élèvent du parvis d’une cathédrale pour porter la voûte.


V

La femme est toujours plus lente que l’homme à se laisser toucher par des considérations d’ordre philosophique et critique. Chez nous, elle était restée croyante, alors que le positivisme, le renanisme et l’indifférence avaient, plus ou moins gravement, atteint la jeunesse masculine. À l’heure où le sentiment religieux rentre dans le lyrisme, elle demeure en retard d’une étape. Elle ne fait que s’engager sur ce terrain de la non-croyance que l’homme a franchi. Sans doute, elle en est encore à l’étourdissement de se sentir libérée des disciplines, des scrupules, que lui imposaient l’inquiétude religieuse, elle n’est pas pressée d’y rentrer. On dirait qu’elle prétend oublier ce qu’elle doit au christianisme : elle se retourne avec élan vers la vie grecque et païenne, elle veut que la passion d’amour soit le but et la fin de tout.

Il est impossible d’apparaître plus dépourvues de religiosité que ne le sont, à l’heure présente, à peu près toutes les femmes poètes dont les vers sont renommés. On sent, chez elles, le frémissement d’un être séculairement surveillé, dirigé, contraint, qui, dès ses premiers bonds, veut atteindre aux limites de la liberté.

Si Mme Gérard d’Houville songe « aux chers jours passés, » c’est pour déclarer qu’alors, elle était « faunesse : »


… J’ai rêvé tout mon rêve et le reste m’est vain,
J’ai chéri la douceur des choses passagères,
La pourpre d’une rose ou l’arome d’un vin,
L’ombre voluptueuse et ses calmes mystères…
… Mon cœur n’a pas cherché le ciel indifférent,
Ni désiré l’espoir d’un inutile leurre.
J’ai supporté, sans lui, ma joie et mon tourment.


Mme Catulle Mendès dispose, en faveur « du jeune dieu Amour, » de la foi qu’elle eut jadis dans « son Dieu. » Elle le nomme sa « part d’infini. » Si elle entre dans une église, c’est, dit-elle, pour poser à l’autel de Jésus :


          …suprême embûche !
Tout mon être blêmi du besoin d’être aimé…


Elle lui confesse :


Je ne réclame pas ton extrême secours,
Ton amour partagé ne saurait me suffire ;
Sur le cœur qui me prend il me faut tout l’empire,
À ton choix trop d’échos en moi resteraient sourds…


Mme de Noailles place, en tête de ses Éblouissemens, cette affirmation tranquille : « Je ne crois qu’aux dieux antiques, qu’à Cybèle, à Minerve, à Junon, aux Nymphes, au jeune dieu Pan : »


… Je crois aux voluptés et je crois à la mort
Qui finit toutes choses…………….


Aucune de ces poétesses ne paraît être troublée par le problème de l’au-delà ; elles sont surprises de s’apercevoir que des sentimens de crainte, de scrupules, de pudeur qui, jadis, étaient la part de femme, semblent s’épanouir, à mesure qu’elles s’en dépouillent, dans l’âme des hommes.

Quelques-unes s’avisent que ceux de leurs compagnons qui n’abritent point de mysticité, de piété dans leurs cœurs, ont tout de même une tendance à se distraire d’elles et de l’amour qu’ils leur portent pour s’adonner à l’action, chastes et dédaigneux comme l’Hippolyte grec. De là un mouvement où la coquetterie blessée a sa part, qui rejette la femme vers elle-même et la dispose à rechercher, dans la société des autres femmes, les admirations et les délicatesses indispensables à son bonheur.

Mme Renée Vivien, qui vient de mourir en plein talent et en pleine jeunesse, demeure comme un exemple des tortures d’âme où aboutit, même dans l’art, ce dédain des lois naturelles,

Jaillie d’une race puritaine, transplantée en France, elle a senti, elle aussi, passer sur elle cette moderne brise mystique qui sort de la vieille cathédrale. Avec une gravité, derrière laquelle se font jour ses hérédités d’angoisse religieuse, elle s’est demandé ce qu’elle dirait au « Maître » quand, au soir du Jugement dernier, elle comparaîtrait devant lui. De ses luttes, de ses révoltes, est sortie cette pièce terrible et pathétique Ainsi je parlerai, on la beauté de la forme soutient la sincérité de sentiment d’une âme désespérément inquiète, et éperdue d’orgueil :


Si le Seigneur penchait son front sur mon trépas,
Je lui dirais : Christ, je ne te connais pas.
Seigneur, ta stricte loi ne fut jamais la mienne,
Et je vécus ainsi qu’une simple païenne…
… Vois l’ingénuité de mon cœur pauvre et nu.
Je ne te connais point. Je ne t’ai point connu.
J’ai passé comme l’eau, j’ai fui comme le sable.
Si j’ai péché, jamais je ne fus responsable…
… Et maintenant. Seigneur, juge-moi. Car nous sommes
Face à face, devant le silence des hommes…
Autant que doux l’amour me fut jadis amer.
Et je n’ai mérité ni le ciel ni l’enfer.
J’écouterai très mal les cantiques des anges.
Pour avoir entendu jadis des chants étranges…
… Laisse-moi, me hâtant vers le soir bienvenu,
Rejoindre celles-là qui ne t’ont point connu…

On sait l’usage que toutes les religions ont fait de l’idée

de la mort et de la crainte qu’elle inspire : aussi les poétesses de notre temps écartent-elles de toutes leurs forces cette image haïe. Mais, à leurs yeux, la mort a dépouillé l’apparence de l’épouvantail moyen-âgeux : pour elles, être morte, c’est tout simplement cesser d’être jeune, c’est devenir cette ombre décolorée qui, avec un cœur encore frémissant, passe les eaux du Léthé.

Cette insouciance pour tout ce qui n’est pas la vie intense, les joies de la terre, cet éloignement de toute méditation sévère, pourrait bien, il est vrai, ne durer, chez les poétesses de notre temps, que ce que dure leur jeunesse elle-même. Ce ne serait pas une surprise trop forte de voir, à l’heure des cheveux blancs, se joindre des mains qui se vantèrent de n’avoir été « emplies que de caresses, x Et sans même attendre que la beauté passe et que les pensées mélancoliques apparaissent à l’automne de la vie, il suffit que la douleur survienne, ou que se manifeste la précoce usure d’un cœur qui a trop battu, pour que, dans l’âme féminine, vidée de curiosité, reparaisse l’image divinisée de Celui qui peut emplir une âme, si insatiable soit-elle.


… C’est toujours soi qu’on cherche en croyant qu’on s’évade,


écrit Mme de Noailles dans une pièce où elle s’efforce de retourner à Dieu, sans l’humilité ni la naïveté d’un Verlaine, mais avec un désir, chez elle, nouveau, de s’immoler à quelqu’un qui ne serait pas soi-même :


Mon Dieu, je ne sais rien, mais je sais que je souffre,
Au delà de l’appui et du secours humain,
Et puisque tout les ponts sont rompus sur le gouffre,
Je vous nommerai Dieu et je vous tends la main.
Mon esprit est sans foi, je ne puis vous connaître,
Mais mon courage est vif et mon corps fatigué,
Un grand désir suffit à vous faire renaître :
Je vous possède enfin puisque vous me manquez.


Dans cet élan, qu’elle considère sans doute comme un abandon complet de soi, Mme de Noailles n’abdique point sa personnalité ; elle ne s’attarde pas à écouter si, oui ou non, Dieu lui répond. Et, avec une survivance d’orgueil un peu inquiétante chez une néophyte, elle affirme que sa présence devant Dieu est un clair présage qu’un siècle « plus gonflé de foi s’écoulera vers les autels. »

L’Église a toujours tenu en défiance les belles sibylles, même lorsque leurs prophéties concordaient avec ses vœux. Patiente, parce qu’éternelle, elle ne s’est point beaucoup émue de voir la femme moderne rompre en visière au divin et prétendre, réduite à ses seules forces, faire la route de la vie. D’avance, elle était certaine qu’une expérience amère ramènerait les révoltées vers les sources de la consolation dont elle dispose, et que, pas plus que l’homme, la femme ne trouverait, en fin de compte, un port de paix dans l’aridité des certitudes scientifiques.


VI

Dominant, en effet, les partis pris d’une réaction littéraire qui revenait à la religion sans la foi, et, d’autre part, les docilités d’une jeunesse qu’aucun doute n’a effleurée, cinq des poètes, parmi les plus notoires de ce dernier quart de siècle, MM. Édouard Schuré, Louis Le Cardonnel, Adolphe Retté, Charles Guérin, Francis Jammes, se sont sentis enlevés au-dessus d’eux-mêmes par cette brise religieuse qui soufflait de terre, et, dans leurs cœurs, où tant de passions humaines avaient battu, ont senti Dieu.

Le cas de M. Schuré est un peu spécial : parti du positivisme scientifique des Strauss et des Leconte de Lisle, M. Schuré se cantonne sur le terrain purement philosophique et semble n’aboutir, en somme, qu’à des affirmations de spiritualité. Cela tient sans doute aux origines du poète élevé en Alsace dans la tradition luthérienne. On ne pouvait attendre que, nourri dans la discussion des textes, qui est de tradition dans les familles où la culture biblique est très forte, M. Schuré vînt, à la faveur de la poésie, aborder dans le port catholique. Il n’est pas l’apôtre de la foi qui s’abandonne au dogme. La croyance lui apparaît comme une conquête de la pensée virile. Pour l’atteindre, il a parcouru les grandes routes de l’histoire ; bardé de fer tel un chevalier moyen-âgeux, il est allé assiéger, forcer dans leur retraite, arracher aux ombres où ils se dissimulent, les penseurs qui relient les mystères de la terre aux mystères du ciel et qu’il considère comme Les grands Initiés. Avec eux, appuyé sur toutes les ressources de la volonté et de l’intelligence critique, M. Édouard Schuré tente l’escalade de l’au-delà. Il ne se sert de l’art que pour donner du corps à ce qui est trop abstrait dans sa doctrine et pour rendre le mythe visible aux foules. Dans cette conception, quelque peu superbe, où il admet que l’intelligence de l’homme peut être la mesure du divin, il rencontre fatalement devant soi Lucifer, l’archange déchu, qui prétendit « savoir, » et par là s’égaler à Dieu.

Cette disposition d’esprit a rallié à Édouard Schuré une catégorie de jeunes gens qui, vers 1885, se paraient, comme d’un titre, de l’épithète de décadens. Sans doute ces disciples de rencontre ne songeaient pas à devenir des théosophes comme le Maître, ils regrettaient seulement que le positivisme ambiant eût si délibérément écarté du champ de la pensée les choses divines. Si l’on ne croit pas en Dieu, on ne saurait invoquer Satan et, sans Satan, il est impossible d’être satanique — ce qui fut, un moment, la manière d’être la plus essentielle du poète décadent,

M. Édouard Schuré plane d’un vol miltonien au-dessus de ces insincérités. Pour lui, « Lucifer, » c’est l’esprit de critique opposé à l’esprit dogmatique ; c’est la figure biblique de ce Prométhée grec, qui voulut dérober au ciel le secret du feu, — c’est-à-dire le secret de la vie, — afin de le porter aux hommes. M. Schuré a enchâssé ces conceptions philosophiques dans un poème, parfois hermétique, mais d’une envolée lyrique constamment soutenue et qui est comme le testament de sa pensée : L’âme des temps nouveaux.

Dans le tourbillon des formes infinies dont il épie la giration, son héros, Lucifer, distingue « l’Eve première, luisante de candeur, » la « divine Psyché. » Elle monte vers le chœur des archanges qui l’appellent et la guident, mais une voix s’élève qui l’arrête dans son ascension. Celui qui parle, c’est Lucifer :


Je suis Archange aussi, mais l’Archange maudit,
Car j’ai voulu créer par moi seul, pour moi-même,
Comme le Tout-Puissant,
……………… ce fut là mon blasphème
Et mon crime sans nom. Donc, tous ils m’ont honni…
… Mon globe est un royaume affreux, nu, solitaire
Que travaille mon feu. Je l’ai nommé : la Terre…
… Chef-d’œuvre d’Eloa, toi, sa fille dernière.
Si tu m’aimes, crois-moi, l’univers est à nous !…

Avec toi, c’est le ciel, c’est l’infini sublime ;
Sans toi, c’est le néant avec son noir linceul…
… Choisis, ô ma Psyché ! Me laisseras-tu seul ?


Le Lucifer de M. Schuré date de cette heure, toute contemporaine, où la science, qui veut conserver le droit d’aller à la conquête de tout l’Inconnu, se révolte contre la médiocrité positiviste qui avait voulu imposer à son essor les limites de ce qu’elle nommait le Surnaturel. Cette bassesse excite jusqu’à l’invective la colère de l’archange qui voulut connaître toute science. À cause d’elle, il accable de malédictions les hommes, « ses fils, » en qui il ne se reconnaît plus :


… Oui, ils ont asservi l’élément ténébreux,
Mais sans comprendre l’âme infuse dans la force ;
Et voici maintenant que cette âme contre eux
Se redresse en crachant furieuse et retorse…
Ils mesurent le ciel, mais ne pénètrent pas
L’Ame innombrable qui s’agite en la Nature…
… Ils invoquent mon nom, ils singent ma puissance ;
Mais leur âme a perdu la divine Science…
… Moi-même, ils me nieront…


L’acte suprême des grands déçus de la poésie, c’est de se rejeter vers l’amour. Trahi par les hommes, Lucifer se retourne vers Psyché ; mais, là encore, il lui faudra souffrir, car l’amour que sa compagne lui portait n’est plus intact. Peu à peu Psyché s’est détachée du Chercheur, c’est vers le Pacifique, vers Jésus le Doux que, malgré elle, maintenant, s’élèvent ses aspirations, ses prières. Et comment à cette heure Lucifer la retiendrait-il ?


… Il a la Volonté, mais il n’a pas l’Amour !


Or ceci est la grande, l’originale élévation du poème de M. Schuré : les sentimens dont le révolté se sent envahi à cette minute lui créent une nature nouvelle. La notion inconnue du sacrifice s’impose soudain à son orgueil indomptable. Il se tourne vers Celle qu’autrefois il a arrêtée dans son ascension, il crie :


« … Sois donc heureuse avec ton Dieu sublime,
Psyché ! Psyché, pour toi, je rentre dans l’abîme ;
Je t’aime ! » Alors Psyché bondissant d’espérance :
« Il a souffert autant que le Christ… Délivrance ! »
" Qu’il soit libre ! » cria la grande Voix d’en haut,
Et la chaîne, en morceaux, croula dans le chaos.


On sent ici, jusque dans le débat de raison par lequel le poème se dénoue, les habitudes d’une pensée façonnée à l’école de la critique germanique.

Au contraire, l’hérédité celtique, qui est une part si importante de l’âme totale de la France, trouve, dans M. Louis Le Cardonnel, une de ses expressions les plus complètes. Lui aussi il a toujours été tourmenté par les problèmes éternels. Au temps même où il était le plus abandonné aux élans de la jeunesse, un goût mystique de l’idée, un invincible besoin de chercher l’invisible au delà des réalités des sens, lui hantait l’âme. Puis, au lendemain de la mort de la très pure Égérie, qui voulut orienter sa fougue vers les choses divines, le poète ne vécut plus que pour le rêve d’un Paradis où, affranchi des tyrannies et des luttes de tout ce qui vient d’en bas, il aurait le droit de se donner entier à un éternel amour :


Ah ! ne plus tressaillir d’une joie inquiète,
Qui, sitôt qu’elle naît, sent qu’elle va mourir ;
S’enivrer d’un bonheur sûr de toujours fleurir !
vous, profonds regards qui n’êtes pas mensonge,
Tendresses dont l’ardeur s’enveloppe de songe,
Cheveux qui vous mêlez, vous étiez leur espoir.
Et Dieu leur a donné l’éternité du soir
Dans cette région solennellement douce ;
Regardez : c’est toujours la sommeillante mousse.
Toujours la chute d’ombre et ses enchantemens,
Et ce lever brûlant d’étoile !…


Mais le Paradis est encore un but trop lointain pour les vœux de cette jeunesse débordante de force et de pensée. En attendant les joies, promises à l’éternel repos, il faut à M. Le Cardonnel l’emploi de son activité d’âme. Soudain, il abandonne les salons, les cénacles littéraires, puis disparaît. Il court à Rome s’enfermer au séminaire. On apprend que sa vocation est définitive. Celui que ses amis de jadis avaient baptisé en souriant, « l’aumônier du symbolisme » vient d’être nommé vicaire dans une paroisse du diocèse de Valence. L’Église veut éprouver dans le silence ces vœux qui lui viennent tardivement et de biais.

Neuf années passent avant que le poète soit autorisé à publier de nouveaux vers. À leur facture lumineuse et large, nettement classique, noblement apaisée, on sent que l’abbé Louis Le Cardonnel a trouvé le port définitif pour sa pensée et pour ses puissances d’amour :


J’ai traversé l’angoisse et connu la torture,
Seigneur, mais votre force a, chaque fois, dompté
Les émois qui troublaient ma fragile nature.
Et maintenant, soldat de votre volonté,
Ame en qui, par torrens, vos grâces sont venues,
Dans le renoncement trouvant ma volupté,
Plein d’espoir, je m’en vais vers des croix inconnues.


Désormais, celui que Édouard Schuré a nommé « l’Annonciateur » est rentré à Rome. Il y a été nommé chapelain à Saint-Louis-des-Français. Il est chargé d’un cours de littérature à l’école Chateaubriand. Il prépare un nouveau recueil dont le titre indique l’esprit : Carmina sacra.

La conversion de M. Adolphe Retté est un autre exemple des influences qu’exerce l’atavisme sur l’orientation d’un artiste habitué à vivre sur son propre fonds. M. Adolphe Retté s’est chargé de raconter lui-même le roman de son âme dans un livre qui a pour titre : Du Diable à Dieu ; Histoire d’une couversion, et auquel François Coppée mit une Préface. Les contemporains de ce poète l’avaient connu si passionné pour la liberté, voire pour l’anarchie, que ses violences littéraires lui avaient valu une condamnation politique.

Un jour il s’était appliqué à faire la synthèse des sept Péchés Capitaux avec les trois Vertus Théologales. Il s’était donné à Swinburne comme à son prophète favori ; il rêvait de fondre sur sa palette de poète « les pourpres de Heredia, les violets et les blancs de Tailhade, les haillons frissonnans de Verlaine, les gris fins de la jeunesse belge, » Il était d’ailleurs athée et matérialiste militant… « Enfin, confesse-t-il, après des culbutes réitérées dans le fumier de la débauche, de longues souffrances, des épreuves matérielles et morales de toutes sortes, je fus tiré de la voie de damnation éternelle, où je progressais au pas de course, par le plus adorable des miracles. Au moment où je désespérais de tout, même de l’Art, et où, las de me dégoûter moi-même, je rêvais de suicide, la Grâce me foudroya[6]. »

Une grande part du secret de l’évolution de M. Adolphe Retté tient, sans doute, comme celle de Huysmans, dans le fait de ses origines. Sa vie est un reflet de ses atavismes flamands. Il faut peut-être l’alliance des sangs espagnol et hollandais pour creuser des abîmes si profonds entre les passions du corps et les élans de l’âme. M. Retté sort du pays où le mysticisme des béguinages alterne avec les orgies des kermesses. Il a senti tout d’abord grandir dans son sang les violences qui se manifestent chez M. Émile Verhaeren. Cependant, dès cette minute, il apparaît marqué d’un caractère qui lui est personnel ; il mêle à son amour de la foule grouillante un goût supérieur de la justice. Ce penchant le porte d’abord à détruire tout ce qui est pour reconstruire, selon le plan de ses rêves, la Cité Future. C’est la période de sa foi anarchiste, de sa passion de propagande par le fait. Il ne s’y arrêtera pas. Son amour des humbles, son dégoût des réalités du monde va lui faire un chemin facile vers le cloître le jour où il croira s’apercevoir que la cité idéale, dont il a rêvé, est l’Église catholique, et que la meilleure méthode pour atteindre cet asile de perfection n’est pas, comme il l’avait cru un instant, la destruction et le massacre, mais bien la charité, la prière et l’amour. Le lendemain du jour où il a fait cette découverte, le poète va s’enfermer dans le monastère de Chetevagne, où les Bénédictins de Ligugé se sont réfugiés depuis leur proscription.


VII

Ces vocations de MM. Louis Le Cardonnel et Adolphe Retté ont, dans leur netteté impérieuse, les caractères d’une quasi-nécessité qui, malgré tout, demeure exceptionnelle. MM. Charles Guérin et Francis Jammes sont, dans leur évolution, plus voisins des âmes de leurs contemporains.

Et vraiment, il est le miroir d’innombrables jeunes gens de tradition latine, d’éducation catholique, de culture sceptique, ce Charles Guérin qui vécut si peu d’années, déchiré entre les ivresses de l’amour et les angoisses de la mort.

Le mal sans pardon dont il était touché et qui devait l’emporter si vite l’avait, dès son adolescence, marqué d’une inaptitude particulière au bonheur que, si avidement, il voulait saisir. Dès 1892, sortant à peine du collège, il avait donné pour épigraphe à ses premiers vers un certain nombre de phrases empruntées à l’Imitation de Jésus-Christ. Elles reflétaient une désespérance dont l’affirmation est en désaccord absolu avec les tendances du christianisme et particulièrement du catholicisme. « Tout ce que le monde m’offre ici-bas pour me consoler me pèse… C’est donc une véritable misère que de vivre sur la terre. »

Ce regret de n’avoir pas trouvé, dans sa culture religieuse, un point d’appui qui le secourût aux heures d’inquiétude philosophique, de dessèchement psychologique, circule, à travers l’œuvre entière de Charles Guérin, comme un accompagnement en fa au-dessous du chant de la clef de sol :


Bien que mort à la foi qui m’assurait de Dieu,
Je regrette toujours la volupté de croire,
Et ce dissentiment éclate en plus d’un lieu
        Dans mon livre contradictoire.


En dehors des heures où cette sommation de croire, qui monte de ses origines et de son éducation, lui est un tourment, il arrive souvent à Charles Guérin de s’en servir comme d’un moyen d’art et de se jouer, perversement, ainsi que d’une volupté supérieure, de la notion de péché.

Placé en face de ce souvenir malicieux, un jour, il dira à Jésus :


… J’ai détourné le sens divin des paraboles ;
J’ai, d’un grain vil, semé le champ de tes paroles.
Malheur à moi ! Car dans les vers que j’ai chantés
La prière se mêle au cri des voluptés.
J’ai baisé tes pieds nus comme une chair de femme
Et posé sur ton cœur ouvert un cœur infâme,
L’iniquité fût ma maîtresse…


Longtemps, il s’arrête à mi-chemin entre la croyance et le doute. Il a fait de fortes études philosophiques, il a lu les travaux d’exégèse, les critiques de son temps, il ne peut fermer les yeux sur certains doutes ; mais il envie la foi naïve des cœurs que les raisonnemens scientifiques n’ont pas fait trembler. Ces jours-là, il dit au Dieu incertain qu’il aperçoit dans la pénombre :


… L’homme vraiment pieux qui te confie
Le soin de sa raison et le cours de sa vie,
L’homme dont l’esprit clair n’a jamais reflété
Que l’étoile du ciel où luit ta volonté
Et dont l’âme, fontaine invisible et qui chante,
Laisse jaillir l’amour comme une eau débordante,

Celui-là vit heureux et libre d’épouvante,
Car il porte en vivant la certitude en lui !


Cette « épouvante » grandira chez le poète à mesure que se précisera pour lui la certitude de la mort prochaine. Les cris, qui, à cette minute, lui jaillissent de l’âme éveillent chez le lecteur une émotion d’une qualité particulière, car si cet épris de bonheur accepte, en pleine jeunesse, de renoncer à la vie, pour ne pas tomber dans le désespoir, il a besoin de croire à la vie éternelle :


Où puiser un espoir dont la ferveur enivre ?
… De quelle foi nourrir cette âme faible à l’heure
Où fléchit le plus fier, où le plus viril pleure ?
… Ah ! Seigneur, Dieu des cœurs robustes, répondez,
Quel est ce temps de doute où l’homme joue aux dés
Ses croyances ?…


Envahi par un sentiment cette fois vraiment chrétien, il s’avise que la prière n’est rien sans les œuvres ; il rêve un prolongement de vie où, éclairé sur la raison d’être de l’existence, il fera un emploi meilleur des trésors de son énergie, de la pensée et de l’amour :


… Être bon, être pur, être grand, être un homme
Que le seul bruit du bien qu’il a semé renomme,
Entrer comme un rayon d’azur dans les taudis,
Remplir d’amour le cœur âpre et sec des maudits,
Visiter les chevets et les âmes sans joie.
Dire : « Croyez en Dieu, car c’est lui qui m’envoie, »
Se sentir chaque soir plus paisible et meilleur…
Ce rêve d’une fin de nuit d’avril, Seigneur,
Ne sera-ce qu’un rêve encore après tant d’autres ?
Ou compterai-je un jour au nombre des apôtres
Qui, satisfaits d’avoir accompli leur destin,
Meurent les yeux ouverts sur l’éternel matin ?


Il sent monter en soi une pitié infinie et délicate pour les anciennes « maîtresses de son désir » en qui, autrefois, il ne cherchait qu’à éveiller la volupté et qui, à cette heure, s’émeuvent à la vue de sa jeunesse inclinée vers le tombeau :


Ô tendres femmes que l’automne
Glace et brise comme les fleurs.
Vers ces bois demain sans couronne
Levez des yeux libres de pleurs :

Chaque feuille morte qui tombe
Vous découvre un peu plus de ciel ;
Quand l’amour descend vers la tombe,
On voit mieux le jour éternel.


Il semble bien que toute cette ferveur du poète n’ait pas été repoussée. Le pécheur quotidien, le « docteur de péché » qui maudissait son âme incertaine et trouble finit par redevenir


… Un pauvre homme qui croit en Dieu tout simplement.


Aux suprêmes minutes où la poésie lui servit une dernière fois à extérioriser son âme, Charles Guérin ne doutait plus, il priait :


… Ô Seigneur, prends enfin en pitié ton enfant !
Son cœur comme un vitrail qu’on étoile se fend.
Sois-lui clément, permets le retour du prodigue.
Rends l’eau du ciel à la citerne, et que la figue
Encor pèse aux rameaux du figuier desséché !
Ah ! ne le laisse pas mourir dans son péché,
Cet errant qui s’enlace à ta croix et qui pleure,
Las d’avoir tant cherché l’amour qui, seul, demeure…


Moins tragique, puisque cette fois c’est dans la vie, et non pas dans la mort, que se produit l’évolution de la foi, est le retour, à la religion catholique, de M. Francis Jammes.

La caractéristique de cet artiste est, vis-à-vis de soi-même, une sincérité qui, selon les heures, prend des aspects différens sans jamais perdre le charme d’une grâce enfantine. On sent bien qu’au début de sa vie de jeune homme et de jeune poète, M. Francis Jammes a confondu l’ardeur de son sang avec celle des sèves qui montent dans la forêt. Il s’est plongé dans l’universel désir qui fait frissonner toute la création.

Dans ce temps même il laissait percer, sous cette ardeur païenne pour les beautés naturelles, une sorte de « franciscanisme attendri » dont témoignent délicieusement ses Quatorze prières : Prière pour être simple ; Prière pour que les autres aient le bonheur ; Prière pour avoir la foi dans la forêt ; Prière pour louer Dieu ; Prière pour aimer la douleur ; Prière pour allouer son ignorance ; Prière pour aller au Paradis avec les ânes

Et M. Francis Jammes ne cachait point que de l’ironie sous cette invocation :


Mon Dieu, peut-être que je croirai en vous davantage
Si vous m’enlevez du cœur ce que j’y ai,
Et qui ressemble à du ciel roux avant l’orage.


À cette minute de sa vie, M. Francis Jammes ne s’embarrasse pas des prescriptions des religions. Il fait le compte des élans qui surgissent en lui, il se sent bon, traditionnel, résigné à tout ce qui est naturel. Il vit dans un doux contentement de soi, dans une confiance en Dieu qui est singulièrement éloignée des tourmens et des scrupules d’un Guérin :

« Mon Dieu ! s’écrie-t-il, vous m’avez appelé parmi les hommes. Me voici. Je souffre et j’aime. J’ai parlé avec la voix que vous m’avez donnée. J’ai écrit avec les mots que vous avez enseignés à ma mère et à mon père qui me les ont transmis. Je passe sur la route comme un âne chargé dont rient les enfans et qui baisse la tête. Je m’en irai où vous voudrez, quand vous voudrez : l’Angelus sonne. »

Mais ce n’est pas vainement que, de sa jeunesse à sa maturité, on écoute, dans le grand silence de la campagne, sonner les Angélus du matin et du soir. Tandis que l’homme s’avise que sa vie lui échappe, le désir s’aiguise chaque jour en lui de ressaisir, dans le passé, les sentimens des siens qui, avant lui, supportèrent l’existence ; il constate qu’il n’a trouvé nulle solution nouvelle au problème des origines et des fins de la vie ; il en vient à regretter les solutions ingénues que de chers aïeux donnaient aux mêmes inquiétudes. Pour qu’un tel regret descende du cerveau dans le cœur, il suffit de l’émotion d’une fête religieuse, de la première communion d’une fillette agenouillée dans la mousseline au milieu du chœur d’une église de campagne.

Aux minutes où l’on est le plus maître de soi, on s’avise, qu’à l’ancien désir de posséder et d’aimer succède, lentement, le besoin de connaître. On rêve d’atteindre la cause première, derrière tant de causes secondes. On veut préciser le sens de cette présence immense et indulgente de Dieu que l’on sent dans les plus petites formes comme dans les plus humbles gestes. On a assez lu les philosophes pour savoir qu’ils ne sont, en cette occasion, que des jardiniers d’incertitude. Alors, lorsqu’on a l’âme d’un Francis Jammes, on se sent pris de l’irrésistible désir d’aller s’asseoir sur le banc du dogme à côté des marguilliers de sa Petite église habillée de feuilles, — avec des âmes simples qui, jamais, n’ont connu les incertitudes de la foi :


… Je veux voir, car je suis plongé dans ce mensonge
Qu’est la vie qui n’est pas la vie. Que Dieu me plonge
Dans ce qui est ! Pleurez, ma chercheuse d’oronges,
Mon amie, dont la voix perçait le cœur des bois :
Si douce qu’elle fût, il me faut une voix
Plus douce et une amour plus douce encore que toi !…
Choses, je ne vous ai pas vues encore… Roses,
Comment donc êtes-vous au Ciel où est éclose
La Rose de mon Dieu où mon Dieu se repose ?…


Étrange phénomène : celui qui ne cherchait que de la paix pour son intelligence, éprouve soudain, dans son cœur, une joie inconnue. Il faut qu’il la crie :


J’ai faim de toi, ô joie sans ombre ! faim de Dieu…


M. Francis Jammes n’a pas voulu que l’on se trompât sur le sens véritable de ces invocations et sur l’adhésion qu’elle comporte à une règle de vie nouvelle. En tête de l’un de ses derniers volumes, il a noté :

« Les poèmes En Dieu et l’Église habillée de feuilles ont été écrits après mon retour au catholicisme, l’un en 1906, l’autre en 1905[7]. »


VIII

En face de ces vocations sincères, de ces morts chrétiennes, de ces retours à la foi atavique, il n’est peut-être plus permis de dire, comme on le présumait il y a vingt ans, que le mouvement religieux qui se manifeste dans la poésie est sans profondeur, superficiel et étranger au sens vrai du christianisme.

Le dogme à lui seul ne fait pas naître l’élan lyrique. L’expérience d’une jeunesse exactement disciplinée, qui aspire à mettre en vers ses sentimens pieux, démontre qu’en endiguant à l’excès l’inspiration poétique, on risque de la glacer. La poésie est, de sa nature, un génie ardent, inquiet et qui doit rester libre.

D’autre part, l’exemple des Verlaine, des Louis Le Cardonnel, des Retté, des Guérin, des Jammes, révèle que, lorsque les erreurs, les curiosités, les tourmens d’âme, pour lesquels l’humanité a mérité d’être chassée du Paradis terrestre, viennent se reposer, à bout de forces, dans les apaisemens de la foi, dans les extases du mysticisme, ces contrastes offrent à la poésie une matière admirable et toujours renouvelée.

L’état d’âme d’une jeunesse, lasse d’errer dans les chemins de la science sans y trouver toute la certitude dont l’esprit humain a besoin, oriente, vers un horizon de foi, une élite de poètes contemporains. Que faut-il, pour que ce goût de l’Infini, qui se manifeste à nouveau dans la poésie, inspire des chefs-d’œuvre, et avons-nous le droit d’en attendre encore des poètes de l’avenir ?

Pour qu’une telle espérance se réalise, peut-être ne faut-il qu’un peu de patience.

Les raisons pour lesquelles la poésie grecque a produit, au moins au théâtre, des chefs-d’œuvre immortels, tiennent sûrement à ce que, à la minute où ils furent conçus, la Pensée et l’Action allaient de pair. Le divorce qui, chez nous, semble s’être produit aujourd’hui entre ces deux puissances souveraines, ne durera qu’un temps. On peut tout espérer pour la poésie française de l’heure où ceux qui, présentement, cherchent à atteindre l’Infini dans les chemins du mouvement et de la force, se retrouveront, au même carrefour, avec ceux qui poursuivent le même idéal dans les voies du sentiment, de l’art, — des plus hautes spéculations dont l’âme humaine se glorifie.


Jean Dornis.
  1. Le Semeur, 1833.
  2. Derrière ces poètes on distingue toute une jeunesse animée de sentimens pareils et portée vers les mêmes élans : MM. Jules Romain, Grolleau, le vaillant, A. Delacour, Noël Nouët, F. Gaillard, Charles de Saint-Cyr, André Lafon, Corbin, Vignal, Mme Claire Virenque, etc.
  3. Autour de Max Elskamps se pressent des poètes comme MM. T. Braun, Ramaekers, V. Kinon, etc.
  4. M. Robert Vallery-Radot.
  5. M. François Mauriac.
  6. Extrait du Préambule placé par M. Adolphe Retté en tête de son volume : Bu Diable à Dieu.
  7. Clairières dans le ciel, 1906.