Le Sens du beau chez les bêtes. — Le darwinisme psychologique et la psychologie comparée


LE SENS DU BEAU
CHEZ LES BÊTES


LE DARWINISME PSYCHOLOGIQUE ET LA PSYCHOLOGIE COMPARÉE.


I. L’Origine des espèces, par Ch. Darwin, trad. par M. Moulinié ; 1873. - II. La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, par Ch. Darwin, trad. par M. Moulinié ; 1872. — III. The expression of the emotions in man and animals, by Ch. Darwin, London 1873. — IV. L’Instinct, ses rapports avec la vie et avec l’intelligence, par H. Joly, 2e édit., 1873. — V. La Sélection naturelle, essais par A. R. Wallace, trad. par M. Lucien, de Candolle, 1872. — VI. Hœckel et la théorie de l’évolution en Allemagne, par M. Léon A. Dumont, 1873. — VII. La Genèse des espèces, par M. H. de Valroger, 1873, — VIII. Le Beau et son Histoire, par M. Ph. Gauckler, 1873.

Sans s’inquiéter des étonnemens qu’il provoque et des colères qu’il soulève, le darwinisme poursuit sa carrière avec une inaltérable sérénité. Aidé presque autant par les maladresses de quelques-uns de ses adversaires que par le zèle de ses amis, il cède naturellement aux souffles heureux qui le poussent. Ceux qui l’observent d’un œil attentif peuvent constater que depuis cinq années il a fait un pas considérable et décisif dans des voies que précédemment il avait entrevues, mais non tentées. A ses débuts, il s’était enfermé, ou peu s’en faut, dans les limites des sciences naturelles : c’était à la géologie, à l’anatomie, à la physiologie, qu’il demandait les preuves de ses affirmations. M. Charles Darwin pensait, il est vrai, que le livre sur l’Origine des espèces pourrait jeter du jour sur la descendance zoologique de l’homme ; toutefois il n’abordait pas encore de front ce redoutable problème. Bientôt, entraîné par le courant de ses propres étudies, excité aussi par l’intrépidité d’auxiliaires tels que les savans Huxley et Hœckel, le chef de la doctrine s’est enhardi et a franchi sa dernière étape. Il a posé à part, en termes explicites, dans un traité spécial, le problème de notre généalogie animale ; mais aussitôt il a compris qu’en touchant à l’homme il était obligé d’élever son point de vue et d’agrandir sa méthode. Pour décider si l’homme est le descendant modifié de quelque forme préexistante, s’est dit M. Darwin, il faut s’enquérir si l’animal varie dans ses facultés mentales comme dans sa conformation corporelle, si les variations de l’esprit se transmettent et s’accumulent héréditairement comme les variations du corps. Dès lors l’analyse des puissances esthétiques, morales, intellectuelles, s’ajoutait inévitablement à l’étude des métamorphoses de la structure. On avait eu le transformisme physiologique, on allait avoir le darwinisme psychologique.

Cependant, comme il était aisé de le prévoir, la nécessité de recourir à la psychologie comparée devait bientôt être sentie aussi dans le camp opposé. Philosophes et naturalistes comparent donc aujourd’hui l’esprit des bêtes avec la raison humaine, — les uns pour montrer que celle-ci n’est que l’allongement de celui-là, les autres afin d’établir qu’entre les deux il y a une coupure, un hiatus, un abîme peut-être. Déjà depuis plusieurs années, il faut le dire, des zoologistes d’une science éminente, MM. Louis Agassiz et de Quatrefages entre autres, avaient pris les devans. Les philosophes tardaient un peu, et la Revue les pressait de hâter le pas[1] ; mais bientôt, comme si cet appel avait été entendu, des ouvrages approfondis et d’un incontestable intérêt étaient publiés en même temps des deux côtés. Sans attendre davantage, il y a lieu d’examiner ce que ces tentatives en sens inverse ont apporté de lumière dans un débat qui prend trop souvent le caractère d’une guerre violente, et qui tournera au profit de la vérité dès qu’on n’y sera plus animé que de l’amour de la science.

Parmi les évolutionistes aux yeux desquels la raison de l’homme n’est que l’instinct de l’animal graduellement agrandi, M. Darwin garde le premier rang. L’ouvrage sur la Descendance de l’homme et la sélection naturelle, le livre tout récent sur l’Expression des émotions chez l’homme et chez les animaux, composent ensemble une vaste théorie où le problème de nos origines intellectuelles et morales prédomine sur celui de notre filiation organique. C’est donc aux idées de M. Darwin contenues dans ces deux ouvrages que la discussion critique doit principalement s’appliquer tout en tenant grand compte des écrits qui, sans être sortis de sa plume, appuient son système. Quant à ses adversaires, — je ne parle que de ceux qui étudient au lieu de s’irriter, — leur nombre est plus considérable et leur science plus forte qu’on ne le croit. On s’est trompé sur leur puissance réelle parce que jusqu’à présent leurs argumens étaient épars çà et là, accidentellement invoqués dans des traités scientifiques ou dans des morceaux de polémique qui ne visaient pas droit au nœud de la difficulté. Un jeune psychologue, M. Henri Joly, a rassemblé, complété à beaucoup d’égards et coordonné sous une forme méthodique les faits abondans qui semblent déceler entre l’instinct de l’animal et l’entendement de l’homme non pas seulement de simples degrés d’évolution, mais des différences profondes. Le livre intitulé l’Instinct, ses rapports avec la vie et l'intelligenceest habilement composé, plein d’analyses fines et de vues qui ne manquent pas de nouveauté. Quoique l’examen du transformisme n’y occupe que peu de pages, au fond cet ouvrage se trouve être une réponse au darwinisme psychologique. Les pièces essentielles du procès sont donc réunies, et dès à présent on peut chercher ce qu’a produit cette rencontre nouvelle où savans et philosophes ont lutté après s’être mutuellement emprunté leurs armes. Pour le trouver, il suffira de concentrer l’attention sur l’idée dominante du savant anglais et d’examiner si l’animal, comme le soutient M. Darwin, porte en lui-même le germe complet de la faculté esthétique. A l’entendre et malgré l’énormité de la distance apparente, le plaisir qu’éprouve une poule à voir le riche plumage de son coq et la noble jouissance que nous goûtons devant la Vénus de Milo ne sont que deux degrés extrêmes d’une même puissance esthétique transmise et lentement amplifiée par le travail mille et mille fois séculaire de l’évolution ; bien plus, c’est la faculté esthétique de l’animal qui, par un éclectisme conscient et merveilleux, recueille dans les espèces inférieures et réunit peu à peu toutes les perfections dont

l’ensemble composera finalement la supériorité éminente de la nature humaine. Ces propositions sont-elles aussi vraies que nouvelles, aussi certaines qu’inattendues ? Si l’illustre savant a raison ou tort à l’égard de ce prodigieux transformisme, il aura également tort ou raison en ce qui touche l’évolution toute pareille de la faculté morale léguée par l’animal à l’homme. Pour le savoir, nous nous bornerons à examiner ici comment M. Ch. Darwin en est venu à donner une telle importance au point de vue esthétique, — quels sont les faits qui d’après lui attestent la présence de la faculté du beau chez la bête, — si ces faits ont été exactement interprétés, — enfin si l’animal, ramené à sa juste mesure intellectuelle, peut être légitimement regardé comme l’ancêtre de l’homme raisonnable.

I.

En étudiant les premiers chapitres du livre sur la Descendance de l'homme, on se persuade que l’auteur attribue aux diverses puissances mentales de la bête une part égale dans le travail d’enfantement de nos facultés. Sensations de plaisir et de douleur, perception de l’utile, sens moral, inclinations sociales, don de l’expression, sentiment religieux même, l’animal contient toutes ces dispositions, toutes ces aptitudes à l’état de semence, et aucune ne paraît l’emporter sur les autres en énergie ou en fécondité. Le sentiment du beau inscrit sur la liste semble au premier aspect n’y figurer que comme l’un quelconque de ces germes dont l’épanouissement définitif sera l’esprit humain, car deux pages à peine, dans l’exposition théorique, sont employées à signaler chez l’animal les naissantes lueurs de la faculté esthétique. Après la lecture complète de l’ouvrage, on est détrompé ; on s’aperçoit que l’aptitude de l’animal à connaître et à goûter le beau revient sans cesse, agit avec une périodicité constante, et joue presque le rôle de maître ressort dans le mécanisme compliqué de l’évolution intellectuelle.

Comment un principe aussi peu physiologique, aussi rationnel, aussi spirituel en un mot, s’est-il glissé au cœur d’une doctrine essentiellement naturaliste ? Comment s’y est-il établi au point d’être l’indispensable complément du transformisme en général et peut-être l’agent principal du transformisme mental ou psychologique ? il est nécessaire et il sera curieux de le découvrir.

Dans le système de l’évolution, les êtres organisés, les animaux surtout, sont, pour se conserver, condamnés à une guerre contre la nature, où les plus forts sont vainqueurs et vivent, où les plus faibles sont vaincus et meurent. Cette guerre terrible, cette concurrence vitale revêt deux formes différentes : quand le but poursuivi n’est que la conquête de la nourriture et la résistance aux élémens, la lutte est appelée combat pour la vie ; lorsque la fin cherchée par l’animal est la propagation de l’espèce, la lutte s’appelle combat pour la reproduction. Le combat pour la vie met l’animal en présence de la faim, du froid, des maladies. Les plus vigoureux, les mieux armés, les mieux vêtus, triomphent de ces influences hostiles, tandis que les chétifs, les débiles y succombent. Il résulte de là une sorte de triage, de choix fatal, d’élection brutale, mais inévitable, en faveur des mieux doués. C’est la sélection naturelle à son premier degré. Ces couples vigoureux, restés seuls, s’unissent entre eux, et, robustes comme ils le sont, ils donnent naissance à des rejetons robustes, ils font souche d’animaux résistans et puissans à leur image, ils augmentent le nombre des élus. C’est le second degré de la sélection naturelle. En voici le troisième degré : à mesure que ces animaux rencontrent de nouvelles difficultés à surmonter, certains de leurs organes utiles à la lutte se fortifient, se développent, et deviennent en s’accroissant des différences individuelles. Ces différences avantageuses se transmettent par l’hérédité ; en se transmettant, elles s’accumulent, s’exagèrent, et à l’aide des siècles elles constituent enfin des espèces nouvelles.

Ce qui caractérise la sélection naturelle, c’est qu’elle est inconsciente. Le choix qu’elle suppose est aveugle ; l’animal n’y apporte que l’élan de l’instinct de la conservation individuelle : aussi ne suffit-elle pas à expliquer l’acquisition de certains avantages corporels, de certaines facultés mentales, qui ne sont pas nécessaires, au combat de la vie. Elle ne rend pas raison des caractères très frappans, quoique secondaires, qui distinguent les animaux de sexe différent, et qui donnent au mâle l’éclat visible d’une puissance et d’une supériorité d’ailleurs inutiles dans la bataille pour l’existence. La grandeur de la taille, la vigueur, les dispositions belliqueuses, les armes offensives et défensives, les colorations fastueuses, les ornemens variés, la voix et le chant, les émanations odoriférantes, sont généralement des privilèges que possèdent les mâles. Quel en est le but ? Plus on observe et plus on s’assure que ce ne sont pas là des moyens nécessaires de conservation individuelle ; dépourvues d’armes et d’ornemens, les femelles n’en subsistent pas moins en reproduisant leur espèce. Quant aux mâles sans vigueur, sans attraits, ils réussiraient néanmoins dans le combat pour la vie, bien plus ils deviendraient pères et pourraient laisser une nombreuse lignée, s’ils n’avaient point pour concurrens redoutables d’autres mâles plus robustes et mieux doués. Les avantages dont ces derniers sont comblés ne sauraient donc avoir d’autre fin que la victoire dans les luttes contre leurs rivaux en amour, et la séduction des femelles par le charme souverain qu’exerce la beauté.

Ce n’est point là une imagination vaine. Lorsque nous contemplons deux mâles se livrant un combat à outrance en présence de la compagne qui doit être la récompense du vainqueur, ou bien quand nous voyons plusieurs mâles déployant à l’envi la richesse de leur plumage et se livrant aux gestes et aux poses les plus grotesques devant une assemblée de femelles, juges du tournoi, qu’en penser ? On ne peut douter que ces animaux, bien qu’obéissant à un instinct impérieux, ne sachent ce qu’ils font et n’exercent d’une façon consciente leurs capacités physiques et leurs facultés mentales. Or ces attitudes des mâles, ces manèges de coquetterie, cet étalage de leur parure et ce déploiment calculé de leurs avantages impliquent chez les femelles une aptitude à discerner ce qui est digne d’être admiré et une faculté de choisir en conséquence de cette admiration.

Mâles et femelles ont donc des caractères et des facultés mentales qui s’appellent et se répondent. Il y a choix des uns par les autres. Ce choix, c’est la sélection sexuelle. Les effets en sont considérables. L’homme, on le sait, améliore la race de ses coqs de combat par la sélection de ceux qui sont victorieux dans l’arène. De même les mâles les plus forts, les plus belliqueux ou les plus habiles dans l’art pacifique de la séduction ont prévalu dans la nature, et par eux s’est perfectionnée la race naturelle. Leurs avantages, quoique légers au commencement, se sont transmis et accrus par l’hérédité, épurés par les éliminations meurtrières de la rivalité. Il s’en est suivi des degrés croissans de variabilité qui ont peu à peu consommé l’œuvre de la sélection sexuelle en suscitant non-seulement des races plus belles, mais encore des races nouvelles. À ce résultat magnifique, les femelles ont contribué dans une égale proportion, car, guidées par leur exquise sensibilité, elles ont longtemps choisi, trié les mâles les plus riches en qualités attrayantes, et ont constamment ajouté à leur beauté. Les deux sexes devaient donc avoir, et, quelque surprenante que paraisse cette affirmation, ils ont réellement la faculté esthétique : les mâles, pour être consciens de leur propre beauté et la faire rayonner à volonté aux yeux éblouis de leurs admiratrices, — celles-ci pour sentir cette beauté, la reconnaître, la choisir et la léguer aux générations futures.

On comprend maintenant quelle logique irrésistible a poussé l’auteur de l’Origine des espèces à élargir si étonnamment sa première conception. On voit par quelle pente il est arrivé à faire du transformisme une question de psychologie comparée, et enfin comment dans cette psychologie l’esthétique a prédominé. Les faits, qu’il connaît mieux que personne, semblent lui donner raison. Notre devoir est donc de les exposer d’après lui-même, non pas tous, mais les plus frappans. On reproduira ici loyalement ceux qui militent le plus en faveur de sa théorie, sauf à peser ensuite l’interprétation qu’il en a fournie.

Au plus bas degré de l’échelle zoologique, la science ne constate ni sélection sexuelle, ni facultés esthétiques. Dans les classes inférieures d’animaux, les deux sexes, souvent réunis sur le même individu, ne sauraient évidemment produire et développer en eux-mêmes des caractères distinctifs. D’autres fois les sexes sont séparés, mais les animaux, étant fixés d’une façon permanente à certains supports, sont incapables soit de se chercher, sont de lutter contre des rivaux. Il est d’ailleurs reconnu que ces êtres imparfaits ont des facultés trop obtuses pour éprouver des sentimens de rivalité et pour apprécier le mérite de la beauté. Ainsi les protozoaires, les coléantères, les échinodermes, les scolécides, n’offrent pas de véritables caractères sexuels secondaires, et si de nombreux coraux, quelques méduses, certains oursins sont plus brillamment rayés et nuancés que leurs femelles, nulle raison n’autorise à supposer que la sélection sexuelle soit la cause de ces différences. L’opinion la plus probable, c’est que les magnifiques teintes dont sont revêtus beaucoup d’animaux inférieurs sont le résultat d’actions chimiques ou de la structure élémentaire des tissus. Voilà, ce semble, déjà une bien large exception à la règle, une brèche anticipée à la théorie. M. Darwin n’en est pas troublé, et passe aux mollusques.

Les mollusques, les annélides, les crustacés inférieurs, ne fournissent pas d’observations décisives à l’appui de la sélection sexuelle. Chez ces êtres si pauvres d’organes et de facultés, les différences caractéristiques des sexes sont ou nulles ou faibles, ou peu saillantes. Ce n’est pas qu’ils n’offrent des particularités intéressantes. On ne peut s’empêcher de noter, avec M. L. Agassiz, les amours des limaçons, la cour qu’ils se font, et les mouvemens pleins de séduction qui préparent leur union définitive. Le regard est charmé par les riches couleurs des coquillages, même de ceux qui n’habitent que le fond des mers. Cependant, si un choix réciproque de la part des gastéropodes terrestres ou des mollusques marins est jusqu’à un certain point concevable, cette élection volontaire est en dehors des probabilités. Les crustacés supérieurs manifestent des facultés mentales plus élevées. Alertes, méfians, parfois constructeurs passables, belliqueux même, ils revêtent dans certaines familles de vives couleurs à l’âge adulte. Peut-être sont-ils ornés à ce moment pour attirer la femelle.

Les arachnides sont encore mieux partagées. Dans quelques espèces d’araignées, les différences de coloration sont tranchées : le vert pâle, le jaune éclatant, le rouge vif, apparaissent sur le corps ou sur les pattes annelées des mâles adultes. Les araignées font preuve d’intelligence ; elles témoignent une grande affection maternelle pour leurs œufs, qu’elles entourent d’enveloppes soyeuses. Leurs sens sont très aigus ; Plusieurs espèces de théridions produisent un son stridulent que les femelles entendent et comprennent. Il y a par conséquent apparence que les couleurs des araignées sont généralement le résultat de la sélection sexuelle. Des doutes subsistent cependant : les assiduités lentes et très prolongées de ces animaux en rendent l’observation très malaisée. Leurs amours ont souvent une fin tragique. Le naturaliste Geer vit un mâle qui au milieu de ses caresses inductrices fut tout à coup saisi par l’objet de ses prévenances, enveloppé dans la toile de la femelle et dévoré par elle.

Les mœurs matrimoniales des insectes sont plus faciles à décrire, et la théorie de la sélection sexuelle y rencontre en foule des faits qu’elle croit concluans. Ne sommes-nous pas trop enclins à méconnaître la beauté des insectes à cause de leur petitesse ? Si l’on pouvait imaginer un chalcosome mâle, avec sa cotte de mailles bronzée et ses grandes cornes complexes, grossi jusqu’aux proportions d’un cheval, ce serait un des animaux les plus imposans de la terre. Tels qu’ils sont et tels que nous les voyons, les insectes brûlent d’une ardeur belliqueuse. Enfermez deux grillons ensemble, ils se battront jusqu’à ce que l’un des deux expire. Les mantes savent manœuvrer et se servir de leurs membres antérieurs comme les hussards de leur sabre. Les papillons tourbillonnent rapidement, essayant de se porter des coups mortels. C’est une femielle qui est presque toujours la cause et le prix de la lutte. Celle-ci, chez les cerceris par exemple, assiste au duel avec une apparente indifférence ; mais elle attend le vainqueur et s’envole tranquillement avec lui, comme touchée par la beauté des vertus guerrières. Plus sensibles encore peut-être aux attraits pacifiques, les femelles des insectes comprennent et goûtent les douceurs de la mélodie. Quand les forêts tropicales retentissent des cris des cicadés, quand les fulgorides, ces chanteurs nocturnes, font vibrer l’appareil résonnant dont ils sont pourvus, ce sont là, dit un naturaliste, les sommations de l’amour ; les femelles accourent et tournent autour des mâles tambourinans. Quelquefois deux et même trois artistes, placés à distance, chantent alternativement, semblables aux bergers de Théocrite. Amaryllis écoute, juge et choisit le musicien le plus accompli. De la sorte, les organes sonores de l’insecte se fortifient par l’exercice. Comme les meilleurs instrumentistes sont préférés par les femelles, leurs facultés se transmettent à coup sûr et se perfectionnent par l’accumulation et les modifications héréditaires. Fondés sur un choix attentif, ces appariages ne peuvent être subits : une cour plus ou moins longue les prépare. Quand, par une tiède soirée, des nuées de cousins s’élèvent et s’abaissent tour à tour dans l’air tranquille, c’est que les mâles courtisent leurs futures compagnes.

Privés de la puissance musicale, les papillons ont en revanche, plus que tous les autres insectes, la splendeur visible de la coloration. Aucun langage ne saurait décrire la magnificence de certaines espèces tropicales. Cette richesse de nuances et de dessins est-elle le privilège exclusif des mâles ? Pas toujours ; il est des espèces où les femelles ont les ailes peintes et ornées plus brillamment encore que les mâles. Il arrive aussi que les sexes ne diffèrent pas. Cependant, quand il y a différence, en règle générale le mâle est plus beau et s’éloigne le plus du type de coloration de l’espèce. Les papillons ont conscience de leur beauté, puisqu’ils l’étaient. En effet, c’est le plus souvent la surface supérieure de leurs ailes qui offre le plus d’éclat; c’est aussi celle qui est le plus en évidence, et l’on voit l’insecte au repos exécuter de légers mouvemens de haut en bas qui semblent avoir pour but de faire remarquer sa ravissante parure. Au contraire, les géométrides et les noctuées quadrifides, chez lesquels le dessous des ailes est plus panaché et plus étincelant que le dessus, redressent sur leur dos les organes du vol et les maintiennent longtemps dans cette position, comme pour n’en montrer que la partie éclatante. Enfin les lépidoptères nocturnes ne manifestent pas cette espèce de coquetterie, que l’obscurité où ils volent rend inutile. Ce dernier fait offre donc la contre-épreuve des précédens; mais on a d’autres preuves de la sûreté avec laquelle ces animaux reconnaissent et distinguent les couleurs. Le sphinx aperçoit de très loin la fleur qui lui convient et s’abat sans hésitation sur le bouquet désiré : il entre quelquefois dans les appartemens, attiré par les couleurs des papiers de tenture. Il est capable, on le voit, d’admirer les belles teintes et sur l’insecte son semblable et ailleurs. On peut en conclure que les femelles ont une préférence marquée pour les mâles les plus brillans et qu’elles sont attirées par eux. Dans toute autre hypothèse, les ornemens merveilleux des lépidoptères seraient sans motif.

Si les papillons sont aptes à discerner les degrés de la beauté, les poissons le seront à plus forte raison, car M. Darwin affirme qu’ils possèdent une haute organisation mentale. Il cite la sensibilité délicate de l’épinoche, la martiale bravoure du saumon, la sollicitude paternelle du géophagus et du pomotis. Ainsi doués, comment n’auraient-ils pas le sens esthétique? Aucune observation directe ne démontre, il est vrai, qu’ils l’aient effectivement, mais une multitude de faits exigent qu’on le leur attribue. A l’époque du frai et par conséquent du choix matrimonial, le corps de la plupart des mâles brille d’un éclat éblouissant; le saumon mâle se marque sur les joues de bandes orangées, le brochet des États-Unis offre des teintes chatoyantes et irisées d’une prodigieuse intensité de ton. Au contraire après le frai, quand l’heure des séductions est passée, les couleurs pâlissent, les phosphorescences s’éteignent. Il y a plus : qu’un poisson soit battu dans un combat d’amour, soudain, en même temps que sa fierté tombe, sa fleur de beauté se fane. Qu’en ferait-il? Il va cacher sa honte et sa disgrâce. Le but de ces colorations printanières est donc manifeste : ce sont des magnificences destinées à éblouir les regards des femelles, qui en sentent le prix, n’en doutons pas. Quelquefois cependant les rôles sont changés et les attributs inverses. On rencontre par exception des femelles de poissons aussi brillantes que leurs mâles sont ternes et médiocrement ornés. Qu’importe? Dans ce cas, la faculté esthétique se déplace : c’est le mâle qui admire, et c’est lui qui choisit.

Après un rapide coup d’œil jeté sur les amphibiens et sur les reptiles, M. Darwin arrive au monde des oiseaux. Il s’attarde dans cette région féerique, il s’y oublie; il en décrit les éblouissans tableaux pendant quatre chapitres, tandis que les mammifères n’en obtiendront que deux. Le lecteur n’a pas à s’en plaindre, il se laisse aller à jouir des spectacles variés et nouveaux qui se déroulent devant lui. Rien de mieux. On doit cependant se tenir sur ses gardes et redoubler d’attention, si l’on ne veut être fasciné par la doctrine enchanteresse. Les oiseaux en effet ont bien l’air de donner gain de cause à la théorie de la sélection sexuelle, car, d’après M. Darwin, ils sont peut-être de tous les animaux, l’homme excepté, ceux qui ont le sentiment esthétique le plus développé, et pour le beau presque le même goût que nous. Les faits produits à l’appui de cette assertion inattendue sont innombrables; citons les plus frappans.

Presque tous les oiseaux mâles sont belliqueux. Ils se servent pour se battre de leur bec, de leurs ailes, de leurs pattes, de leurs ergots. C’est ce que font chaque printemps nos rouges-gorges et nos moineaux. Les plus petits de tous, les oiseaux-mouches, sont les plus querelleurs. M. Gosse en a vu deux se saisir par le bec et pirouetter jusqu’à tomber à terre enlacés et frémissans. Habituellement les combats ont lieu en présence des femelles, qui en attendent l’issue dans l’impassibilité. Certaines de ces luttes ont pour but la conquête violente d’une femelle; mais d’autres combats semblent n’être que simulés et ne tendre qu’à étaler les avantages des mâles devant leurs compagnes, dont le choix est guidé par leur admiration pour les qualités héroïques et la beauté des prétendans.

La musique vocale, le chant avec ses notes si diverses et ses modulations si graduées est l’un des principaux moyens de séduction de l’oiseau. D’après un observateur très exercé, Montagu, les mâles des oiseaux chantans ne vont pas à la recherche de la femelle. Ils se perchent dans quelque lieu apparent, exhalent leur mélodie amoureuse, et la femelle, qui reconnaît cet appel, vole vers le chanteur, si celui-ci a su l’attirer et la charmer. Bechstein, qui a toute sa vie gardé et élevé des oiseaux, assure que le canari femelle choisit toujours le chanteur le plus habile; il ajoute que dans l’état de nature la femelle du pinson sait distinguer sur cent mâles celui qui l’emporte par le talent musical. On cite un bouvreuil qui avait appris à siffler une valse allemande. Quand on l’eut introduit dans une chambre où étaient réunis des oiseaux captifs, et dès qu’il eut exécuté son air favori, linottes et canaris femelles s’approchèrent et prêtèrent l’oreille avec la plus curieuse attention. Aussi certains mâles montrent-ils une ardeur extraordinaire à vaincre leurs rivaux dans le combat du chant, et l’on voit tel oiseau bien doué s’épuiser à chanter jusqu’à tomber raide mort.

Il importe de noter que l’aptitude musicale des oiseaux se manifeste avec plus d’éclat pendant les mois d’appariage. Il en est de même de leur penchant à déployer les ornemens souvent magnifiques dont ils sont décorés. Ils savent exécuter des parades d’amour, des danses, des marches cadencées pendant lesquelles une coquetterie innée fait onduler leurs formes souples et chatoyer l’écrin de leur plumage. Il en est qui vont jusqu’à construire des jardins voûtés en berceau, parés de plumes, de coquilles et de feuilles, à l’ombre desquels ils cherchent à retenir et à charmer l’objet de leur tendresse. Ce sont bien des habitations de plaisance, destinées à produire l’enchantement par l’admiration, puisque les nids sont placés plus haut sur les arbres. Au reste les moyens de séduction des oiseaux sont merveilleusement divers; mais ils savent qu’ils les possèdent et s’en servent avec un art infaillible. Le faisan tragopan dilate à propos les appendices charnus de sa tête. Le calao africain gonfle la caroncule écarlate de son cou en même temps qu’il étale sa queue et laisse traîner ses ailes comme des draperies. Il est constant que chez beaucoup d’oiseaux le plumage d’été n’est qu’un ornement nuptial, et ce fait suppose l’existence du sentiment esthétique chez le mâle aussi bien que chez la femelle.

En suivant sa marche ascendante, en s’élevant des oiseaux aux mammifères, la doctrine de la sélection sexuelle fondée sur la puissance du sens esthétique devrait acquérir une certitude croissante. Le lecteur, qui s’y attend, est un peu déçu. Les faits sont moins saisissans; ils se groupent en faisceau avec moins de complaisance; ils jettent l’esprit du savant anglais dans l’embarras, quelquefois dans le doute. Il reste néanmoins fidèle à sa thèse, mais on sent que c’est à force de souplesse et de dextérité. Voici qui est plus grave encore. « Chez les mammifères, dit M. Darwin, le mâle paraît obtenir la femelle bien plus par la puissance déployée dans le combat que par l’étalage de ses ornemens et de ses charmes. » N’est-ce point surprenant? A mesure que l’intelligence grandit, il se trouve que la force brutale devient prédominante. Comment une telle contradiction n’a-t-elle pas frappé l’habile et avisé zoologiste? Quoi qu’il en soit, son argumentation en souffre et sa conception en est sensiblement affaiblie. On va s’en apercevoir. Les mammifères mâles l’emportent en général sur les femelles par de visibles avantages. Leurs cornes sont plus longues, plus résistantes, plus aiguës, leurs défenses plus puissantes, leur taille plus haute, leurs muscles plus vigoureux; quelques-uns ont la crinière, que les femelles n’ont pas, et quand les deux sexes l’ont, celle du mâle est plus abondante et plus épaisse. Ce sont là autant d’armes offensives et défensives, utiles dans les combats que les mammifères grands et petits se livrent au temps des ardeurs reproductrices. Cependant tel n’en est pas l’unique but : elles servent à l’animal non-seulement contre ses rivaux en amour, mais encore contre ses ennemis ordinaires. Ainsi la crinière du lion mâle lui est une protection quand il est attaqué par le tigre, le taureau commun défend le troupeau avec ses cornes, l’élan de Suède peut tuer raide un loup d’un coup de ses longs bois; mais lorsque ces appendices sont embarrassans et sujets à s’enchevêtrer dans les buissons, faut-il penser qu’ils ornent du moins le mâle afin de le rendre attrayant? M. Darwin le soupçonne; toutefois il avoue loyalement qu’il ne connaît aucun fait à l’appui de cette opinion. La théorie perd ainsi tout un ordre de preuves. Elle n’est pas moins incertaine à l’égard des préférences que manifestent dans l’appariage tantôt le mâle, tantôt la femelle. Les argumens en sens contraire semblent se balancer. L’impression générale des éleveurs est que le mâle accueille indifféremment une femelle quelconque. De leur côté, les femelles et notamment les chiennes ne sont pas toujours assez prudentes, ni assez difficiles dans leurs choix. Les renseignemens sur les faits de ce genre qui s’accomplissent à l’état de nature sont insuffisans, et on a dû, pour avoir quelques lumières, observer les animaux domestiques; mais ici les expériences sont forcément moins concluantes, car enfin c’est avant tout de l’instinct primitif et naturel qu’il s’agit et non des penchans modifiés par l’homme. Ainsi, quoique le célèbre Monarque n’ait jamais consenti à s’apparier avec l’illustre mère de Gladiateur, — quoique les étalons de grande race soient dédaigneux et difficiles au plus haut point, — quoiqu’il faille tromper certaines jumens de sang noble pour leur faire agréer le cheval qu’elles n’ont pas choisi, la question reste obscure. M. Darwin la tranche; il ne la résout pas.

Les considérations relatives à l’influence que la voix du mâle exerce sur le sens esthétique de la femelle chez les mammifères sont aussi peu décisives. Certes il n’est pas difficile d’établir que presque tous les animaux mâles se servent de leur voix bien plus dans la saison de l’appariage qu’en tout autre temps; il est même intéressant de constater qu’à cette époque la gorge grossit chez les cerfs, et que les jeunes cerfs au-dessous de trois ans ne mugissent pas. La curiosité est satisfaite d’apprendre que le gorille mâle a une voix effrayante, qu’un gibbon a la faculté remarquable d’émettre la série complète et correcte des notes musicales d’une octave ; mais quel est au juste l’élément esthétique à dégager de ces observations? On ne le dit pas. Bien plus, après s’être demandé si les singes les plus bruyans et les plus babillards ont acquis leur voix puissante pour supplanter leurs rivaux et séduire les femelles, M. Darwin avoue qu’il ne prétend point en décider, et qu’il se borne à considérer cette conclusion comme la plus probable; — encore un point où le système faiblit. Il se relève un peu, nous en convenons, à l’endroit où il est traité des ornemens des mammifères, des houppes, des barbes, des chevelures qui les décorent, des couleurs souvent brillantes dont sont teints leur poil et les parties nues de leur corps. Que ces coiffures naturelles, que ces touffes lisses ou frisées, que ces favoris abondans, remarquables surtout chez certaines espèces de singes, soient en vue de la protection ou de la défense, on ne peut le soutenir. D’autre part, ces villosités sont le privilège des mâles, tandis que les femelles en sont dépourvues, et l’abondante croissance de ces poils coïncide avec l’âge adulte et signale le moment de la reproduction. Par conséquent, dans la plupart des cas, et particulièrement sur la robe des antilopes et des singes, il y a lieu d’induire que les touffes de poils ont été acquises pour l’ornementation. Selon toute probabilité, les mâles ainsi ornés ont été préférés par les femelles, et les appendices velus se sont accrus de plus en plus par voie de sélection. Il a dû en être de même de la nuance des poils et des couleurs de la peau nue. On a fréquemment noté que le mâle est plus fortement et plus richement coloré que la femelle. Les ruminans en offrent des exemples curieux. Dans la magnifique antilope appelée oréas derbianus, le corps est plus rouge, le cou plus noir, la bande blanche intermédiaire plus large chez le mâle. Le cerf axis, à l’âge adulte, est superbement coloré et moucheté. Parmi les quadrumanes, les cercopithécus cynosurus et griseo-viridis offrent une coloration merveilleuse : une partie du corps, chez le mâle seulement, est d’un vert ou d’un bleu des plus éclatans, et contraste vivement avec la peau nue du bassin, qui est d’un rouge écarlate. Le mandrill mâle est vraiment sans pareil; son visage est d’un beau bleu, tandis qu’un rouge ardent dessine le contour du nez et en colore l’extrémité. Ce qui donne à ces faits une certaine portée, c’est que, d’après plusieurs naturalistes, les mammifères se montrent attentifs à la couleur de leurs congénères et à celle des animaux qui ne sont pas de leur espèce. L’éléphant africain et le rhinocéros attaquent avec fureur les chevaux blancs ou gris. Les étalons à demi sauvages recherchent les jumens de leur couleur. On cite une femelle de zèbre qui refusait tout appariage avec un âne, et qui l’accepta dès qu’on l’eut peint des couleurs du zèbre. Nous ne contestons nullement ces faits, nous admettons même qu’ils sont encore plus vrais et plus nombreux qu’on ne le dit; seulement il faudra examiner si cette aptitude à remarquer et à distinguer la couleur constitue une faculté de l’ordre esthétique, ou si elle n’est qu’une simple sensation perceptive des différences d’espèce et de sexe.

Il est permis d’incliner dès à présent dans ce dernier sens. En effet, M. Darwin attache une importance singulière à la présence des glandes odorantes chez les mâles. Ces glandes grossissent à un moment déterminé et acquièrent alors une grande puissance d’exhalation. Le savant anglais soupçonne qu’il y a dans cet organe et dans l’émanation qu’il émet un moyen d’attraction et un motif de préférence. Rien de plus vraisemblable; mais la sensation d’odeur est en dehors des phénomènes de l’ordre esthétique; c’est un fait de sensibilité physique qui n’a rien à démêler avec le sentiment de la beauté, et dont l’influence marquée dans l’appariage atténue plutôt qu’elle ne confirme les conclusions de la théorie sélectioniste. Au surplus nous y reviendrons.

Si l’homme dérive de l’animal, comme l’enseigne M. Darwin, si nous ne sommes que des animaux transformés, la sélection sexuelle doit se faire sentir dans le développement des facultés humaines. Il y a plus : celles-ci ne doivent être que les facultés de l’animal agrandies par le travail de la sélection. M. Darwin retrouve donc la sélection sexuelle dans l’histoire du genre humain. Il la découvre tantôt probable, tantôt certaine, parmi les causes qui la compliquent et sous les apparences qui la voilent. Quand elle semble disparaître, il l’induit par analogie en s’appuyant sur le parallélisme, d’après lui complet, qui existe entre l’homme et l’animal. Esquissons rapidement ces vues contestables, mais attachantes.

Les sauvages attachent un grand prix à leurs avantages extérieurs. Ils s’efforcent d’être beaux à leur manière afin d’être séduisans. Des savans soutiennent que les sauvages se couvrent de vêtemens pour se parer plutôt que pour se préserver de la chaleur et du froid. Ils ont un goût exagéré des ornemens. S’ils restent nus, ils décorent leurs membres et leur corps de peintures diverses. Quelques-uns gagnent par un rude travail l’argent qui paiera la teinture dont ils couvrent leur épiderme. Sans doute ils s’arrachent les dents, ils se mutilent le visage; mais c’est qu’ils s’imaginent se rendre ainsi plus terribles d’aspect et plus beaux. Soucieux de leur beauté, ils ne sont pas indifférens à celle des femmes. Il y a des nègres qui discutent gravement les charmes de celle qu’ils veulent épouser. Le type qu’ils préfèrent est parfois bizarre et selon nous très laid, mais enfin ils cherchent un type. Ils diffèrent d’avis sur la couleur et sur la forme. M. Darwin estime qu’il n’y a pour l’humanité aucun type général de beauté; toutefois il remarque, avec Humboldt, que l’homme est porté à exagérer les caractères qui lui ont été départis par la nature, et ce penchant tend nécessairement à accroître ces signes distinctifs et à augmenter les qualités dont ils sont l’expression.

Il est à constater que les femmes en général sont devenues plus belles que les hommes. Elles sont le beau sexe. C’est qu’elles ont un vif sentiment de l’influence de leurs charmes. Elles savent emprunter aux oiseaux mâles les plumes que ces animaux ont reçues pour fasciner leurs femelles : aussi ont-elles été pendant longtemps des objets de sélection à raison de leurs attraits, et là est la cause de leur beauté plus délicate et plus pénétrante que celle de l’homme. A leur tour, elles savent choisir. Dans l’archipel malais, il y a des courses nuptiales où le prétendant doit atteindre la jeune fille avant de l’obtenir. Néanmoins, dit Lubbock, ce n’est pas en réalité le coureur le plus rapide qui est préféré, c’est celui qui a eu le don de plaire. Chez les Cafres, les filles, avant de donner leur consentement, obligent les hommes à une complète exhibition de leur personne. Il est donc permis d’affirmer que les deux formes de la sélection ont réellement dominé, simultanément ou non, chez l’espèce humaine, surtout dans les premiers temps de sa longue histoire.

La sélection est une puissance tellement naturelle et nécessaire qu’elle persiste encore même chez les races civilisées. Assurément les hommes à l’état de civilisation sont plutôt attirés par le charme de l’esprit des femmes, par la fortune, par la position sociale; mais cette sélection plus raffinée, dont l’effet est d’amplifier les facultés mentales, n’a pas entièrement supprimé celle qui prend pour guide les avantages corporels. Les membres de l’aristocratie anglaise sont devenus plus beaux en recherchant dans toutes les classes de la société les plus belles épouses. D’après Chardin, le sang des Persans s’est fort amélioré par de fréquentes alliances avec les Géorgiennes et les Circassiennes. Les enfans issus de ces unions héritent de la beauté de leurs mères, tandis que les Persans qui descendent des Tartares naissent et restent laids. La signification de ces faits est évidente.

Terminons cette exposition par un trait qui mieux qu’aucun autre fournira la mesure des vertus que M. Darwin attribue à la sélection sexuelle. Quoi de plus mystérieux, de plus inexplicable au premier aspect que la faculté du chant et de la musique? Certes elle n’est à l’homme d’aucune utilité directe; dans le combat pour l’existence, elle ne sert à rien. Il est impossible pourtant qu’elle n’existe en vue d’aucune fin. Les faits bien étudiés révèlent le contraire. D’abord cette faculté est possédée à un degré quelconque par les hommes des races les plus sauvages ; elle se développe aisément, puisque les Hottentots et les nègres sont capables de devenir d’excellens musiciens ; mais remarquons que la puissance musicale se retrouve pareillement en germe chez les oiseaux qui ne sont pas chanteurs, et n’attend qu’une circonstance favorable pour se manifester. On a vu tel moineau apprendre à imiter le chant de la linotte. Il y a un groupe de perroquets qui peu à peu en viennent à siffler des airs composés par l’homme. Une certaine aptitude musicale a donc été donnée aux animaux comme à l’homme lui-même, quoique à des degrés différens. Or il en résulte une importante conséquence. La musique en effet excelle surtout à éveiller et à exprimer le sentiment de l’amour. C’est à l’époque de la reproduction que les mâles déploient leur puissance vocale. N’est-il pas naturel de conjecturer que les animaux se sont exercés à fortifier un moyen de séduction qu’ils trouvaient en eux-mêmes ? N’a-t-on pas d’autre part observé que les mâles de quelques quadrumanes ont des organes vocaux plus complets que ceux des femelles, et qu’un certain gibbon sait exécuter la série entière des notes de l’octave ? Partant de là, il n’y a rien d’improbable à ce que les ancêtres simiens de l’homme, avant d’exprimer leurs tendres sentimens en langage articulé, aient tenté de le faire au moyen de notes chantées. Avec l’aide de la sélection sexuelle et de l’hérédité, la faculté du chant nous viendrait ainsi, d’une façon compréhensible, de nos aïeux semi-humains. Comme toutes nos aptitudes, comme tous nos dons, comme le génie lui-même, la faculté musicale n’est qu’une puissance originairement animale, accrue par degrés, enfin devenue humaine, parce qu’elle était un avantage, une arme de séduction, une beauté.

Nous avons retracé dans ses lignes principales et avec une fidélité scrupuleuse la doctrine darwinienne de la sélection sexuelle. On a pu voir qu’elle repose en dernière analyse sur ce fait essentiel, que l’animal, tantôt le mâle, tantôt la femelle, souvent l’un et l’autre à la fois, est sensible à la beauté de son semblable. Qu’il en soit frappé, je l’admets ; seulement cette beauté de la couleur, de la forme, du chant, la sent-il réellement en tant que beauté, ou bien cet éclat des nuances, cette force et cette douceur de la voix, ne sont-ils pour la bête que le signe très expressif, mais exclusivement brutal, d’un état physiologique que son instinct attend, qu’il provoque et auquel il répond ? Toute la question est là, et c’est la question qu’il faut maintenant tâcher de résoudre.

II.

Cette question rentre dans un problème plus vaste, qui consiste à chercher si l’instinct et l’intelligence ne sont que les deux formes extrêmes d’une seule et même énergie mentale. Les plus pénétrans esprits, les plus fins observateurs de l’antiquité et des temps modernes, Aristote et Buffon, Plutarque et Montaigne, et parmi nos contemporains F. Cuvier, Flourens, Gratiolet, MM. E. Blanchard, Milne Edwards, Pouchet, Brehm, l’ont agité. Pourquoi n’en a-t-on pas trouvé la solution définitive? C’est qu’il n’existe pas de problème plus complexe. M. Darwin, qui l’a repris avec tant de savoir, de curiosité et de bonne foi, en a-t-il mûrement pesé les difficultés, compris et dégagé la méthode, aperçu et compté les conditions?

De ces conditions, la première évidemment était d’instituer dès le début une analyse minutieuse des facultés mentales que l’animal, dit-on, possède comme nous, mais seulement avec de grandes et très nombreuses différences de degré. Il était indispensable, avant de comparer, de placer en pleine lumière les termes de la comparaison. Pour avoir le droit d’identifier l’instinct et l’intelligence, pour être autorisé à élever l’instinct à la hauteur du sentiment et du jugement esthétique, la méthode commandait d’observer et d’analyser séparément l’intelligence et l’instinct. M. Darwin s’est dispensé de cette obligation, ou plutôt il semble ne l’avoir pas sentie. Il déclare qu’il n’entreprendra point de définir l’instinct, parce que, selon lui, l’instinct ne présente pas de ces caractères constans sur lesquels s’appuie la définition. Il se contente d’affirmer que l’instinct enveloppe toujours une part d’intelligence sans chercher à dégager cet élément intellectuel, et sans se douter que là est le nœud de la question. La distinction des facultés diverses de l’esprit ne le préoccupe pas davantage; il les caractérise à peu près, vaguement, si vaguement que plus d’une fois il confond le raisonnement et la raison. Enfin, quoique le sentiment du beau joue dans sa doctrine un rôle capital, nulle part il n’a pris la peine d’approfondir l’essence de ce pouvoir si délicat de l’âme; nulle part il ne s’est demandé si le sentiment du beau n’est qu’une sensation, s’il est précédé d’une idée, s’il aboutit à un jugement. De l’aveu même de ses partisans, sa psychologie est étonnamment faible et superficielle, — et c’est sur cette base incertaine qu’il a construit tout son édifice de la sélection sexuelle; c’est dans un brouillard qu’il prétend nous faire voir l’identité primordiale de l’intelligence et de l’instinct.

L’observation attentive, exempte de parti-pris, indépendante d’une théorie préconçue, arrive à d’autres conclusions. Elle reconnaît que des différences fondamentales séparent l’instinct de l’intelligence. Celle-ci est une faculté à fins multiples et indéfiniment diverses. Elle poursuit tour à tour des buts très distincts, elle les connaît, elle les choisit, elle choisit aussi les voies qui y mènent, elle tâtonne, elle hésite, se trompe, se reprend; mais elle se gouverne et se perfectionne elle-même. Chez l’homme, où nous pouvons l’étudier, elle dispose d’organes qui sont comme elle appropriés à des fins variables, et quand ces organes ne lui suffisent pas, elle en crée d’artificiels qu’elle appelle des instrumens, des outils. Ainsi ses caractères sont la prévision, la faillibilité, le progrès, surtout la généralité. L’instinct ne présente aucun de ces caractères; il a les caractères directement opposés. Un des mérites de M. H. Joly est d’avoir éclairé ces traits distinctifs de l’instinct d’un jour nouveau et frappant. Du même coup, il a fourni une réfutation tantôt implicite, tantôt explicite, de la théorie de la sélection sexuelle fondée sur le sentiment esthétique de l’animal. Je vais reprendre cette réfutation et la compléter.

L’animal a une puissance d’agir spontanée : cette puissance est excitée par le besoin, par l’appétit, par la souffrance ou la jouissance, bref, par la sensation. Ses actions tendent à un but; mais ce but, il l’ignore. Tel insecte, herbivore à l’état adulte, dépose ses œufs sur des chairs putréfiées dont se nourrissent ses petits, et ces petits, il ne les verra pas éclore; le motif de son acte lui est donc inconnu. Le castor, captif et à l’abri de tout besoin, construira sa digue sans aucune utilité, si vous laissez des matériaux à sa portée; cette construction n’a aucun but. Chez ces animaux, nulle prévision. En outre la bête réussit généralement du premier coup dans ses œuvres. Sans éducation, sans expérience, sans hésitation, l’oiseau fait son nid, le carnassier reconnaît et attaque sa proie, le ruminant distingue et broute son herbe. Séparé de son espèce, et pourvu seulement qu’il dispose de ses forces organiques, ce qu’ont fait ses parens, il le fera, et parfaitement. Chose plus importante encore à remarquer, l’animal est incapable, à l’état de nature du moins, de tenter une industrie autre que la sienne. Son instinct est un instrument particulier adapté à une fin spéciale. L’oiseau est conformé non pour construire des nids en général, mais pour tisser et arrondir tel nid. Chaque espèce d’araignée ourdit une toile d’une nature déterminée et ne peut ourdir que celle-là. En somme, l’animal, destiné à un genre de vie spécial, a un travail particulier. Exempt d’hésitation, ignorant le progrès, puisqu’il réussit d’emblée, l’animal n’a ni à prévoir, ni à comparer, ni à généraliser; il ne choisit pas. Son instinct le dirige infailliblement dans une voie tracée d’avance. Aristote, Pascal et bien d’autres avaient proclamé ces traits caractéristiques de l’instinct. La science la plus récente les proclame comme eux, et M. Darwin n’a pas démontré que ce fussent là autant d’erreurs. Si par des analyses et des comparaisons psychologiques plus sérieuses il s’était convaincu que cette façon de comprendre l’instinct est la seule vraie, il aurait vu qu’en présence du beau l’animal reste ce qu’il est, je veux dire un être qui ne s’intéresse qu’à ce qui est particulier. Cette simple remarque eût éclairé et peut-être profondément modifié sa théorie des facultés mentales chez les animaux. A ceux-ci, le zoologiste anglais prête le sentiment de l’admiration. Je sais qu’il leur refuse la capacité d’admirer de grandes scènes, comme une nuit étoilée, un beau paysage, une musique savante; mais il tient pour certain que beaucoup d’animaux inférieurs admirent les mêmes sons et les mêmes couleurs que nous. Même réduit à ces termes, son système ne nous paraît pas soutenable. S’il était exact, l’animal goûterait non-seulement les mêmes chants et les mêmes nuances de coloration que l’homme, mais il les aimerait, il en jouirait partout et toujours, il aurait la faculté d’en jouir généralement. La femelle du pinson par exemple, qui sur cent mâles sait choisir, dit-on, le meilleur musicien, se montrerait sensible au chant des autres oiseaux, à celui de l’homme, à la musique d’un bon violon. On objectera l’araignée et le lézard, qui semblent céder à la douceur des mélodies, et le cheval, auquel la musique du régiment communique une ardeur guerrière. Cependant, outre qu’on ne sait pas si ces animaux éprouvent autre chose qu’un chatouillement nerveux ou une excitation purement physique, il est bien permis de rappeler les hurlemens lamentables que certains sons, même musicaux, arrachent à nos chiens. Un point d’ailleurs très important, c’est que l’animal ne se laisse vraiment aller aux séductions vocales déployées par ses semblables qu’à l’époque de l’appariage, c’est-à-dire à un moment précis et particulier de l’année.

L’attention que les bêtes accordent aux couleurs donne lieu aux mêmes réflexions. A ne parler que des oiseaux, qui sont, d’après M. Darwin, aussi bons juges de la couleur et de l’ornement que les femmes élégantes et les habiles modistes, combien cette faculté est limitée chez eux! Voit-on, par exemple, que les paons mâles s’admirent réciproquement comme le font à l’occasion les hommes? Voit-on que les femelles se contemplent l’une l’autre avec plaisir et poussent l’impartialité jusqu’à rendre justice à la beauté de leurs rivales? A-t-on jamais rencontré une oie en extase devant la splendeur des faisans ou la royale élégance des cygnes? Non; l’oiseau, l’insecte, le quadrupède ne sont touchés de l’éclat de la couleur, s’ils le sont, que dans leur espèce, de la part d’un seul sexe et au moment que chacun sait. Comment ne pas reconnaître là une de ces différences radicales qui interdisent toute identification des faits? Il faut bien ajouter que, même à ce moment où la nature parle avec une force irrésistible, la beauté est maintes fois dédaignée, s’il faut l’attendre ou la chercher, et la laideur vivement accueillie, si elle est là toute prête. Un cas plus grave encore, c’est celui où le mâle, après l’hyménée, est impitoyablement sacrifié. Admiration bien courte et plus que douteuse qui ne tend qu’à l’appariage et n’y survit pas, admiration dépourvue de ce caractère de généralité qui est le signe intellectuel de l’admiration !

Allez plus loin : achevez l’expérience. Placez l’animal devant une œuvre d’art qui représente avec l’exactitude d’un trompe-l’œil son mâle ou sa femelle. Il y avait déjà de ces œuvres vivantes d’aspect dans l’atelier des peintres antiques; il y en a davantage dans les musées et les salons modernes d’exposition. On raconte que les cavales hennissaient en passant devant les chevaux peints par Apelle. Un chien s’arrêterait peut-être devant les chasses d’Oudry, si l’on plaçait les cadres à terre à la portée de son regard. Il s’approcherait, examinerait, interrogerait un instant la toile de son flair infaillible, et ce serait tout. Pourtant qu’y a-t-il dans le tableau? Précisément l’élément digne d’admiration, à savoir l’expression de la vie au moyen de ses couleurs les plus attrayantes et de ses formes les plus parfaites et les plus générales. Qu’importe au quadrupède spectateur de cette merveille? Ce n’est pas l’expression de la vie en général qu’il lui faut, c’est la vie elle-même, la vie particulière, disons plus, la vie individuelle, celle qui parle à ses sens et à son organe olfactif bien plus qu’à ses yeux et à ses oreilles. Il n’a que faire du général, de l’idéal, de l’admirable. Il n’y comprend rien.

Il est nécessaire, puisque M. Darwin nous y oblige, de montrer une fois de plus ce que c’est que l’admiration, en quoi ce sentiment de l’âme humaine diffère radicalement des impressions confuses et spéciales de l’animalité. A mesure que l’homme s’instruit et se civilise, il devient de plus en plus capable d’admirer la beauté partout où elle se rencontre. Il la reconnaît à des signes qui ne trompent pas et la goûte dans tous les règnes de la nature. Il la salue, il la célèbre dans son semblable, quels que soient le sexe, l’âge, le pays, l’époque, le moment. N’est-ce pas ce que font aujourd’hui les amateurs exercés, les historiens de l’art, les esthéticiens? Le sentiment que l’homme éprouve en présence de la beauté peut s’associer aux ardeurs de la jeunesse et aux troubles de la passion, mais il demeure distinct de ces ardeurs et de ces troubles. Les chefs-d’œuvre de l’art ont de fraternelles ressemblances malgré leurs différences originelles. Les artistes vraiment dignes d’être ainsi nommés se font écho à travers les siècles. Puget écoute et comprend Lysippe, Ingres entend Raphaël. Le génie parle donc une langue générale, la faculté qui saisit le sens de cette langue est générale aussi. Avec une crudité de termes qu’il n’évitait pas assez, Voltaire dit quelque part : « Le beau pour le crapaud, c’est sa crapaude. » Il y a du vrai dans cette boutade. Interprétée philosophiquement, elle signifie que l’admiration de l’animal est enchaînée au dernier degré de l’individualité; mais alors elle est particulière, comme l’instinct, autant que l’instinct, et par conséquent elle ne mérite plus le nom d’admiration. M. Darwin, qui entrevoit ce dilemme, essaie d’y échapper. Il fait effort pour nous convaincre que les hommes n’ont pas d’idées générales sur la beauté, et qu’en cela ils sont les descendans légitimes de la bête. Après M. de Humboldt, il s’évertue à établir que la beauté, à nos yeux comme aux yeux de l’animal, n’est que l’exagération des caractères saillans de l’espèce. Accumulant exemple sur exemple, il dresse une longue liste des mutilations, des déformations, que s’infligent les sauvages afin de se rendre séduisons. Peine perdue, la vérité l’emporte, et dans sa loyauté il en vient à citer des témoignages qui écrasent sa théorie. Tel est celui de M. Winwood Read, qui a observé non-seulement les nègres de la côte occidentale d’Afrique, mais aussi ceux de l’intérieur. M. Winwood est convaincu que les idées sur la beauté de ces sauvages sont en somme les mêmes que les nôtres, et cela quoique ces peuplades n’aient jamais été en relation avec les Européens. Les jeunes filles et les femmes qu’ils trouvent belles seraient également jugées belles à Paris, à Londres, à Berlin. Le croira-t-on? Après cette honnête citation, M. Darwin demeure en paix et garde son opinion personnelle.

Sa doctrine a le malheur de se contredire sans cesse et de fournir à chaque instant des armes contre elle-même. Si l’animal n’a aucune idée générale de la beauté, semblable en cela à l’homme son descendant, si d’autre part sa prétendue admiration est impuissante à dépasser le particulier, l’individuel, il est plus que probable que toute idée générale lui fait absolument défaut. Admet-on ce point? En ce cas, l’animal n’aura aucune idée de la beauté. Pourquoi? Parce que depuis qu’on écrit des traités d’esthétique, on a pu différer sur beaucoup de détails, mais on s’est toujours accordé à reconnaître qu’un élément général réside au fond de toute idée de beauté. Depuis Platon, Aristote, Plotin et saint Augustin, jusqu’à Kant, Hegel, Cousin et jusqu’à l’auteur du plus récent livre sur le beau, M. Gauckler, il n’y a pas un seul théoricien qui n’ait compté parmi les caractères de la beauté l’ordre, l’harmonie, la loi. Or est-il au monde des idées plus générales que celles de loi, d’harmonie, d’ordre? M. Darwin a quelquefois l’air de penser que le seul éclat des couleurs ou la seule puissance des notes sonores peut constituer à un certain degré le beau visible ou le beau musical. C’est une grave erreur. Les savans travaux de MM. Fechner, Chevreul, Jamin, sur la lumière, ceux de M. H. Helmholtz sur l’acoustique, ont démontré que ce qui nous charme esthétiquement, ce n’est pas l’intensité des vibrations sonores, mais que ce sont les rapports selon lesquels elles se succèdent ou se produisent simultanément; quant aux couleurs, elles engendrent le plaisir du beau par la corrélation des nuances bien plutôt que par la vivacité perçante des tons. Et qu’est-ce qu’un rapport, sinon un lien qui rattache et systématise entre elles les choses particulières de façon à en composer des unités complexes, c’est-à-dire des objets généraux? — Dès qu’un objet excite notre admiration, si peu que ce soit, c’est que les élémens, les parties en sont rassemblées selon des rapports que la raison approuve; c’est qu’il y a là une composition, une ordonnance. Qui dit composition et ordonnance dit conformité à une loi générale de la nature et de l’esprit. Ainsi, quoiqu’il n’y ait pas de beauté sans vie individuelle ou sans expression de la vie individuelle, il n’y a pas non plus de beauté en dehors de tout principe, de toute loi, en dehors de toute généralité. Donc de deux choses l’une, ou bien l’animal n’a aucune notion du beau, ou bien il mêle à sa notion du beau quelque idée générale.

Si la bête n’a pas d’idées générales, toute la théorie de la sélection sexuelle s’écroule de fond en comble. M. Darwin varie constamment à cet égard. Nulle part sa psychologie n’est plus vacillante, je dirai même plus déconcertante, que sur ce sujet des idées générales de l’animal. On dirait qu’il n’y a réfléchi qu’en passant. Il eût cependant fallu y penser et se décider à bonnes enseignes. Plus on médite sur ce problème de psychologie comparée, plus on incline à conclure que l’animal est destitué de la faculté d’abstraire et de généraliser. Qu’en ferait-il en effet? Infaillible comme il l’est en vertu de son instinct, attaché à une industrie dont il accomplit tous les actes sans éducation, sans expérience, il n’a rien à prévoir. L’avenir, ce quelque chose qu’on nomme demain et qui est le cuisant souci de l’homme, n’existe pas pour l’animal. Pascal l’a dit avec son style puissant : chaque fois que la science est donnée à l’animal, elle lui est nouvelle. N’ayant pas eu à l’apprendre, il ne risque pas de l’oublier, et il la retrouve toujours. Où qu’il aille dans l’espace, la nature agit sur ses sens; ses impressions ébranlent ses organes; ses souvenirs, qui sont des images, produisent le même ébranlement que ses impressions; la forme de ses membres règle et détermine la forme de ses mouvemens. Ce n’est pas une machine, c’est un être sentant. Comme ses sensations présentes ou renouvelées le mènent à coup sûr, pourquoi donc aurait-il besoin de généraliser? Indispensable à l’homme, le pouvoir généralisateur est inutile à l’animal. Son intelligence purement sensitive n’a donc aucune prise sur le beau, lequel, répétons-le, est chose générale.

C’est impossible, répliquera M. Darwin. Quoi! vous refusez le sens du beau à l’animal? Comment dans cette hypothèse expliquerez-vous les combats d’amour, les étalages de plumes et de couleur, les parades nuptiales, ces tournois où les mâles briguent et obtiennent le prix de la beauté? Ces mouvemens calculés, ces coquetteries, ne peuvent avoir lieu sans motif, et, s’ils en ont un, ce n’est évidemment que la séduction des femelles. — Je conviens que ces faits présentent une sorte de mystère que la science n’a pas encore éclairci. Il faudra de nombreuses années, et cette héroïque patience qui équivaut, dit-on, au génie, pour découvrir les secrets mobiles qui poussent l’animal dans une multitude de démarches singulières. Cependant, hypothèse pour hypothèse, il y en a une qui semblera, croyons-nous, simple et naturelle. Nous ne la présentons qu’à titre d’hypothèse; mais, si notre explication n’est pas plus démontrée que celle de M. Darwin, elle est peut-être plus vraisemblable.

Aux époques printanières, l’animal est tourmenté par le plus impérieux de tous les instincts. Sous l’influence d’un besoin dont la violence est sans égale, piqué par un aiguillon brûlant, il marche, il court, il s’agite; il attaque, déchire, détruit, s’il le peut, le rival qui lui fait obstacle. Si son naturel est pacifique, il ne combat point; mais il dépense en mouvemens bizarres et multipliés la force surabondante dont l’excès l’accable. S’il est organisé pour chanter, il chante; s’il est capable de crier, de hurler, il crie, il hurle. Point n’est besoin du désir de plaire et de la conscience de sa beauté pour rendre compte de cette surexcitation. L’état physiologique où il se débat y suffit et au-delà. Maintenant on admet sans difficulté que la femelle est dans une situation analogue. La puissance de sensation de celle-ci est au paroxysme : elle voit mieux, elle entend mieux que jamais. Elle verra mieux celui des mâles dont les couleurs sont plus vives, la taille plus grande, les gestes plus violens et plus vigoureusement exécutés. Elle entendra mieux le mâle qui chante, hurle, ou crie plus fort ou plus longtemps; de là à le préférer, il n’y a pas loin. J’accorde donc qu’il y aura préférence, si l’on veut, mais préférence sous l’impulsion maîtresse d’une sensation, non d’un sentiment, d’une secousse, non d’une idée, d’un appétit, non d’un jugement de beauté. L’animal aura manifesté ses facultés propres, ses instincts spéciaux. Les parades, les tournois, les étalages, tous ces spectacles auxquels vous savez si bien nous intéresser, auront une explication que l’on pourra discuter sans doute, mais qui restera conforme à l’essence de l’instinct, aux lois de la sensation, bref à la nature psychologique de l’animal.

La solution que nous venons de hasarder se rencontre à chaque page dans l’ouvrage de M. Darwin ; nous n’avons eu qu’à la lui emprunter. Il l’eût assurément choisie et adoptée, si son siège n’avait été fait depuis longtemps. Il l’eût d’autant plus volontiers accueillie qu’il a parfaitement mesuré la puissance du sens qu’on a nommé le sens animal par excellence, l’odorat. Ce sens agit dans l’appariage avec une énergie prodigieuse. Il y en a des exemples extraordinaires. Le naturaliste Scarpa assure que si, après avoir manié des grenouilles ou des crapauds femelles, on plonge la main dans l’eau, les mâles qui s’y trouvent accourent aussitôt même de très loin. Sans que j’insiste, on devine quelle part un organe aussi subtil doit avoir dans les attractions que M. Darwin attribue au sentiment de la beauté. Joignez les excitations de l’odorat à celles des yeux et de l’oreille, et voyez s’il y a lieu de chercher d’autres causes aux phénomènes qu’on a accumulés avec tant de complaisance. C’était avant tout la sensation qu’il était essentiel d’étudier chez l’animal. Il y avait là un champ à peine exploré d’observations innombrables et pleines d’enseignemens. En commençant par là l’étude de la psychologie comparée, on eût fait faire à cette science si nouvelle et si nécessaire d’admirables progrès.

M. H. Joly fa essayé et y a réussi pour une part déjà digne d’éloges. Quant à M. Ch. Darwin, on ne saurait dire sans injustice qu’il ne l’a pas voulu ; mais le pouvait-il? Son adhésion absolue au principe de l’évolution, son idée préconçue et systématique que l’homme descend de l’animal, le condamnaient à violer les règles les plus élémentaires de la méthode. Il oublie que l’homme connaît mieux sa propre nature mentale que celle des animaux, que par conséquent ce sont les facultés de l’âme humaine qu’il importe d’abord d’analyser. Pressé par le désir de retrouver nos ancêtres dans la sphère de l’animalité, il grossit à plaisir les ressemblances et il atténue les différences essentielles jusqu’à les effacer. Cette dangereuse habitude d’esprit est manifeste une fois de plus dans son ouvrage, d’ailleurs si ingénieux, sur l’Expression des sentimens chez l’homme et chez les animaux. Ici encore les nuages abondent, les phénomènes et les facultés de la vie mentale sont mêlés et confondus. On y cherche vainement une distinction psychologique quelconque entre la sensation sous ses diverses formes d’une part, et le sentiment sous ses aspects si variés de l’autre. Il n’est pas surprenant qu’avec des procédés d’analyse aussi peu rigoureux on n’ait pas réussi à mettre hors de contestation l’existence chez les bêtes du sentiment esthétique, ni à poser solidement les bases de la sélection sexuelle. Cette dernière conception, empruntée à l’ordre psychologique, n’est qu’une hypothèse, et elle demeure aussi peu justifiée par les faits que les hypothèses physiologiques de l’auteur.

Nous n’avons pas prétendu prouver autre chose. Il était peut-être temps que ce côté particulièrement faible du darwinisme fût mis à découvert. C’est de près et en détail, sans passion, sans colère, qu’il convient, selon nous, d’examiner cette prestigieuse doctrine, au lieu de l’accabler au hasard de vagues reproches qu’elle ne mérite pas toujours. On devrait, par exemple, cesser d’accuser M. Darwin d’athéisme, de matérialisme, de fatalisme, que sais-je encore? Le darwinisme a en réalité sa droite, son centre et sa gauche. À droite, on croit en Dieu et on le dit; à gauche, on se vante d’avoir anéanti le « créateur personnel, » et on voit dans cette destruction le dernier terme du progrès scientifique. Où siège M. Darwin dans ce conclave de ses partisans? À droite très certainement. Qu’il ait tort de ne pas rompre avec sa gauche, et même un peu avec son centre, j’en conviendrai. Là cependant n’est pas la marque la plus frappante de son infériorité philosophique.. Elle est dans les vices de sa méthode, elle est dans l’énorme intervalle laissé entre ce qu’il affirme et ce qu’il prouve, elle est dans l’usage trop inégal qu’il fait de la psychologie et de la physiologie. Néanmoins ses travaux, par la richesse des observations, par l’étendue et la diversité du savoir, sont une mine précieuse où la psychologie comparée puisera avec un profit immense, — à une condition cependant, c’est qu’elle résistera à la séduction de l’esprit de système, et qu’elle cherchera le vrai encore plus que le nouveau.


CH. LEVEQUE.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 juin 1869, l’étude intitulée l’Atome et l’esprit.