Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 113-120).

CHAPITRE XI

La marque sur le poignet de milady.

Robert trouva sir Michaël et lady Audley dans le salon. Milady était assise sur un tabouret devant le grand piano, retournant les feuilles de quelque nouveau morceau de musique. Elle pirouetta sur ce siège roulant, en produisant un froufrou avec les falbalas de sa robe de soie, lorsqu’on annonça le nom de M. Robert Audley ; quittant alors le piano, elle fit à son neveu une révérence comiquement cérémonieuse.

« Je vous remercie beaucoup pour les fourrures que vous m’avez apportées, dit-elle en offrant ses petits doigts, tout brillants et étincelants des diamants qu’ils portaient, je vous remercie pour ces magnifiques zibelines. Qu’il est bien à vous d’y avoir pensé ! »

Robert avait presque oublié la commission qu’il avait faite pour lady Audley pendant son excursion en Russie. Son esprit était si plein de George Talboys qu’il se contenta de recevoir les remercîments de milady avec une inclinaison de tête.

« Pourriez-vous croire, sir Michaël, dit-il, que mon absurde camarade est reparti pour Londres en me plantant là ?

M. George Talboys est retourné à Londres ! s’écria milady en relevant ses sourcils.

— Quelle effroyable catastrophe ! dit malicieusement Alicia. Depuis ce moment, Pythias, dans la personne de M. Robert Audley, ne peut exister une demi-heure sans Damon, généralement connu sous le nom de George Talboys.

— C’est un excellent camarade, dit Robert avec énergie, et, pour dire la simple vérité, je suis presque inquiet sur son compte. »

Inquiet sur son compte ! Milady était presque soucieuse de savoir pourquoi Robert était inquiet sur le compte de son ami.

« Je vais vous dire pourquoi, lady Audley, répondit le jeune avocat. George a ressenti un coup très-douloureux, il y a un an, à la mort de sa femme. Il n’a jamais surmonté ce chagrin. Il prend la vie très-tranquillement, presque aussi tranquillement que je le fais ; mais il parle souvent d’une façon vraiment étrange, et quelquefois je pense qu’un de ces jours cette affliction sera plus forte que lui, et qu’il fera quelque chose d’écervelé. »

M. Robert Audley parlait vaguement ; mais ses trois auditeurs comprenaient que ce quelque chose d’écervelé auquel il faisait allusion était un de ces actes sur lesquels il n’y a pas à revenir.

Il y eut un court moment de silence, pendant lequel lady Audley arrangea ses blondes boucles avec le secours de la glace sur la console en face d’elle.

« En vérité, dit-elle, ceci est vraiment extraordinaire. Je ne croyais pas que les hommes fussent capables de ces profondes et durables affections ; je croyais qu’une jolie figure avait autant de prix pour eux qu’une autre jolie figure, et que, lorsque le numéro un avec des yeux bleus et une belle chevelure mourait, ils avaient seulement à chercher le numéro deux, avec des yeux bruns et une chevelure noire, par manière de variété.

— George Talboys n’est pas un de ces hommes. Je crois que la mort de sa femme lui a brisé le cœur.

— Quel malheur ! murmura lady Audley. Il semble presque cruel à mistress Talboys d’être morte et de tant affliger son pauvre mari.

— Alicia avait raison : elle est puérile, » pensa Robert en examinant la jolie figure de sa tante.

Milady fut vraiment charmante à dîner ; elle déclara de la façon la plus séduisante son incapacité pour découper un faisan placé devant elle, et appela Robert à son secours.

« Je pouvais découper un gigot chez sir Dawson, dit-elle en riant, mais un gigot, c’est si facile, et encore j’avais coutume de refuser. »

Sir Michaël observait l’impression que faisait milady sur son neveu, avec une orgueilleuse satisfaction de sa beauté et de sa puissance de fascination.

« Je suis si enchanté de voir ma pauvre petite femme encore une fois de sa bonne humeur habituelle, dit-il. Elle a été vraiment abattue, hier, par le désappointement qu’elle a éprouvé à Londres.

— Un désappointement !

— Oui, monsieur Audley, et un très-cruel, répondit milady. Je reçus, l’autre matin, une dépêche télégraphique de ma chère vieille amie et maîtresse de pension, m’annonçant qu’elle allait mourir, et que si je voulais la voir encore, je devais me hâter de me rendre immédiatement auprès d’elle. La dépêche télégraphique ne contenait aucune adresse, et naturellement, cette circonstance même me fit penser que je la trouverais dans la maison où je l’avais laissée il y a trois ans. Sir Michaël et moi, nous nous rendons immédiatement à Londres et courons droit à l’ancienne adresse. La maison était occupée par des personnes étrangères qui ne purent nous donner aucune nouvelle de mon amie. C’est dans un endroit retiré, et il y a très-peu de marchands aux environs. Sir Michaël prit des informations dans les quelques boutiques voisines ; mais, après s’être donné beaucoup de peine, il ne put rien découvrir qui nous mît sur la voie des renseignements dont nous avions besoin. Je n’ai pas d’amis à Londres et n’avais, par conséquent, pour m’assister, personne autre que mon cher et généreux époux, qui fit tout ce qui était en son pouvoir, mais en vain, pour trouver la nouvelle résidence de mon amie.

— Il était vraiment ridicule de ne pas envoyer l’adresse dans la dépêche télégraphique, dit Robert.

— Lorsqu’on est mourant, il n’est pas si aisé de penser à toutes ces choses, » murmura lady Audley en regardant d’un air de reproche M. Audley avec ses deux yeux bleus.

En dépit de la fascination de lady Audley et en dépit de l’admiration absolument inqualifiable de Robert pour elle, l’avocat ne pouvait triompher d’un vague sentiment d’inquiétude par cette paisible soirée de septembre.

Tandis qu’il était assis dans la profonde embrasure d’une croisée à meneaux, causant avec milady, son esprit errait au loin sous les ombrages de Fig-Tree Court, et il pensait au pauvre George Talboys fumant solitairement son cigare dans sa chambre avec les chiens, et les canaris.

« Je voudrais n’avoir jamais eu aucune amitié pour ce garçon, pensait-il. Je me sens comme un homme qui aurait un fils unique dont la vie serait menacée. Je voudrais que le ciel me permît de lui rendre sa femme, et de l’expédier, lui, à Ventnor, pour y finir ses jours en paix. »

Le joli gazouillement musical continuait toujours aussi gai et aussi incessant que le murmure d’un ruisseau, et toujours les pensées de Robert revenaient, malgré lui, à George Talboys.

Il se le représentait courant à Southampton par le train-poste pour voir son fils ; il se le représentait comme il l’avait vu souvent, lisant dans le Times les annonces des départs de vaisseaux, et cherchant un bâtiment pour le ramener en Australie. Une fois, il le vit en frissonnant étendu, froid et raide, au fond d’un ruisseau peu profond, avec son visage de mort tourné vers le ciel ténébreux.

Lady Audley remarqua sa distraction et lui demanda à quoi il pensait.

« À George Talboys ! » répondit-il brusquement.

Elle eut un petit frisson nerveux.

« Sur ma parole, dit-elle, vous me rendez presque mal à mon aise par la façon avec laquelle vous parlez de M. Talboys. On pourrait croire que quelque chose d’extraordinaire lui est arrivé.

— Dieu nous en préserve ! mais je ne puis m’empêcher d’être inquiet sur son compte. »

Plus tard, dans la soirée, sir Michaël demanda un peu de musique, et milady alla au piano. Robert Audley s’empressa de la suivre pour tourner les feuilles de son cahier de musique, mais elle jouait de mémoire et elle lui épargna la peine que lui aurait imposée sa galanterie.

Il transporta une paire de bougies allumées au piano et les disposa convenablement pour la jolie musicienne. Elle frappa quelques accords, puis se lança dans une rêveuse sonate de Beethoven. C’était une des nombreuses contradictions de son caractère, que cet amour de sombres et mélancoliques mélodies, si opposées à sa nature frivole et enjouée.

Robert Audley soupirait à côté d’elle, et comme il était inoccupé, ne retournant pas les feuilles de la musique, il s’amusa à considérer ces blanches mains chargées de bijoux, courant légèrement sur les touches, avec des manches de dentelles tombant sur ses poignets gracieusement arrondis. Il examina ses jolis doigts l’un après l’autre ; celui-ci avec un cœur brillant de rubis, celui-là enroulé d’un serpent d’émeraude, et sur tous, une constellation scintillante de diamants. De ses doigts, ses yeux allèrent à ses poignets : un bracelet d’or uni glissa de son poignet droit sur sa main, comme elle exécutait un passage rapide. Elle s’arrêta brusquement pour l’arranger ; mais avant qu’elle eût pu le faire, Robert Audley remarqua une meurtrissure sur sa peau délicate.

« Vous avez été blessée au bras, lady Audley ? » s’écria-t-il.

Elle se hâta de replacer le bracelet.

« Cela n’est rien, dit-elle. Je suis malheureuse d’avoir une peau que meurtrit le plus léger contact. »

Elle continua de jouer ; mais sir Michaël traversa le salon pour examiner la meurtrissure sur le poignet de sa jolie femme.

« Qu’est-ce que cela, Lucy ? demanda-t-il, et comment est-ce arrivé ?

— Que vous êtes tous ridicules de vous tracasser pour une chose aussi futile ! dit lady Audley en riant. J’ai quelquefois des absences, et je m’amusais, il y a quelques jours, à m’attacher un morceau de ruban autour du bras, si serré, qu’il a laissé une meurtrissure lorsque je l’ai retiré.

— Hum ! pensa Robert, milady raconte de candides petits mensonges d’enfant ; la meurtrissure est d’une date plus récente que quelques jours, la peau commence seulement à changer de couleur. »

Sir Michaël prit l’élégant poignet dans sa forte main.

« Tenez les bougies, Robert, et laissez-moi examiner ce pauvre petit bras. »

Ce n’était pas une meurtrissure, mais quatre marques rouges et distinctes, semblables à celles qu’auraient pu y laisser quatre doigts d’une puissante main qui aurait saisi le poignet délicat tant soit peu trop rudement. Un ruban étroit, lié fortement, pouvait avoir produit quelques marques pareilles, il est vrai, et milady protesta une fois de plus qu’autant qu’elle pouvait s’en souvenir, ce devait être ainsi que la chose s’était faite.

En travers des faibles marques rouges il y avait une teinte plus foncée, comme si un anneau porté par l’un de ces doigts vigoureux et cruels s’était incrusté dans cette tendre chair.

« Je suis sûr que milady nous raconte là de jolis mensonges, pensa Robert, car je ne puis croire à l’histoire du ruban. »

Il souhaita le bonsoir et une bonne nuit à ses parents vers dix heures et demie, et dit qu’il courrait à Londres par le premier train pour chercher George dans Fig-Tree Court.

« Si je ne le trouve pas là, j’irai à Southampton, dit-il, et si je ne le trouve pas à Southampton…

— Eh bien, alors ? demanda milady.

— Je croirai que quelque chose d’extraordinaire lui est arrivé. »

Robert Audley se sentit découragé en se rendant lentement à son logis à travers des prairies couvertes de ténèbres ; plus découragé encore lorsqu’il rentra dans le salon de l’auberge du Soleil, où lui et George avaient flâné ensemble, regardant par la croisée et fumant leurs cigares.

« Penser, dit-il en méditant, qu’il est possible de s’attacher autant à un camarade ! Mais, arrive que pourra, ma première chose, demain matin, sera de courir après lui à Londres, et, plutôt que de manquer de le trouver, j’irais jusqu’aux confins du monde. »

Avec la nature lymphatique de M. Robert Audley, une résolution était beaucoup plus l’exception que la règle ; de sorte que, pour une fois dans sa vie se déterminant à une mesure active, il avait une certaine obstination opiniâtre et dure comme le fer qui le poussait à l’accomplissement de son projet.

Le penchant paresseux de son esprit, qui le garantissait de penser à une demi-douzaine de choses à la fois et le disposait à réfléchir à une seule, suivant la règle des gens les plus énergiques, le rendait remarquablement lucide sur chaque point auquel il avait prêté une sérieuse attention.

En vérité, quoique les graves hommes de loi se moquassent de lui, et que les avocats en herbe soulevassent leurs épaules sous leurs robes de soie bruissante lorsqu’on parlait de Robert Audley, je doute fort que, s’il eût voulu prendre la peine de conduire un procès, il eût bien plutôt surpris les magnats qui n’appréciaient pas sa capacité.