Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 42-48).

CHAPITRE IV

À la première page du Times

Robert Audley était censé être avocat. Comme avocat, son nom était inscrit dans le Law-List ; comme avocat, il avait son appartement dans Fig-Tree Court Temple ; comme avocat, il avait consommé le nombre voulu de dîners qui forment la grande épreuve que traverse l’aspirant au barreau pour arriver à la réputation et à la fortune. Si toutes ces conditions peuvent faire d’un homme un avocat, Robert en était un décidément. Mais il n’avait jamais eu de cause à plaider, ou n’avait jamais essayé, ou même envie d’en avoir une pendant les cinq années entières que son nom était resté peint sur une des portes de Fig-Tree Court. C’était un beau garçon, paresseux, insouciant de tout, d’environ vingt-sept ans, fils unique du plus jeune frère de sir Michaël Audley. Son père lui avait laissé quatre cents livres de rente, revenu que ses amis l’avaient engagé à augmenter en embrassant le barreau. Comme il avait trouvé, après mûres considérations, plus d’ennui à s’opposer aux désirs de ses amis qu’à consommer un certain nombre de dîners, et à prendre deux chambres dans le Temple, il avait adopté le dernier parti et, sans rougir, s’intitulait lui-même avocat.

Quelquefois, lorsque la température était brûlante, et qu’il s’était épuisé dans le pénible labeur de fumer sa pipe allemande et de lire des nouvelles françaises, il consentait à aller se promener dans les jardins du Temple, où, s’allongeant en quelque endroit ombragé, pâle et flegmatique, avec son col de chemise rabattu et un foulard de soie bleu négligemment noué autour de son cou, il racontait aux graves jurisconsultes qu’il était rendu par excès de travail.

Les vieux hommes de loi riaient malicieusement à cette fiction plaisante, mais ils convenaient tous que Robert Audley était un excellent camarade, rempli de cœur, et même un curieux garçon, ayant un fond d’esprit piquant et d’originalité tranquille, sous son indolence, sa flânerie, son insouciance et ses manières irrésolues. C’était un homme qui ne ferait jamais son chemin dans le monde, mais qui est incapable de tuer une mouche. En vérité, ses chambres étaient converties en un véritable chenil, par son habitude de donner asile à tous les vilains chiens égarés et surpris par la nuit, qu’il attirait par ses regards dans la rue et qui le suivaient, poussés par une banale affection.

Robert passait toujours la saison de la chasse au château d’Audley ; non qu’il fût chasseur distingué comme Nemrod, car il aimait mieux trotter tranquillement, en toute sécurité, sur un mauvais cheval bai, pacifique, aux membres solides, et se maintenir à une très-respectable distance des cavaliers intrépides, son cheval sachant aussi bien que lui que la chose la plus contraire à ses désirs était d’être exposé à se tuer.

Le jeune homme était le grand favori de son oncle, et sa jolie, espiègle, gaie et folâtre cousine miss Alicia Audley ne le dédaignait pas le moins du monde. La bonne disposition de la jeune demoiselle, seule héritière d’une très-belle fortune, aurait pu sembler à d’autres hommes bien digne d’être cultivée, mais cette pensée ne se présenta pas même à l’esprit de Robert Audley. Alicia était une très-jolie fille, une charmante fille, sur laquelle il n’y avait rien à dire, — une fille à remarquer entre mille ; mais c’était là le plus haut degré où son enthousiasme pût s’élever. L’idée de faire tourner à quelque résultat avantageux pour lui l’inclination de sa jeune cousine n’entra jamais dans son cerveau frivole. Je me demande même s’il eut jamais une idée bien exacte de la fortune de son oncle, et je puis certifier qu’il ne compta jamais un instant sur la chance qu’il pût lui revenir, en cas d’accident, quelque partie de cette fortune. De sorte qu’un beau matin, le facteur lui apporta les billets de faire-part du mariage de sir Michaël et de lady Audley, en même temps qu’une lettre très-indignée de sa cousine, qui lui racontait comment son père venait d’épouser une espèce de poupée de cire, pas plus âgée qu’elle, Alicia, avec des boucles blondes et un perpétuel ricanement ; car je suis fâché de dire que l’humeur sémillante de lady Audley la taquinait au point de lui faire qualifier ainsi ce joli rire musical qui avait été tant admiré dans la ci-devant miss Lucy Graham. Quoique tous ces documents intéressassent Robert Audley, leur connaissance n’excita ni étonnement ni contrainte dans la nature apathique de ce gentleman. Il lut la lettre irritée d’Alicia avec ses lignes croisées et recroisées sans retirer un instant de ses lèvres couvertes de moustaches le bout d’ambre de sa pipe allemande. Lorsqu’il eut terminé la lecture de la missive, pendant laquelle il avait gardé ses sourcils noirs relevés vers le milieu du front (c’était sa seule manière, soit dit en passant, d’exprimer sa surprise), il la jeta d’un air délibéré, ainsi que les billets de faire-part, dans le panier aux vieux papiers, et, posant sa pipe, se prépara lui-même à épuiser le sujet.

« J’ai toujours dit que le vieux buffle se remarierait, murmura-t-il, après environ une demi heure de réflexion. Alicia et milady, sa belle-mère, vont être là dedans comme marteau et tenailles. J’espère qu’elles voudront bien ne pas se quereller à la saison de la chasse, ou se dire des choses déplaisantes à dîner ; les querelles troublent toujours la digestion. »

Vers onze heures du matin, le jour qui suivit la soirée dans laquelle se passèrent les événements relatés dans mon dernier chapitre, le neveu du baronnet traversait Blackfriarsward en flânant hors du Temple, et se dirigeait vers la Cité. Il avait obligé, dans une mauvaise heure, quelque ami nécessiteux en apposant l’antique nom des Audley sur un billet de complaisance ; lequel billet n’ayant pas été touché par le garçon de recette, Robert Audley était averti de payer. Dans ce dessein, il avait monté en se promenant Ludgate Hill, avec sa cravate bleue, dont les bouts flottaient à l’air brûlant du mois d’août, et de là était entré dans une maison de banque située, au frais, dans un sombre passage hors du cimetière Saint-Paul, où il prit les arrangements nécessaires pour vendre une couple de centaines de livres de bons consolidés.

Il avait terminé cette affaire et flânait au coin du passage, guettant un hansom pour le ramener au Temple, lorsqu’il fut presque renversé par un homme d’à peu près son âge, qui se précipita aveuglément dans l’étroit débouché.

« Soyez assez bon pour regarder où vous allez, mon ami, dit doucement Robert au passant impétueux, vous devriez avertir les gens avant de les jeter par terre et de marcher sur eux. »

L’étranger s’arrêta subitement, regarda fixement l’interlocuteur, et alors reprit haleine.

« Bob, s’écria-t-il, avec l’accent expressif du plus grand étonnement. J’ai touché la terre anglaise seulement à la fin de la dernière nuit, et je vous rencontre ce matin !

— Je vous ai vu quelque part auparavant, mon ami barbu, dit M. Audley en examinant avec calme le visage animé de l’autre, mais que je sois pendu si je puis me rappeler en quel endroit et à quelle époque.

— Quoi ! s’écria l’étranger, allez-vous me dire que vous avez oublié George Talboys ?

— Non, je ne l’ai pas oublié, » dit Robert avec une énergie qui ne lui était en aucune façon habituelle.

Et accrochant alors son bras à celui de son ami, il le conduisit dans le sombre passage, et lui dit avec son indifférence accoutumée :

« Et maintenant, George, apprenez-nous tout ce qui s’est passé. »

George Talboys lui apprit tout ce qui s’était passé. Il lui raconta la même histoire qu’il avait exposée, dix jours avant, à la pâle gouvernante, à bord de l’Argus, et alors, bouillant et hors d’haleine, il lui dit qu’il avait un paquet de bons d’Australie, et qu’il avait besoin de les mettre en banque au comptoir de MM. X…, qui avaient été ses banquiers plusieurs années auparavant.

« Je sors justement de leurs bureaux, dit Robert, nous y retournerons ensemble, et nous terminerons cette affaire dans cinq minutes. »

Ils parvinrent à l’arranger à peu près dans un quart d’heure, et alors Robert Audley proposa immédiatement l’hôtel du Sceptre et de la Couronne, ou celui du Château de Richmond, où ils pourraient faire un bout de repas, et causer du bon vieux temps, où ils étaient ensemble à Eton. Mais George dit à son ami qu’avant d’aller n’importe où avant de toucher à un morceau ou de rompre son jeûne, avant de se restaurer d’aucune façon après un voyage de nuit de Liverpool par le train express, il devait passer par un certain coffee-house de Bridge Street, Westminster, où il s’attendait à trouver une lettre de sa femme.

« Alors, j’irai avec vous, dit Robert. Quelle idée d’avoir une femme, George, quelle absurde plaisanterie ! »

Comme ils traversaient Ludgate Hill, Fleet Street, et le Strand dans un rapide hansom, George Talboys glissa dans l’oreille de son ami toutes les espérances folles et tous les rêves qui avaient pris un si grand empire sur sa nature ardente.

« Je prendrai une villa sur le bord de la Tamise, Bob, dit-il, pour ma petite femme et pour moi ; et nous aurons un yacht, Bob, mon vieil ami, et nous nous étalerons sur le pont et nous fumerons, pendant que ma charmante petite jouera de sa guitare et nous chantera des chansons. Elle est pour tout le monde comme ces femmes, dont je ne sais plus le nom, qui donnèrent tant de tracas à ce pauvre vieil Ulysse, » ajouta le jeune homme, dont le savoir classique n’était pas très-considérable.

Les garçons du coffee-house de Westminster reculèrent à la vue de cet étranger aux yeux enfoncés, à la barbe longue, avec ses habits de coupe coloniale, et ses manières étranges et agitées ; mais il avait été un vieil habitué de l’établissement quand il était au service, et dès qu’ils apprirent qui il était, ils s’empressèrent de lui offrir leurs bons offices.

Il n’avait pas besoin de grand’chose, — une bouteille de soda-water seulement, et savoir s’il y avait au comptoir une lettre à l’adresse de George Talboys.

Le garçon apporta le soda-water avant même que les jeunes gens eussent pris place dans un sombre compartiment près du foyer éteint.

« Non, il n’y a pas de lettre à cette adresse. »

Le garçon dit ces mots avec une parfaite indifférence, en époussetant machinalement la petite table d’acajou.

Le visage de George se couvrit de la pâleur de la mort.

« Talboys, dit-il, peut-être n’avez-vous pas entendu distinctement le nom, — T, A, L, B, O, Y, S. Allez regarder encore, il doit y avoir une lettre. »

Le garçon haussa les épaules en quittant la salle et revint au bout de trois minutes dire qu’il n’y avait aucun nom ressemblant à celui de Talboys dans la case aux lettres. Il y avait Brown, et Sanderson, et Pinchbek ; seulement trois lettres en tout.

Le jeune homme but son soda-water en silence, et, posant alors ses coudes sur la table, couvrit sa figure de ses mains. Il y avait quelque chose dans son air qui disait à Robert Audley que ce désappointement, insignifiant en apparence, était en réalité une déception pleine d’une grande amertume. Il s’assit lui-même en face de son ami, mais n’essaya pas de lui adresser la parole.

Bientôt George leva la tête, et, prenant machinalement dans un tas de journaux, sur la table, un Times graisseux du jour précédent, il jeta ses yeux distraits sur la première page.

Je ne puis dire combien de temps il pâlit sur un paragraphe au milieu de la liste des décès, avant que son esprit bouleversé pût bien en saisir le contenu ; mais après une pause considérable, il tendit le journal à Robert Audley à travers la table, et, avec un visage qui était passé du bronze foncé à une maladive blancheur, livide et sombre avec un calme effrayant, posa le doigt sur une ligne qui contenait les mots suivants :

« Le 24 du courant, à Ventnor, île de Wight, Helen Talboys, âgée de vingt-deux ans. »