Traduction par Judith.
L. Hachette et Cie (tome Ip. 17-31).

CHAPITRE II

À bord de l’Argus

Il lança le bout de son cigare dans l’eau, et, s’accoudant sur le bordage du bâtiment, il contempla les vagues.

« Ah ! qu’elles sont monotones, dit-il, bleues, vertes et opales ; opales, bleues et vertes ; ma foi, elles sont très-belles dans leur genre, mais les voir pendant trois mois, c’est beaucoup trop, surtout… »

Il n’essaya pas de terminer sa phrase ; sa pensée sembla se perdre au milieu des flots et le transporter à mille lieues ou même plus loin.

« Pauvre chère petite, quelle joie ! murmura-t-il en ouvrant son porte-cigares et en examinant nonchalamment le contenu ; quelle joie et quelle surprise ! Pauvre chère petite ! Après trois ans et demi ; aussi elle sera bien étonnée. »

Celui qui parlait ainsi était un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, grand et bien bâti, au visage bronzé par le soleil, aux yeux bruns qui laissaient échapper une tendre expression à travers leurs cils noirs ; une moustache et une barbe épaisses couvraient toute la partie inférieure de son visage. Il portait un large costume gris et un feutre mou négligemment jeté sur sa chevelure noire. George Talboys — il se nommait ainsi — était un des passagers de la cabine d’arrière à bord du vaisseau l’Argus, chargé de laine d’Australie et faisant le trajet de Sydney à Liverpool.

Les passagers de l’arrière de l’Argus étaient peu nombreux. Un vieux négociant en laine, qui, après avoir fait fortune dans les colonies, retournait dans son pays natal avec sa femme et ses filles ; une gouvernante de trente-cinq ans qui rentrait dans son pays pour épouser un homme dont elle avait reçu les serments quinze ans auparavant ; la fille sentimentale d’un riche marchand de vin d’Australie qu’on envoyait en Angleterre pour y compléter son éducation, et George Talboys, tels étaient les seuls passagers de première classe.

Ce George Talboys était la vie et l’âme du bâtiment ; nul ne savait qui il était, ce qu’il était, d’où il venait, mais chacun l’aimait. À dîner, il occupait le bas de la table et aidait le capitaine à faire les honneurs du repas. Il débouchait les bouteilles de champagne, il portait des santés à tous ceux qui se trouvaient là ; il racontait des histoires bouffonnes, et donnait le signal du rire avec un si joyeux entrain qu’à moins d’être un bourru on ne pouvait s’empêcher de l’imiter par pure sympathie. Il organisait aussi le vingt-et-un et d’autres jeux amusants et faciles qui absorbaient le petit cercle réuni autour de la lampe de la cabine, au point qu’un ouragan aurait pu tout bouleverser au-dessus de leur tête sans que personne s’en aperçût ; mais il avouait franchement qu’il n’entendait rien au whist, et qu’il était incapable de distinguer un cavalier d’une tour sur un échiquier.

De fait, M. Talboys n’était en aucune façon un personnage lettré. La pâle gouvernante avait essayé de causer avec lui de la littérature du jour, mais George s’était contenté de caresser sa barbe et de la regarder d’un air maussade, en proférant de temps en temps des « ah, oui ! » et « certainement… ah ! »

La jeune fille sentimentale, qui allait en Angleterre pour perfectionner son éducation, avait voulu le tâter sur Shelley et Byron ; mais il lui avait magnifiquement ri à la figure, comme si la poésie était une plaisanterie. Le négociant en laine l’avait sondé sur la politique, mais il ne semblait pas posséder là-dessus des connaissances très-profondes ; aussi avait-on pris le parti de le laisser suivre sa fantaisie : fumer son cigare, causer avec les matelots, flâner sur le pont, regarder dans l’eau, et se rendre agréable à chacun à sa manière. Lorsque l’Argus ne fut plus qu’à une distance de quinze jours de l’Angleterre, tout le monde remarqua qu’un changement s’opérait chez George Talboys. Il devint remuant et inquiet ; tantôt si gai que la cabine retentissait de ses éclats de rire ; tantôt morose et pensif. Il finissait par fatiguer les matelots, quoiqu’il fût leur favori, en leur adressant de perpétuelles questions sur le moment probable où l’on toucherait terre. Serait-ce dans dix, onze, douze, ou treize jours ? Le vent était-il favorable ? Combien de nœuds le bâtiment filait-il à l’heure ? Bientôt après il était saisi d’un accès de colère, il courait sur le pont, criant que le vaisseau était une vieille et détestable coquille de noix, que ses propriétaires l’avaient trompé en lui vantant la rapidité de marche de l’Argus au lieu de l’avertir que leur bâtiment n’était pas fait pour transporter des passagers, des créatures vivantes et pressées, des êtres ayant cœur et âme, mais seulement pour charger de lourdes balles de laine, qui pouvaient bien pourrir sur mer sans qu’il s’ensuivît grand dommage.

Le soleil disparaissait dans la mer, et George Talboys allumait son cigare dans cette soirée d’août dont nous parlons. Dix jours encore, comme les matelots le lui avaient dit, et dans l’après-midi il pourrait apercevoir les côtes d’Angleterre.

« Je veux aborder par le premier bateau que nous rencontrerons, s’écria-t-il, dans une coquille d’huître au besoin ; et, par Jupiter, s’il le faut, je nagerai jusqu’à terre. »

Ses amis de l’arrière-cabine, à l’exception de la pâle gouvernante, riaient de son impatience ; elle soupira en observant le jeune homme, qui s’irritait contre la lenteur des heures, repoussait son verre de vin sans y avoir goûté, se remuait impatiemment sur le sofa de la cabine, montait et descendait l’échelle de la dunette, et regardait les vagues.

Comme le disque empourpré du soleil s’éteignait dans l’eau, la gouvernante monta l’escalier de la cabine pour se promener sur le pont, pendant que les passagers restaient à table dans l’entre-pont. Elle s’arrêta lorsqu’elle aperçut George, et, se tenant debout à côté de lui, elle contempla les teintes cramoisies qui s’affaiblissaient à l’occident.

Cette femme, très-tranquille et très-réservée, prenait rarement part aux jeux de l’arrière-cabine ; elle ne riait jamais et parlait peu ; toutefois George Talboys et elle avaient été bons amis pendant la traversée.

« Mon cigare vous incommoderait-il, miss Morley ? dit-il en le retirant de sa bouche.

— Pas le moins du monde ; continuez de fumer, je vous en prie. J’étais venue seulement regarder le coucher du soleil. Quelle délicieuse soirée !

— Oui, oui ; délicieuse, je l’avoue, répondit-il avec impatience ; mais si longtemps encore, si longtemps encore, dix interminables jours et dix mortelles nuits avant de débarquer…

— C’est vrai, soupira miss Morley. Voudriez-vous que ce temps fût moins long ?

— Si je le voudrais ? s’écria George ; oh ! certes oui. Et vous, ne le désirez-vous pas ?

— À peine.

— Il n’y a donc personne en Angleterre que vous aimiez ?… personne qui attende votre arrivée ?…

— J’espère que si, » dit-elle tristement.

Ils gardèrent le silence quelques instants, lui, fumant son cigare avec une impatience furieuse, comme s’il avait pu hâter la marche du vaisseau par sa continuelle agitation ; elle, fixant mélancoliquement dans le ciel obscurci des yeux bleus qui semblaient s’être ternis sur des livres imprimés en caractères très-fins et sur de minutieux travaux d’aiguille, des yeux flétris peut-être par des pleurs secrètement versés dans les mortelles heures des nuits solitaires.

« Voyez ! dit George, indiquant subitement le côté opposé à celui vers lequel miss Morley regardait, voilà la nouvelle lune. »

Elle leva ses regards sur le pâle croissant, et son visage était presque aussi pâle et aussi blafard.

« C’est la première fois que nous la voyons ; nous devons faire un souhait, dit George : je sais ce que je souhaite.

— Quoi donc ?

— De promptement revoir la patrie.

— Pourvu que nous n’y trouvions aucune déception à notre arrivée ! répondit la gouvernante avec tristesse.

— Aucune déception !… »

Il tressaillit comme s’il avait été foudroyé, et lui demanda ce qu’elle entendait par déception.

« Je veux dire, répondit-elle en parlant avec rapidité et en agitant ses petites mains, je veux dire qu’à mesure que ce long voyage tire à sa fin, l’espoir s’affaiblit dans mon cœur ; une crainte nouvelle s’empare de moi, et j’appréhende de ne pas trouver tout au gré de mes désirs. Celui que je viens rejoindre peut avoir changé de sentiments à mon égard, ou bien, après avoir conservé jusqu’à ce moment ceux qu’il nourrissait autrefois, il peut les perdre en un instant à la vue de mon pauvre visage flétri. On me disait jolie fille, monsieur Talboys, lorsque je m’embarquai pour Sydney, il y a quinze ans. Mais le monde peut l’avoir corrompu, l’avoir rendu égoïste et intéressé, et dans ce cas il me fera bon accueil pour ce que je puis avoir économisé pendant ces quinze années. Ne peut-il pas aussi être mort ? Je pense à toutes ces choses, monsieur Talboys ; je vois passer toutes ces scènes dans mon esprit, et j’en ressens les angoisses vingt fois par jour. Vingt fois par jour ! répéta-t-elle ; je pourrais dire mille fois par jour. »

George Talboys était resté pétrifié, son cigare à la main, et l’écoutait avec tant d’attention que, comme elle prononçait les derniers mots, ses doigts se relâchèrent et son cigare tomba dans l’eau.

« Je m’étonne, continua-t-elle, s’adressant plutôt à elle-même qu’à lui, et à voix basse, je m’étonne en pensant combien j’étais pleine d’espoir lorsque le vaisseau mit à la voile ; je me représentais la joie du retour, les paroles échangées, les exclamations et les regards ; mais depuis ce dernier mois de voyage, jour par jour, heure par heure, mon courage s’affaiblit, mes espérances s’évanouissent, et je redoute l’arrivée autant que si je revenais en Angleterre pour assister à des funérailles. »

Le jeune homme changea brusquement d’attitude, et regarda en face sa compagne avec un regard alarmé. Elle vit à la lueur de la lune que ses joues avaient pâli.

« Quelle folie ! s’écria-t-il en donnant un coup de poing sur le bordage du vaisseau, quelle folie de me laisser effrayer par toutes ces histoires !… Pourquoi venez-vous me dire toutes ces choses ?… Pourquoi bouleverser tous mes sens et me glacer de terreur, lorsque je suis sur le point de rejoindre la femme que j’aime, ma femme, dont le cœur est aussi pur que la lumière du jour, chez laquelle je ne m’attends pas plus à trouver un changement qu’à voir demain un autre soleil se lever dans le ciel ?

— Votre femme, dit-elle, c’est différent. Vous n’avez pas de raisons de partager mes craintes. Je viens en Angleterre retrouver un homme que je devais épouser il y a quinze ans. Il était trop pauvre alors pour se marier. Une position de gouvernante m’ayant été offerte dans une riche famille d’Australie, je lui persuadai de me laisser accepter cette proposition, afin que, restant libre et sans aucune charge, il pût faire son chemin en Angleterre pendant que j’économiserais quelque argent pour nous aider lorsque nous commencerions à vivre ensemble. Je ne pensais pas être aussi longtemps absente ; mais les choses ont mal tourné pour lui en Angleterre. Voilà mon histoire, et vous pouvez comprendre mes appréhensions. Elles ne peuvent avoir aucune influence sur vous. Mon cas est un cas exceptionnel.

— Le mien aussi, dit George avec impatience, très-exceptionnel même, quoique jusqu’à ce moment, je vous le jure, je n’eusse jamais éprouvé la moindre inquiétude sur le résultat de mon retour. Mais vous avez raison, je n’ai que faire de vos appréhensions. Vous avez été absente pendant quinze ans ; toutes sortes de choses peuvent arriver en quinze ans. Quant à moi, il n’y a maintenant que trois ans et demi ce mois-ci que j’ai quitté l’Angleterre. Que pourrait-il être arrivé dans un espace de temps aussi court ? »

Miss Morley regarda Talboys avec un sourire lugubre, sans lui répondre. Cette ardeur fiévreuse, la franchise et l’impatience de cette nature étaient si étranges et si nouvelles pour elle, qu’elle le contemplait avec un mélange d’étonnement et de compassion.

« Ma jolie petite femme ! mon innocente et bien-aimée petite femme ! Vous ne savez pas, miss Morley, dit-il, ayant repris toute son ancienne confiance, vous ne savez pas que j’ai quitté la pauvre petite pendant qu’elle était endormie, tenant son enfant dans ses bras, sans lui laisser rien que quelques lignes à peine lisibles pour lui dire que son fidèle époux l’avait ainsi abandonnée ?

— Abandonnée !… s’écria la gouvernante.

— Voici. J’étais officier dans un régiment de cavalerie lorsque je vis pour la première fois ma chère petite. Nous tenions garnison dans un triste port de mer où elle vivait avec son vieux père, un gueux, un officier de marine en demi-solde, un vieux fourbe de profession, aussi pauvre que Job, l’œil toujours à l’affût d’un coup de fortune. Je vis clair dans ses viles manœuvres afin d’attraper un de nous pour sa jolie fille ; je compris les pièges pitoyables et grossiers qu’il tendait pour attirer quelque épais dragon ; je ne me trompai point à toutes ses aimables invitations dans un mauvais cabaret du port, à ses beaux discours sur la noblesse de sa famille, à sa fierté simulée, à ses faux airs d’indépendance, et aux larmes mensongères qui coulaient de ses vieux yeux chassieux lorsqu’il parlait de son unique enfant. C’était un vieil ivrogne, hypocrite, prêt à vendre ma pauvre petite au plus offrant. Heureusement pour moi, je pus être alors ce plus fort enchérisseur, car mon père a de la fortune, miss Morley, et comme ma chère femme et moi nous nous étions aimés à première vue, nous nous épousâmes. Mon père cependant n’eut pas plutôt appris que j’étais marié à une petite miss sans le sou, la fille d’un vieux lieutenant en demi-solde adonné à la boisson, qu’il m’écrivit une lettre furieuse où il me signifiait qu’il ne voulait plus avoir de rapports avec moi, et qu’à partir du jour de mon mariage la pension annuelle qu’il m’allouait était suspendue. Il n’y avait pas moyen de rester dans un régiment comme le mien sans autre chose que ma paye d’officier pour vivre et entretenir une jeune femme ; aussi vendis-je mon brevet, pensant qu’avant d’en avoir épuisé le prix je pourrais sûrement me caser quelque part. Je partis avec ma chérie pour l’Italie, où nous menâmes un magnifique train de vie aussi longtemps que durèrent mes mille livres ; mais lorsque notre trésor se trouva réduit à quelques centaines de livres, nous retournâmes en Angleterre, et ma chère femme ayant eu la fantaisie d’être près de son ennuyeux vieillard de père, nous nous établîmes dans une petite ville d’eaux où il s’était retiré. À peine eut-il appris que j’avais encore quelques centaines de livres qu’il nous témoigna une affection incroyable et insista pour que nous prissions pension chez lui. Nous y consentîmes, toujours pour plaire à ma chérie, qui avait en ce moment particulièrement droit à voir satisfaire tous les caprices et toutes les fantaisies de son cœur innocent. Nous vécûmes donc avec lui, et, finalement, il nous dépouilla. Lorsque je parlais de sa conduite à ma petite femme, elle se contentait de hausser les épaules et de me dire qu’elle aimait mieux ne pas mécontenter son pauvre papa. Aussi, pauvre papa dépensa-t-il follement en un rien de temps notre petit pécule. Sentant alors la nécessité d’aviser aux moyens de me procurer des ressources, je partis pour Londres, et j’essayai de me placer dans un comptoir de négociant, comme commis, caissier, comptable ou quelque chose de ce genre. Je dois supposer que je portais sur moi le cachet d’un dragon obtus, car je ne pus trouver personne qui eût confiance en ma capacité, et je retournai, harassé, découragé, auprès de ma bien-aimée, que je trouvai en train de nourrir un fils, héritier présomptif de la pauvreté de son père. Pauvre petite, elle était bien abattue, et lorsque je lui racontai l’insuccès de mon voyage à Londres, elle fut consternée et éclata en soupirs et en lamentations, me disant que je n’aurais pas dû l’épouser pour ne lui apporter que pauvreté et misère, et que je lui avais fait un tort cruel en la prenant pour femme. Par le ciel, miss Morley, ses pleurs et ses reprochés me rendirent presque fou ; j’entrai dans un accès de fureur contre elle, contre moi-même, contre son père, contre le monde et tous ses habitants, et je sortis de la maison en déclarant que je n’y rentrerais plus. Je marchai dans les rues, hors de moi, toute la journée, avec la ferme intention de me jeter à la mer, pour laisser ma pauvre femme libre de contracter un meilleur mariage. « Si je me noie, il faudra que son père ait soin d’elle, pensais-je ; ce vieil hypocrite ne pourra lui refuser un asile, mais, tant que je vis, elle n’a le droit de lui rien réclamer. » Je gagnai une ancienne jetée en bois avec l’intention d’y attendre la nuit, et alors de me laisser tomber doucement de son extrémité dans l’eau. Mais, pendant que j’étais assis en cet endroit, fumant ma pipe et regardant d’un œil indifférent la mer profonde, deux hommes survinrent, et l’un d’eux commença à parler des mines d’or d’Australie et de la grande fortune qu’on pouvait faire dans ce pays. Il me parut qu’il était sur le point de s’embarquer dans un ou deux jours, et qu’il essayait de persuader à son ami de l’accompagner dans son expédition. J’écoutai ces individus pendant plus d’une heure, les suivant de long en large sur la jetée et ne perdant pas un mot de leur dialogue. Après cela, je liai moi-même conversation avec eux, et j’appris qu’il y avait un vaisseau partant de Liverpool dans trois jours, sur lequel devait s’embarquer l’un de ces hommes. Il me donna tous les renseignements que je lui demandai, et me dit, en outre, qu’un gaillard robuste et vigoureux comme moi ne pouvait pas manquer de réussir dans les mines. Cette ouverture fit jaillir en moi une résolution si soudaine que le rouge et la chaleur me montèrent au visage et que l’exaltation agita tous mes membres. À tout événement, ce parti valait mieux que le suicide. En supposant même que je m’éloignasse furtivement de ma bien-aimée, je la laissais en sécurité sous le toit de son père, j’arrivais dans le nouveau monde, j’y faisais ma fortune, et je revenais, au bout d’une année, déposer mes richesses à ses pieds ; car, en ce moment, j’étais si confiant, que je comptais faire ma fortune en un an ou à peu près. Je remerciai l’individu pour les informations qu’il m’avait données, et, bien tard dans la soirée, j’allai rôder dû côté de mon logis. La température était glaciale, mais j’étais trop surexcité pour sentir le froid, et je marchai à travers les rues paisibles, le visage fouetté par la neige, le cœur plein d’espérance et de désespoir en même temps. Mon beau-père était assis dans la salle à manger et buvait du grog ; ma femme, à l’étage supérieur, dormait paisiblement avec son enfant sur son sein. Je m’assis et lui écrivis quelques lignes, dans lesquelles je lui disais que je ne l’avais jamais plus aimée qu’à ce moment où je semblais l’abandonner, que j’allais tenter la fortune dans le nouveau monde, et que, si je réussissais, je lui rapporterais l’aisance et le bonheur ; que, si j’échouais, au contraire, elle ne me reverrait jamais. Je divisai le reste de notre argent — un peu plus de quarante livres — en deux parts égales ; je lui laissai l’une et je mis l’autre dans ma poche, je m’agenouillai et je priai pour ma femme et pour mon enfant, la tête appuyée sur la blanche courte-pointe qui les recouvrait. Je n’étais pas habitué à prier, mais Dieu sait avec quel cœur je le fis en ce moment. Je déposai un seul baiser sur son front et sur celui de l’enfant, et je me glissai doucement hors de la chambre. La porte de la salle à manger était ouverte, et le vieillard assoupi sur son journal ; il leva la tête en entendant mes pas dans le corridor et me demanda où j’allais. « Fumer dans la rue, » lui répondis-je. Et comme c’était mon habitude, il me crut. Trois nuits après j’étais en mer, voguant vers Melbourne, — en qualité de passager de seconde chambre, avec des outils de mineur pour tout bagage, et environ sept shillings dans ma poche.

— Et vous avez réussi ? demanda miss Morley.

— Non pas sans avoir longtemps désespéré du succès ; non pas sans avoir eu longtemps la pauvreté pour compagne. Je me demandai souvent, en jetant un regard sur ma vie passée, si ce dragon brillant, oisif, extravagant, sensuel, habitué à sabler le champagne, était bien le même homme qui, assis sur la terre humide, rongeait une croûte de pain moisi dans les déserts du nouveau monde. Je me cramponnais au souvenir de ma bien-aimée ; la confiance que j’avais en son amour et en sa fidélité était comme la clef de voûte qui reliait le présent au passé, — l’unique étoile qui illuminait les épaisses ténèbres de l’avenir. Je vivais familièrement avec des hommes mauvais, dans un centre de désordre, d’ivrognerie et de débauche ; mais l’influence purifiante de mon amour me sauva de tous ces dangers. Maigre, décharné, à demi mourant de faim, je me regardai un jour dans un mauvais fragment de miroir, et je fus effrayé de mon propre aspect. Pourtant je travaillais, malgré les désappointements et le désespoir, malgré les rhumatismes, la fièvre et la famine, et à la fin je triomphai. »

Il y avait tant de bravoure, d’énergie, de persévérance, de joyeuse fierté du succès dans le récit des difficultés qu’il avait surmontées, que la pâle gouvernante ne put s’empêcher, en le contemplant, d’exprimer son admiration.

« Comme vous avez été courageux ! lui dit-elle.

— Courageux ! s’écria-t-il avec un joyeux éclat de rire ; est-ce que je ne travaillais pas pour ma chérie ! Pendant tous ces cruels temps d’épreuves, sa jolie main blanche ne me montrait-elle pas le bonheur dans l’avenir ? Je la voyais sous ma mauvaise tente de toile, assise à mes côtés avec son enfant dans ses bras, aussi bien que je l’avais vue dans l’unique et heureuse année de notre vie conjugale. Enfin, par une triste et brumeuse matinée, il y a juste trois mois, mouillé jusqu’à la peau par une pluie fine, enfonçant jusqu’au cou dans la boue et la terre glaise, mourant de faim, affaibli par la fièvre, engourdi par les rhumatismes, je fis rouler sur le sol, avec ma pioche, une grosse pépite, et je découvris ainsi un filon d’une certaine importance. Quinze jours après, j’étais l’homme le plus riche de toute la petite colonie des environs. Je partis aussitôt pour Sydney, où je réalisai ma trouvaille, qui valait un peu plus de vingt mille livres. Immédiatement je m’embarquai sur ce vaisseau pour l’Angleterre, et dans dix jours… dans dix jours je reverrai ma bien-aimée.

— Mais pendant tout ce temps, n’avez-vous jamais écrit à votre femme ?

— Jamais, jusqu’à la semaine qui a précédé le départ de ce bâtiment. Lorsque tout tournait mal, je ne pouvais pas lui écrire pour lui raconter mes luttes contre le désespoir et la mort. J’attendais une meilleure fortune, et lorsqu’elle arriva, je la prévins que je serais en Angleterre presque aussitôt que ma lettre, et je lui donnai mon adresse dans une taverne de Londres où elle pût me faire parvenir une réponse et m’apprendre où je la trouverais, quoiqu’il soit peu probable qu’elle ait quitté la maison de son père. »

Après ces mots, George devint rêveur et lança quelques bouffées de fumée tout en réfléchissant. Sa compagne ne troubla pas ses méditations. Le dernier rayon de ce jour d’été venait de s’éteindre, et la pâle lueur de la lune éclairait seule le ciel.

Tout à coup, Talboys lança au loin son cigare, et, se tournant du côté de la gouvernante :

« Miss Morley, s’écria-t-il, si, en arrivant en Angleterre, j’apprends qu’il est survenu quelque accident à ma femme, je tomberai raide mort.

— Mon cher monsieur Talboys, pourquoi penser à ces choses ? répondit la gouvernante. Dieu est plein de bonté pour nous, il ne veut pas nous affliger au-delà de nos forces. Je vois peut-être les choses un peu en noir, car la longue monotonie de ma vie m’a laissé trop de temps pour m’appesantir sur mes chagrins.

— Et ma vie, à moi, toute d’activité, de privation, de travail, d’alternatives d’espoir et de désespoir, ne m’a pas laissé le temps de penser aux chances de malheur qui pouvaient arriver à ma chère petite femme. Quel aveugle insouciant j’ai été !… trois ans et demi ! et pas une ligne, pas un mot d’elle ou d’une créature qui la connût ! Que ne peut-il pas être arrivé ! »

L’esprit agité, George commença à parcourir en long et en large le pont solitaire, suivi par la gouvernante qui essayait de le calmer.

« Je vous répète, miss Morley, reprit-il, que, jusqu’à notre conversation de ce soir, je n’avais pas eu l’ombre d’une crainte ; maintenant, je me sens dans le cœur ce malaise, cette terreur accablante dont vous me parliez il y a une heure. Laissez-moi seul, je vous en prie, surmonter à ma manière ces mauvaises dispositions. »

Elle s’éloigna de lui en silence et s’assit sur le bord du vaisseau.

George Talboys marcha pendant quelque temps, la tête inclinée sur sa poitrine, ne regardant ni d’un côté ni d’un autre ; puis, au bout d’un quart d’heure environ, il revint à l’endroit où la gouvernante était assise.

« J’ai prié, dit-il, j’ai prié pour ma chère adorée. »

Il prononça ces mots presque dans un murmure, et, à la lumière de la lune, miss Morley put apercevoir sur son visage une expression de calme ineffable.