Agence Gutenberg (p. 97-104).

XIII


L’aube n’avait pas encore apparue quand Christine et sa fidèle Ebba, emmitoufflées dans ses fourrures, montèrent dans le léger traineau représentant un dauphin or et vert, qui devait les conduire sur le lieu de la chasse.

Charles-Gustave, Erick, Jacob, Magnus et deux des jeunes officiers invitées la veille les accompagnaient à cheval. Ils avaient endossés des vestes en peaux, de renne fourrées et chaussé d’épaisses bottes de feutre, souples comme des bas et impénétrables au froid.

Il y avait encore quelques valets, armés de couteaux et d’épieux, qui devaient servir de rabatteurs. L’un d’eux tenait par la bride le cheval de Christine.

— Dès que le soleil paraîtra, fit Christine, je sauterai sur son dos. Tu me pardonnes, Ebba ?

— Je n’aime guère les battues auxquelles j’ai assisté, dit alors Jacob. Elles m’ont semblé dépourvues de tout imprévu, de tout panache. Le pauvre ours est là, souvent caché au fond de sa tanière ; on le traque, on le harcèle et, au moment où il se décide à sortir pour affronter le combat, on le massacre sans aucun risque, abrité qu’on est derrière d’épais filets. C’est un simple, un lâche assassinat !

— Aussi n’est-ce pas à ce genre de chasse que je vous ai conviés, intervint la reine. Nous n’aurons ni rabatteurs, ni chiens, ni filets. Tout se passera à la vieille mode des chefs Scandinaves. J’ai là-bas, sur une colline escarpée, à huit lieues à travers la forêt, un vieil ami, le danneman Larsson, propriétaire de grands domaines, un paysan libre et fier, qui, membre de la Diète, m’a adoptée dans son cœur, soulevée dans ses bras et posée sur le trône quand j’avais six ans, après la mort de mon père. Il m’aime bien. Nous allons déjeuner chez lui. Il nous guidera ensuite vers la tanière qu’il a récemment découverte et ce sera en combat loyal, en duel chevaleresque, c’est-à-dire à armes égales, que l’un de nous se mesurera avec Sa Majesté fourrée.

— Pas vous, Christine ? s’écria quelqu’un.

— Non. Il paraît, hélas ! que cela m’est interdit de par la Constitution… D’ailleurs, mieux vaut un homme…

— Alors, moi ? lança Magnus.

— Non, moi, sacrédié ! gronda Charles-Gustave de sa voix de tambour. J’ai tué assez d’Allemands pour ne pas craindre un malin, comme on appelle ici les ours.

Quant à Erick, il se tut prudemment.

— Ne vous querellez pas, Messieurs, cria la reine de son traîneau qui avait pris de l’avance. Le sort décidera entre vous… Mais voilà le soleil, ou plutôt les soleils. Regardez l’étrange, le magnifique phénomène !

Cinq soleils, en effet, venaient de naître au-dessus de l’horizon celui du centre, le plus éclatant, était accompagné au-dessus et au-dessous, de quatre satellites aux rayons moins ardents mais nimbés d’auréoles irisées à la manière des arcs-en-ciel. Spectacle d’une beauté inouïe que les chasseurs contemplèrent un instant.

Christine en profita pour quitter le traîneau et sauter sur son cheval.

— Vous qui connaissez le soleil de France et d’Italie, que pensez-vous du nôtre ? demanda-t-elle à Magnus en rapprochant son cheval du sien.

— Ah ! Madame, peut-être est-il moins chaud, mais sa lumière est incomparable, une fée qui transforme le pays en un palais d’or, d’argent et de pierreries où règne une petite déesse de cristal.

La route s’enfonçait maintenant dans une forêt de grands pins aux branches si épaisses et serrées que la neige n’avait pu les traverser. Des stalactites blanches y étaient suspendues comme, aux branches d’un arbre de Noël.

— Nous avons quitté le royaume des trolls du lac, fit-il, ces malfaisants lutins, pour celui des Kobolds des forêts, les gentils petits nains qui aiment les hommes et cherchent toutes les occasions de leur rendre service.

La route, d’abord large et blanche, se rétrécissant peu à peu, n’était plus guère qu’une piste au moment où l’on attaqua la montée. Les chevaux s’ébrouaient au bord des ravins, trébuchaient sur des arbres abattus en travers de la piste, glissaient le long des pentes, à la suite du vaillant petit traîneau tanguant où la jolie Ebba, fatiguée, dormait comme un enfant dans son berceau.

Tout à coup, celui-ci versa dans la neige. Jacob s’élança et recueillit dans ses bras Ebba qui, ayant roulé sans dommage sur l’épais matelas de neige, ouvrait innocemment ses grands yeux surpris. — Pourquoi suis-je tombée de mon lit ? Et que faites-vous dans ma chambre, Jacob ?

L’accident se termina par un fou-rire.

On aperçut alors une fumée bleue, ondulant au-dessus des arbres.

— Elle vient de l’habitation, ou plutôt du gaard, du danneman Larsson, là-haut sur cette terrasse de rocs, explique Christine. La maison elle-même apparut bientôt, large et basse, construite en troncs d’arbres enchevêtrés et capitonnés de mousse, surmontée d’un toit plat dont on avait balayé la neige.

Comme tous les toits des fermes et des maisons de faubourgs, dans les villes, il était recouvert d’une couche de terre où poussait une herbe encore fraîche vers laquelle les chevaux allongèrent les lèvres. En été, ce sont des parterres de fleurs dont les vives couleurs rivalisent avec la façade gaîment peinte en rouge, les volets et les portes peints en blanc. Et rien n’est gracieux comme ces jardins suspendus.

Le danneman Larsson attendait debout sur le seuil de sa porte. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, à la haute stature, aux traits frustes et hâlés, au regard infiniment clair, avec un grand air de fierté.

Il s’avança vers Christine et, s’inclinant profondément, il lui baisa la main :

— Vous êtes la bienvenue sous mon toit, Mademoiselle et reine, lui dit-il.

Et s’effaçant avec une grâce rustique :

— Cette maison, Mademoiselle, est la vôtre et celle de vos amis.

Elle entra dans la vaste pièce qui occupait l’unique étage et qu’agrandissait encore une terrasse extérieure, abritée par le toit comme dans les chalets suisses.

Au centre, un poêle de faïence répandait une chaleur égale. Une grande table, couverte d’une nappe de grosse toile blanche, de vaisselle de faïence, de cuillers et fourchettes et de brocs d’étain, attendait les convives. Sur le sol de terre battue, des branches de sapin formant tapis emplissaient l’air de leur salubre arôme. Tout brillait de propreté.

Les deux filles du danneman, grandes, brunes, comme il arrive souvent dans cette région, multipliaient les révérences et les sourires. Elles portaient le costume du pays, jupe et corselet de velours d’où sort une blouse de broderie blanche ; elles étaient coquettement coiffées de nattes en diadème et parées de riches bijoux d’or massif.

Elles s’empressèrent autour des invités qui se mirent à dêvorer gaîment les mets simples et savoureux qui les attendaient. Saumon fumé, coqs de bruyère rôtis, beurre de renne au goût de noisette, navets au sucre, confitures exquises de fraises et de framboises des bois. Des brocs d’étain contenant du petit lait d’une fraîcheur aigrelette ou de la forte bière brune brassée dans la maison alternaient sur la table. Et deux ou trois fois, au cours du repas, les jeunes gens avalèrent d’un seul coup de grands verres de la forte eau-de-vie blanche du pays, accompagnés des rites traditionnels du skaul.

Ils avaient si faim qu’ils étaient aussi muets et discrets qu’ils avaient été tapageurs la nuit précédente. D’ailleurs Christine, pensive, donnait l’exemple de la réserve, ne rompant le silence que pour échanger quelques propos avec le danneman qui lui avait donné la présidence du repas et s’était assis à son côté, tandis que ses filles assuraient le service.

À peine y eut-il quelques cris de « Vive la reine ! », « Vive le danneman et ses filles ! » quand apparut le beau gâteau de Noël, de pure farine de froment, avec ses tours et ses clochetons de sucre candi.

— Et tu dis, danneman, que l’ours est dans sa tanière ? demanda Christine.

— Il y était ce matin. C’est un des plus grands que j’aie jamais vus, et il doit être assez féroce car c’est un ildgiersdiur, un malin, qui se nourrit de viande. Il y avait encore, au fond de la grotte, sa femme l’ourse, un peu plus petite que lui, et deux oursons à la fourrure brun clair, presque dorée, pas plus gros que des chiens.

— Messieurs, dit alors la reine en s’adressant aux six jeunes hommes, il est temps de songer au départ. Mais nous allons d’abord tirer au sort, pour savoir lequel d’entre vous sera chargé d’attaquer ce roi de la montagne. J’ai là, dans ma main, six aiguilles de pin ; la plus courte désignera le combattant. Chacun d’eux choisit une des aiguilles qu’ils comparèrent ensuite.

— C’est moi ! cria Magnus, rayonnant.

— Encore lui !

— Toujours lui !

— Trop de chance, Comte, grogna Charles-Gustave. Cela finira mal.

Il était fort rouge et semblait très dépité. Erick, au contraire, poussa un soupir de soulagement tandis qu’Ebba, qui saisit furtivement la main de Jacob, ne cachait pas sa joie.

Quant à Christine, elle se rapprocha de la fenêtre et sembla se perdre dans la contemplation des prairies en pente, éclatantes comme de pâles émeraudes, sous la poudre du givre, et des torrents glacés suspendus aux rocs comme des colliers de cristal. Lorsqu’elle se retourna, une ombre d’inquiétude voilait ses yeux : — Vous n’avez jamais chassé l’ours à l’épieu, Magnus ? demanda-t-elle.

— Non, Madame, mais je sais fort bien comment on s’y prend. Et se tournant vers Larsson :

— Il faut frapper l’ours avec l’épieu au cœur ou au ventre, n’est-ce pas ? Puis, s’il n’est pas mort, l’achever avec la dague. Le danneman hocha la tête :

— Très joli à dire, mon jeune Monsieur. Mais c’est plus difficile à faire. Il se peut très bien que vous en sortiez ou plutôt que vous n’en sortiez pas, avec le crâne, la cuisse ou le bras en morceaux…

— Magnus, il faut y renoncer, fit impérieusement Christine.

— Oh ! Madame, qu’ai-je fait pour mériter cette disgrâce ?

— Cédez-moi votre place ! s’écria impétueusement Charles-Gustave. J’ai, moi, plusieurs ours à mon tableau.

— Cela, jamais, mon cher ! rétorqua le jeune Gascon. J’ai été désigné par le sort et c’est moi qui tuerai Sa Majesté fourrée et mettrai sa peau à vos pieds, Madame. Ou bien il me tuera. Et alors, ma Reine, peut-être daignerez-vous m’accorder mon pardon et un peu de pitié ?

Christine, sans répondre, leva les épaules avec humeur. La caravane allait se mettre en route quand le danneman rappela Magnus :

— Tu me plais, garçon, fit-il. Donne ton bras. Et il roula très soigneusement une grosse corde autour de ce bras.

— Écoute, fit-il, quand le poilu s’amusera avec ce joujou, tu lui planteras l’épieu dans le cœur, d’un seul coup. Le reste, c’est affaire à ta force, à ton adresse. Mais j’aime mieux te dire tout de suite que ce n’est pas commode. Et maintenant, plus un mot. Nous approchons de la tanière. Tu vois comme elle est près de chez moi…

Et se retournant, il fit signe aux autre ? de se taire.

C’était un lieu d’une pittoresque sauvagerie : d’énormes blocs de rochers qui s’étaient naguère détachés de la montagne au-dessus et avaient roulé sur les pentes s’enchevêtraient aux pins qu’ils avaient fracassés dans leur chute. Tout autour, sur les terres entraînées avaient poussé de jeunes arbres couverts de glaçons qui brillaient comme les pommes d’argent d’un arbre de Noël.

— Tu vois cette petite plateforme, entre les deux arbres, face au grand rocher, c’est là que s’ouvre la caverne. Mais attends que j’aie placé les autres, ceux qui veulent voir, et ceux qui pourront, s’il le faut, te porter secours. Moi-même, je serai là… Quand je te ferai signe du bâton, tu pourras y aller.

Quelques minutes plus tard, Christine et Ebba étaient perchées sut le rocher opposé à la tanière, les invités disposés en cercle sur divers points d’observation plus ou moins rapprochés. Deux valets armés d’épieux et de poignards se cachaient de chaque côté du repaire, prêts à intervenir.

Le danneman, grimpé sur une éminence, agita son bâton vers Magnus, puis sauta de roc en roc avec agilité pour le rejoindre. Il n’en eut pas le temps. Le combat fut très bref. Lorsque le jeune homme escalada l’étroite plateforme, il se trouva face à face avec l’ours qui, effrayé par le bruit, et voulant se rendre compte, était sorti de la caverne.

Il leva aussitôt son épieu et le frappa de toutes ses forces dans le flanc. Mais l’épieu cassa net, sans avoir pénétré assez profondément. Alors, avec un affreux grognement de rage et de souffrance, l’énorme bête, se dressant sur ses pattes de derrière, marcha sur Magnus, les pattes de devant ouvertes, toutes griffes dehors, les babines retroussées sur ses longues dents aiguës.

Magnus, se préservant comme d’un bouclier de son bras enveloppé de la corde, attendit le choc, dague au poing. L’ours qui le dominait de la tête, le saisit, comme pour une mortelle étreinte, dans ses formidables pattes, happa dans sa gueule le bras ou plutôt la corde et avant que Magnus ait pu se servir de son poignard, tous deux s’abattirent sur le sol où ils se roulèrent en une mêlée confuse.

On entendit alors un terrible cri : Christine, les deux mains aux tempes, accourait, sautant de roc en roc, au risque de se rompre le cou, appelant au secours.

À l’instant où elle prenait pied sur la plateforme, Magnus se relevait couvert de sang, les vêtements en lambeaux. L’ours était étendu immobile à ses pieds.

— Blessé ? lui cria-t-elle.

— Non, Madame, fit-il, s’efforçant de sourire, c’est son sang à lui.

Et il indiquait la dague, plantée en plein cœur de la bête. Fuis, défaillant, il s’appuya à la roche et ferma les yeux.

Christine, rouge, haletante, les traits bouleversés, se passa la main sur le front et regarda autour d’elle. Ses invités, accourus à leur tour, la regardaient aussi. Elle aperçut au premier rang un des valets chargés de secourir Magnus, la contemplant bouche bée.

Alors levant sa houssine, elle zébra d’un coup violent cette face hébétée en hurlant :

— Maraud ! Butor ! Triple pleutre ! Tu l’aurais laissé écharper sans lever le doigt !

Les coups continuaient à pleuvoir dru sur les épaules et le dos du pauvre hère abasourdi. Et terminant par un maître coup de pied ;

— Va-t-en au. diable, coquin, tête de buse ! À tous les diables ! cria-t-elle.

Remarquant alors les yeux effarés qui la dévisageaient :

— Qu’est-ce qui vous prend, vous autres ? Est-ce que je suis une gorgone ?

Et se tournant vers un autre valet :

— Où est mon cheval, andouille !

— Chez le danneman, Votre Majesté, balbutia-t-il.

Alors sans un mot, sans un regard, Christine tourna le dos et s’en fut, tout courant.