Agence Gutenberg (p. 5-13).


I


Maître Goefle, orfèvre de la Cour et bourgeois notable, passa une tête aux joues rubicondes par la plus haute fenêtre de sa maison rouge et blanche, regarda le ciel et soupira :

— Trop beau temps pour un jour de deuil !

C’était le seizième jour du mois de juin 1654, à Upsal, la grande ville universitaire du royaume de Suède, célèbre dans tout le monde savant.

Il était à peine sept heures du matin, un matin frais et doré. Le jeune soleil illuminait la magnifique cathédrale dont les tours gothiques, d’après le modèle de Notre-Dame de Paris, se détachaient sur le ciel transparent et pur, d’un bleu italien, paradoxal dans cette cité du Nord ; il caressait la masse trapue et les austères donjons du Château royal qu’habita Gustave Vasa, fondateur de la dynastie, et où il voulut, comme ses successeurs, être couronné et inhumé ; il colorait gaiement les visages et les vêtements de gala, de la foule dont le flux, malgré l’heure matinale, déferlait sur le terre-plein et venait battre le pied des vieux murs.

Foule bigarrée, disparate, formée, semblait-il, de tous les éléments de la nation. Seigneurs bottés, aux vastes feutres ornés de plumes, aux justaucorps de velours et de soie, le poing sur la garde de leur épée ; bourgeois vêtus de drap solide, une chaîne d’or ou d’argent massif au cou, hommes d’Église au maintien compassé, paysans en casaques de futaine, les cheveux coupés en carré sous le bonnet de fourrure. Et se faufilant partout, échappés des bâtiments de l’Université dont la brique rose luisait doucement à travers les arbres, des étudiants blonds, en cape et bonnet noirs. Enfin, à toutes les fenêtres des maisons de bois, autour de la vaste place, se pressaient des têtes curieuses.

Rien néanmoins de cette animation, de cette gaîté qui caractérisent les foules en fête.

Tous ces hommes, — rien que des hommes, — dont beaucoup étaient venus de très loin, des forêts du Nord aux grands lacs du Sud, étaient là, serrés en groupes, les bras pendants, les regards mornes, n’échangeant que de rares propos et du bout des lèvres.

Deux jeunes gentilshommes qui venaient d’attacher leurs chevaux devant une hôtellerie dont l’enseigne de cuivre se balançait à une des extrémités de la place, contemplaient la scène avec étonnement. Deux étrangers, sans doute, si l’on en jugeait par leur allure et leurs vêtements couverts de poussière.

L’un d’eux, un beau cavalier de vingt-quatre à vingt-cinq ans, dont les yeux d’un bleu de glacier formaient avec son teint basané un singulier contraste, s’avança vers un groupe de seigneurs qui devisaient à voix basse :

— Pardonnez-moi, Messieurs, fit-il en s’inclinant avec grâce, mais que se passe-t-il donc dans votre bonne ville ? Nous n’avons pu trouver ni chambre ni repas dans aucune des hôtelleries…

Il parlait en français, pimenté d’un accent un peu chantant.

— Vous êtes, en effet, mal tombés, Messieurs, répondit avec courtoisie le doyen du groupe, un vieillard au front dégarni, à la blanche barbiche. C’est aujourd’hui la réunion des États du royaume.

— Peut-être suis-je indiscret ? continua le jeune homme, mais est-il d’usage dans votre pays de considérer ces assemblées comme une catastrophe ? Êtes-vous toujours en Suède d’humeur aussi mélancolique ? Ou bien quelque malheur vous affligerait-il ?

Les gentilshommes échangèrent des regards :

— Vous ne savez donc pas ? fit l’un d’eux, d’un ton hésitant.

— Comment saurions-nous ? Nous arrivons tout droit de Riga. Un bateau nous déposa ce matin à l’aube dans le port le plus proche d’où nous venons au grand galop de nos chevaux. Y aurait-il un deuil dans la famille royale ?

— Un deuil, vous pouvez le dire ! prononça lentement le vieux seigneur en hochant la tête… Christine, notre reine…

— Elle est morte ?

— Pour nous, oui. Et sans doute vaudrait-il mieux qu’elle le fût, en effet, plutôt que de trahir tous ses devoirs…

— Comment ça ?

— Christine de Suède abdique aujourd’hui, fit le vieillard, d’un ton solennel. Elle nous a convoqués pour assister à la cérémonie de cette abdication.

Sa voix se brisa et il baissa la tête.

— Elle nous quitte et elle quitte la Suède ! lança une voix.

— Elle que nous avons tant aimée, la fille de notre Gustave-Adolphe, le plus grand de nos rois ! fit une autre.

— Toute petite, il me l’avait confiée quand il partit pour la guerre dont il ne revint pas, reprit le vieillard. Bien plus que sur mes propres enfants, j’ai veillé sur elle, sur sa santé, sur son éducation. Je l’ai entourée de mon amour… Que de soucis elle m’a causés ! Que de nuits sans sommeil…

Incapable de cacher son émotion, les épaules voûtées, marmonnant et branlant du chef, le vieillard s’éloigna.

— C’est le grand justicier Per Brahe que Gustave-Adolphe considérait comme son père, murmura quelqu’un à l’oreille du jeune étranger. Il a tout fait pour retenir Christine. Il l’a suppliée de réfléchir ; il a exigé des délais ; il lui a offert la démission du Conseil d’État. Il a prosterné ses cheveux blancs à ses pieds. Vainement.

— Quant au vieux Chancelier Oxenstiern, le maître de Gustave-Adolphe, son conseiller, son premier ministre, qui lui a consacré toute une vie de dévouement ainsi qu’à sa fille après lui, on dit qu’il est frappé au cœur.

— Il a refusé d’assister à la cérémonie d’aujourd’hui. Il en mourra.

— Et nous qui, faisant notre tour d’Europe, venions d’Italie pour voir la reine Christine ! Nous voilà frustrés ! s’écria le jeune étranger. En passant par Paris, nous avions demandé des lettres d’introduction à Gille Ménage, à Scarron. Christine n’est-elle point, malgré sa jeunesse, la plus érudite des femmes et des reines ? À seize ans, paraît-il, elle savait onze langues, y compris l’arabe et l’hébreu !

— Pardieu ! C’est bien tous ces savants que le diable emporte qui lui ont tourné la tête ! interrompit d’une voix rude un vieux paysan qui s’était approché. On l’a bourrée de latin, farcie de grec, barbouillée de chiffres. Il n’en faut pas tant pour savoir régner avec sagesse ni pour faire des enfants. N’aurait-elle pas dû déjà donner quatre ou cinq héritiers au trône ? Au lieu de quoi, elle a toujours refusé de contracter mariage. On dirait, ma parole ! que ça lui fait peur de coucher avec un homme ! Et la voici sur le penchant de ses vingt-sept années. Une vieille fille ! À croire, mille diables ! qu’elle a perdu le sens !

— C’est le danneman Larsson, un propriétaire paysan de la région du lac Moelar, répondit au regard du jeune homme Maître Goefle, l’orfèvre qui à son tour, avait rejoint le groupe. Nos paysans adorent leur reine, ils se feraient tuer pour elle, mais, même devant elle, ils gardent toujours leur franc-parler.

Tout à coup, un frémissement courut sur la foule. Toutes les têtes, comme aimantées, se tournèrent vers une route qui se perdait au loin dans la forêt. Dans un nuage de poussière vermeille, un cavalier, penché en avant sur sa selle, enfonçant ses éperons dans les flancs de sa monture, l’excitant de la voix et de la cravache, survenait à une allure de foudre. Et dans le grand silence qui s’était soudain abattu sur cette multitude, on n’entendait plus que le galop rythmé du beau genêt d’Espagne, d’une blancheur immaculée, et les cris de son cavalier.

Mais le maîtrisant soudain avec une violence qui le fit se cabrer, l’écume aux dents, le jeune homme se redressa puis, arrachant son feutre d’un geste hardi, l’agita joyeusement au-dessus de sa tête.

C’était un jouvenceau svelte, cambré dans son simple justaucorps de cuir, les cheveux flottants sur les épaules, le profil fier et busqué, les yeux pleins de flamme, le sourire éclatant.

Des murmures s’élevèrent comme des feux follets au-dessus de la foule :

— C’est elle…

— Notre petite reine !

— Le plus parfait cavalier du royaume !

— Aujourd’hui encore elle a voulu courir nos bois…

— Oui, fit une voix ironique, sur le cheval que lui a donné l’ambassadeur d’Espagne, Pimentel, un de ces damnés étrangers dont elle s’est férue !

— La dernière fois que nous la voyons ainsi !

— Son dernier jour ici !

— Le dernier !

Pourtant aucun cri, nulle acclamation ne salua Christine.

Parmi les milliers d’yeux qui la contemplaient avec une ardeur passionnée, beaucoup étaient mouillés de larmes. Elle avançait dans le silence, un silence pesant d’adoration, de reproche, de douleur. Alors s’arrêtant net et d’une voix au timbre grave, émouvant, une voix d’homme qui savait s’adoucir, elle s’écria :

— Pourquoi si tristes, messeigneurs, et vous, bourgeois et marchands, et vous surtout, paysans des plaines et des montagnes, les plus chers à mon cœur. Si tristes, alors que vous me voyez heureuse de reprendre ma liberté ? Demain vous aurez un nouveau roi, un meilleur roi, mon bon et cher cousin Charles-Gustave, et vous oublierez Christine…

Un chœur gémissant de protestations et de reproches la suivit tandis qu’après un dernier signe de tête, un dernier geste de la main, elle se dirigeait vers une porte latérale du château. Tous la suivirent longuement du regard. Mais le vieux danneman Larsson tourna le dos, en haussant les épaules.

— Est-ce là des manières pour une fille que de courir les routes en ajustements indécents ? grommela-t-il avec humeur. Je l’aurais dès longtemps enfermée dans sa chambre haute, renvoyée à sa quenouille, à sa tapisserie, à ses suivantes, aux occupations qui conviennent aux femmes ! Un homme manqué, une reine avortée, voilà ce qu’ils en ont fait !

Christine venait de sauter lestement de son cheval, le remettant au page, vêtu de la livrée royale rouge et bleue, qui composait sa seule escorte, quand un carrosse de voyage s’arrêta devant la porte qu’elle allait franchir.

Une jeune fille s’en échappa, comme un oiseau de sa cage, courut vers l’adolescent et, avec une profonde révérence, saisit sa main pour la baiser.

Elle était nu-tête, ses épaules de neige émergeant d’une robe de satin bleu pâle : des yeux de saphir, de fins cheveux, d’un blond de grève au soleil, des joues à peine teintées d’incarnat, c’était une vraie rose du Nord.

Per Bacco ! s’écria avec admiration le jeune Italien qui, avec son compagnon, avait suivi de loin la reine. Quelle merveille que cette fleur des neiges !

— C’est Ebba Sparre, la grande amie, la confidente de la reine, murmura près d’eux quelqu’un.

— La trop grande amie peut-être, ajouta une voix railleuse.

Mais Christine, relevant la jeune femme qu’elle dominait de la tête, enlaçait tendrement les frêles épaules, tout en couvrant de baisers le fin visage.

— Enfin toi ! s’exclama-t-elle. Allais-tu laisser partir sans la revoir celle qui t’aima et t’aime encore par-dessus tout ?

— Hélas ! Madame, soupira Ebba, je ne suis plus libre. L’époux que Votre Majesté m’a donné…

— Que tu m’as demandé, Ebba, que tu m’as demandé ! Souviens-toi en outre qu’il n’y a plus de Majesté ici, mais seulement une amie, ton amie Christine, qui pour toujours va quitter la Suède.

Ebba poussa un cri de douleur :

— Est-ce possible, Madame ? On me l’a dit, mais je ne pouvais, le croire. Christine, la plus grande reine des temps modernes. Celle dont l’éclat et la science font pâlir les mérites de tous les monarques d’Europe, abandonnant son trône, son pays, ses sujets !… Pourquoi, oh ! pourquoi ?

Des larmes coulaient sur les joues rondes. Appuyant au mur son torse mince, moulé dans la casaque de cuir, croisant ses longues jambes bottées, Christine jeta autour d’elle un regard aigu :

— Tu le sauras, Ebba, mais calme-toi, tous les yeux sont fixés sur nous. Nous avons passé cinq ans cœur à cœur, tu le sais, plus unies que si nous étions nées de la même mère. Pourtant tu ne connais ni toute ma vie, ni toutes mes pensées. Moi-même ai-je bien approfondi les raisons qui m’ont conduite à la résolution que j’exécute aujourd’hui ? Écoute ! À l’instant même, je me rends au Conseil d’État puis au Sénat, écouter et signer les grimoires concernant mon abdication, assurer un héritier à Charles-Gustave, si d’aventure il ne lui naît pas d’enfant, et surtout défendre et assurer mon avenir, mes intérêts.

Les traits orgueilleux de la reine se durcirent soudain.

— Christine de Suède, poursuivit-elle, ne doit pas quitter son royaume en mendiante mais en reine et pouvoir toujours et partout garder son rang. Outre mon indépendance totale, il me faut des revenus : 250.000 thalers par an, voilà ce que j’estime indispensable à la dignité et à la sécurité de ma vie. Les discussions à ce sujet nous conduiront bien jusqu’à la moitié du jour. Puis l’après-midi, viendront la cérémonie d’abdication, les discours, les adresses à mon successeur, son couronnement et autres simagrées. Il y aura encore le banquet et enfin vers les huit heures de la nuit, je serai libre. Libre ! Comprends-tu bien ce que ce mot signifie pour moi, Ebba ? Libre pour l’aventure et pour l’amour !

Christine bondit sur place et s’étira avec un soupir d’extase. Son visage parut soudain merveilleusement embelli.

— Écoute, fit-elle en saisissant le bras léger de son amie, nous passerons la soirée toutes deux dans le petit salon en rotonde, tu sais, celui où sont suspendus mes portraits à tous les âges. Nous causerons. Puis à minuit je quitterai Upsal, je partirai… C’est entendu, Ebba ? Alors, à tout à l’heure !

Après un dernier signe et un dernier sourire, rejetant d’un vif mouvement les cheveux flottant sur ses épaules, Christine, d’un long pas hardi de jouvenceau, rentra dans le château.

À quelques pas, dissimulés derrière un tronc d’arbre, les deux jeunes Italiens, le feutre enfoncé sur les yeux, avaient été les témoins cachés de la scène.

— Sang de Dieu ! s’écria celui qui avait déjà parlé, et ne cessait de tourmenter sa fine moustache d’un noir luisant de jais. S’il se trouve ici beaucoup de femmes aussi belles que ce lys rose je me baptise Suédois !

— L’autre n’est pas mal non plus…

— Peuh ! Une virago, une moricaude !

Puis avec un sourire cynique :

— Elle est reine, il est vrai, ou du moins elle l’a été et tient à garder son rang et ses prérogatives. Riche aussi, d’après ce que nous avons surpris, ce qui ajoute diablement aux charmes d’une femme…

Et après une pause :

— Crois-tu qu’elle nous ait vus ?

— Impossible ! Elle nous tournait le dos.

À ce moment-là, un des bourgeois qui se trouvait près d’eux quand Christine à cheval était apparue, s’approcha des jeunes gens. Il avait de la prestance, la mine fleurie, une chaîne d’or au cou.

— D’après ce que j’ai compris, Messieurs, vous êtes étrangers et n’avez trouvé nulle part repas ni gîte ?

— Hélas ! telle est bien la triste vérité, Monsieur !

— Je suis Maître Goefle, orfèvre de la Cour, pour vous servir, et serais fort honoré si vous vouliez bien accepter ma modeste hospitalité…

— Comment donc ! digne maître, mais avec transport ! Ce ne sera pas pour longtemps d’ailleurs, car, la reine Christine ayant décidé de quitter la Suède, nous comptons repartir dès demain à l’aube. En attendant, nous sommes vos humbles serviteurs, moi, le marquis Monaldeschi, et mon ami le comte Sentinelli, tous deux gentilshommes romains, qui cherchons fortune par le monde…

— À tout à l’heure donc, Messeigneurs, après la séance du matin, au château, et avant la cérémonie d’abdication ; je vous ferai goûter un de ces jambons d’ours !…

Et avec autant d’agilité que le lui permettait son aimable embonpoint, Maître Goefle courut rejoindre ses pairs qui se pressaient à la large porte arrondie du château.

Quelques minutes plus tard, la grande place était vide.

— Qu’en dis-tu, comte ? fit le marquis. L’offre de cet estimable bourgeois n’est-elle pas d’un heureux augure pour les chevaliers sans sou ni maille que nous sommes ?

« Qui sait si nous ne trouverons pas ici, avec un bon repas, le germe d’une fortune qui jusqu’à présent nous a obstinément fuis ? Un plan s’esquisse tout juste dans ma fertile cervelle… Nom de tous les diables, vive le digne orfèvre et l’hospitalité suédoise ! »