L’Édition populaire (p. 25-34).

À LA RECHERCHE DE L’HOMME MYSTÉRIEUX.


Durant toute la journée qui suivit, mon ami Sagan fut invisible. Je ne le revis que le soir. Nous parlâmes en soupant.

— Comment expliquez-vous la disparition du mystérieux étranger ? lui demandai-je à brûle-pourpoint.

— Je ne sais trop comment il a fui.

— Croyez-vous à l’existence d’une galerie souterraine ?

— Je ne le crois guère. J’ai examiné attentivement tous les murs, sans rien découvrir.

— Nous aurions alors affaire à un fantôme, fis-je ironiquement.

Sagan haussa les épaules.

— Je ne crois que très peu aux fantômes, dit-il, et j’opine plutôt pour l’explication la plus simple : en nous voyant, l’homme mystérieux aura fui par la porte de derrière ou par une fenêtre…

— Mais les policiers l’auraient vu !

— Oui, mais je suppose que ceux-ci ont fait le tour de la maison trop tard. L’homme mystérieux se sera faufilé dans l’ombre, se sera dissimulé derrière les taillis du jardin et aura fui.

— A-t-on fait des recherches à la préfecture ?

— Oui, mais elles n’ont pas abouti. J’ai tenté vainement aussi d’établir l’état-civil de l’étranger : il n’est pas inscrit à Evan. La maison qu’il occupait était inhabitée il y a neuf jours.

— Ce qui permet de supposer que notre magnétiseur s’y est installé il y a quelques jours à peine, à l’effet d’y attirer le jeune Albert Lelong.

— C’est mon avis. Au surplus, tout prouve qu’il avait antérieurement magnétisé le jeune homme. Sans doute, dans ce premier cas avait-il opéré dans un hôtel quelconque. Craignant les indiscrets, il se sera introduit pour un jour dans la maison où nous l’avons vu.

— Et l’ameublement ?

— La maison était à louer meublée, comme chaque année à pareille époque. Il ne manque pas de villégiateurs qui désirent passer l’été à Evan et louent pour six mois des villas… J’ai vu à ce sujet le propriétaire de la maison : il n’a reçu la visite d’aucun étranger depuis huit jours et il ignorait que quelqu’un se fût installé dans son immeuble.

— Rien à trouver de ce côté donc.

— Rien, mais j’ai une autre piste…

— Rouen ?…

— Précisément. Vous vous souvenez que l’inconnu a ordonné au jeune Lelong de se trouver à Rouen samedi prochain…

— Vous espérez le retrouver là ?

— Je l’espère peu… Le magnétiseur ayant vu la police va prendre de nouvelles précautions…

— Alors ?…

— Alors je veux sauver avant tout les victimes menacées. J’ai télégraphié ce matin à Rouen et j’ai appris que, dans cette ville, habitent depuis quelques mois la sœur de la malheureuse Mary Law et l’époux de celle-ci. C’est à ceux-ci vraisemblablement que l’homme fatal veut porter un nouveau coup mortel.

— Je vous comprends. En vous trouvant près des victimes, vous comptez rencontrer le coupable.

— Précisément. Demain mardi, nous partirons ensemble, si vous le voulez bien, pour Rouen.

— Entendu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, vers 4 heures du soir, nous arrivions à Rouen.

Nous montâmes en voiture.

— Rue Mauge, 18, dit Sagan au cocher.

Vingt minutes plus tard, nous arrivions devant un hôtel d’apparence luxueuse.

Mon ami remit au portier une carte de visite portant :

ROBERT SAGAN,
Détective.

— Comment, fis-je, quand le serviteur se fût retiré, vous gardez votre déguisement et vous donnez votre nom véritable.

— Oui, c’est préférable, me dit-il laconiquement.

Quelques instants après, on nous introduisait dans un salon d’une décoration somptueuse, bien que sobre.

Un homme de haute taille, à l’allure distinguée, nous reçut, avec une grande politesse.

C’était M. William Bulck, l’époux de Jane Law, la sœur de la victime d’Evan.

Tout de suite, Sagan dit à M. Bulck le but de notre visite. Il lui dit qu’il recherchait le mystérieux assassin d’Evan et lui raconta les derniers événements auxquels il avait assisté.

M. Bulck se montra très touché de la démarche de mon ami et il accueillit avec empressement les propositions que celui-ci lui fit.

— Permettez-moi, dit-il en terminant, de vous présenter Madame Bulck, qui sera enchantée de la mission que vous vous êtes imposée de retrouver enfin le meurtrier de sa malheureuse sœur et, peut-être, du même coup, celui de mon beau-père, M. John Law.

— M. John Law est mort assassiné ? demanda mon ami.

— Oui, et dans des circonstances analogues à celles du mystérieux drame d’Evan. Mon beau-père fut trouvé assommé d’un coup de marteau, croit-on, dans son cabinet de travail. Ma femme pourra, à ce sujet, vous fournir des renseignements précis sur cette triste affaire.

M. Bulck sonna et pria son épouse de le rejoindre au salon.

Quelques instants après, une jeune femme, très gracieuse, toute blonde, entra dans la chambre. M. Bulck nous présenta. Comme son mari, la jeune femme nous accueillit avec empressement. Le nom du détective ne lui était pas inconnu et elle dit son espoir de voir enfin livrés à la justice le ou les assassins de sa sœur et de son père.

Celui-ci, comme l’avait dit M. Bulck, avait été trouvé assommé dans son cabinet de travail ; on ne lui connaissait pas d’ennemis et toutes les recherches faites pour retrouver les coupables étaient restées sans résultat. Drame absolument analogue à celui d’Evan.

— Le vol n’était pas non plus le mobile du crime ? demanda mon ami.

— Non. Aucune valeur, aucune pièce d’argent même ne fut prise.

— Étrange crime, remarqua Sagan. Me permettez-vous, Madame, de vous poser quelques questions ?

— Avec plaisir, Monsieur.

— Toute votre famille est Anglaise, Madame ?

— Oui, Monsieur, nous sommes tous Anglais, ainsi que mon mari. Nous habitions Londres ; mais nous sommes venus souvent en France avant la mort de mon père et de ma sœur.

— Votre mère était morte, Madame ?

— Oui, Monsieur.

— De mort… naturelle ?

— Oui, elle mourut en donnant le jour à ma sœur Mary, de deux ans plus jeune que moi.

— Il y a longtemps que vous habitez Rouen ?

— Deux mois, Monsieur ; mon état de santé assez précaire a décidé mon mari à s’installer sur le continent.

— Vous ne vous connaissez aucun ennemi, m’avez-vous dit.

— Aucun, Monsieur, je le répète.

— Vous n’avez aucun indice permettant de rechercher le ou les assassins ?

— Aucun, hélas ! Monsieur.

Sagan réfléchit durant plusieurs minutes.

— Ces crimes sont vraiment mystérieux, dit-il enfin. Je ne vois qu’un moyen, pour l’instant, de trouver le criminel. Celui-ci, en effet, tout le fait présumer, cherche à nuire à votre famille. Il conviendrait donc que nous veillions sur vous. Pour ce faire, il serait indispensable que vous nous permettiez d’habiter sous votre toit et que vous nous réserviez une chambre pour mon ami et pour moi.

M. et Mme  Bulck s’empressèrent de manifester leur joie.

— Vous entrez tout à fait dans nos vues, dit M. Bulck. Déjà j’avais prévenu le préfet de police et notre maison était étroitement surveillée ; sous votre égide, nous n’aurons plus rien à craindre.

Sagan s’inclina.

Ainsi fut fait. Deux chambres furent mises à notre disposition et nous nous y installâmes le jour même. Mon ami employa la journée du lendemain à inspecter complètement la maison de notre hôte. Armé d’un mètre, il refit tout le plan de l’habitation, faisant des calculs précis, qui lui permirent d’établir qu’aucune cachette ne pût permettre à l’ennemi mystérieux de se cacher dans la place.

Il « ausculta » les murs, les faisant « sonner » afin de constater qu’aucun passage secret ne permettait de communiquer avec les immeubles voisins.

Dès lors, il me déclara qu’il connaissait la maison comme s’il l’avait construite lui-même, brique par brique. Il n’y avait ni placard, ni cachette, ni passage secret.

Il observa enfin la domesticité, qui se composait d’un valet, d’une femme de chambre et d’une cuisinière.

— Maintenant, me déclara-t-il, je connais à fond mon champ d’action. Nous pouvons attendre l’ennemi d’un pied ferme.

Enfin, le samedi arriva.

— C’est le grand jour, me dit mon ami. C’est aujourd’hui, en effet, à une heure, que le jeune Albert Lelong doit attendre l’homme mystérieux, notre assassin présumé, à la gare de Rouen.

À midi et demi, nous attendions tous deux sur le quai. À 12 heures 56, le train venant d’Evan entra en gare.

Nous vîmes défiler la longue file des voyageurs.

— Voici notre homme, me dit Sagan, en me montrant un jeune homme dans lequel je reconnus Albert Lelong.

Celui-ci marchait presque machinalement, eût-on dit. Il sortit de la gare, parut hésiter un instant et entra dans la salle d’attente.

Nous le suivîmes.

Il venait à peine de franchir le seuil, lorsque mon ami m’arrêta par le bras, m’immobilisant derrière la porte.

— Regardez, dit-il.

Un homme venait de se diriger vers Albert Lelong et lui parlait. J’étouffai un cri :

— L’homme mystérieux, le magnétiseur ! murmurai-je.

— Lui-même, dit mon ami. Décidément, il a de l’audace. Attendons ici. Cette fois, je crois que nous le tenons.

Nous vîmes l’inconnu parler pendant deux minutes au jeune Lelong, puis celui-ci se retira. Il passa devant nous sans nous voir.

— Attention ! dit encore Sagan.

Quelques moments après, l’homme mystérieux sortit de la salle d’attente. Il passa près de nous sans paraître nous voir et sortit. Arrivé sur la place de la gare, il héla le chauffeur d’une automobile et monta dans la voiture, qui partit rapidement.

À son tour, Sagan fit un signe à un autre chauffeur, auquel il donna l’ordre de suivre le premier auto.

Dès lors ce fut, parmi les rues de Rouen une chasse effrénée.

Mon ami étouffa un cri d’étonnement : l’auto que nous poursuivions venait de s’engager dans la rue Mauge.

— L’assassin aurait-il l’audace d’entrer chez les parents de ses victimes ? murmurai-je.

Sagan ne répondit pas.

L’auto venait, de s’arrêter et l’homme mystérieux en descendit rapidement. Nous le vîmes tirer une clef de sa poche, ouvrir une porte — la porte de la maison portant le numéro 20 de la rue Mauge, la maison attenante à celle de notre hôte ! — et disparaître.

D’un bond, mon ami fut à terre. Il sonna, une servante vint ouvrir :

— Avez-vous comme locataire un vieillard à barbe blanche ? demanda mon ami.

— Oui, Monsieur.

— Où loge-t-il ?

— Il possède deux chambres au second étage et une mansarde ; mais ce Monsieur est très rarement ici. Il voyage beaucoup.

— Peu importe. Je l’ai vu entrer ; il est ici. Voulez-vous me conduire ? Et mon ami glissa un louis dans les mains de la femme.

Celle-ci nous précéda. Elle frappa à la porte du second. Pas de réponse. Sagan saisit le passe-partout qui ne le quittait jamais, il ouvrit une porte et entra ; mais bientôt nous pûmes nous assurer que les places étaient vides.

— Restez ici et veillez sur l’escalier, Darcy, me dit mon ami. Je monte dans la mansarde.

Trois minutes après, Sagan m’appelait :

— Inutile de chercher, dit-il. L’oiseau s’est envolé.

La lucarne de la mansarde était fermée, mais mon ami venait de relever les traces d’un passage récent.

— Je n’ai pas perdu mon temps, dit-il. Je viens de relever la trace de ses pieds. Pas de trace de doigts, hélas ! l’adroit coquin portait des gants.

— Par où aurait-il fui ?

— Pas de trace précise sur le toit, où le vent soulève la poussière… Et puis, je n’ai pas le temps de voir maintenant… Tâchons avant tout de le rejoindre si c’est possible. Ou il est entré chez notre hôte par le toit, ou il a gagné la maison voisine. Venez vite.

Nous descendîmes rapidement.

Dans la rue, Sagan fit un signe à un policier et lui glissa quelques mots à l’oreille, puis, se tournant vers moi :

— Venez, mon ami, dit-il. J’ai vu le commissaire de police hier et toutes les précautions seront prises…

Nous rentrâmes chez nos hôtes. Ceux-ci nous attendaient pour déjeuner.

— Permettez-moi de visiter les mansardes et le toit, dit mon ami d’une voix nerveuse.

Et sans attendre la réponse, il gravit les escaliers. M. Bulck et moi nous le suivîmes.

Pendant plus d’une demi-heure, il inspecta les coins et les recoins de la mansarde sans rien dire, se servant de temps en temps de sa loupe pour examiner des traces invisibles à l’œil nu.

— J’ai fini, dit-il, nous pouvons descendre.

— Avez-vous trouvé quelque indice ? demandai-je, impatient.

Sagan fit un geste évasif et, sans répondre, il nous entraîna dans toutes les chambres de la maison, faisant un examen attentif de toutes les places.

— Aucun de vos domestiques n’est-il sorti ou rentré depuis une demi-heure ? demanda mon ami à M. Bulck.

— Je ne pourrais vous le dire, mais je vais sonner…

— Non point, je vais m’en assurer.

Sagan nous quitta. Cinq minutes plus tard, il nous rejoignait dans la salle à manger.

— Les domestiques ?… demandai-je.

— Aucun d’eux n’est sorti depuis plus d’une heure.

— Alors… vous n’avez rien trouvé… Continuez-vous vos recherches ?

— Non, nos recherches seraient inutiles, l’homme doit être en lieu sûr maintenant et, d’autre part, les indices que j’ai relevés me suffisent… Maintenant parlons d’autre chose…

Nous eûmes beau, M. Bulck et moi, questionner Sagan, il resta muet. Nous nous mîmes à table et déjeunâmes. Par instants, je voyais errer sur les lèvres de mon ami un sourire de triomphe.