Hetzel (p. 94-104).

VIII


Dès les premières heures du jour, le bruit des incidents dont l’hôtel Roderich venait d’être le théâtre se répandit par la ville. Tout d’abord, ainsi que je m’y attendais, le public ne voulut pas admettre que ces phénomènes fussent naturels. Cependant, ils l’étaient, ils ne pouvaient pas ne pas l’être. Quant à en donner une explication acceptable, c’était autre chose.

Je n’ai pas besoin de dire que la soirée avait pris fin après la scène que j’ai racontée. Marc et Myra en avaient paru désolés. Ce bouquet de fiançailles piétiné, ce contrat déchiré, cette couronne nuptiale volée sous leurs yeux !… À la veille du mariage, quel mauvais augure !

Pendant la journée, des groupes nombreux stationnèrent devant l’hôtel Roderich, sous les fenêtres du rez-de-chaussée qui n’avaient pas été rouvertes. Les gens du peuple, en majorité des femmes, affluaient sur le quai Batthyani.

Des groupes nombreux stationnèrent.

Dans ces groupes, on causait avec une extrême animation. Les uns s’abandonnaient aux idées les plus extravagantes ; les autres se contentaient de jeter des regards peu rassurés sur l’hôtel.

Ni Mme Roderich ni sa fille n’étaient sorties ce matin-là suivant leur habitude. Myra était restée près de sa mère, dangereusement impressionnée par les scènes de la veille, et qui avait besoin du plus grand repos.

À huit heures, Marc ouvrit la porte de ma chambre. Il amenait avec lui le docteur et le capitaine Haralan. Nous avions à causer, peut-être à convenir de quelques mesures urgentes, et mieux valait que cet entretien n’eût pas lieu à l’hôtel Roderich. Mon frère et moi, nous étions rentrés ensemble dans la nuit, et, de très bonne heure, il était allé prendre des nouvelles de Mme Roderich et de sa fiancée. Puis, sur sa proposition, le docteur et le capitaine Haralan s’était empressés de le suivre.

La conversation s’engagea aussitôt :

« Henri, me dit Marc, j’ai donné l’ordre de ne laisser monter personne. Ici, on ne peut nous entendre, et nous sommes seuls… bien seuls… dans cette chambre.

En quel état se trouvait mon frère ! Sa figure, rayonnante de bonheur la veille, était défaite, affreusement pâle. En somme, il me sembla plus accablé que ne le comportaient les circonstances.

Le docteur Roderich faisait des efforts pour se contenir, très différent de son fils, qui, les lèvres serrées, le regard troublé, laissait voir à quelle obsession il était en proie.

Je me promis de conserver tout mon sang-froid.

Mon premier soin fut de m’informer de Mme Roderich et de sa fille :

— Toutes deux ont été fort éprouvées par les incidents d’hier, me répondit le docteur, et quelques jours seront nécessaires pour qu’elles puissent se remettre. Cependant Myra, très affectée d’abord, a fait appel à son énergie et s’efforce de rassurer sa mère, plus frappée qu’elle. J’espère que le souvenir de cette soirée s’effacera bientôt de son esprit, et, à moins que ces déplorables scènes ne se renouvellent…

— Se renouveler ? dis-je. Il n’y a pas lieu de le craindre, docteur. Les circonstances dans lesquelles se sont produits ces phénomènes — puis-je appeler autrement ce qui s’est passé ? — ne se représenteront pas.

— Qui sait ? répliqua le docteur Roderich, qui sait ? Aussi ai-je grande hâte que le mariage soit accompli, car je commence à croire que les menaces qui m’ont été faites…

Le docteur n’acheva pas cette phrase dont le sens n’était que trop compréhensible pour le capitaine Haralan et pour moi. Quant à Marc, qui ne savait rien encore des dernières démarches de Wilhelm Storitz, il parut ne pas avoir entendu.

Le capitaine Haralan, lui, avait son opinion. Toutefois, il garda un silence absolu, attendant sans doute que j’eusse donné mon avis sur les événements de la veille.

— Monsieur Vidal, reprit le docteur Roderich, que pensez-vous de tout cela ?

J’estimai que j’avais plutôt à jouer le rôle d’un sceptique, qui n’entend point prendre au sérieux les étrangetés dont nous avions été témoins. Mieux valait affecter de n’y rien voir d’extraordinaire en raison même de leur inexplicabilité, si l’on veut me permettre d’inventer ce mot. D’ailleurs, à vrai dire, la demande du docteur ne laissait pas de m’embarrasser.

— Monsieur Roderich, dis-je, je vous l’avoue, « tout cela », pour employer votre expression, ne me semble pas mériter qu’on s’y arrête longtemps. Que penser, si ce n’est que nous avons été victimes d’un mauvais plaisant ? Un mystificateur s’est glissé parmi vos invités et s’est permis d’ajouter aux distractions de la soirée une scène de ventriloquie d’un effet déplorable… Vous savez combien ces exercices s’exécutent maintenant avec un art merveilleux…

Le capitaine Haralan s’était retourné vers moi, il me regardait les yeux dans les yeux, comme, pour lire plus avant dans ma pensée. Son regard signifiait clairement :

« Nous ne sommes pas ici pour nous payer d’explications de ce genre ! »

Le docteur répondit :

— Vous me permettrez, monsieur Vidal, de ne pas croire à quelque tour de passe-passe…

— Docteur, répliquai-je, je ne saurais imaginer autre chose… à moins d’une intervention que je repousse pour ma part… une intervention, surnaturelle…

— Naturelle, interrompit le capitaine Haralan, mais due à des procédés dont nous n’avons pas le secret.

— Cependant, insistai-je, en ce qui concerne la voix entendue hier, cette voix qui était bien une voix humaine, pourquoi ne serait-ce pas un effet de ventriloquie ?

Le docteur Roderich secouait la tête en homme absolument réfractaire à cette explication.

— Je le répète, dis-je, il n’est pas impossible qu’un intrus ait pénétré dans le salon, avec l’intention de braver le sentiment national des Magyars, de blesser leur patriotisme avec ce Chant de la Haine, venu d’Allemagne.

Après tout, cette hypothèse était plausible, du moment que l’on voulait se tenir dans la limite des faits purement humains. Mais, même en l’admettant, le docteur Roderich avait une réponse très simple à faire, et il la fit en ces termes :

— Si je vous accorde, monsieur Vidal, qu’un mystificateur, ou plutôt un insulteur, a pu s’introduire dans l’hôtel, et que nous ayons été dupes d’une scène de ventriloquie, — ce que je me refuse à croire — que direz-vous du bouquet et du contrat déchirés, de la couronne emportée par une main invisible ?

En effet, attribuer ces deux incidents à quelque escamoteur, si adroit qu’il fût, la raison s’y refusait. Et pourtant, il est de si habiles magiciens !

Le capitaine Haralan d’ajouter :

— Parlez, mon cher Vidal. Est-ce votre ventriloque qui a détruit ce bouquet fleur à fleur, qui a déchiré ce contrat en mille morceaux, qui a enlevé cette couronne, l’a promenée à travers les salons, et l’a emportée comme un voleur ?

Je ne répondis pas.

— Prétendriez-vous, par hasard, reprit-il en s’animant, que nous ayons été victimes d’une illusion ?

Non, assurément, l’illusion n’était pas admissible, le fait s’étant passé devant plus de cent personnes !

Après quelques instants d’un silence que je ne cherchai point à rompre, le docteur conclut :

— Acceptons les choses comme elles sont, et n’essayons pas de nous abuser. Nous sommes en présence de faits qui semblent échapper à toute explication naturelle, et qui ne sont pas niables. Cependant, en restant dans le domaine du réel, voyons si quelqu’un, non pas un mauvais plaisant, mais un ennemi, aurait voulu, par vengeance, troubler cette soirée de fiançailles.

En somme, c’était placer la question sur son véritable terrain.

— Un ennemi ?… s’écria Marc. Un ennemi de votre famille ou de la mienne, monsieur Roderich ? En connaîtriez-vous ?

— Oui, affirma le capitaine Haralan. Celui qui avant vous, Marc, avait demandé la main de ma sœur.

— Wilhelm Storitz ?

— Wilhelm Storitz.

Marc fut alors mis au courant de ce qu’il ignorait encore. Le docteur lui raconta la nouvelle tentative qu’avait faite Wilhelm Storitz quelques jours auparavant. Mon frère connut la réponse si catégorique du docteur, puis, les menaces proférées par son rival contre la famille Roderich, menaces de nature à justifier dans une certaine mesure le soupçon que celui-ci avait participé d’une manière quelconque aux scènes de la veille.

— Et vous ne m’avez rien dit de tout cela !… s’écria Marc. C’est aujourd’hui seulement, lorsque Myra est menacée, que vous m’avertissez !… Eh bien ! ce Wilhelm Storitz, je vais aller le trouver, et je saurai…

— Laissez-nous ce soin, Marc, dit le capitaine Haralan. C’est la maison de mon père qu’il a souillée de sa présence…

— C’est ma fiancée qu’il a insultée ! répondit Marc, qui ne se contenait plus.

Évidemment, la colère les égarait tous deux. Que Wilhelm Storitz eût l’intention de se venger de la famille Roderich et de mettre ses menaces à exécution, soit ! Mais qu’il fût intervenu dans les scènes de la veille, qu’il y eût joué personnellement un rôle, il était impossible de l’établir. Ce n’est pas sur de simples présomptions que l’on pouvait l’accuser et lui dire : « Vous étiez là, hier soir, au milieu des invités. C’est vous qui nous avez insultés avec ce Chant de la Haine. C’est vous qui avez déchiré le bouquet de fiançailles et le contrat. C’est vous qui avez enlevé la couronne nuptiale. » Personne ne l’avait vu, personne.

D’ailleurs, ne l’avions-nous pas trouvé chez lui ? N’était-ce pas lui-même qui nous avait ouvert la porte de la grille ? Assurément, il nous avait fait attendre un temps appréciable, très suffisant, en tout cas, pour lui permettre de revenir de l’hôtel Roderich ; mais comment admettre qu’il eût pu faire le trajet sans être aperçu du capitaine Haralan ni de moi ?

Tout cela, je le répétai, et j’insistai pour que Marc et le capitaine Haralan tinssent compte de mes observations dont le docteur Roderich reconnaissait la logique. Mais ils étaient trop montés pour m’entendre et voulaient se rendre sur-le-champ à la maison du boulevard Tékéli.

Enfin, après une longue discussion, on s’arrêta au seul parti raisonnable, celui que je proposai en ces termes :

— Mes amis, venez à la Maison de Ville. Mettons le chef de police au courant de l’affaire, s’il ne l’est déjà. Apprenons-lui quelle est la situation de cet Allemand vis-à-vis de la famille Roderich, quelles menaces il a proférées contre Marc et sa fiancée. Faisons connaître les présomptions qui pèsent sur lui. Disons même qu’il prétend disposer de moyens pouvant défier toute puissance humaine — pure vanterie de sa part, d’ailleurs. Il appartiendra au chef de police de voir s’il n’y a pas des mesures à prendre contre cet étranger. »

N’était-ce pas ce qu’il y avait de mieux à faire, et même tout ce qu’il y avait à faire dans cette circonstance ? La police peut intervenir plus efficacement que des particuliers. Si le capitaine Haralan et Marc se fussent rendus à la maison Storitz, peut-être la porte ne se serait-elle pas ouverte devant eux. Auraient-ils donc, essayé d’entrer par la force ?… De quel droit ?… Or, ce droit, la police le possédait. C’est donc à elle, à elle seule, qu’il convenait de s’adresser.

D’accord sur ce point, il fut décidé que Marc retournerait à l’hôtel Roderich, tandis que le docteur, le capitaine Haralan et moi, nous irions à la Maison de Ville.

Il était dix heures et demie. Tout Ragz, ainsi que je l’ai dit, connaissait alors les incidents de la veille. En voyant le docteur et son fils se diriger vers la Maison de Ville, on devinait aisément les motifs qui les y conduisaient.

Lorsque nous fûmes arrivés, le docteur se fit annoncer auprès du directeur de la police, qui donna l’ordre de nous introduire immédiatement dans son cabinet.

M. Henrich Stepark était un homme de petite taille, à la physionomie énergique, au regard interrogateur, d’une finesse et d’une intelligence remarquables, d’un esprit très, pratique, d’un flair très sûr. En maintes occasions, il avait fait preuve d’une grande habileté. Tout ce qu’il serait possible de faire pour éclaircir cette obscure histoire de l’hôtel Roderich, on pouvait être assuré qu’il le ferait. Mais, était-il en son pouvoir d’intervenir utilement dans des circonstances si particulières qu’elles franchissaient les limites de la vraisemblance ?

Le chef de police était instruit comme tout le monde, des détails de cette affaire, sauf de ce qui n’était connu que du docteur, du capitaine Haralan et de moi.

« Je comptais sur votre visite, monsieur Roderich, dit-il en nous accueillant, et, si vous n’étiez pas venu à mon cabinet, c’est moi qui serais allé vous voir. J’ai su, cette nuit même, que d’étranges choses s’étaient passées dans votre hôtel, et à quel propos vos invités ont éprouvé une terreur assez naturelle en somme. J’ajoute que cette terreur a gagné la ville, et Ragz ne me parait pas être près de se calmer.

Nous comprîmes, à cette entrée en matière, que le plus simple serait d’attendre les questions de M. Stepark.

— Je vous demanderai tout d’abord, monsieur le docteur, si vous avez encouru la haine de quelqu’un, si vous pensez que par suite de cette haine, une vengeance ait pu être exercée contre votre famille, et précisément à propos du mariage de Mlle Myra Roderich et de M. Marc Vidal ?

— Je le crois, répondit le docteur.

— Quelle serait cette personne ?

— Un nommé Wilhelm Storitz.

Ce fut le capitaine Haralan qui prononça ce nom. Le chef de police ne sembla nullement surpris.

Le docteur apprit alors à M. Stepark que Wilhelm Storitz avait recherché la main de Myra Roderich, qu’il avait renouvelé sa demande, et qu’après un nouveau refus il avait menacé d’empêcher le mariage par des moyens qui défiaient toute puissance humaine.

— Oui, oui, dit M. Stepark, et il a commencé en lacérant l’affiche de mariage sans qu’on ait pu l’apercevoir.

Nous fûmes tous de cet avis.

Toutefois, notre unanimité ne rendait pas le phénomène plus explicable, à moins de l’attribuer à quelque sorcellerie. Mais c’est dans le domaine de la réalité que se meut la police. C’est au collet de gens en chair et en os qu’elle met sa main brutale. Elle n’a point l’habitude d’arrêter des spectres ou des fantômes. L’arracheur de l’affiche, le destructeur du bouquet, le voleur de la couronne, était un être humain parfaitement saisissable. Il ne restait qu’à le saisir.

Le docteur apprit alors à M. Stepark…


M. Stepark reconnut ce qu’il y avait de bien fondé dans nos soupçons et dans les présomptions qui s’élevaient contre Wilhelm Storitz.

— Cet individu, dit-il, m’a toujours paru suspect, bien que je n’aie jamais reçu de plaintes à son sujet. Son existence est cachée. On ne sait trop comment il vit ni de quoi il vit. Pourquoi a-t-il quitté Spremberg, sa ville natale ? Pourquoi, lui, un Prussien de la Prusse méridionale, est-il venu s’établir en ce pays magyar peu sympathique à ses compatriotes ? Pourquoi s’est-il renfermé avec un vieux serviteur dans cette maison du boulevard Tékéli, où personne ne pénètre jamais ? Je le répète, tout cela est suspect… très suspect…

— Que comptez-vous faire, monsieur Stepark ? demanda le capitaine Haralan.

— Ce qui est tout indiqué, répondit le chef de police, opérer une descente dans cette maison où nous trouverons peut-être quelque document… quelque indice…

— Mais, pour cette descente, demanda le docteur Roderich, ne vous faut-il pas une autorisation du Gouverneur ?

— Il s’agit d’un étranger, et d’un étranger qui a menacé votre famille. Son Excellence accordera cette autorisation, n’en doutez pas.

— Le Gouverneur était hier à la soirée des fiançailles, fis-je observer.

— Je le sais, monsieur Vidal, et il m’a déjà fait appeler au sujet des faits dont il a été témoin.

— Se les expliquait-il ? demanda le docteur.

— Non ! il ne leur trouvait aucune explication raisonnable.

— Mais, dis-je, lorsqu’il saura que Wilhelm Storitz est mêlé, à cette affaire…

— Il n’en sera que plus désireux de l’éclaircir, répondit M. Stepark. Veuillez m’attendre, Messieurs. Je vais directement au Palais, et, avant une demi-heure, j’aurai rapporté l’autorisation de perquisitionner dans la maison du boulevard Tékéli.

— Où nous vous accompagnerons, dit le capitaine Haralan.

— Si cela vous plaît, capitaine, et vous aussi, monsieur Vidal, accorda le chef de police.

— Moi, dit le docteur Roderich, je vous laisserai aller avec M. Stepark et ses agents. J’ai hâte de retourner à l’hôtel, où vous reviendrez, après la perquisition terminée.

— Et après arrestation faite, s’il y a lieu, déclara M. Stepark, qui me parut décidé à mener rondement cette affaire.

Il partit pour le Palais, et le docteur sortit en même temps que lui, se rendant à l’hôtel, où nous irions le retrouver.

Le capitaine Haralan et moi nous restâmes dans le cabinet du chef de police. Peu de propos furent échangés. Nous allions donc franchir la porte de cette maison… Son propriétaire s’y trouvait-il en ce moment ?… Je me demandais si le capitaine Haralan pourrait se contenir lorsqu’il serait en sa présence.

M. Stepark reparut après une demi-heure d’absence. Il rapportait l’autorisation de perquisitionner, et avait mandat de prendre toutes mesures qui lui sembleraient nécessaires.

Maintenant, Messieurs, nous dit-il, veuillez sortir avant moi. J’irai d’un côté, mes agents de l’autre, et, dans vingt minutes, nous serons à la maison Storitz. Est-ce convenu ?

— C’est convenu, répondit le capitaine Haralan.

Et tous deux, quittant la Maison de Ville, nous descendîmes vers le quai Batthyani.