Hetzel (p. 129-139).

XI


La date du mariage approchait. Bientôt, le soleil du 1er juin, date définitivement choisie, se lèverait sur l’horizon de Ragz.

Je constatais, non sans une vive satisfaction, que Myra, si impressionnable qu’elle fut, semblait n’avoir pas gardé souvenir de ces inexplicables incidents. Il est vrai que le nom de Wilhelm Storitz n’avait jamais été prononcé ni devant elle, ni devant sa mère.

J’étais son confident. Elle me parlait de ses projets d’avenir, sans trop savoir s’ils se réaliseraient. Marc et elle iraient-ils s’installer en France ? Oui, mais pas immédiatement. Se séparer de son père et de sa mère serait pour elle un trop gros chagrin.

« Mais, disait-elle, il n’est question maintenant que d’aller pour quelques semaines à Paris, où vous nous accompagnerez, n’est-ce pas ?

— Certes !… À moins que vous ne vouliez pas de moi, cependant.

— C’est que, deux nouveaux époux, c’est une assez maussade compagnie en voyage.

— Je tâcherai de m’y faire, » répondis-je d’un ton résigné.

Le docteur approuvait ce départ. Quitter Ragz un mois ou deux, cela valait mieux à tous égards. Sans doute Mme Roderich serait très affectée de l’absence de sa fille, mais elle aurait le bon sens de s’y résigner.

De son côté, pendant les heures qu’il passait près de Myra, Marc oubliait, ou plutôt il s’efforçait d’oublier. Par contre, lorsqu’il se retrouvait seul avec moi, il lui revenait des craintes que j’essayais vainement de dissiper.

Invariablement, il me disait :

« Tu ne sais rien de nouveau, Henri ?

— Rien, mon cher Marc, » répondais-je non moins invariablement, et c’était la pure vérité.

Un jour, il crut devoir ajouter :

« Si tu savais quelque chose, si, en ville, ou par M. Stepark, tu entendais parler…

— Je t’avertirais, Marc.

— Je t’en voudrais de me cacher quoi que ce soit.

— Je ne te cacherai rien, sois tranquille. Mais je t’assure qu’on ne s’occupe plus de cette affaire. Jamais la ville n’a été plus calme. Les uns vont à leurs affaires, les autres à leurs plaisirs, et les cours du marché se maintiennent en grande hausse..

— Tu plaisantes, Henri…

— C’est pour te prouver que je n’ai plus aucune appréhension.

— Et pourtant, dit Marc dont le visage s’assombrit, si cet homme…

— Bah ! il n’est pas si bête. Il se doute bien qu’il serait arrêté s’il mettait le pied sur le territoire austro-hongrois, et il y a en Allemagne nombre de foires ou il aura l’occasion d’exercer ses talents de bateleur.

— Ainsi, cette puissance dont il parle…

— C’est bon pour les enfants, cela !

— Tu n’y crois pas ?

— Pas plus que tu n’y crois toi-même. Donc, mon cher Marc, borne-toi à compter les heures, à compter les minutes qui te séparent du grand jour… Tu n’as rien de mieux à faire, sinon recommencer le calcul quand il est fini.

— Ah ! mon ami !… s’écria Marc tristement.

— Tu n’es pas raisonnable, Marc. Myra l’est plus que toi.

— C’est qu’elle ne sait pas ce que je sais.

— Ce que tu sais ?… Parbleu, tu sais que le personnage en question n’est plus à Ragz, qu’il ne peut y revenir, que nous ne le reverrons jamais, entends-tu bien ! Si cela ne suffit pas à te tranquilliser !…

— Que veux-tu, Henri, j’ai clés pressentiments… Il me semble…

— C’est insensé, mon pauvre Marc ! Tiens ! crois-moi ; retourne près de Myra. Cela te fera voir la vie plus en rose.

— Oui, tu as raison Je ne devrais jamais là quitter, pas un instant ! »

Pauvre frère ! Il me faisait mal à voir, mal à entendre. Ses craintes s’accroissaient à mesure que s’approchait le jour de son mariage. Et, moi-même, pour être franc, j’attendais ce jour avec une involontaire angoisse.

D’autre part, si je pouvais compter sur Myra, sur son influence pour calmer mon frère, je ne savais plus quel moyen employer à l’égard du capitaine Haralan.

Le jour où il avait appris que Wilhelm Storitz était à Spremberg, ce n’était pas sans peine que j’étais parvenu à empêcher son départ. Il n’y a guère que deux cents lieues tout au plus entre Spremberg et Ragz. En quatre jours cette distance peut être franchie. Enfin, nous l’avions retenu, mais, malgré les raisons que son père et moi nous faisions valoir, en dépit de l’évidente utilité de laisser cette affaire tomber dans l’oubli, il y revenait sans cesse, et je craignais toujours qu’il ne nous échappât.

Un. matin, il vint me trouver, et, dès le début de la conversation, je compris qu’il avait résolu de partir.

« Vous ne ferez pas cela, mon cher Haralan, déclarai-je, vous ne le ferez pas… Une rencontre entre ce Prussien et vous est impossible. Je vous supplie de ne pas quitter Ragz.

— Mon cher Vidal, me répondit le capitaine d’un ton qui indiquait une résolution farouche, il faut que ce misérable soit puni.

— Et il le sera tôt ou tard, n’en doutez pas ! m’écriai-je. Mais la seule main qui doive s’abattre sur lui, c’est la main de la police.

Le capitaine Haralan sentait que j’avais raison. Toutefois, il ne voulait pas se rendre.

— Mon cher Vidal, répondit-il d’un ton qui ne laissait pas d’espoir, nous ne voyons pas, nous ne pouvons voir les choses de la même façon. Ma famille, qui va devenir celle de votre frère, a été outragée, et je ne tirerais pas vengeance de ces outrages ?…

— Non, c’est à la justice de le faire.

— Comment le ferait-elle, si cet homme ne revient pas ?… Or, le Gouverneur a signé ce matin un arrêté d’expulsion qui rend impossible le retour de Storitz. Il faut donc que j’aille où il est, où il doit être du moins, à Spremberg.

— Soit, répliquai-je, en dernier argument, mais attendez au moins le mariage de votre sœur. Encore quelques jours de patience et, alors je serai le premier à vous conseiller de partir. Je vous accompagnerai même à Spremberg. »

Je le pressai avec tant de chaleur que l’entretien se termina par sa promesse formelle qu’il se ferait violence, à la condition que, le mariage célébré, je ne m’opposerais plus à son projet, et que je partirais avec lui.

Elles allaient me paraître interminables, les heures qui nous séparaient du 1er juin. Car en somme, tout en regardant comme un devoir de rassurer les autres, je n’étais pas sans éprouver quelques inquiétudes. Aussi m’arrivait-il souvent de remonter où de descendre le boulevard Tékéli, poussé par je ne sais quel pressentiment.

La maison Storitz était toujours telle qu’on l’avait laissée après la descente de police, portes fermées, fenêtres closes, cour et jardin déserts. Sur le boulevard, quelques agents dont la surveillance s’étendait jusqu’au parapet des anciennes fortifications et sur la campagne environnante. Aucune tentative pour rentrer dans cette maison n’avait été faite ni par le maître, ni par le serviteur. Et pourtant, ce que c’est que l’obsession, malgré tout ce que je disais à Marc et au capitaine Haralan, en dépit de ce que je me disais à moi-même, j’aurais vu une fumée s’échapper de la cheminée du laboratoire, une figure apparaître derrière les vitres du belvédère, je n’en eusses pas été surpris.

En réalité, alors que la population ragzienne, revenue de sa première épouvante, ne parlait plus de cette affaire, c’était le docteur Roderich, c’était mon frère, c’était le capitaine Haralan, c’était moi-même que hantait le fantôme de Wilhelm Storitz.

Ce jour-là, 30 mai, afin de me distraire dans l’après-midi, je me dirigeai vers le pont de l’île Swendor pour gagner la rive droite du Danube.

Avant d’arriver au pont, je passai devant le débarcadère au moment où une gabarre à passagers arrivait de l’amont.

Alors revinrent à ma mémoire les incidents de mon voyage, ma rencontre avec cet Allemand, son attitudes provocante, le sentiment d’antipathie qu’il m’avait inspiré à première vue, puis, quand je le croyais débarqué à Vukovar, les paroles qu’il avait prononcées. Car c’était bien lui qui les avait prononcées, ces paroles menaçantes. J’avais reconnu sa voix dans le salon de l’hôtel Roderich. Même articulation, même dureté, même rudesse teutonne.

Sous l’empire de ces idées, je regardais un à un les passagers qui s’arrêtaient à Ragz. Je cherchais la pâle figure, les yeux étranges, la physionomie diabolique de ce personnage… Mais, comme on dit, j’en fus pour ma peine.

À six heures, j’allai, suivant mon habitude, prendre place à la table de famille. Mme Roderich me sembla mieux portante, à peu près remise de ses émotions. Mon frère oubliait tout auprès de Myra, à la, veille du jour où elle serait sa femme. Le capitaine Haralan lui-même ; paraissait plus calme, quoique un peu sombre.

J’étais décidé à faire l’impossible pour animer ce petit monde et dissiper les derniers nuages du souvenir. Je fus heureusement secondé par Myra, charme et joie de cette soirée qui se prolongea assez tard. Sans se faire prier, elle se mit au clavecin, et nous chanta de vieilles chansons magyares, comme pour effacer cet abominable Chant de la Haine, qui avait retenti dans ce salon.

Je regardais les autres passagers.

Au moment de nous retirer, elle me dit en souriant :

« Demain, monsieur Henri, n’allez pas oublier…

— Oublier, mademoiselle ?… répondis-je sur le ton plaisant qu’elle venait de prendre.

— Oui, oublier que c’est le jour de l’audience du Gouverneur, du « baillage de licence », pour employer l’expression consacrée.

— Ah ! vraiment ! c’est demain !…

— Et que vous êtes un des témoins de votre frère…

— Vous avez raison de me le rappeler, mademoiselle Myra. Témoin de mon frère !… Je ne m’en souvenais déjà plus.

— Cela ne m’étonne pas. J’ai remarqué que vous aviez parfois des distractions…

— Je m’en accuse, mais je n’en aurai pas demain, je vous le promets… Et pourvu que Marc n’en ait pas plus que moi…

— Je réponds de lui. Ainsi donc, à quatre heures précises.

— Quatre heures, mademoiselle Myra ?… Et moi qui croyais que c’était à cinq heures et demie !… Soyez donc sans crainte. Je serai là à quatre heures moins dix.

— Bonsoir !… Bonsoir au frère de Marc, qui va devenir le mien.

— Bonsoir, mademoiselle Myra, bonsoir ! »

Le lendemain, Marc eut quelques courses à faire dans la matinée. Il me parut avoir repris toute sa tranquillité, et je le laissai aller seul.

De mon côté, d’ailleurs, par surcroît de prudence, et pour avoir, si c’était possible, la certitude que Wilhelm Storitz n’avait pas été revu à Ragz, je me rendis à la Maison de Ville.

À M. Stepark, auprès de qui je fus immédiatement introduit, je demandai s’il avait quelque nouvelle information.

« Aucune, monsieur Vidal, me répondit-il, vous pouvez être certain que notre homme n’a pas reparu à Ragz.

— Est-il encore à Spremberg ?

— Tout ce que je puis affirmer, c’est qu’il y était encore, il y a quatre jours.

— Vous en avez reçu l’avis ?

— Oui, par un courrier de la police allemande, qui me confirme le fait.

— Cela me rassure.

— Et moi, cela m’ennuie, monsieur Vidal. Ce diable d’homme — et diable est le mot — me paraît peu disposé à jamais franchir la frontière.

— C’est tant mieux, monsieur Stepark !

— C’est tant mieux pour vous, mais, comme policier, j’aurais aimé à lui mettre la main au collet, à tenir cette espèce de sorcier entre quatre murs !… Enfin, plus tard, peut-être…

— Oh ! plus tard, après le mariage, tant que vous voudrez, monsieur Stepark. »

Je me retirai en remerciant le chef de police.

À quatre heures de l’après-midi, nous étions réunis dans le salon de l’hôtel Roderich. Deux carrosses attendaient sur le boulevard Tékéli, — l’un pour Myra, son père, sa mère et un ami de la famille, le juge Neuman, l’autre pour Marc, le capitaine Haralan, un de ses camarades, le lieutenant Armgard, et moi. M. Neuman et le capitaine Haralan étaient les témoins de la mariée, le lieutenant Armgard et moi, ceux de Marc.

Ainsi que le capitaine Haralan me l’avait expliqué, il ne s’agissait pas, ce jour-là, de procéder au mariage proprement dit, mais à une cérémonie préparatoire en quelque sorte. C’est seulement après en avoir reçu l’autorisation du Gouverneur, que le mariage pourrait être célébré le lendemain à la cathédrale. Jusque-là, les fiancés, s’ils n’étaient pas mariés au sens parfait du mot, n’en seraient pas moins fortement liés l’un à l’autre, puisque, dans le cas où un obstacle imprévu viendrait ensuite empêcher l’union projetée, ils seraient condamnés à un célibat perpétuel.

Il serait possible de retrouver dans la féodalité française quelques traces de cette coutume, qui a quelque chose de paternel, puisque le chef paraît ainsi se considérer comme le père des citoyens, et qui s’était perpétuée à Ragz jusqu’à nos jours.

La jeune fiancée portait une robe charmante et de bon goût, Mme Roderich une toilette très simple bien que très riche. Le docteur et le jugé étaient, comme mon frère et moi, en habit de la cour, et les deux officiers en uniforme de grande tenue.

Quelques personnes attendaient sur le boulevard la sortie des voitures, femmes et jeunes filles du peuple, dont un mariage excite toujours la curiosité. Mais, il était probable que le lendemain, à la cathédrale, la foule serait considérable, juste hommage rendu à la famille Roderich.

Les deux carrosses franchirent la porte principale de l’hôtel, tournèrent le coin du boulevard, suivirent le quai Batthyani, la rue du Prince Miloch, la rue Ladislas, et arrivèrent à la grille du Palais du Gouverneur.

Les curieux se trouvaient en plus grand nombre sur la place et dans la cour du Palais. Peut-être, après tout, le souvenir des premiers incidents les avait-il attirés. Peut-être se demandaient-ils si un nouveau phénomène n’allait pas s’accomplir.

Quelques personnes attendaient la sortie des voitures…

Les voitures pénétrèrent dans la cour d’honneur, et stationnèrent devant le perron.

Un instant après, Mlle Myra au bras de son père, Mme Roderich au bras de M. Neuman, puis Marc, le capitaine Haralan, le lieutenant Armgard et moi, nous avions pris, place dans la salle des fêtes, éclairée de hautes fenêtres à vitraux de couleur et boisée de panneaux sculptés du plus grand prix. Au centre, une large table portait deux magnifiques corbeilles de fleurs.

En leur qualité de père et de mère, M. et Mme Roderich vinrent s’asseoir de chaque côté des fauteuils réservés aux fiancés. En arrière, prirent place les quatre témoins, M. Neuman et le capitaine Haralan à gauche, le lieutenant Armgard et moi, à droite.

Un maître des cérémonies annonça le Gouverneur. Tout le monde se leva à son entrée.

Celui-ci s’assit sur son trône, puis demanda aux parents s’ils consentaient au mariage de leur fille avec Marc Vidal. Ce fut ensuite aux deux fiancés que le Gouverneur posa les questions d’usage :

« Marc Vidal, promettez-vous de prendre Myra Roderich pour épouse ?

— Je le jure, répondit mon frère, à qui on avait fait la leçon.

— Myra Roderich, promettez-vous de prendre Marc Vidal pour époux ?

— Je le jure, répondit Mlle Myra.

— Nous, Gouverneur de Ragz, prononça alors son Excellence, en vertu des pouvoirs qui nous ont été conférés par l’Impératrice-Reine, et conformément aux franchises séculaires de la ville de Ragz, baillons licence de mariage à Marc Vidal et à Myra Roderich. Voulons et ordonnons que ledit mariage soit célébré dès demain, en la forme régulière, dans l’église cathédrale de la ville. »

Ainsi s’étaient passées les choses dans leur simplicité habituelle. Aucun prodige n’avait troublé l’audience, et, bien que cette idée m’eût un instant traversé l’esprit, ni l’acte sur lequel furent apposées les signatures ne fut déchiré, ni les plumes arrachées de la main des mariés ou des témoins.

Décidément, Wilhelm Storitz était à Spremberg — il pouvait y rester pour la joie de ses compatriotes ! — ou, s’il était à Ragz, c’est alors qu’il avait épuisé son pouvoir.

Maintenant, que ce sorcier surfait le voulût ou non, Myra Roderich serait la femme de Marc Vidal, ou elle ne le serait de personne.