Le Second Rang du Collier/Texte entier


Le Second Rang du Collier





I



— Je suis sûr, Théo, que mam’zelle Huai, enseigne à vos filles le plus pur accent marseillais et qu’elles prononcent : des oiegnons.

C’est Paul de Saint-Victor qui taquine ainsi mon père, à propos de notre institutrice, Mlle  Honorine Huet (qu’il prononce : Huai, méchamment sans faire sonner le T, pour imiter le parler du midi) car il a une antipathie marquée pour la grave personne qui nous dirige. Quand il vient à la maison, il ne manque jamais de lui décocher, du haut de son raide faux col, quelque piquante malice, qu’Honorine accueille par un rire gras, qui sonne faux, et des minauderies pincées. Toujours, aussi, le grand critique s’arrêtait, comme s’il le voyait pour la première fois, devant : Le règlement, que Mlle  Huet avait placardé sur une porte, et qui disciplinait chaque heure de notre journée. Il affectait une grande surprise, relisait chaque article, avec une attention narquoise et des commentaires ironiques. Une fois — il nous avait rencontrées quelques jours auparavant, à une matinée du Théâtre-Français seules dans une loge avec Mlle  Huet et écoutant mélancoliquement Britannicus — Saint-Victor ajouta de sa main au code d’Honorine un paragraphe ainsi conçu :

« Quand on aura été particulièrement méchantes, qu’on aura poussé la perversité jusqu’à ne pas se conformer au règlement, on ira, pour faire pénitence, voir une tragédie. »

Ce fut à Enghien, où nous avions passé le dernier été, que Mlle  Huet commença de régner sur ma sœur et sur moi. Succédant à la surveillance, toute affectueuse de notre gentille bonne alsacienne qui nous laissait une liberté presque complète, cette tutelle trop attentive ne pouvait pas être acceptée, par nous, sans rébellion et sans luttes. Cependant, le séjour à la campagne, la saison, les promenades, nous permettaient encore d’échapper assez souvent à la tyrannie ; les devoirs étaient peu nombreux et pas trop sévères ; mais nous voyions approcher avec inquiétude la fin des vacances.

Le retour d’Enghien à Paris fut marqué par un incident comique, résultat d’une méchante espièglerie de ma sœur et de moi, dirigée contre l’institutrice.

La passion de Mlle  Huet pour les escargots n’était pas égoïste : pieusement, en rentrant à Paris, elle en rapportait à sa mère plein un panier de tout vivants. Dès l’aube, elle était allée les cueillir sur les vignes roussies par l’automne, tenant secrète son expédition, car elle savait notre répugnance à tous pour son mets favori. Aussi ne soufflait-elle mot sur le colis supplémentaire qu’elle emportait, posé à terre, dans le wagon, et à demi dissimulé par sa jupe.

Tout de suite ce mystérieux paquet nous avait intriguées et nous n’avions pas été longues à découvrir, par le cliquetis des coquilles grouillantes, ce qu’il contenait.

La malice fut vite résolue : le panier adroitement entr’ouvert ; et, le coup fait, la contemplation innocente du paysage nous absorba complètement.

Le cri que nous attendions, sans avoir l’air d’y penser, ne tarde pas à éclater : l’exode des escargots est commencée : cornes tendues ils explorent la voiture et les jambes des voyageurs, argentant les vêtements, engluant les capitons. On s’affole, des écrasements flasques craquent sous les pieds ; Mlle  Huet, cramoisie et conciliante, cherche à rattraper les fugitifs pour les replonger dans leur geôle, mais ma mère, impitoyable, empoigne le panier et envoie le tout par la portière.

À cette fin d’automne, en revenant de la campagne, Mlle  Huet retourna habiter chez elle avec sa mère et sa sœur, la belle Virginie, qui nous donnait cà et là de vagues leçons de piano ; mais à peine étions-nous levées qu’elle arrivait, ponctuelle, et nous prenait en main, comme un attelage encore mal dressé.

À force de patience, de ténacité : grâce à une faconde persuasive dont elle nous étourdissait, la pompeuse Honorine parvenait à vaincre nos révoltes et nous conduisait presque comme elle le voulait.

Ce fut pour moi une sorte d’abdication de ma personnalité, un renoncement, une veulerie de volonté et presque de pensée, qui fait cette époque de ma vie la plus vide, la moins vivante.

Nous avions l’air, ma sœur et moi, de personnes très sages, nous subissions les devoirs, accomplissant des tâches machinales, nous immobilisant dans des essais de couture, et nous ne retrouvions un peu d’entrain que le soir, quand la porte s’était refermée sur le départ tumultueux de Mlle  Huet.

Le dimanche, comme nos parents dînaient toujours en ville, elle restait avec nous et nous conduisait « en partie fine » disait-elle, dîner au restaurant, le plus souvent place de la Bourse « Au rosbif » une renommée d’alors. Ces orgies, à un franc par tête, nous semblaient assez mornes ; nous regrettions le riz au lait de jadis et les lectures des romans de George Sand, qui faisaient verser tant de larmes à notre douce et sentimentale Marianne.



Toutes sortes de conciliabules avaient lieu à la maison ; des gens inconnus venaient, à des heures fixées, conduits, le plus souvent, par la belle Virginie Huet, pianiste de plus en plus éminente. On s’enfermait, on discutait, des éclats de voix arrivaient jusqu’à nous, tandis que, penchées sur nos cahiers, nous écrivions quelque dictée, qu’Honorine égrenait distraitement, l’oreille tendue vers les bruits du salon.

Mon père ne faisait pas partie de ces réunions ; ce tourbillonnement insolite évoluait autour de ma mère, qui semblait très affairée et dans un état de surexcitation joyeuse.

Tout s’expliqua un jour : il s’agissait de l’organisation d’une tournée artistique, d’une série de concerts donnés à Nice, pendant la saison d’hiver.

Virginie faisait partie de la combinaison ; elle était engagée comme pianiste, plutôt à cause de ses bras de statue et de son profil biblique, que de sa valeur artistique, très contestable, je crois.

Il fut convenu que Mme  Huet mère accompagnerait sa fille à Nice et que ma mère partirait avec elles. On ferait là-bas ménage commun.

Nous avions tout de suite pressenti quel serait, pour nous, le résultat de cette aventure. Le départ de ma mère amenait logiquement l’installation complète de l’institutrice à la maison, tant que durerait l’absence.

Cela eut lieu, en effet, le lendemain même du départ ; Honorine emménagea, et, comme le logis de la rue Richer restait désert, elle dut joindre à ses bagages le gros matou tigré de sa mère et le bengali de sa sœur.

L’arrivée du chat nous intéressa.

Au sortir du panier, où il était blotti tout effaré, on présenta au nouveau venu, qui s’appelait Gil Blas de Santillane, Don Pierrot de Navarre, notre angora blanc, chéri de tous. Don Pierrot cligna ses doux yeux, pour faire accueil à son hôte, mais celui-ci, qui, avec son museau noir et sa robe bigarrée, aurait pu tenir le rôle d’Arlequin, était peu sociable : il lui cracha au nez, et, dès qu’il put s’enfuir, d’un bond prodigieux, gagna le sommet de l’armoire à glace et disparut derrière le fronton de palissandre. Là, sans doute, il se mit en observation, pour se rendre compte, à loisir, du nouvel état de choses.

Mon père prit la chambre de ma mère et abandonna la sienne à Mlle  Huet, qui, dès lors, dirigea tout dans la maison, en nous surveillant de plus près encore.

À peine nous était-il possible de récriminer, en secret, dans la compagnie de Marianne et d’Annette, la cuisinière, qui formaient avec nous une ligue contre l’ennemi commun. Nous n’avions cependant aucune haine contre l’institutrice, pas méchante du tout et qui s’efforçait d’être agréable ; mais il était entendu, d’abord qu’elle nous opprimait, ensuite qu’elle nous dégoûtait. Ce parler nasillard, qui était son signe distinctif, nous préoccupait beaucoup. Nous avions entendu dire qu’il était causé par la présence, dans son nez, d’un polype. De vagues notions zoologiques nous donnaient à penser que le polype était un animal, très vilain et très effrayant, et nous nous attendions à le voir s’échapper, un jour, du nez bourbonnien qui lui servait de caverne. La sensible Marianne surtout était impressionnée, au point qu’elle mettait des gants pour faire le lit de mademoiselle.

Inspirer le respect, était cependant une des prétentions de Mlle  Huet et nous nous efforcions d’être polies. Quelquefois, pourtant, après nous être longtemps contraintes, ma sœur et moi, nous pouffions de rire, au milieu de la leçon, parce que Honorine, au retour de quelque course, avait oublié, en ôtant son chapeau, de retirer son tour-de-tête !… C’était une affreuse ruche de tulle qui, en ce temps-là, se plaçait sous les capotes pour encadrer coquettement le visage ; elle était ordinairement cousue au chapeau, mais souvent aussi indépendante ; on la posait alors autour de la figure en l’attachant sous le menton par un petit ruban, puis on mettait le chapeau, et cela se rejoignait tant bien que mal. Mlle  Huet oubliait toujours de retirer son tour-de-tête et cela nuisait beaucoup à son prestige ; elle traînait, comme toujours, des robes très longues, en dandinant sa vaste corpulence et en redressant la tête d’un air digne ; mais la diable de ruche, derrière laquelle les oreilles s’étalaient, larges et rougies, lui donnait l’air d’une poule effarée, et notre respect s’éparpillait sous le fou rire.

— Té ! mon tour-de-tête !… s’écriait Honorine, en l’enlevant d’un mouvement brusque, il n’y a pas tant de quoi rire.

Mon père, lui, qui n’aimait guère la contrainte, ni les règlements sévères, se tenait à quatre pour ne pas être de notre parti et garder son sérieux, quand nous répétions quelque sentence péremptoire de mademoiselle, en imitant son accent marseillais. Cependant il lui fallait bien soutenir l’autorité et affirmer les bienfaits de la discipline.

Même nos jeux étaient surveillés ; Mlle  Huet croyait peut-être les rendre plus attrayants en y prenant part.

Notre jouet de prédilection était un théâtre, dans lequel s’enrôlait une troupe toujours grossissante de poupées à ressorts. Honorine feignait de s’intéresser beaucoup aux folles pièces que nous improvisions. Tout en faisant des trous au poinçon dans sa broderie anglaise, tendue sur une bande de toile cirée verte ; elle écoutait, critiquait, donnait des conseils et s’efforçait de nous diriger vers un art théâtral moralisateur et instructif : l’histoire de France ; les héros célèbres ; des résumés des tragédies classiques. Mais nous préférions de beaucoup les évocations des contes de Perrault ou les échos fantaisistes du répertoire italien. Pourtant, un jour, elle nous suggéra une idée, qui nous séduisit tout de suite et dont la réalisation nous occupa longtemps. Il s’agissait de faire une surprise à notre père, en tirant une pièce d’un de ses romans pour la jouer sur notre théâtre.

Le choix s’arrêta sur Avatar, dans lequel Mlle  Huet découpa un scénario rapide. Je ne me souviens guère de ce que furent les mérites de cette adaptation. J’ai retenu seulement que, afin d’être plus pittoresque, au lieu du vêtement moderne, on adopta le costume du temps de Henri III, pour les poupées, ce qui permit de leur poser sur l’épaule un petit manteau de velours et de leur attacher au côté une petite épée taillée dans une allumette. L’Avatar des âmes, entre les deux héros, se faisait au moyen de deux houppettes d’ouate, attachées chacune à un fil, trempées dans l’alcool et enflammées, ce qui nous parut admirable.

Mon père, le monocle à l’œil, écouta la pièce avec beaucoup de patience et mit une complaisance charmante à s’émerveiller. Il complimenta Honorine sur l’ingéniosité de l’adaptation, bien qu’elle affirmât, mollement, n’y être pour rien, afin de nous en laisser toute la gloire.



Je lui gardai longtemps une rancune particulière pour une méchanceté qu’elle me fit, qui m’avait extrêmement mortifiée : un soir d’hiver où, pelotonnée dans mon lit, je ne pouvais m’endormir, tant j’avais froid, j’eus l’idée d’aller décrocher dans la garde-robe tous mes vêtements pour m’en faire des couvertures. Cela forma un monceau inégal et chancelant, sur lequel, pour lui donner de la stabilité, je couchai une chaise ; puis, avec beaucoup de précautions, je me glissai entre mes draps.

Le lendemain matin je fus éveillée, en sursaut, par des cris d’orfraie. C’était Honorine, en pâmoison devant ce tableau imprévu. Ses grands bras levés exprimaient la stupéfaction et l’horreur.

— Sa robe de popeline ! Son paletot de velours ! Son col en vison d’Amérique !…

Ses bras se refermèrent, empoignant la chaise et une grande partie des pièces à conviction, puis elle sortit de la chambre.

Mon père était au salon, avec un visiteur ; Mlle  Huet poussa du pied la porte à deux battants et apparut aux regards hébétés des deux causeurs interrompus. Elle jeta devant eux, sur le parquet, tout le tas qu’elle portait, plus la chaise ; puis, du même beau mouvement tragique, elle revint à mon lit, emporta le reste, qu’elle éparpilla de la même façon.

— Voici ce que Mlle  Judith avait sur son lit, cria-t-elle d’un ton qui réclamait vengeance.

Assez inquiète, je tendais l’oreille, mais je reconnus bientôt que l’indignation de mon père n’était pas à la hauteur du forfait. Je l’entendis éclater de rire, et Honorine eut beau s’efforcer d’attiser sa colère, il refusa de punir et décréta seulement que le jour même il fallait m’acheter un édredon.



Subitement, je pris une importance extraordinaire aux yeux de Mlle  Huet. Il m’arrivait quelquefois la nuit de me lever dans de légers accès de somnambulisme. J’ouvrais la fenêtre et les persiennes, ce qui était assez grave au cinquième ; puis j’errais dans l’appartement, mon oreiller sous le bras, et j’allais souvent le jeter sur le lit de l’institutrice, qui s’éveillait, très effrayée. Mais lorsqu’elle eut compris que je dormais, que j’étais un sujet, peut-être lucide, elle fut vivement intéressée et m’interrogea, avec méthode, sur les mystères de l’avenir. En général, je m’éveillais dès qu’on me parlait, et je ne pus rien dévoiler. Ce fut mademoiselle qui nous découvrit alors tout une partie de son état d’âme qu’elle avait jusque-là tenue secrète. Elle s’occupait de spiritisme, de tables tournantes, d’occultisme et de magnétisme !… C’était là sa vie inconnue, sa passion cachée. Elle était affiliée à toutes sortes de Sociétés singulières, à des êtres inspirés, qui fréquentaient chez les esprits et ne voyaient que le monde invisible.

Honorine ne put s’empêcher de parler à ses amis du jeune sujet qu’elle avait en sa puissance, ni résister au désir de me présenter à eux. Ma sœur et moi, nous fûmes alors adroitement initiées aux mystères du spiritisme, et incitées à ne pas parler à nos parents du grand honneur qu’elle voulait bien nous faire, de nous présenter à l’un des maîtres les plus fameux.

Ce maître était un personnage très cocasse, qu’on appelait le comte d’Ourch. Court, trapu, avec une petite tête ronde où floconnaient des cheveux et des favoris jaunes pâles mêlés de blancs, il avait un air à la fois jovial et inquiet ; il s’agitait, se retournait, riait sans cause apparente ; en vous parlant il semblait écouter d’autres interlocuteurs, quelquefois s’interrompait au milieu d’une phrase et s’enfuyait.

Chez lui, on butait toujours contre deux lévriers couchés de tout leur long sur le parquet, qui se laissaient marcher dessus plutôt que de se déranger, et tenaient une place énorme.

Le comte d’Ourch accueillait, le plus souvent, Mlle  Huet par le récit d’aventures extraordinaires, dites avec des éclats de voix retenus, des mines effarées et de longs points d’exclamations.

— Eh bien, il y en a de bonnes ! s’écriait-il dès notre entrée, en s’agitant sur son fauteuil, où souvent le clouait la goutte. Regardez mon bahut en chêne sculpté… Qu’en dites-vous ?…

— Je ne vois rien, disait Mlle  Huet.

— Vous ne voyez rien ? Il est fendu en zig-zag, regardez, on dirait la foudre. Des esprits forcenés se sont battus là-dedans cette nuit, frappant des coups à réveiller tout le quartier. Ils m’en veulent, mais je les ai domptés, ils n’ont pas pu sortir.

Ou bien c’était pire encore. Étant couché il avait été enlevé avec son lit jusqu’au plafond ; le chevet était allé écorner les moulures, puis brusquement on l’avait laissé retomber.

Nous écoutions ces histoires bouche bée, regardant, en dessous, Mlle  Huet pour voir si elle y croyait. L’expression enthousiaste de sa noble figure nous impressionnait.

On nous conduisait alors dans le salon, où l’on maintenait toujours une obscurité presque complète ; le comte nous faisait asseoir devant une table, en nous recommandant de poser dessus nos mains étendues, de ne pas bouger et de nous taire ; puis il s’en allait échanger de mystérieuses confidences avec Mlle  Huet.

Ces longues stations, dans la pénombre, ne nous amusaient guère. Nous aurions bien voulu entendre le sabbat des armoires et surtout voir le comte d’Ourch enlevé dans son lit jusqu’au plafond ; les coups sourds frappés dans la table, nous payaient mal l’ennui de l’attente. Dès qu’ils se faisaient entendre, nous appelions Mlle  Huet, qui revenait avec le maître. Celui-ci allait chercher une médaille, large comme une soucoupe, et enfermée dans un étui de soie brodée. Il la posait sur la table, en disant que si l’esprit qui se manifestait était un mauvais esprit il serait réduit au silence. L’esprit, presque toujours, subissait l’épreuve victorieusement, ne fuyant pas au contact de la relique. Alors le comte l’interrogeait, en récitant l’alphabet, à n’en plus finir.

On nous conduisait aussi quelquefois dans des soirées, pour lesquelles Mlle  Huet nous empanachait de plumes jaunes. C’était dans le quartier du Temple, chez d’obscurs bourgeois, dont les logis étroits contenaient avec peine les invités, en toilettes prétentieuses ; le sirop de groseille alternait avec le sirop d’orgeat, tandis que de vieilles demoiselles, professeurs de musique, chantaient des romances sentimentales.

Le comte d’Ourch paraissait quelquefois à ces fêtes. C’était alors une effervescence émue, la musique cessait et, à notre grand ennui, on recommençait à interroger les tables.



L’hiver s’écoulait, calme, et assez monotone pour nous.

Gil Blas de Santillane était descendu des hauteurs de l’armoire à glace ; il avait pris en grande amitié don Pierrot et le débarbouillait consciencieusement en promenant sa langue râpeuse sur la longue fourrure couleur de neige. Le bengali de la belle Virginie sautillait sans relâche en pépiant, et les nombreux canaris de la volière — qu’une amie avait donné à garder et ne reprenait plus — s’égosillaient à qui mieux mieux et emplissaient l’appartement de roulades stridentes. Cela égayait un peu le silence, et l’ennui lourd des devoirs à faire.

Très occupé, mon père était entraîné au dehors par des amis et des collègues, nous ne le voyions guère ; Mlle  Huet, d’ailleurs, nous tenait le plus possible à l’écart des réunions et des visites dont il ne nous arrivait plus que de confuses rumeurs à travers les portes. Elle avait imaginé de nous conduire au catéchisme, où nous somnolions sous le flux de sévères conférences. Il fallait en faire des résumés, cependant ; mais Mlle  Huet, très ferrée, quoique juive, sur l’histoire religieuse chrétienne, les rédigeait entièrement, ce qui nous valait, à chaque concours, de glorieux cachets d’argent et d’or, dont nous n’étions pas fières du tout.


Les nouvelles de Nice, qui avaient d’abord été joyeuses et agréables, devenaient depuis quelque temps assez inquiétantes.

Mon père ne nous communiquait plus les lettres que ma mère lui écrivait. Il nous disait seulement qu’elle se portait bien et nous embrassait, en nous recommandant de ne pas tracasser le chat et ne pas faire peur aux oiseaux. De son côté, Honorine paraissait soucieuse et ne soufflait mot des nouvelles qu’elle recevait de sa mère et de sa sœur.

Un jour, l’adresse de ma mère, à Nice, changea. Le ménage, là-bas, était disloqué.

Que s’était-il passé ? rivalité d’artistes ?… incompatibilité d’humeur ?… la vivacité méridionale et la violence italienne, avaient-elles amené un choc ?…

Jamais nous n’avons su exactement ce qui était arrivé. Jusqu’au retour de ma mère, Honorine continua à nous diriger et à s’occuper du ménage ; elle déménagea quelques jours avant l’arrivée, emporta Gil Blas de Santillane et le bengali, puis reprit l’habitude de venir le matin, pour s’en retourner le soir.

Seulement, entre elle et ma mère on sentait la situation tendue. Elles s’évitaient le plus possible, ne se parlaient pas, sans laisser échapper des mots aigres, des allusions rancuneuses ; et la contrainte résignée de l’institutrice se traduisait pour nous en exigences plus aiguës et en sévérité plus solennelle.


II


Théophile Gautier adorait les voyages, mais il détestait, ou croyait détester la campagne.

— La villégiature qui me plairait le plus, répétait-il souvent, ce serait un entresol sur le boulevard des Italiens.

Cependant un projet imprévu prit naissance à la maison, un certain printemps, et devint le sujet de toutes les conversations : il était question de déménager, de quitter la rue de la Grange-Batelière, où nous habitions depuis plusieurs années, d’abandonner même Paris, et d’aller s’installer aux environs.

Cette idée avait été suggérée à mon père, insinuée plutôt, et presque imposée, par les directeurs du Moniteur Universel, journal officiel de l’Empire.

Elle fut d’abord accueillie sans enthousiasme, mon père ne se laissa pas convaincre facilement ; mais les deux amis qui avaient résolu de le décider revenaient sans cesse à la charge.

Le journal officiel était alors pourvu d’une organisation singulière. Il avait deux directeurs. Non pas deux collaborateurs qui unissaient leurs travaux et se partageaient la besogne, mais deux maîtres successifs, indépendants l’un de l’autre. Ils régnaient chacun quinze jours par mois ; quand l’un prenait possession du journal, l’autre n’y paraissait plus ; et, comme les deux autocrates étaient de tempéraments très contraires, ils passaient le temps de leur toute-puissance à défaire chacun ce qu’avait fait le prédécesseur. Un de ces directeurs était Paul Dalloz ; jeune, élégant, poli et pâle, avec la moustache soyeuse, de courts favoris et des cheveux noirs coquettement bouclés au fer, il avait la voix douce et le regard voilé sous de longs cils.

Son plus grand titre de gloire était exposé dans son cabinet directorial : reliés en vert, les nombreux in-folios du répertoire de jurisprudence de son père, Désiré Dalloz.

L’autre chef du Moniteur s’appelait Turgan. Trapu, nerveux, brutal, mal embouché, tout l’opposé enfin du dandy qu’était Paul Dalloz. Turgan avait étudié la médecine et affectait les allures et le parler d’un carabin ; il était très autoritaire, violent et vaniteux, mais bon garçon tout de même.

Paul Dalloz avait un très somptueux appartement dans l’hôtel du Moniteur, 13, quai Voltaire ; mais, sa quinzaine directoriale terminée, il devait le céder à Turgan. Sa véritable résidence était située dans le parc de Neuilly : une maison charmante, au milieu d’un beau jardin.

Pour ne se laisser surpasser en rien par son collègue, peut-être, Turgan avait installé, lui aussi, sa famille à Neuilly, du côté de Longchamp. Or, ces deux êtres, qui ne s’entendaient jamais sur rien, étaient parfaitement d’accord sur ce point : décider Théophile Gautier à venir, comme eux, habiter Neuilly.

Mais mon père ne se laissait pas persuader, malgré tous les avantages qu’on lui vantait : le voisinage du bois de Boulogne, les charmes de la rivière, la vie à meilleur compte, l’air pur, l’impression de la vraie campagne à vingt minutes à peine de Paris : Dalloz les mettait juste à parcourir la distance du parc de Neuilly au quai Voltaire, et cela sans forcer l’allure de son cheval, et Turgan affirmait que lui faisait la route en moins de temps encore.

— Mes chers amis, répondait mon père entre deux bouffées de cigare, ce séjour enchanteur peut l’être, en effet, pour des particuliers cossus, tels que vous, qui ont chevaux à l’écurie, voiture en la remise et cocher à portée de la voix. Sauter du perron de la villa dans un tilbury, toucher du bout du fouet la croupe soyeuse d’un pur sang, et, vingt minutes après, jeter élégamment les rênes au valet, pour gravir l’escalier de pierre du Moniteur, cela est faisable ; mais pour un simple galapiat de lettres, — l’étymologie de galapiat semble bien être : Gaulois à pied, — c’est une autre affaire. Il faudra me soumettre au bon plaisir de l’omnibus, attendre au bord du trottoir, les pattes dans la crotte, son passage, et subir les cinquante-cinq minutes réglementaires de trimbalage, et encore s’il ne passe pas complet, auquel cas je piétinerai sous la pluie et le vent à n’en plus finir !

Là-dessus, les deux directeurs l’accablaient de reproches affectueux : comment pouvait-il s’imaginer, qu’étant ses voisins, ils le laisseraient aller en omnibus, tandis qu’ils iraient en voiture ?…

— Je viendrai vous chercher chaque jour, cher maître, disait Dalloz, et je vous ramènerai.

— Me prends-tu pour un pignouf ? clamait Turgan ; me crois-tu capable de te laisser patauger et attraper des rhumes de cerveau, pendant que j’aurai les pieds au sec dans une bonne guimbarde ?… D’abord tu n’auras pas besoin de venir tant que ça au Moniteur : nous irons cueillir ta copie chez toi, et on te dépêchera des larbins, qui t’apporteront les épreuves et attendront, pour nous les rapporter corrigées.

Mon père hochait la tête, très peu convaincu de la réalisation de toutes ces belles promesses ; mais il était forcé de reconnaître qu’habiter une petite maison à soi avait un certain charme ; que l’absence de voisins, et surtout l’abolition du concierge étaient à considérer ; de plus, la distance débarrasserait des importuns, et Neuilly comptait déjà des habitants de choix… Le petit Dumas, comme on appelait toujours Alexandre Dumas fils, y habitait ; Charles Baudelaire avait un pied-à-terre mystérieux dans l’avenue même ; Edmond About se faisait installer un grand chalet du côté de Longchamp ; sans parler de nobles mondaines qui venaient passer l’été dans leurs propriétés et organisaient des fêtes fort agréables.

Mon père finit par céder : il donna congé de l’appartement, après avoir visité la petite maison qui était à louer au no 32 rue de Longchamp, et que Turgan avait découverte.

Elle était bien lointaine, bien petite, bien médiocre ; mais le jardin était très séduisant, et mon père signa le bail qui l’exilait de Paris.



Ce fut par un après-midi d’avril ensoleillé que nous quittâmes l’appartement, bouleversé et à moitié vide déjà, de la rue de la Grange-Batelière. Un fiacre à deux chevaux nous attendait au bord du trottoir, sur lequel beaucoup de nos meubles en désarroi, parmi une jonchée de paille, gênaient la circulation.

Les colis les plus précieux furent placés sur la voiture ; Annette, la cuisinière, chargée d’un lourd panier contenant un diner tout prêt, s’assit à côté du cocher ; ma mère, ma sœur et moi nous montâmes dans la voiture, où Marianne, notre femme de chambre alsacienne, nous rejoignit bientôt ; elle portait avec la plus grande sollicitude et toutes sortes de précautions, don Pierrot de Navarre, l’angora blanc chéri de tous, enfermé dans un panier.

Le véhicule pesant gagna les boulevards, grimpa, sans hâte, l’avenue des Champs-Élysées, atteignit enfin l’avenue de Neuilly, où il se traîna. Don Pierrot, qui en était à son premier voyage, disait son angoisse en quelques miaulements plaintifs, et le cocher se retournait vers nous pour demander d’une voix enrouée où était la rue de Longchamp.

— C’est la dernière à gauche, avant le pont de Neuilly ! criait ma mère.

Ma sœur et moi nous n’avions pas vu la maison, nous ne savions pas où nous allions ; mais nous étions bien amusées par la nouveauté. Cette avenue, si large, si longue et si déserte, nous paraissait imposante.

Enfin la voiture tourna ; le point de vue changea brusquement et d’une façon peu agréable ; le cocher retint ses chevaux, qui trébuchaient, sur une pente raide, dont les pavés inégaux nous cahotèrent violemment : on s’engageait dans une rue étroite, entre des maisons basses, noires et sordides, hors desquelles le bruit, peu habituel, d’une voiture fit surgir des femmes en camisole et une nombreuse marmaille ébahie.

Mais bientôt ce pâté de maisons ouvrières fut dépassé, la pente se nivela et l’on roula, plus doucement, sur de la terre battue. À droite, des murs de jardins et des maisonnettes bourgeoises. À gauche, à perte de vue, un parc verdoyant, clôture seulement par un muret surmonté d’un treillage vermoulu : ce sont là les jardins de la fameuse maison d’aliénés du docteur Pinel. Devant le muret, un fossé se creuse tout empli d’arbustes, d’acacias et d’herbes folles ; sous les orties et les ciguës en fleur, de vieux tessons et des débris de vaisselle miroitent.

Le fiacre s’arrêta, de l’autre côté de la rue, et nous sautâmes vite sur l’étroit trottoir, bosselé de gros pavés qui vous tortillaient les pieds, très impatientes de voir enfin notre nouveau logis.

Il est plus banal encore que nous n’avions pu l’imaginer : la maison s’aligne le long du trottoir, et la porte à deux battants, peinte en vert, s’ouvre, au ras du sol, entre deux fenêtres ; mais celle de droite n’est là que pour la symétrie : c’est une fausse fenêtre dont les volets clos, peints en blanc ne s’ouvrent pas. Des barreaux protègent celle de gauche contre l’escalade facile, qui ne serait qu’une enjambée. Un revêtement de pierraille spongieuse jaune et roussâtre, hérisse le mur à hauteur d’homme : c’est le seul essai d’ornement sur le blanc gris de la façade. Au premier, trois fenêtres, avec des persiennes, au lieu de volets pleins comme au rez-de-chaussée ; puis, au-dessus, des mansardes. D’un côté, la maison joint un mur percé d’une grille en fer, que flanquent deux piliers, et d’une petite porte qui donne sur la cour.

Celle de la maison est grande ouverte, pour le va-et-vient des déménageurs, et, aussitôt qu’on l’a franchie, la disposition du logis est comprise d’un coup d’œil. C’est très simple : le vestibule et l’escalier le partagent en deux ; à gauche, le salon, qui occupe toute l’épaisseur de l’édifice, — ce qui n’est pas encore grand’chose ; — à droite, deux portes, celle de la cuisine d’abord, puis celle de la salle à manger ; au fond, l’escalier.

— Montez don Pierrot là-haut, sans ouvrir le panier ! crie ma mère, qui règle avec le cocher.

Au premier, sur un petit palier, trois portes, deux à droite, une seule à gauche : c’est par celle-ci que nous entrons dans la pièce qui va être la chambre de mon père. Tout de suite, du côté opposé à la façade, une glace sans tain, au-dessus de la cheminée, attire les regards : c’est un lumineux tableau de verdure ; de grands peupliers sur le ciel bleu, un fouillis de feuillages nuancés…

Vite, un tour de clé à la porte, pour que don Pierrot ne se sauve pas, et nous dégringolons l’escalier, afin de nous jeter dans cet inconnu, de prendre possession du jardin. C’est par la salle à manger qu’on y accède : une double porte vitrée, juste au-dessous de la glace sans tain que nous venons de voir, s’ouvre sur la cour. De ce côté, la cour devient terrasse, une terrasse large, très longue, pavée, et bordée, sur le jardin en contrebas, par un mur, qui forme parapet, à droite et à gauche d’un escalier de pierre. Du haut des marches, on embrasse le jardin dans son ensemble : il paraît immense, un parc infini : car les petits treillages, verdis de mousse, qui le limitent, sont invisibles. L’escalier, assez raide, descend entre deux talus de gazon ; des vases de fonte l’ornent de marche en marche.

En bas, au bord d’une pelouse toute neuve, d’un vert délicieusement tendre, un cerisier a des fleurs, ce qui nous arrache des cris de joie ; puis nous nous lançons en courant sur la pente douce de l’allée. Tout est fin et léger encore, beaucoup d’arbres n’ont presque pas de feuilles et, à travers le réseau des branches, on voit des lointains de verdures plus claires, des taillis, des pelouses, de grands arbres magnifiques, des fuites de perspectives attirantes, mais qui garderont leur mystère puisqu’elles appartiennent à des enclos voisins.

Là-bas, tout au fond, la Seine doit couler derrière la colonnade des hauts peupliers.

Un bonhomme, à dos rond, qui ratisse le gravier des allées, nous salue d’un clignement d’yeux. Ce doit être le père Husson, jardinier du propriétaire, et qui, sans doute, va devenir le nôtre.

Au retour, quelque chose que nous apercevons tout à coup, nous intrigue : c’est une voûte sombre, qui apparaît comme un tunnel de chemin de fer, au bout d’une allée, à droite de l’escalier, là où finit le talus. Nous nous approchons ; mais il fait bien noir là-dessous, nous n’osons pas risquer une exploration. D’ailleurs, on nous rappelle en haut : mon père, qui était resté à Paris pour surveiller la seconde escouade de déménageurs, vient d’arriver.

Dans la salle à manger, le buffet et la table sont déjà installés, le couvert est mis.

Elle n’est pas bien grande, cette salle, que je n’ai pas regardée tout à l’heure. Du plancher à mi-hauteur, une boiserie peinte, d’un ton sanguinolent qui veut imiter l’acajou, revêt les murs ; deux fenêtres donnent sur la cour, très proches l’une de l’autre ; à droite de la porte vitrée, dans un pan coupé qui forme niche, un poêle ; à gauche, le pan coupé est rempli par deux placards superposés.

Mon père s’assied à table, à la place qu’il occupera toujours désormais, entre les deux fenêtres ; le dossier de sa chaise touche presque le mur.

— Ma foi, dit-il, je ne suis pas fâché de m’asseoir, depuis ce matin que je suis debout !… Les tibias me sortent par les yeux.

Il a l’air, en effet, très las, et surtout triste.

— Père, qu’est-ce que tu as ?… tu n’es pas content ?…

— D’abord, je suis moulu, farci de poussière, et ensuite, dépaysé, désorienté, hors de mon assiette. J’ai horreur des bouleversements et de tout ce qui prend fin. Toi, qui n’en es qu’aux premières étapes de la vie, tu ne peux peut-être pas comprendre cela ; mais quitter même un endroit où l’on n’a pas eu beaucoup d’agrément, où l’on a trimé ferme et enduré pas mal d’embêtements, c’est un arrachement pénible. Toutes sortes de fils invisibles se cassent, dans cette atmosphère où vous avez tissé lentement votre vie ; vos idées, vos rêveries, vos peines et vos joies, pendant des années, ont imprégné les murs, enveloppé les objets, formé ce capitonnage particulier qui fait le bien-être du chez-soi : tout cela est disloqué, dispersé, détruit, il faut du temps pour que cela se refasse. Et puis, c’est une période de l’existence que l’on tranche, brusquement, pour la jeter dans le passé.

Si je comprenais, moi, qui avais été tant de fois transplantée !… Mais je pensais que la peine était surtout d’être séparé de ceux qu’on aime, et c’est ce que je ne sus pas exprimer.

— Cependant, ajouta mon père, je ne tiens à rien et j’adore les voyages ; arrange cela comme tu voudras : l’homme est plein de contradictions !

Marianne apporta la soupe, une julienne fumante et qui embaumait. Annette avait tenu à honneur que son dîner fût aussi bon, ce jour-là, qu’à l’ordinaire, et n’avait préparé, à l’avance, que des mets qui gagnent à être réchauffés, ou qui sont meilleurs froids. Nous prenons, à table, les places que nous occuperons chaque jour : moi, à la droite de mon père, ma sœur à la gauche, ma mère à côté de ma sœur. Tout un demi-cercle reste vide.

Nous sommes tous un peu gênés, à ce commencement de dîner, affectés par ce changement si brusque, ce milieu nouveau, ces murs nus, ce parquet terne où traîne de la paille.

Ma mère récrimine contre les méfaits probables des déménageurs, elle énumère les objets cassés ou écornés, ceux qu’on ne retrouve pas.

Mon père conclut :

— La sagesse des nations l’affirme : « Trois déménagements valent un incendie ».

Tout à coup, une lueur empourpre la chambre ; à travers les vitres nues, des traînées rouges courent sur la table, sur nos mains, montent le long de la muraille.

— Qu’est-ce que c’est ?… le feu ?…

Et nous voici tous sur la terrasse ; la serviette à la main.

C’est le soleil couchant, qui incendie le ciel, et ce spectacle inusité nous cause une extrême surprise. La pourpre et l’or se fondent, sous des nuages qui flambent, derrière le rideau des grands peupliers, dont les silhouettes prennent une couleur intense de velours loutre. Toutes les ramilles des arbres sont visibles, noires sur cette lumière et laissent fuser çà et là des jets de feu.

Mon père a mis son monocle, pour ne rien perdre de la vision.

— C’est superbe ! s’écrie-t-il ; le tableau se compose on ne peut mieux, et il est fort heureux que le soleil se couche de ce côté-là. Nous autres, Parisiens, nous finissons par oublier l’astre du jour et ne plus nous soucier des beaux effets qui accompagnent chaque soir son départ : nous ignorons les soleils couchants et la splendeur des crépuscules…

Une brise fit s’incliner, à plusieurs reprises, les hauts peupliers, dans un lent mouvement silencieux.

— Ils ont vraiment l’air de nous saluer, pour nous souhaiter la bienvenue ! dit mon père. Eh bien ! je me sens débarbouillé de toute la poussière par ce bain de lueurs, particulièrement superbes, et je crois que le mouvement de ces grands plumeaux, balaye les toiles d’araignées, tissées dans mon esprit par la mélancolie des regrets.



Nous nous promenons, ma sœur et moi, sur la terrasse, le long du parapet, quand tinte la clochette que fait sonner, en s’ouvrant, la petite porte de la cour, fermée seulement au pène, qui donne sur la rue près de la loge du jardinier.

Nous nous retournons, pour voir qui vient.

Deux messieurs, que nous ne connaissons pas, sont entrés. L’un, mince, grand, avec des cheveux blonds très frisés, une fine moustache, le teint sombre, presque de la même couleur que les cheveux ; l’autre plus gros, très brun, les joues bleues, d’épais sourcils, de grandes oreilles et une grande bouche.

Ils s’avancent en se dandinant, les mains dans les poches, et regardant tout, autour d’eux.

— Est-ce que Théo est là ? nous demande le brun.

— Non, il est à Paris. Maman est sortie aussi ! Nous sommes seules à la maison.

— C’est ça, la maison ? dit le grand blond en la désignant d’un geste de la tête. Et voici le jardin ; ajoute-t-il en se rapprochant lentement du parapet.

Son compagnon le rejoint, et ils restent là, plantés, sans mot dire, paraissant très absorbés dans la contemplation du jardin, mais ayant l’air aussi de penser à autre chose. Le brun tient sa canne en fusil, le blond pose alternativement son index sur l’une ou l’autre de ses narines.

Appuyées l’une à l’autre, ma sœur et moi, nous nous poussons le coude, en nous communiquant des yeux, les impressions que nous causent ces singuliers visiteurs. Le blond, qui nous regarde en dessous, surprend le geste.

— Hein ! vous ne nous connaissez pas, dit-il ; vous vous demandez : « Qu’est-ce que c’est que ces bonshommes-là ? » Eh bien, moi, je vous connais : voilà Judith, et voilà Estelle.

Il rit, découvrant des dents très blanches, un peu projetées en avant. Puis il se replonge dans son mutisme, la tête baissée, les sourcils froncés, ses yeux, d’un bleu mat, regardant comme sans voir.

Tout à coup, il les lève vers nous et nous jette cette question saugrenue :

— Savez-vous renifler ?

Nous croyons avoir mal entendu, mais il ajoute, en riant de notre stupéfaction :

— C’est très utile, quand on a oublié son mouchoir.

— Je ne sais pas, moi ! dit ma sœur, d’un air narquois ; comment fait-on ?

— Comme ça !…

Nous tournons le dos à ces messieurs, décidément bien singuliers.

— Faites-nous voir le rez-de-chaussée, dit le personnage brun de sa voix de basse.

Nous montons les deux marches, qui précèdent la porte vitrée, pour leur montrer la route.

La salle à manger n’a plus l’air si petite, maintenant que les rideaux drapent les fenêtres, que l’or des cadres rit sur les murs, et que les peintures y creusent des profondeurs. À travers les glaces du buffet, reluit une très belle argenterie ancienne : plateaux, théière, hanaps, coupes, objets d’art. Sur le poêle est posée une fontaine en vieux Rouen, qui emplit toute la niche ; on y voit, sur un fond blanc, des tritons et des sirènes cambrant leurs torses.

Le monsieur blond va droit à un tableau qui représente des prunes.

— Mais c’est un Saint-Jean, cela ! s’écrie-t-il, et en voilà un autre là-bas : des roses ! J’aime mieux les prunes !

Nous traversons le vestibule pour entrer dans le salon.

En face de la porte, il est prolongé en reflet par une haute glace placée au-dessus d’une console dorée, sur laquelle est posé le buste en bronze de Lucius Verus. Les meubles Louis XIV, couverts de leur lampas rouge, font bon effet, rangés le long des murs, qui disparaissent sous les tableaux grands et petits. Sur la cheminée, dont la glace sans tain laisse voir d’épaisses verdures, la pendule de Boule arrondit son cadran aux chiffres bleus entre deux beaux vases à long col, en porcelaine de Chine blanche, illustrée de guerriers ; mais leur monture dorée, ornée d’amours et de guirlandes, qui leur ajoute un bec et une anse, change complètement leur style.

Du côté de la rue, dans le coin sombre, près de la fenêtre, s’allonge un immense fauteuil en damas pourpre, qui fait penser à une baignoire. L’autre encoignure est emplie par un piano d’Érard, de forme surannée, carré et plat, sur lequel s’entassent toutes sortes de livres et de partitions.

Mais les visiteurs inconnus donnent toute leur attention aux tableaux. La Lady Macbeth et le Combat du Giaour de Delacroix, la Panthère Noire de Gérôme, les Diaz, les Rousseau, les Leleux, les intéressent vivement.

Devant la console est posée, sur un socle de bois noir, une statue en bronze, demi-nature, représentant une femme assise, qui tient un masque ricanant, et qui pleure, désespérément, le menton dans sa main.

— De qui est-ce, cela ? demanda le grand brun.

— De Préault. C’est la Comédie humaine, un projet, je crois, pour le tombeau de Balzac ; mais ça n’a pas servi, et Préault l’a donné à mon père.

— Elle a l’air joliment embêtée, la pauvre dame ! tandis que son masque se fiche d’elle, dit le monsieur blond. Jean qui pleure et Jean qui rit !…

Brusquement il cherche la sortie :

— Car nous ne sommes pas entrés par la vraie porte…

Dans la rue, ils nous tendent la main.

— Nous reviendrons, dit le personnage brun.

— Moi, j’habite là, presque en face de la rue de Longchamp, de l’autre côté de l’avenue. Vous voyez, nous sommes voisins. Dites à papa, que ceux qui sont venus pour le voir, c’est le père Lavoix et le petit Dumas…


La maison s’arrange peu à peu : tout le monde y met la main. Marianne se multiplie, coud des rideaux, plante des clous, dégringole et remonte l’escalier vingt fois dans une heure.

Mon père a mis son monocle carré devant son œil et le retient d’un froncement de sourcil. Il surveille le travail, dirige la belle ordonnance des tableaux, d’après le principe établi : « Toujours aligner les cadres par le bas. »

Mais il est difficile de suivre la règle, sans exception. Il y a trop de choses à placer et certaines toiles se logent si bien dans les vides !

Déjà, les murs de l’escalier disparaissent sous les gravures et les esquisses : c’est très gai et on ne peut s’empêcher de flâner, en se laissant glisser le dos à la rampe, lorsqu’on descend. L’histoire d’Othello, racontée par Théodore Chasseriau en nombreuses eaux-fortes, qu’encadre une bande d’or grenu, se déroule de marche en marche, et, avant d’avoir lu le drame, je savais par cœur toutes les légendes des scènes illustrées.

Il y a aussi une gravure d’après le Laocoon, une tête de Léda plus grande que nature, très violacée, et qui lève de gros yeux humides vers le Cygne ; une délicieuse Charlotte Corday, dont nous voudrions bien avoir le bonnet pour nous en coiffer Hamlet, qui crie : « Un rat ! un rat ! » et tant d’autres choses, qu’on ne finit pas de voir…

Les deux chambres, à gauche du palier, n’en forment plus qu’une : mon père a fait abattre la cloison, qu’il a remplacée par un rideau, en reps grenat sombre. Il est ainsi un peu plus à l’aise. Son grand lit Louis XIII, à colonnes torses, à baldaquin en chêne découpé à jour est placé dans l’angle, près de la fenêtre de la rue qui fait face à la glace sans tain. Le côté donnant sur le jardin est son cabinet de travail, qu’il peut isoler en fermant le rideau. Il y a installé la bibliothèque des livres reliés, et pendu aux murs les tableaux qu’il préfère. Mais tant de livres ne trouvent pas leur place ; tant de toiles vont rester par terre !… La maison est trop petite. On va essayer de l’agrandir un peu.

Après des pourparlers avec le propriétaire, on a obtenu la permission — à la condition de tout payer, bien entendu ! — d’embellir son immeuble, en surélevant une partie du second étage pour construire un atelier. Les ouvriers y sont déjà. Ce ne sera pas long. L’atelier, placé au-dessus du salon, à deux étages de distance, doit être de la même dimension : il n’aura pas d’ouverture sur la rue, mais un vitrage tiendra toute sa largeur du côté des grands peupliers.

Au jardin, bien fleuri maintenant, il y a un hamac, suspendu à deux acacias ; une tonnelle, couverte de vigne, avec des ébauches de raisin, sous laquelle on prend quelquefois le café. Le tunnel inquiétant n’a plus de secrets pour nous. Il passe sous la terrasse et rejoint le sous-sol de la maison, — un large cellier, où des cloisons de chêne forment, d’un côté, deux caves fermées à clé. — Le long du tunnel sont rangés des pots à fleurs vides, la brouette et les outils du jardinier. Le poulailler est auprès, adossé au mur : une vingtaine de volailles s’ébattent dans un carré treillagé ; les plus remarquables sont des poules nègres, toutes blanches, mais qui laissent voir une peau bleue comme les prunes de Monsieur, quand on souffle dans leurs plumes, qui sont des poils.

Don Pierrot de Navarre est très heureux de son nouveau séjour : il bondit sur les pelouses, court après les papillons et s’intéresse beaucoup aux mœurs des oiseaux. Une chatte abandonnée a été recueillie et appelée Grognette. Il y a eu mariage entre elle et Pierrot, qui est père d’une jolie houppe à poudre de riz, laquelle a été nommée Séraphita.



Et Mlle  Huet, notre institutrice au nez bourbonien ?… qu’était-elle devenue ? Elle avait disparu, dans ce bouleversement. Certainement, on avait assez d’elle. Le départ de Paris était un prétexte merveilleux de rupture et on ne le laissa pas échapper. Mais on ne nous expliqua rien. Mlle  Huet ne revint pas, et on ne parla plus d’elle.

Nous avions repris, tout naturellement, notre vie de libre flânerie : tant de choses nous occupaient, si nouvelles encore ! Et quand nous étions seules à la maison, fatiguées de tourner dans le jardin, de regarder les poules et d’aller voir vingt fois dans leur nid si elles avaient pondu, nous cédions aux instances de Marianne, qui nous suppliait de venir lui lire, un peu, comme autrefois… Nous nous installions dans la cuisine, car Annette, la cuisinière, quoique moins lettrée que Marianne, voulait entendre aussi.

Annette était une petite personne mignonne et grassouillette, avec une poitrine rebondie, très serrée dans son corset, et un cou blanc sur lequel le menton se doublait quand elle baissait la tête ; propre, un peu compassée et très susceptible, elle se fâchait pour rien.

Nous nous asseyions sur le rebord de la fenêtre ouverte, cette fenêtre donnant sur la cour, par laquelle nous passions si souvent, en des sauts prodigieux, et que les bonnes, revenant de la pompe, enjambaient péniblement.

C’était toujours George Sand qu’il fallait relire, et comme, à la fin, nous en étions lassées, nous imaginâmes déjouer quelques scènes des romans : c’était plus nouveau et bien plus amusant. Dans Valentine surtout, nous étions superbes, Marianne ne pouvait cacher son émotion : son petit nez en trompette frémissait, entre ses belles joues rouges, et ses jolis yeux noirs s’emplissaient de larmes. Annette elle-même était captivée : debout, la cuiller de bois à la main, elle semblait changée en statue. Mais c’était toujours elle qui rompait le charme :

— Ma julienne qui bout trop vite ! s’écriait-elle tout à coup. Vous me rendez folle avec vos histoires !…

Et nous nous sauvions, pour aller lire quelque livre moins connu.

Mon père proclamait que la lecture est la clé de tout, et que la chose la plus merveilleuse, c’est qu’un enfant puisse apprendre à parler et à lire : aussi laissait-il la bibliothèque à notre disposition et nous poussait-il à y fouiller souvent. Nous avions déjà énormément lu. Après Walter Scott et Alexandre Dumas, c’étaient Victor Hugo, Balzac, Shakespeare, — à mesure que paraissait la traduction de François-Victor Hugo, — et, à travers le merveilleux style de Baudelaire, — Edgar Poë, qui nous passionnait spécialement.

Notre ardeur à dévorer les livres enchantait mon père, mais « les personnes sérieuses » trouvaient ce genre d’éducation parfaitement absurde et même criminel. Il n’aimait pas la discussion et ne savait guère imposer sa volonté. C’est pourquoi, à regret, il nous laissa mettre dans des pensionnats dont on lui vantait les mérites, l’avenue de Neuilly ayant le monopole des institutions de premier ordre. Externes d’abord, nous allâmes chez madame Liétard, une noble personne, qui, par amour des enfants et pour se consoler de la perte des siens, avait fondé cet établissement, où l’on était vraiment gâté plus que chez soi ; puis pensionnaires, chez une madame Biré. Elle portait une perruque bouclée, — « un tour en acajou ronceux », disait mon père, qui avait une aversion spéciale pour cette dame.

Ces tentatives ne furent pas de longue durée : mon père trouvait vraiment la maison trop déserte et trop triste, sans le mouvement et le bruit que nous y mettions et, pour être sûr de nous garder, il eut un jour une triomphante idée, celle de faire lui-même notre éducation :

— J’en suis aussi capable que vos sous-maîtresses !… Et, bien que je ne sois pas même bachelier, si vous en saviez autant que moi, il me semble que ça ne serait pas mal.

Le principe ordinaire d’instruction qui consiste à entasser pêle-mêle dans la mémoire des notions succinctes sur toutes sortes de sujets lui semblait absurde :

— La science abrégée, et l’histoire ramenée à un point de vue général, n’intéressent pas, disait-il, et c’est pour cela que tout ce que l’on apprend en classe est si vite oublié. Ce travail si pénible, à un âge où l’on a un besoin impérieux d’activité physique, est, la plupart du temps, absolument perdu et l’on eût mieux fait de laisser les enfants jouer aux barres ou au cheval fondu, ce qui leur eût au moins procuré de l’agrément et donné de la vigueur. Il vaut mieux savoir une seule chose, à fond, que d’apprendre par cœur la liste de toutes celles qu’on ne saura jamais.

Il ne voulait donc enseigner qu’une seule chose à la fois et, cherchant quelle était la science la plus utile à connaître, celle par où il fallait commencer, il décida que c’était l’astronomie.

Alors, lui, le forçat de la « copie », lui qui détestait par-dessus tout écrire, même la plus courte lettre, il se mit à rédiger, chaque jour, une petite leçon, où il résumait, de la façon la plus claire, les premiers principes de la mécanique céleste. Cela faisait, de sa fine écriture, quinze à vingt lignes, sur une feuille de papier à lettre. Il développait, de vive voix, la leçon, que nous devions apprendre par cœur. De Paris, il nous apportait des images coloriées, enchâssées dans du papier noir, et transparentes. On y voyait le système solaire, les planètes et leurs satellites, Saturne avec ses anneaux, la lune et les éclipses. Cela nous intéressa énormément, à tel point même que, pour ma part, je trouvai bientôt la leçon trop courte, et j’en réclamai de plus longues, avec cette violence qui m’avait valu naguère le surnom d’Ouragan. Je voulais toute l’astronomie, tout de suite, et non pas miette à miette, comme cela, et jour à jour.

« Épilepsie — Catalepsie », avait coutume de dire mon père, pour définir mon caractère d’alors, qui me faisait tantôt exaltée et enthousiaste, tantôt morne, indifférente et dédaigneuse : il m’incitait, charitablement, à choisir un terme entre ces deux extrêmes. Mais je lui répondais que c’était là une idée digne d’un classique, et qu’un romantique comme lui savait bien que rien n’est plus bourgeois que le juste milieu.

Cette fois, il favorisa « l’épilepsie », en me livrant les meilleurs et les plus récents ouvrages sur l’astronomie.

Ce fut une vraie passion qu’il éveilla en moi. Il n’était plus question que de cela ; je travaillais du matin au soir ; les livres les plus arides, les plus obscurs ne me rebutaient pas, je m’acharnais à les comprendre, et bientôt je fus singulièrement renseignée sur les choses du ciel.

Mon père me fit alors cadeau d’un télescope, ce qui faillit me rendre folle de joie. C’était un bon instrument, qui permettait de voir les taches du soleil, les anneaux de Saturne, les satellites des planètes et les montagnes de la lune. Il était enfermé dans une boîte noire qui ressemblait assez à un cercueil d’enfant.

La nuit, à l’heure du lever des planètes, quand tout dormait dans la maison, je sortais de mon lit, et, avec mille précautions pour ne rien faire craquer, je descendais l’escalier. Dans le salon, je cherchais à tâtons le télescope, dont je connaissais bien la place, et j’empoignais la boîte très lourde que je pouvais à peine porter. C’était toujours la porte-fenêtre de la salle à manger qui, en grinçant, me trahissait : les volets, qu’il fallait pousser avec force, avaient, en s’ouvrant, une sorte de miaulement très particulier, que je ne pouvais éviter.

Aussi à peine avais-je monté le télescope sur son pied de cuivre, au bord de la terrasse, le seul endroit d’où l’on vit bien le ciel, que ma mère apparaissait, en chemise de nuit, une bougie à la main, dans le cadre de la porte.

— Qu’est-ce que tu fais là ?…

— Je note la position des satellites de Jupiter.

— C’est une jolie heure pour réveiller les gens et courir la pretentaine !

— Est-ce ma faute si les étoiles ne brillent pas en plein midi ?

— Tout cela est bel et bon, mais tu vas aller les voir dans ton lit.

Et il fallait remettre le télescope dans sa boîte noire, sans avoir vu Jupiter…



Dès le matin, quand nous dormons encore, retentissent dans la maison des déclamations bizarres et d’extraordinaires chansons.

C’est le père, qui, toujours levé bien avant les autres, charme sa solitude, et essaie aussi, sans en avoir l’air, de tirer les paresseux de leur sommeil.

Il s’ennuie tout seul, et surtout il a faim. Pourtant il professe le plus profond mépris pour ce que l’on appelle « le petit déjeuner » : il veut le grand, tout de suite. Après douze ou quatorze heures de jeûne, son appétit réclame autre chose que ces fallacieuses tisanes que l’on vous apporte au lit, comme à des malades, avec quelques minces feuilles de mie de pain beurrées. Il lui faut des nourritures autrement substantielles : le large bifteck, épais de trois doigts, et le copieux macaroni. Mais il lui est impossible d’obtenir ces choses avant dix heures : personne n’est prêt, la cuisinière ne peut pas arriver, elle prétend que les fournisseurs n’ouvrent pas leurs boutiques assez tôt.

Alors il chante, pour tromper sa faim.

Son répertoire est des plus variés et des plus étranges, et on ne sait pas d’où il lui vient ; sauf pour quelques fragments des romances de Monpou, populaires pendant la jeunesse des romantiques, et quelques couplets de vaudeville, remarquables par leur bêtise, on ne retrouve pas les origines. D’ailleurs, cela n’est jamais complet : il n’a retenu que la phrase la plus baroque, le couplet le plus niais. Il a la voix juste, — n’en déplaise à la légende, — sans beaucoup de timbre, mais il sait l’enfler et la rendre tonitruante, quand on n’a pas l’air de vouloir s’éveiller.

On entend ce fragment, dit de l’accent traînard spécial aux pauvresses qui chantent dans les cours :


Ôtons nos bas, mettons-nous presque nue :
C’est pour ma mère, il me respectera…


Une complainte d’assassin succède, sans transition :


À l’Abbaye de Monte-à-r’gret,
Du Paradis l’on est tout près…


Ou bien, c’est une mélodie caverneuse des plus énigmatiques :


Léonore avait un amant
Qui lui disait : « Ma chère enfant,
J’éclaterai comme une bombe !
Je ressemble aux bénédictins,
Qui s’en vont tous les matins
Creuser leur tombe…


Je crois que ce morceau faisait partie d’un opéra qu’il avait voulu composer, paroles et musique, pour le théâtre qu’il avait construit lorsqu’il était adolescent.

Quand le temps menaçait, il redisait, à n’en plus finir, cette incantation de berger qu’il avait entendu chanter autrefois par une vieille fileuse, à Maupertuis, où il allait passer les vacances :


Pleut, pleut, mouille, mouille…
C’est le temps de la grenouille :
La grenouille a fait son nid
Dans l’étable à nos brebis ;
Nos brebis en sont malades
Nos moutons en sont guéris…


D’autres fois, c’était ce pseudo-cantique, qui le ravissait :


Tout le monde pue
Comme une charogne,
N’y-a, n’y-a, n’y-a que mon Jésus
Qui ait l’odeur bogne !…


il prononçait « bogne », au lieu de « bonne », à cause de la rime.

Quand il avait assez de chanter, il déclamait. Ceci entre autres :


J’aime les bottes à l’écuyère
Et les pantalons de tricot…,
Et les romans de Walter Scott,
Il faut en avoir deux paires !…


Enfin l’on descendait à table. Le macaroni quotidien tordait dans le plat ses anneaux dorés de beurre et grumelés de parmesan ; le juteux faux-filet saignait sur le persil, tout frais cueilli au jardin. Le lion affamé se calmait.

Il aimait que l’on fût gai au déjeuner, que l’on y vînt avec des visages souriants, des mines reposées et bienveillantes. Rien ne le tourmentait comme de découvrir un pli de maussaderie ou de préoccupation sur les figures, et il fallait lui expliquer longuement les motifs d’ennui ou d’inquiétude, pour qu’il pût les détruire au plus vite, si c’était possible. Quand l’air grognon persistait, il arrangeait les bouteilles sur la table, y appuyant un journal pour se faire un paravent et ne pas voir.

On se fâchait quelquefois de son insistance à étudier les plus fugitifs mouvements des traits, qui la plupart du temps n’avaient pas de cause explicable : alors il nous reprochait avec véhémence de ne pas lui rendre la pareille, de ne pas chercher à nous rendre compte, d’après sa physionomie, de l’état de son humeur et de sa santé. Et il nous répétait la légende du pain à cacheter vert, qu’il avait gardé trois jours au milieu du front, sans que personne le vît.

— Moi, j’ai la bosse de l’approbativité, disait-il ; si vous saviez la phrénologie et si vous tâtiez mon crâne, vous verriez tout de suite que cette proéminence est presque monstrueuse chez moi. J’ai le besoin d’être approuvé, en tout et par tous, même par les bonnes, même par le chat. Je suis opprimé et malheureux à la moindre opposition, au plus petit désaccord, et la mauvaise humeur me semble toujours dirigée contre moi.

— Même quand on n’a pas faim, tu crois que c’est par méchanceté !

— Évidemment ! Et j’ai raison. C’est une façon détournée, mais perfide, de faire ressortir mon appétit, de me faire paraître un goinfre, un glouton, un mâche-dru, capable de s’empiffrer plus que Gamache, Gargantua et l’ogre du Petit Poucet.

Souvent, au milieu de ces belles discussions, Dumas fils, qu’on n’avait pas entendu sonner, entrait et nous contemplait de la porte.

— Quelle drôle d’heure pour déjeuner ! grognait-il.

Et il allait s’asseoir dans un coin, près d’une des fenêtres.

Alors mon père essayait de lui démontrer que cette heure était la meilleure possible pour prendre le premier repas, le seul sérieux ; qu’elle avait l’avantage de ne pas couper la journée en deux et qu’elle permettait, même si l’on s’accordait l’indispensable flânerie de la digestion, de se mettre au travail, sans avoir l’estomac chargé, entre midi et une heure, ou de commencer les pérégrinations, si l’on était forcé de sortir.

Mais Dumas fils n’était pas du tout convaincu.



Un autre personnage, un vieil ami de la famille Hugo, que mon père connaissait aussi, était venu nous voir dès les premiers jours de notre installation à Neuilly et arrivait aussi pendant le déjeuner. C’était M. Robelin, un architecte, propriétaire de maisons. Il en avait à Paris, à Nevers et à Neuilly… Nous avions visité celles-ci, qui étaient nombreuses, et assez bizarres. Pris dans le mouvement littéraire de 1830, très enthousiaste de romantisme, Robelin avait voulu, lui aussi, être révolutionnaire et moyenâgeux et, pour cela, il avait conçu le plan de maisons pas ordinaires : des toits à pic, qui mansardaient presque tous les étages ; des tourelles en poivrières, dans lesquelles les escaliers avaient peine à tourner… Amusantes à l’œil, ces constructions, édifiées dans un espace restreint, étaient à peu près inhabitables.

Cela n’empêchait pas M. Robelin d’être un homme fort agréable, un peu avare peut-être, ou plutôt feignant de l’être pour masquer des revers de fortune dus à des traits de générosité qu’il tenait secrets, mais, en tout cas, un avare aimable, se blaguant lui-même et ne redoutant pas de raconter des traits de son caractère. Par exemple, il achetait ses souliers à la livre, dans un endroit connu de lui ; il boutonnait dix ans un veston de gauche à droite, avant de le boutonner de droite à gauche, ce qui lui faisait, disait-il, un habit neuf ; il se promenait tous les matins au bois de Boulogne et ramassait des branches mortes, dont il faisait des tas : plus tard, sa vieille bonne, Rosalie, allait les ramasser, si quelques pauvresses ne les avaient pas trouvés et emportés.

— Alors, c’est tant mieux pour elles, disait-il : je suis philanthrope de bon cœur.

Tous les matins, donc, depuis notre arrivée, M. Robelin venait nous voir, vers la fin du déjeuner ; et, pendant de longues années, il n’a jamais manqué à cette habitude.

Il entrait par la porte de la cour, dont on n’avait qu’à tourner le bouton et qui sonnait en s’ouvrant. C’était pour ne déranger personne ; mais son entrée dans la salle à manger causait toujours, néanmoins, un indescriptible tumulte et un grand émoi : il avait à sa suite un chien de chasse blanc et gris et un vieil épagneul noir. Aussitôt la porte vitrée entr’ouverte, les chiens se précipitaient dans la salle à manger, où ils étaient accueillis par les jurements et les miaulements des chats épouvantés, et par des cris de toute espèce :

— Prenez garde aux chats !… N’entrez pas !… Tenez vos chiens !…

— Ici ! Stop !… Tiby, allez coucher !…

Et, quand on était parvenu à refermer la porte sur les chiens expulsés, ils rentraient aussitôt, d’un bond, par la fenêtre, et les imprécations recommençaient de plus belle.

Chaque jour, la scène se renouvelait, au moment où l’on servait le café, sans que M. Robelin, en fut le moins du monde troublé.


Post prandium stabis,
Seu passus mille meabis,


C’est mon père qui récite ce précepte de l’école de Salerne, en nous entraînant sur la terrasse, après le déjeuner, pour nous promener et causer.

— Il faudrait traduire cela en vers français, dit-il, mais ça n’est pas très commode… Que penses-tu de ce distique, cependant ?…


Après dîner, debout tu te tiendras,
Ou seulement mille pas tu feras.


— Hein ! est-ce assez mirlitonesque et proverbial ?

— C’est très bien !

— En tout cas, c’est exact et ça rime.

Et nous faisons les mille pas.

C’est l’heure la plus charmante de la journée, celle où le père est vraiment à nous, et qu’il prolonge d’ailleurs autant qu’il le peut.

La terrasse est extrêmement agréable pour ces lentes promenades. À l’angle de la salle à manger, elle s’épanouit et forme la cour, élargie qu’elle est de toute l’épaisseur de la maison : les fenêtres, de ce côté-là, font face au pavillon du jardinier, tout enguirlandé de vigne vierge. Plus loin, la terrasse reprend sa largeur initiale, en longeant la maison du propriétaire et une autre petite maison mitoyenne. Il n’y a pas de séparation, pas de barrière ; là-bas, un escalier de pierre, qui fait pendant au nôtre, descend, lui aussi, vers les jardins, entre des vases de fonte, où les fuchsias alternent avec les géraniums. Rien ne gêne la vue, par-dessus le parapet, vers la fuite des allées et les vallonnements des pelouses où penchent des abricotiers.

Le propriétaire, un M. Achard, lapidaire, qui habite Paris, ne vient, avec sa famille, que du samedi au lundi ; le reste de la semaine, tout est clos chez lui, et nous pouvons marcher d’un bout à l’autre de la terrasse, ce qui fait près d’une centaine de pas.

De notre côté, la promenade s’achève devant un mur assez élevé, couvert de lierre du haut en bas, et toujours agité d’un chamaillis de pierrots. Ce mur joint d’un bout notre maison et de l’autre le parapet de la terrasse. C’est le coin le plus frais et on y trouve toujours de l’ombre. Quand on est fatigué de marcher, le mur bas de la terrasse, avec ses larges dalles, offre un banc des plus commodes. Mon père s’y assied, le bout de son pied touchant encore le pavé ; pour nous, c’est un peu plus haut : il nous faut prendre un élan, et, une fois assises, laisser pendre nos jambes.

C’est là que tous trois nous faisons assaut de mémoire, en récitant des vers de la Légende des siècles :

 
Charlemagne, empereur à la barbe fleurie…

Et nous continuons, nous entr’aidant. Quand un ne sait plus, l’autre sait. Nous menons ainsi le poème assez loin. Puis, tout à coup, un vers nous arrête… il se dérobe… personne ne sait plus…

— Va prendre le bouquin ! dit mon père.

— Non, non… ça n’est pas de jeu !

Et nous cherchons, par des raisonnements, par l’alternance des rimes, tout fiers quand nous retrouvons enfin le vers.

Ou bien nous parlons de nos livres préférés. Mon père trouve un grand plaisir à reprendre l’impression qu’une lecture lui a laissée, à la faire chatoyer devant l’esprit, comme une belle étoffe sous la lumière.

— Ce Scarabée d’or d’Edgar Poë, est-ce assez étonnant ! Quelle clarté ! quelle simplicité apparente, quelle précision mathématique, qui rend même les choses impossibles parfaitement vraisemblables et même évidentes !… L’as-tu relu récemment ? Crois-tu que tu serais capable, si tu trouvais un parchemin mystérieux, de découvrir la clé du cryptogramme et de déterrer le trésor… Moi, je sens que j’aurais beau me pressurer la cervelle, je ne déchiffrerais pas la formule et resterais pauvre comme devant.

— Je ne chercherais même pas à comprendre, répondis-je, tant cela me semble difficile ! Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas non plus, dans cette nouvelle si admirable, c’est la façon dont elle est composée…

— Quoi ! oserais-tu dire qu’elle n’est pas bien composée ?… Ton âge a toutes les audaces !

— Je ne veux pas dire qu’elle est mal composée. Je voudrais savoir pour quelle raison Edgar Poë a choisi cette manière de composition, au lieu de l’autre, qui aurait été, il me semble, encore plus émouvante.

— Tu m’étonnes… Quelle autre ? Voyons, dis ton affaire.

— Pourquoi la découverte du trésor est-elle réalisée avant l’explication du parchemin mystérieux qui en indique la place ? Il était plus naturel de suivre William Legrand dans les émotions du déchiffrement, les recherches à travers l’île et enfin les péripéties de la découverte, — que l’erreur du nègre, qui confond l’œil gauche de la tête de mort avec l’œil droit, suffit à dramatiser. — Edgar Poë prend le sujet à rebours, et c’est seulement après le dénouement, qu’il explique comment il a pu l’amener.

— Ta remarque est judicieuse, dit mon père : on s’attend, en effet, après le départ de son ami, à ce que Legrand reprenne le parchemin, pour l’étudier dans la solitude. Cela tourne autrement et c’est très bien tout de même, peut-être mieux, puisque c’est plus imprévu. L’auteur, sans doute, n’a justement pas voulu faire comme un autre aurait fait ; ou bien cette façon de procéder eût entraîné plus de développement que n’en comportait la dimension d’une nouvelle : la nouvelle est une forme parfaite, mais a ses exigences et demande même souvent le sacrifice du sujet, qui pourrait fournir tout un roman… Enfin je ne sais pas exactement quelle a été l’idée d’Edgar Poë ; mais ce qui m’étonne, c’est qu’une gamine comme toi ait eu celle de faire une pareille observation. Cela me prouve, comme je te l’ai dit plusieurs fois, que tu as un sens littéraire très juste et que tu es très coupable de ne pas vouloir essayer d’écrire… quand ce ne serait que pour me faire plaisir !

— Je t’assure que, devant un papier, il ne me vient aucune idée, je ne trouve rien du tout. Comme Balzac aurait fait dire à Mistigris :


La critique est Thésée et l’art est Hippolyte !


— Prends garde, justement, que le sens critique ne soit déjà trop développé chez toi et ne t’empêche d’achever un travail. Tu te jugeras toi-même, tout de suite, trop sévèrement, et, quand on commence, il ne faut pas se juger : on a besoin d’une grande naïveté, d’une confiance absolue en son génie, on doit se trouver superbe et triomphant, quitte à en rabattre plus tard.

— J’en suis déjà à ce plus tard.

— C’est très mal ! Tu me forceras à t’enlever ce titre de : « Mon dernier espoir », que je t’avais donné… Mon dernier espoir sera trompé, comme tous les autres.

— Non, non, père, ne me l’enlève pas ! m’écriai-je en me jetant à son cou. J’ai peur de t’enlever, moi, des illusions… Mais je te promets d’essayer, dès que j’aurai trouvé une idée.

— Eh bien, je te le laisse, jusqu’à nouvel ordre, me répondit-il en m’embrassant.



Une après-midi, mon frère vint à Neuilly, avec son camarade Rodolfo, dans l’intention d’aller faire un tour en canot sur la Seine. Mon père était à Paris ; ma mère cousait dans sa chambre et ne se dérangea pas pour les nouveaux venus.

— Venez donc avec nous, disait Rodolfo ; nous resterons à peine une heure, on ne saura même pas que vous êtes sorties.

— Il vaudrait peut-être mieux demander la permission.

— Jamais de la vie !… Sur l’eau !… On pousserait de beaux cris ! s’écria Rodolfo.

— Nous serons joliment grondées.

— Vous manquez d’héroïsme, laissa tomber notre frère Toto, de son air flegmatique.

— Tant pis, allons !…

Et nous voilà descendant l’escalier, sournoisement, bien décidées maintenant à l’escapade.

Au fond du jardin du propriétaire, une petite porte s’ouvrait sur une allée ombreuse, qui, en contournant plusieurs enclos, aboutissait aux berges de la rivière. Mais il fallut remonter jusqu’au pont de Neuilly pour louer un canot.

Toto prit les rames, et Rodolfo se mit au gouvernail. Nous étions ravies de glisser le long de l’île verdoyante, qui partage la Seine en deux bras, et que nous n’avions pas encore vue de près. Elle apparaissait, entre les branches qui penchaient vers l’eau, toute fleurie, et soignée comme un beau parc.

Le ciel était lourd, la rivière sombre, la menace d’un orage pesait ; cela inquiétait notre plaisir, en aggravant nos remords : ce serait joli si nous recevions une averse !

— Nous n’irons que jusque devant Saint-Cloud et nous reviendrons, disait Rodolfo.

Mais, avant que nous ayons atteint Suresnes, le grain crève en une pluie drue et serrée… Rien pour nous protéger, pas une ombrelle, pas même un fichu. Nous rions tout de même, narguant la Providence, qui sans doute s’est dérangée pour nous punir.

Toto était d’avis de virer de bord et de rentrer au plus vite ; mais nous étions trop loin, trempés déjà, et l’orage n’en était qu’aux préliminaires. Rodollo conseilla de gagner une petite auberge où il se rappelait avoir mangé des fritures de goujons et qui devait être assez proche.

On enfonça les avirons plus profondément ; la Seine se ridait et écumait sous une brusque rafale, qui ployait les arbres des rives et leur arrachait des feuilles. À travers les cinglements de l’averse, les éclairs et les coups de tonnerre, ce ne fut pas sans peine que le bateau, alourdi par l’eau qui tombait, vint enfin cogner contre l’embarcadère rustique de la maisonnette qui devait nous abriter.

C’était complet !… Nous étions dans un cabaret, attablées devant des consommations ! — car il avait bien fallu demander quelque chose, — tandis qu’à la maison on nous cherchait certainement avec inquiétude et colère !… Sans l’orage, on aurait pu ne pas s’apercevoir de notre absence : on aurait supposé que nous étions dans le jardin, c’était lui qui nous dénonçait et, de plus, nous bloquait dans cette auberge en augmentant nos appréhensions.

Nos deux complices n’étaient pas non plus très rassurés. Mais, au retour, ils nous débarquèrent à la hauteur de notre jardin et continuèrent leur route, — pour ramener le canot ; — ensuite ils fileraient, tout droit sur Paris, où on les attendait…

— Tâchez de vous tirer d’affaire ! nous cria Toto en s’éloignant.

— Mettez tout sur notre dos ! ajouta Rodolfo…

Des dos de fuyards, qui ne risquent rien !…

Nous ne marchions pas très vite, en reprenant les sentiers couverts, entre les enclos.

— Il faudra tout de même finir par arriver ! disait ma sœur.

Mais je m’attardais, surtout pour réfléchir : une idée m’était venue, je croyais tenir un moyen de parer le coup.

— Écoute, si tu as le courage de recevoir seule le premier choc, pour me laisser le temps de faire quelque chose de très difficile, avant l’arrivée de papa, nous sommes sauvées.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Tu verras… Mais je n’ai pas une minute à perdre, il est déjà tard.

— Dépêchons-nous !

Et c’est en courant que nous faisons le reste du chemin. Moi, je grimpe, quatre à quatre, jusqu’à l’atelier, où je m’enferme. J’entends des éclats de voix, des cris, des portes qui claquent… Mais je me bouche les oreilles, je serre fortement les paupières, pour m’absorber dans une méditation intense, et, bientôt, je me mets à écrire.

C’est la première fois que je m’essaye à la littérature, et ce début est fait bien légèrement ; pourtant je dois avoir mûri le sujet dans ma tête, car cela vient facilement, comme si je recopiais. Le morceau a pour titre : le Retour des Hirondelles. C’est une sorte de poème en prose, qui s’arrange tout seul en strophes ; après quelques pages, c’est fini… Je n’ai pas mis une heure à l’écrire.

Je descends vite retrouver ma sœur, qui s’est réfugiée dans la cuisine.

— Était-ce bien terrible ?…

— On a parlé des Madelonnettes… Gare, quand le père va rentrer !…

— Allons au-devant de lui.

Tout doucement nous ouvrons la porte de la rue, et nous nous glissons le long des maisons vers l’avenue. Nous n’osons pas aller jusqu’au bout populeux, plein de gamins et de cabarets. Mais nous voyons très bien, au loin, passer, à de longs intervalles, les omnibus jaunes. Enfin, de l’un d’eux, le père descend, de l’impériale, sans que la voiture s’arrête, — ce qui nous fait toujours si peur, — et nous courons à sa rencontre.

Je suis un peu troublée. C’est peut-être stupide, ce que j’ai écrit : mon père va avoir une déception… Il me saura gré de l’effort, mais il vaudrait mieux, tout de même, que ce fût bien.

Je n’ai pas le temps d’hésiter… Nous revenons pendues chacune à un de ses bras.

— Père, je t’apporte quelque chose…

— Quoi donc ?

— De la copie !…

— Ah ! Enfin !… C’est gentil d’avoir pensé à faire plaisir à ton vieux papa. Donne, donne…

Et le voilà qui s’arrête et déploie mes feuillets.

Le cœur me bat ; je guette anxieusement son impression, tandis qu’il lit… Je suis vite rassurée… Sa figure s’éclaire. Il est enchanté :

— On dirait du Henri Heine ! Je devinais bien, moi, que tu avais le don.

Et il presse le pas pour aller porter la bonne nouvelle, pendant que nous ébauchons derrière son dos une gigue discrète, en narguant peut-être bien d’un pied de nez la punition de Damoclès, qui ne tombera pas.

En effet, lorsqu’il se heurte à la bourrasque, c’est lui qui gronde, contre son habitude, et, tout à son plaisir, il ne veut pas même entendre le récit de nos méfaits.



D’une fenêtre du premier, je regarde dans la rue. C’est un vilain jour d’automne, où tout est noyé de pluie ; cependant il y a une éclaircie, un pâle rayon de soleil m’a donné l’envie d’ouvrir et de me pencher au dehors. Personne ne passe ; le fossé, en face, semble un ruisseau, et, au delà, dans le jardin des fous, les branches mouillées s’égouttent sur les allées désertes.

Quelqu’un marche pourtant, au loin, venant de l’avenue de Neuilly : un homme, qui s’avance lentement et d’une allure singulière. Il longe le fossé et, sur le trottoir, qui de ce côté-là n’est pas pavé, pétrit la boue jaune sous ses pieds. Un chien marche devant l’homme, un assez grand chien à longs poils et horriblement crotté. Il va, le nez sur une piste, la queue basse, frangée de boue et frôlant le sol… Pourquoi l’homme marchait-il si près de ce chien, qui n’avait pas l’air d’être son chien ?

Tout à coup, la distance diminuant, je reconnus le promeneur : c’était Charles Baudelaire.

Il venait chez nous, certainement, mais quelle idée avait-il ? Que lui avait fait ce vulgaire toutou, qui ne le voyait même pas ?

Je crus comprendre que Baudelaire cherchait à lui marcher sur la queue, non pas dans une méchante intention, mais, sans doute, pour jouir de la surprise et de la frayeur de l’animal, pour voir ce qu’il ferait.

Il le vit !…

Le promeneur ayant réussi à presser, du bout de son pied, la pointe de la queue du chien, celui-ci poussa un hurlement de peur, mais aussitôt il se retourna et se jeta sur l’homme, qui tomba en pleine boue jaune ! Par bonheur, les représailles ne furent pas poussées plus loin : le chien détala, retournant vers l’avenue.

J’avais retenu un cri, au moment de la chute ; mais je m’étais en même temps rejetée en arrière, ayant le sentiment que le poète, si correct, si soucieux de l’harmonie, serait très vexé d’être vu en cette posture. Cependant, s’il s’était fait mal ?…

Je regardai, sans me montrer. Baudelaire s’était relevé ; il examinait, d’un air perplexe, ses mains souillées et son paletot, dont tout un côté disparaissait sous un enduit jaune. Qu’allait-il faire ? S’en retourner ? Il hésita quelques instants, puis il traversa la rue et vint résolument vers la maison. Vite, je refermai sans bruit la fenêtre, pour courir en bas et ne rien perdre de ce qu’il dirait.

Dès l’escalier j’entendis les exclamations de Marianne, stupéfaite de voir M. Baudelaire dans un pareil état.

— Monsieur est au moins tombé du haut de l’omnibus !

— Non, ma fille, pas de si haut. Aidez-moi à me rendre présentable, répondit-il en baissant la voix.

Il ôta ses gants de chamois gris et son paletot boueux, puis entra dans la cuisine, pour qu’on lui essuyât le bas de son pantalon.

Je pus me glisser, sans être vue, dans la salle à manger, où mon père s’était attardé, après le déjeuner, à lire son journal en fumant, parce qu’il faisait là plus chaud qu’ailleurs.

Baudelaire parut bientôt, parfaitement correct, une cravate en soie cerise nouée mollement sous son col qui lui dégageait le cou.

— Je viens d’être renversé et terrassé par un chien que je ne connais pas, dit-il, j’étais effroyable à voir ; mais votre chambrière alsacienne m’a gentiment remis à neuf.

— Un chien !… un chien enragé… peut-être ! s’écria mon père, très effrayé. Il t’a mordu ?

— Non, non, rassure-toi…

— C’est heureux, car j’allais faire allumer des braises, rougir des fers, et te cautériser, de force, jusqu’à l’os.

— Merci !… Quelques fers à repasser suffiront, pour cautériser mon paletot.

— Mais quelles raisons ce chien avait-il de t’en vouloir ? Les animaux sont logiques et n’agissent pas sans raisons, comme les bipèdes. Avais-tu escaladé les clôtures confiées à sa garde, pour enlever quelque bourgeoise ?

— Cet animal était dans son droit : je l’avais offensé, en lui marchant sur la queue, exprès… Mais je suis très humilié, parlons d’autre chose.

Décidément, je ne saurai jamais pour quelle raison ce grand poète s’était acharné à jouer un mauvais tour à ce pauvre chien des rues. Peut-être ne le savait-il pas lui-même ; ou seulement avait-il cherché à se ménager une entrée originale, en racontant son aventure : il aimait beaucoup n’être pas ordinaire et causer de l’étonnement.

Je savais de lui plusieurs histoires assez remarquables. Banville racontait, entre autres, qu’il avait un jour rencontré Baudelaire dans la rue ; celui-ci, après quelques instants de causerie, s’était interrompu pour lui poser cette question :

— Ne trouveriez-vous pas agréable, cher ami, de prendre un bain, en ma compagnie ?

— Comment donc ! s’écria Banville sans vouloir paraître surpris le moins du monde, j’allais vous le proposer.

Et il entra, résolument, dans le premier établissement qui se présenta, en demandant une chambre à deux baignoires.

Quand ils furent tous deux immergés dans l’eau tiède, Baudelaire, de son air le plus doucereusement perfide, dit à Banville :

— Maintenant que vous êtes sans défense, mon cher confrère, je vais vous lire une tragédie en cinq actes !…

J’avais surpris, aussi, le récit d’une autre anecdote, pas trop convenable, dont je ne pouvais m’empêcher de rire, chaque fois que j’y repensais.

Baudelaire, dans une tenue de parfait gentleman, entrait chez un pharmacien, le saluait, et, du ton le plus poli, lui disait :

— Monsieur l’apothicaire, voulez-vous avoir l’obligeance de m’administrer un clystère ?…

On ne dit pas comment était accueillie cette singulière exigence, ni si le client était servi. Baudelaire affirmait que les apothicaires, même sous le nom de pharmaciens de 1re  classe, étaient tenus d’obéir à cette injonction, que c’était une des charges de leur état, et que, ce que lui en faisait, se dévouant au ridicule, c’était surtout pour ne pas laisser tomber en désuétude une servitude ancienne et bienfaisante !



— Un nouveau livre d’Edgar Poë, qui vient de paraître !… un livre pour toi, car c’est de la cosmogonie transcendentale.

Et mon père me tend le volume d’Eurêka, traduit par Charles Baudelaire.

— C’est beau ?

— Ma foi, cela me semble un peu aride et compliqué. L’ouvrage est d’une lecture laborieuse et je ne suis pas bien sûr de l’avoir compris. Je compte sur toi pour me l’expliquer.

— Oh ! père ! toi, mon professeur d’astronomie !…

— Je t’en ai enseigné les rudiments et il y a longtemps que tu m’as dépassé. Voyons, sois gentille, lis le livre, attentivement, et écris-en une analyse détaillée ; tâche de faire un article. Tu peux bien essayer cela, pour moi.

Soit ! C’est un devoir qu’il me donne. Je le ferai, de mon mieux, pour lui être agréable.

Je me mets à lire. Le livre est terrible, mais il me passionne, et, la semaine suivante, l’article est fait. Mon père le prend et l’emporte.

Le temps passe et mon père ne me dit rien : je crois qu’il l’a oublié, perdu, ou, peut-être, trouvé si mauvais qu’il préfère n’en pas parler. Et moi, je n’ose souffler mot, très déçue et très mortifiée : aussi, c’était trop difficile !…

Un matin, j’étais à peine éveillée, quand mon père entre dans ma chambre, tenant le Moniteur universel tout déployé.

— Regarde !

Il me montre du doigt un titre : Eurêka.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ton article !… Je l’ai jugé digne d’être imprimé, ce qui vaut mieux que tout ce que j’aurais pu te dire. Je voulais te faire une surprise ; ça a duré un peu longtemps. Tu as subi l’épreuve sans broncher, ce qui dénote une assez jolie force de caractère.

— Tu as refait l’article ?

— Je n’y ai pas changé un mot ; tu le verras bien…

Mais je n’ose pas le relire ; je le regarde, seulement. Il tient plusieurs colonnes, en très bonne place, et est signé : Judith Walter.

— C’est moi qui t’ai choisi ce pseudonyme, — dit mon père : — « Walter » c’est Gautier en allemand… et cela signifie : « Seigneur des Bois ! »

— Judith Walter est très ébahie, dis-je, et très contente ; pas trop orgueilleuse, tout de même, car elle comprend bien que, sans ta toute-puissante protection à ce journal, on l’aurait joliment envoyée promener, avec son article !

— Et cela n’eût pas infirmé sa valeur, dit mon père qui reprend le journal et l’emporte pour le montrer à ma mère.

Huit jours après, je reçus de Baudelaire la lettre suivante :


Mademoiselle,

J’ai trouvé récemment chez un de mes amis votre article, dans le Moniteur du 29 mars, dont votre père m’avait quelque temps auparavant communiqué les épreuves. Il vous a sans doute raconté l’étonnement que j’éprouvai en les lisant. Si je ne vous ai pas écrit tout de suite pour vous remercier, c’est uniquement par timidité. Un homme peu timide par nature peut être mal à l’aise devant une belle jeune fille, même quand il l’a connue toute petite, — surtout quand il reçoit d’elle un service, — et il peut craindre, soit d’être trop respectueux et trop froid, soit de la remercier avec trop de chaleur.

Ma première impression, comme je l’ai dit, a été l’étonnement, — impression toujours agréable d’ailleurs. — Ensuite, quand il ne m’a plus été permis de douter, j’ai éprouvé un sentiment difficile à exprimer, composé moitié de plaisir d’avoir été si bien compris, moitié de joie de voir qu’un de mes plus vieux et de mes plus chers amis avait une fille vraiment digne de lui.

Dans votre analyse si correcte d’Eurêka, vous avez fait ce qu’à votre âge je n’aurais peut-être pas su faire, et ce qu’une foule d’hommes très mûrs, et se disant lettrés, sont incapables de faire. Enfin vous m’avez prouvé ce que j’aurais volontiers jugé impossible, c’est qu’une jeune fille peut trouver dans les livres des amusements sérieux, tout à fait différents de ceux si bêtes et si vulgaires qui remplissent la vie de toutes les femmes.

Si je ne craignais pas encore de vous offenser en médisant de votre sexe, je vous dirais que vous m’avez contraint à douter moi-même de vilaines opinions que je me suis forgées à l’égard des femmes en général.

Ne vous scandalisez pas de ces compliments, si bizarrement mêlés de malhonnêtetés : je suis arrivé à un âge où l’on ne sait plus se corriger même pour la meilleure et la plus charmante personne.

Croyez, mademoiselle, que je garderai toujours le souvenir du plaisir que vous m’avez donné.

CHARLES BAUDELAIRE.


— Oui, me dit mon père, il a été prodigieusement étonné : il ne voulait pas croire que l’article ne fût pas de moi. J’ai eu de la peine à le convaincre, et il m’a dit cette phrase bizarre : « J’en appelle à ta candeur ! » Je lui ai affirmé que je n’ai bien compris le livre qu’après ton analyse… Il trouve que tu as l’esprit d’ordre, qualité des plus rares, déclare-t-il, chez les femmes surtout.

De nouvelles surprises m’étaient réservées : le Moniteur paya l’article !… Mon père m’apporta, un soir, 80 francs et 40 centimes. Je gardai longtemps la somme dans ma poche, où je la faisais sonner, continuellement, sans savoir à quoi l’employer. Puis, très gracieusement, Arsène Houssaye, apprenant ce début, me fit cadeau d’une bague, — une jolie émeraude, entourée de roses, — pour consacrer le souvenir, disait-il, de la publication de mon premier article.

Et ce ne fut pas tout : des choses graves se produisirent, qui furent accueillies par nous plutôt gaiement. Le Moniteur, journal officiel, fut pris à partie pour avoir publié un article antireligieux, — puisqu’il parlait de la création du monde en d’autres termes que la Bible. — Un prêtre, à Colmar, fit même un sermon contre l’auteur de ces impiétés, et en annonça un autre, pour le dimanche suivant. Un camarade de mon frère, qui habitait Colmar, lui révéla qu’il s’attaquait à une toute jeune fille, — qui ne portait pas encore de jupes longues, — et lui conseilla de retenir ses foudres.

C’était bien du bruit autour de ce pauvre article, sur lequel, malgré tous ces encouragements, je ne me faisais pas d’illusions, et que, à part moi, je jugeais mal réussi, gauche, sec, et d’une désolante concision.



Ma sœur et moi, nous sommes dans la chambre de ma mère, en grande toilette, devant l’armoire à glace, et nous nous regardons attentivement. Je suis vêtue d’une robe en damas noir et gros bleu, épais comme le doigt ; la jupe ne touche pas terre et se tient si raide que je parais plus large que haute ; un « talma » en velours noir, bordé de vison, me donne une silhouette de cloche ; ma figure disparaît sous l’avancée d’un chapeau, genre cabriolet, en feutre noir garni de rubans verts. Ma sœur porte une robe en popeline écossaise et une petite redingote de velours noir, qu’une étroite bande d’hermine orne tout autour ; une houppe de plumes noires surmonte sa capote.

Nous dînons chez l’illustre Giulia Grisi, cousine germaine de ma mère, et celle-ci, qui d’ordinaire se préoccupe peu de notre tenue, a voulu tout diriger, cette fois, pour que nous soyons très bien. Elle nous a habillées et coiffées elle-même. Aussi nous sommes prêtes trop tôt, tandis qu’elle est en retard.

Solennellement, nous descendons l’escalier, pour attendre en bas, et, comme nous avons trop chaud sous nos manteaux, nous sortons dans la cour.

Alors nous nous regardons, ma sœur et moi, et nous pouffons de rire.

Un peu amer, tout de même, ce rire, qui raille nos splendeurs, sur lesquelles nous n’avons aucune illusion. Nous nous sentons parfaitement ridicules et comiques : c’est ennuyeux d’aller divertir les autres.

— Tu as tout à fait l’air des singes mécaniques qui dansent sur les orgues de Barbarie.

C’est moi qui fais ce compliment à ma sœur.

— Oh ! oui ! c’est cela ! s’écrie-t-elle.

Et elle se met à danser en secouant la houppe de son chapeau.

— Toi, à quoi ressembles-tu ?… Un sac…

— À cause de l’affreux manteau : sans lui, avec ma robe raide comme du carton, je rappelle ces laides bonnes femmes de Velasquez, qui ont des jupes comme des commodes… Tiens ! ça doit être très bien pour « faire un fromage » !…

Je me lance en une pirouette et l’achève en un plongeon, au centre de l’étoffe qui bouffe.

— Il est beau, n’est-ce pas, ce « fromage » ?…

— Oui ! soupire ma sœur, décidément plus contrariée que moi ; mais nos cousines, qui sont si chic, vont joliment se moquer de nous !

— Oh ! Rita seulement : les autres sont trop petites !…

Quand nous arrivons à l’hôtel de Giulia Grisi, d’assez bonne heure, pour la voir un peu avant la venue des convives, nous entendons résonner le piano dans le salon. La porte est ouverte sur le vestibule et nous nous glissons sans être remarquées.

Giulia et Mario sont debout près du piano et déchiffrent un duo, qu’Alary, compositeur et pianiste, accompagne.

La scène est originale : ces grands artistes, dont les voix merveilleuses ont enthousiasmé tous les dilettantes de l’Europe et les charment encore, ne sont pas, à ce qu’il semble, très musiciens. Le déchiffrement ne va pas tout seul. Alary, qui est sourd, se démène, bat la mesure du pied, chante, à hauts cris, d’une voix fausse, pour indiquer la mélodie ; mais les chanteurs préfèrent la jouer eux-mêmes, d’un doigt, et, par-dessus les mains du pianiste, s’efforcent chacun de son côté. Cela produit une confusion inextricable, d’où s’élèvent par moments des notes magnifiques, pas toujours celles qu’il faudrait.

Je contiens à grand’peine un fou rire, qui va m’échapper, quand ma mère dénonce notre présence en criant :

Brava !

Alary se retourne brusquement, en faisant pivoter le tabouret, puis se lève, comme un diable jaillit d’une boîte. Long, maigre, avec une barbiche blonde, la bouche béante, et ses mèches pâles s’embrouillant dans le fil de son lorgnon.

L’harmonieuse langue italienne résonne alors, dans l’effusion de l’accueil et l’échange des politesses.

Giulia Grisi est belle, toujours. Elle n’entend pas se laisser vaincre par le temps. Ce n’est plus peut-être, tout à fait, la statue parfaite qui inspira à mon père ce poème si enthousiaste, cet hymne à la beauté, où il regrette, voyant la cantatrice pour la première fois, d’avoir abandonné les pinceaux pour la plume. C’était à la salle Favart, pendant une représentation de Mosè :


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’aperçus une femme. Il me sembla d’abord,
La loge lui formant un cadre de son bord,
Que c’était un tableau de Titien ou Giorgione.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous n’avez pas menti, non, maîtres : voilà bien
Le marbre grec doré par l’ambre italien,
L’œil de flamme, le teint passionnément pâle,
Blond comme le soleil sous son voile de hâle,
Dans sa mate blancheur les noirs sourcils marqués,
Le nez sévère et droit, la bouche aux coins arqués,

Les ailes de cheveux s’abattant sur ses tempes
Et tous les nobles traits de vos saintes estampes.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que peuvent tous nos vers pour rendre la beauté ?
Que peuvent de vains mots sans dessin arrêté,
Et l’épithète creuse et la rime incolore ?
Ah ! combien je regrette et comme je déplore
De ne plus être peintre, en te voyant ainsi
À Mosè, dans ta loge, ô Giulia Grisi !


La diva est un peu forte maintenant, et ses traits s’empâtent et s’estompent ; le doigt implacable du destructeur tire un peu vers le bas les coins de la bouche ; mais l’ensemble est noble et superbe ; le port de la tête, la chaude pâleur, la douceur inquiétante des yeux glauques, sous le noir des lourds cheveux ondés, gardent un charme extrême. Elle porte une jupe de taffetas noir, dont les sept volants sont interrompus par la traîne tout unie qui les recouvre à moitié ; le corsage décolleté laisse voir, sous un réseau de dentelle, les épaules rondes et les bras blancs.

Mario, lui aussi, fut un type de beauté remarquable : coqueluche des douairières et bourreau de bien des jeunes cœurs. Il n’entend pas renoncer à cette royauté et s’y cramponne d’une main élégante. C’est un très grand seigneur : marquis de Candia et officier dans les chasseurs sardes. Un coup de tête l’a jeté hors de son milieu et poussé vers la carrière artistique, où il a trouvé la gloire : aussi il n’a rien de la suffisance coutumière des ténors et montre une suprême distinction. Il a dû ressembler beaucoup à Raphaël Sanzio, avec sa barbe légère, qu’il semble n’avoir jamais coupée, ses cheveux souples et ses beaux yeux noirs, si doux sous la longue frange des cils.

Dès que cela est possible, je le prends à part : j’ai un secret à lui confier, qui, j’en suis sûre, lui fera plaisir. Une élève de l’institution de Mme  Liétard, où nous allons parfois comme externes, est amoureuse de l’illustre artiste et lui demande en grâce d’écrire quelques mots sur la photographie qui le représente et qu’elle a achetée.

— Tu comprends, elle t’a vu aux Italiens, dans le rôle d’Almaviva, et elle t’a trouvé si joli qu’elle ne pense plus qu’à toi et garde ton portrait dans sa poche, pour le regarder toute la journée.

Mario s’intéresse à mon histoire, un sourire lui chatouille les lèvres.

— Est-elle belle, ton amie ?

— Oh ! oui, et grande, grande : au moins vingt ans !… Et élégante !… elle porte des jupes larges comme ça !… Une vraie dame ! Je ne sais pourquoi elle est encore en pension.

— Tu l’as, cette photographie ?

— Bien sûr ! Elle m’a fait jurer, plus de dix fois, que je te l’apporterais.

Après un regard furtif vers Giulia, qui ne s’occupe pas de lui, Mario me dit en baissant un peu la voix :

— Monte voir les petites, et, après, va dans ma bibliothèque. J’irai t’y écrire ces quelques mots.

La maison, un hôtel qu’on a loué tout meublé, est vaste et confortable, mais assez banale. L’organisation intérieure se modèle sur celle d’Angleterre : la nursery est au second étage, et là les enfants sont bien chez eux, sous la surveillance discrète de la gouvernante et de la bonne anglaises.

Les trois fillettes accourent et nous accueillent par des cris et des rires. Elles sont charmantes, sous leurs cheveux libres qui bouclent jusqu’à leurs épaules, leurs robes blanches légères et fraîches, ornées seulement d’une ceinture à longs pans. Rita, très brune et très blanche, avec le nez un peu fort et les sourcils très accentués, est déjà grande ; mais les deux autres, la douce et timide Cecilia, et Clelia, délicieusement mutine, sont toutes petites. Giulia, dans son magnifique automne, près de l’âge où l’on peut être grand’mère, a toute une jeune nichée à elle. Une quatrième fille, Maria, la dernière, qui n’avait pas trois ans, a été emportée brutalement par la mort, il n’y a pas encore très longtemps, et c’est pour cela que les ceintures, des trois sœurs qui restent, sont noires sur les robes blanches.

Le poème d’Émaux et Camées, intitulé les Joujoux de la Morte et qui commence par ces vers :


La petite Marie est morte,
Et son cercueil est si peu long
Qu’il tient, sous le bras qui l’emporte,
Comme un étui de violon…

a été inspiré par ce berceau creusé en tombe.

J’entends Mario qui chantonne en montant l’escalier, et je me dépêche de descendre un étage pour le rejoindre dans son cabinet.

Cette pièce a un peu plus de caractère que le reste de l’hôtel. Une bibliothèque à hauteur d’appui, dont le dessus forme table, l’entoure et supporte des statuettes et des bibelots. Les livres, nombreux, sont richement reliés : le marquis de Candia est un lettré et soigne beaucoup sa bibliothèque. Mais des couronnes, des palmes, des branches de laurier en or et en argent, appendues ça et là, trophées de soirées triomphales, ramassés à tous les coins du monde, font souvenir que l’illustre chanteur se doit à son art et n’a pas autant de loisirs qu’il le voudrait pour feuilleter ses volumes.

— Donne la photographie.

Je la tire de ma poche et la sors d’une double enveloppe.

— Quel bel homme ! s’écrie Mario, qui examine son image en riant ; ça ne m’étonne pas qu’il fasse encore rêver les pensionnaires.

Il met un binocle et s’assied, pour écrire quelques mots au dos de la carte, tout en soupirant :

Ah ! povero !

Pendant qu’il secoue de la poudre d’or sur l’écriture pour la sécher, son domestique se présente :

— Monsieur, dit-il, il y a en bas une dame qui désire voir monsieur un instant.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Monsieur ne la connaît pas. Elle dit qu’elle a fait un long voyage pour obtenir un moment d’entretien et supplie monsieur de le lui accorder.

— Est-elle jeune et jolie, au moins ?…

— La tournure est très bien ; mais la dame cache sa figure sous un voile.

— Mauvais signe !…

Cependant, avant de descendre, Mario s’approche de la glace et fait bouffer ses cheveux.

En bas, dans le vestibule, une femme, mince et grande, couverte d’un voile noir, se tient debout. Elle regarde s’avancer le beau chanteur, en joignant les mains, comme en extase. Quand il atteint les dernières marches, l’inconnue se jette à genoux, lève les bras au ciel, et entonne, d’une voix vibrante et grave, le Miserere du Trovatore. Mario s’arrête, interloqué d’abord, mais il a bientôt fait de reconnaître cette voix et il s’écrie, un peu vexé et déçu :

— Allons, grande folle, finis tes bêtises !

Un frais éclat de rire, longtemps contenu, lui répond et la Borghi-Mamo, rejetant son voile, lui saute au cou.

— Tu as été pris ! tu as été pris ! crie-t-elle, tu croyais que c’était une amoureuse !…

Mario ne veut pas en convenir. Il prétend, au contraire, qu’il l’a devinée tout de suite, et que c’est lui qui l’a fait poser.

Dans le salon, les convives sont maintenant réunis et causent par groupes, assis ou debout… Tous n’ont pas été invités : la maison est hospitalière et la table s’allonge indéfiniment. Nombre d’artistes italiens, jeunes ambitions ou espérances déçues, sont les clients de ces gloires ; ils évoluent dans leur atmosphère, attirant sur eux un peu de lumière, ou se réchauffant à leur rayonnement.

Beaucoup de personnes connues, fameuses même en ce temps-là, sont les intimes des deux grands artistes et leur forment une cour.

Ce soir, j’aperçois la jolie barbe noire de Gaetano Braga, le délicieux violoncelliste, qui est aussi, et surtout, compositeur. On a représenté de lui, au Théâtre-Italien, un opéra en trois actes : Margherita la Mendicante, et sa Sérénade, pour chant avec accompagnement de violoncelle et de piano, a fait fureur. Braga vient souvent nous voir à Neuilly : nous nous glissons à travers les groupes, ma sœur et moi, pour aller lui dire bonsoir.

Il n’a pas l’air, tout d’abord, de nous reconnaître, puis nous regarde d’un air consterné :

— Pourquoi vous a-t-on déguisées comme cela ?

Nous ne pensions plus à nos toilettes !

— Avec de si jolies figures… On veut donc vous enlaidir ?…

Et il s’éloigne, en haussant les épaules.

Nous allons rejoindre Giulia Grisi, dans le petit salon. Elle est assise sur un divan avec ses fillettes autour d’elle, qui la cajolent. Elles ont déjà dîné et viennent dire bonsoir avant d’aller se coucher. Tout le monde leur fait fête, pour flatter la mère passionnée qu’est Giulia ; mais elle est jalouse aussi et ne permet pas qu’on embrasse ses filles.

— C’est horrible ! s’écrie-t-elle ; je ne comprends pas qu’on laisse embrasser ses enfants, surtout par des hommes : cette chair si délicate, si tendre, si fraîche !… ce sont des fleurs, et cela les fane… Je ne veux pas !…

Comme je trouve que c’est bien dit et qu’elle a raison ! Si on savait avec quelle répugnance les enfants endurent ces baisers d’indifférents, ces mentons qui grattent, ces haleines fortes, cette odeur de tabac, ces moustaches qui chatouillent, on les laisserait tranquilles ; toutes les mamans devraient être comme Giulia.

On se récrie, cependant, autour d’elle ; mais elle garde sa belle placidité et ne cède rien de sa conviction.

Moi, je ne me lasse pas de l’admirer : cette douceur, ce calme, ces poses si simplement nobles, cette voix pénétrante, ces longs silences méditatifs où les yeux glauques s’assombrissent, tout m’intéresse en elle. Les femmes racontent qu’elle est perfide, jalouse, violente ; mais je ne peux le croire : cela dérangerait ses belles lignes harmonieuses ; d’ailleurs, une mère aussi tendre ne peut pas être mauvaise.

Je viens m’asseoir à ses pieds, pour voir, de plus près, le portrait de son autre enfant, un fils, dont la miniature, entourée de diamants, est toujours sur sa poitrine, au fond d’une grotte de dentelles.

Un mystère plane sur celui-là, pour moi du moins. Il vit loin de sa mère, qui ne le rencontre que rarement. C’est un beau jeune homme, en costume d’officier anglais. Ce cousin, que je n’ai jamais aperçu qu’en image, m’intrigue infiniment. Giulia baisse la tête vers le portrait et murmure, avec un long soupir :

— Fred !…

Mon père vient d’entrer. Il arrive directement du Moniteur, où il terminait son feuilleton du dimanche C’est lui que l’on attendait, car aussitôt on replie les portes qui séparent la salle à manger du salon, et l’on annonce le dîner…



En hiver, sous la neige !… Le jardin, tout blanc, est bien joli dans sa pureté intacte.

Le balai a ménagé des sentiers praticables, à travers la cour, de la salle à manger à la pompe, de la cuisine à la petite porte de la rue, et aussi sur l’escalier de la terrasse afin qu’on puisse atteindre le poulailler, ou la cave, au fond du tunnel.

Le père a été obligé d’aller à Paris tout de même.

La journée s’annonce morne et longue, dans la maison silencieuse, séparée de la ville par des steppes de neige, que nul visiteur ne peut, raisonnablement, s’aventurer à franchir.

Nous sommes donc résignées à voir s’écouler bien lente cette après-midi froide, ne nous doutant guère qu’elle marquera, au contraire, un point brillant dans nos souvenirs.

Vers les trois heures, un brusque coup de sonnette éveilla le silence.

Cela nous fit peur d’abord. Qui pouvait venir, par ces chemins gelés ? Toujours, l’idée de quelque accident arrivé au père nous angoissait.

De la salle à manger, l’œil à un entre-bâillement, nous regardions ouvrir la porte d’entrée.

Une dame en noir, à l’air noble et doux, parut, accompagnée d’un garçon assez grand qui portait l’uniforme de Sainte-Barbe. La dame demanda mon père, et, sur la réponse qu’il était absent, elle fit passer sa carte à ma mère, en la priant de la recevoir.

Dès que Marianne eut refermé, sur les visiteurs, la porte du salon, nous nous élançâmes, pour savoir le nom.

— Fais voir la carte ?… Madame Veuve Ganneau

Ma mère descendit et s’enferma avec les inconnus ; mais bientôt le salon se rouvrit : on nous cherchait.

— Arrivez ! nous cria ma mère.

Mme  Ganneau nous examinait avec curiosité et sympathie. Ce fut elle qui parla :

— Voilà Nono, dit-elle en poussant vers nous son fils. Nous avons à causer, votre mère et moi ; amusez-vous pendant ce temps-là : faites connaissance…

Elles retournent dans le salon, nous laissant le jeune barbiste, fort gentil dans sa veste courte à boutons dorés. Ses cheveux châtain clair, longs pour un collégien, bouclent et encadrent gracieusement sa figure très olivâtre. Il a de grands yeux bruns, très beaux, la bouche petite et rouge : mais il a l’air excessivement grognon et pas disposé du tout à faire les premiers pas vers nous.

Dans la salle à manger, nous voilà donc tous les trois, assis, contre le mur, sur des chaises très éloignées les unes des autres, et ne disant pas un mot. Cela dure assez longtemps, mais nous trouvons que nous avons l’air bien bêtes et nous étouffons des rires. Nono fait des efforts pour garder son sérieux. Tout à coup, il se décide à parler :

— Je parie que vous ne savez pas vider un œuf sans le casser ! dit-il.

— Non, nous ne savons pas… Tu sais, toi ?…

— Bien sûr, que je sais !

Nous courons à la cuisine, réclamer un œuf.

— Pour quoi faire, un œuf ?

Nono affirme qu’il ne sera pas perdu, et même qu’on ne crèvera pas le jaune.

Il faut maintenant une aiguille, pour percer un petit trou à chaque bout de la coquille. L’opération est longue et laborieuse, mais enfin l’œuf, resté intact, est vidé.

— On peut l’emplir d’eau, à présent

— Allons à la pompe !

Nous voilà dehors, marchant à la file, dans le petit chemin creusé par le balai à travers la neige. La pompe, empaillée à cause de la gelée, a l’air d’une ruche, au pied du mur de lierre tout engoncé d’ouate blanche. Mais l’œuf ne s’emplit pas du tout ; l’eau très froide nous inonde les mains, nous éclabousse la figure, et nous cassons la coquille pour nous venger.

Nono se baisse et pétrit une boule de neige, qu’il nous lance. C’est alors, par la cour, une course folle, qui laisse l’empreinte de nos pieds dans la neige intacte : nous nous poursuivons avec des rires, et des cris aigus quand un projectile s’écrase sur nous.

La connaissance est faite, lorsque, saupoudrés de neige, essoufflés, les mains rouges, nous rentrons dans la maison, où l’on nous appelle. Et les nouveaux venus prennent congé.

Telle fut notre première rencontre avec Clermont-Ganneau, l’illustre savant, aujourd’hui professeur au Collège de France, qui devint notre plus cher camarade et l’ami de toute la vie.


Du Grand-Montrouge à Neuilly, c’était loin vraiment : il fallait des heures pour faire le voyage, par tout un jeu d’omnibus qui coïncidaient vaguement. Aussi les tantes, Lili et Zoé, qui demeuraient au Grand-Montrouge, ne pouvaient-elles accomplir l’aller et le retour dans la même journée, sans affronter, surtout en hiver, la nuit noire et dangereuse. L’une ou l’autre devait venir chaque mardi cependant, pour toucher la pension que leur frère leur servait. Celle qui venait couchait à Neuilly, pour repartir le lendemain, quelquefois le surlendemain. Mais l’autre s’ennuyait, seule à Montronge. Après bien des tâtonnements, on s’arrêta à cette combinaison : à tour de rôle, Lili ou Zoé venait seule ; le surlendemain, sa sœur la rejoignait à Neuilly, et, le quatrième jour, elles retournaient ensemble à Montrouge. De cette façon, leur vie était un peu animée, plus gaie, moins solitaire, et ce séjour avait l’avantage de leur valoir une très sérieuse économie.

Le point délicat, c’était les relations entre les tantes et ma mère, qui n’avaient jamais été extrêmement cordiales : cette vie sous le même toit mettait à de périlleuses épreuves les caractères difficiles. Mon père avait dû parlementer longtemps et employer toute son éloquence pour obtenir, de part et d’autre, des promesses solennelles d’urbanité parfaite et de patience inébranlable. Chacun s’y efforçait de son mieux ; mais le meilleur moyen d’éviter les chocs, c’était de réduire les rapprochements au strict indispensable. Ma mère profitait de la présence des tantes pour faire ses courses à Paris et nous laissait avec elles ; j’aimais à les entendre parler du grand-père, de Montrouge, où j’avais tant gamine, et de ces temps, déjà lointains, où j’avais si bien mérité les surnoms violents d’Ouragan et de Chabraque.



À la Renommée du Ratafia. — Cette affirmation, en grosses lettres rouges et noires, peinte sur le mur de l’épicier qui fait le coin de l’avenue de Madrid et de l’avenue de Neuilly, attire le regard, quand on passe, et reste dans le souvenir. Mon père la lit tous les jours, du haut de l’omnibus, et l’idée du ratafia le hante.

— Sais-tu ce que c’est, seulement ? me demande-t-il.

— Pas du tout !

— C’est une liqueur légère que l’on fait de toutes sortes de fruits, mais surtout de cassis. La maman de Rodolfo réussissait très bien le ratafia et en donnait à mon père qui l’aimait beaucoup… Je ne le détestais pas… Nous irons en goûter, un de ces matins, tous les trois, sans rien dire à la maison.

Renseignements pris, l’épicier du coin, avenue de Madrid, est un usurpateur : la véritable Renommée est de l’autre côté du pont de Neuilly, à Courbevoie [1]. C’est plus commode pour notre escapade : au moins, là, on ne nous connaît pas.

L’expédition résolue, nous descendons, un matin, l’escalier de pierre et nous faisons ceux qui se promènent très innocemment dans le jardin ; puis nous passons dans l’enclos du propriétaire, et nous gagnons la porte qui mène aux allées du bord de l’eau.

En débouchant sur la berge, nous nous arrêtons un moment. C’est toujours agréable de revoir la rivière, surtout à cet endroit si verdoyant et si frais, avec l’île de Rothschild, dont les pelouses claires s’étendent, derrière les hauts arbres, qui se mirent tout entiers dans l’eau tranquille ; et, plus loin, le barrage qui joue la cascade, puis, à la dernière pointe, surmontant un rocher broussailleux, ce petit kiosque grec, que nous avons surnommé « le Temple de l’Amour », et qui est là on ne sait pourquoi…

Nous allons en flâneurs, grimpant lentement la chaussée pavée qui monte vers le pont, et nous nous attardons à regarder les arches de pierre, qui forment un rond parfait avec leur reflet, et les barques silencieuses qui glissent dans le cercle.

— Il est très bien, ce pont, dit mon père, simple, large et solide ; l’entrée est heureusement dégagée et fort majestueuse. J’aime beaucoup ces maisons de forme arrondie, aux angles de la place, qui justement suppriment l’angle et dont la courbe est douce à l’œil. Il doit y en avoir deux autres à Courbevoie, qui font pendant à celles-ci.

— C’est Louis-Philippe qui a bâti le pont de Neuilly ?

— Non, c’est Louis XV, sur l’emplacement d’un autre construit pour remplacer le bac, après l’aventure de Henri IV qui fit là son fameux plongeon, où il faillit rester, en passant l’eau en carrosse.

— Ça devait être joli, au temps du bac…

À Courbevoie, c’est dans la maison demi-ronde, à droite du pont, que triomphe la vraie « Renommée du ratafia ». L’établissement est un débit de vins, dont la porte est grande ouverte en face d’un comptoir brillant. Quelques rouliers, debout, le fouet sur l’épaule, prennent un verre.

Nous sommes un peu interloqués et nous regardons du dehors, sans oser entrer. Nous attendons que les rouliers, qui ne se pressent pas, soient partis.

Nous voici, enfin, alignés, tous les trois, devant le cabaretier. Il faut bien dire quelque chose. Mon père risque timidement :

— Trois ratafias, s’il vous plaît.

On pose sur le comptoir trois jolis bateaux en argent repoussé et on les emplit d’un liquide rouge clair.

L’homme nous regarde avec des yeux ronds ; il ne trouve pas tout de suite à quelle catégorie sociale nous appartenons : mon père, dans son complet du matin, en velours Montagnac gris-ardoise, coiffé d’un bonnet à pattes, pareil à celui de Dante ; nous deux, nu-tête, avec notre teint mat d’Italiennes… Il doit conclure que nous sommes des modèles ou des acteurs.

C’est bon, le ratafia ; mais il n’y a pas grand’chose dans ces drôles de petits vases, qui ressemblent à des soucoupes. Mon père, très enhardi (il n’y a plus personne dans le cabaret), s’écrie :

— Encore une tournée !

Il paie, et nous faisons une sortie majestueuse.

Très amusés de notre escapade, nous rentrons, en sourdine, par le jardin, et la maman ne se doute de rien.



— As-tu remarqué, me dit mon père, que Saint-Victor, quand il vient, ce qui est assez rare depuis que nous demeurons si loin, vient toujours accompagné de son paysage ?

— Son paysage ?

— Tu ne sais pas ce que c’est ?… En ce moment le paysage de Saint-Victor, c’est Gustave Claudin.

— Gustave Claudin, un paysage ?…

— C’est très simple : un ami, un disciple qui, par son âge ou sa situation de débutant, a tout naturellement, auprès de vous, sa place au second plan… Il vous accompagne dans vos visites et vos promenades, vous sert de fond et vous fait ressortir… Il vous donne adroitement la réplique, afin de vous fournir l’occasion de briller. On s’appuie sur son bras pour discourir. C’est quelque chose comme le confident de tragédie, personnage très ingénieusement inventé et fort agréable dans la vie réelle. Il veille sur vous, vient au-devant de vos désirs, vous évite toutes sortes de petits ennuis : c’est lui qui fait signe à l’omnibus, règle avec le cocher de fiacre, entre au débit de tabac allumer son cigare pour vous donner du feu, et risque sa tête dans les loges de concierge pour demander si les personnes sont chez elles… Quand on a goûté du paysage, on ne peut plus s’en passer : il n’a pas de volonté, vous consacre tout son temps, va où vous voulez aller et se retire, en vous remerciant, quand vous avez assez de lui !

— Mais c’est un terre-neuve, le paysage ! Quel avantage a-t-il à se dévouer comme cela ?…

— Un avantage inappréciable : il est admis dans l’intimité d’un homme supérieur à lui ; il jouit de conversations charmantes, s’amuse et s’instruit en même temps… Moi, quand j’étais en Russie, j’avais un paysage admirable : c’était « Bœuf en Chambre ».

(Cette appellation bizarre était le surnom du comte Olivier de Gourjault, un camarade de mon frère, pour lequel mon père avait beaucoup d’amitié. Sa forte corpulence, ses grands yeux bleus pareils à ceux de Junon — Boôpis, — que faisaient ressortir sa barbe et ses cheveux noirs, étaient le prétexte de ce sobriquet).

— En Russie, tu avais même deux paysages, puisque Toto était aussi avec toi.

— Toto est mon fils : ce n’est pas la même chose. Il est, par devoir, plus soumis, et, par habitude, plus familier ; il se rebiffe et discute, tandis que le paysage ne discute pas : il écoute et admire. Olivier était parfait : son caractère doux et paisible me plaisait infiniment. Il est même le paysage idéal, car il comprend tout, absorbe tout et s’y entend sur tout. C’est le véritable connaisseur, artiste, érudit, qui sait raisonner son admiration et cependant ne crée rien, et n’est donc jamais un rival, pas même un confrère, et, à cause de cela, a plus de sincérité, plus d’effusion dans l’enthousiasme qu’il éprouve. Le seul défaut d’Olivier, c’est qu’il est timide, comme je le suis moi-même, comme le sont en général tous les hommes gros. Le paysage doit avoir une certaine audace, et même du toupet : Toto, à ce point de vue, convenait très bien ; il allait de l’avant, portait la parole, nous servait de bouclier ; mais il n’a pas l’égalité d’âme et la complète abnégation de « Bœuf en Chambre ». Il a des préjugés : par exemple, il entend dormir la nuit, et ne retrouve pas ses idées nettes, quand on l’éveille en sursaut. Aussi, c’est toujours dans la chambre d’Olivier que je m’aventurais, vers quatre heures du matin, quand j’avais assez du sommeil. J’entrais doucement, j’allais poser mon bougeoir sur la table de nuit ; puis je m’asseyais au pied du lit. Après quelques minutes, la lumière avertissait le dormeur de ma présence. Il ouvrait les yeux ; et, tout de suite, sa figure s’éclairait d’un bon sourire. Alors, je lui posais une question comme celle-ci : « Que pensez-vous de l’admirable torse de la Niobé ? » Sans aucune surprise, et sans hésitation, il me disait ce qu’il en pensait, et, plus éveillé qu’un émerillon, écoutait avec un vif intérêt les choses, très bien, les thèmes ingénieux, que je développais sur le sujet… Te voilà renseignée maintenant. Tu ne me regarderas plus, comme tu l’as fait tout à l’heure, avec des yeux écarquillés, qui semblaient demander s’il était urgent de me faire traverser la rue, pour m’interner chez le docteur Pinel, quand je te disais que Gustave Claudin est le paysage de Saint-Victor…



Un jour de mai, nous étions dans le jardin, mon père, ma sœur et moi, assis au bord de la pelouse : on y avait mis un tapis par crainte de l’humidité. Le cerisier était en fleur, et de jeunes pierrots, que nous avions élevés, pépiaient dans les branches en battant des ailes, sautant de l’arbre à nos épaules.

Marianne parut en haut de l’escalier et descendit entre le double rang des pots à fleurs, une carte de visite à la main.

— « Victor de Madarasz ! » lut mon père… Qui cela peut-il être ?… Est-ce que tu as déjà vu ce monsieur ?

— Non, monsieur, il n’est jamais venu.

— Quel air a-t-il ?

— Il est joliment bien habillé, et pas comme tout le monde.

— Jeune ou vieux ?

— Oh ! tout jeune !

— Alors, qu’il vienne ici… Montre-lui la route.

Peu d’instants après, la silhouette, très singulière et infiniment gracieuse, d’un jeune homme, se profila sur le fond clair de la cour, et, avec un peu d’hésitation, gêné par les trois paires d’yeux braqués sur lui d’en bas, le nouveau venu commença à descendre.

Mon père plissait ses paupières, pour mieux voir, n’osant tout de même pas mettre son monocle. Nous ressentions ce que devait éprouver cet inconnu et l’effort qu’il lui fallait faire pour avoir bonne contenance, ne pas trébucher et piquer du nez en avant, sous ces regards qui le détaillaient, avec autant de curiosité que de surprise.

Il portait un élégant costume hongrois : gilet et culotte gris perle, finement soutachés, redingote noire, garnie de brandebourgs et de passementeries, cravate de dentelle, bottes mignonnes serrant le bas de la jambe jusqu’à mi-mollet.

Quand il atteignit enfin le gravier du jardin, il retira son petit bonnet d’astrakan, et salua d’un air résolu et digne, malgré une timidité évidente, qu’il dominait.

Il avait des yeux resplendissants, un teint d’une pâleur chaude, des moustaches noires, effilées comme des aiguilles, et raidies au cosmétique.

Ses premières paroles ne furent pas banales :

— Je vous demande pardon, monsieur, d’oser ainsi me présenter sans être connu de vous et sans recommandation ; mais obtenir votre protection est pour moi une question de vie ou de mort, et c’est votre supériorité même qui m’a donné l’audace de venir à vous, et confiance en votre accueil.

— Asseyez-vous d’abord, dit mon père en lui montrant le bout libre du tapis, et dites ce que vous désirez : je n’ai pas grand pouvoir, malheureusement.

Le visiteur s’assit gentiment par terre, mais il semblait avoir épuisé toute son assurance, et ce fut en balbutiant qu’il répondit. Il était d’une noble famille hongroise, fort aisée, et, contre la volonté de son père, avait voulu être peintre. Il avait fait ses études de dessin presque en cachette et travaillé très sérieusement, se croyant la vocation. Il espérait désarmer sa famille en lui prouvant qu’il valait vraiment quelque chose : devant sa décision irrévocable de suivre la carrière artistique, on lui avait coupé les vivres, en lui promettant de le déshériter, ce qui n’avait fait que le fortifier dans son vouloir.

— C’est très beau de faire des sacrifices à son art, dit mon père ; mais c’est grave aussi de renoncer à une belle situation, pour se jeter dans une lutte incertaine et périlleuse. À ceux qui viennent me consulter sur leur vocation littéraire, je demande toujours : « Avez-vous de quoi vivre ?… » S’ils me répondent non, je leur conseille de se faire épicier, bottier, récureur d’égouts, tout plutôt que littérateur… J’en ai peut-être sauvé quelques-uns.

— Mais je n’ai pas à me plaindre : j’ai envoyé trois tableaux au Salon et ils ont été reçus ! s’écria Madarasz avec fierté.

— Avoir du talent n’est pas une raison pour réussir, au contraire !… Qu’est-ce qu’ils représentent, vos tableaux ?…

— Le principal a pour sujet : la Mort de Ladislas Hunyady, ban de Croatie. C’est un catafalque entre quatre cierges, sur lequel le mort, décapité, est étendu.

— Sujet assez farouche et pas très folâtre ! dit mon père. Je vous promets de voir votre œuvre et de la présenter au public. Mais, cette année, le Salon est arrangé par ordre alphabétique. J’ai suivi cet ordre et j’intitule mon compte rendu : « l’Abécédaire du Salon ». Je n’en suis qu’au B. Vous vous appelez Madarasz : il faudra revenir quand j’en serai à l’M.

Le jeune homme se leva, comme mu par un ressort, croyant que cette phrase l’invitait à prendre congé ; mais mon père le rattrapa.

— Je ne vous dis pas de vous en aller ! s’écria-t-il, mais seulement de revenir, quand j’en serai à votre lettre, pour que je n’oublie pas… D’ailleurs, je n’oublierai pas : vous êtes assez particulier pour que l’on se souvienne de vous, et je suis curieux de voir ce « ban de Croatie » entre ses quatre chandelles…

Mon père, maintenant, avait mis son monocle et admirait naïvement le jeune Hongrois.

— Êtes-vous heureux d’être d’un pays où il est de rigueur de porter un aussi joli costume !… Est-ce simple, élégant et commode !… Moi qui ai, en vain, tenté de réagir contre notre hideux affublement et me suis couvert de ridicule, aux yeux des bourgeois, en revêtant les toilettes les plus truculentes, j’avoue que je vous envie… Surtout ne vous avisez pas, sur le conseil de M. Prudhomme, de renoncer à votre originalité, pour être comme tout le monde ? Vos bottes et vos soutaches vous feront plus remarquer que tout le talent que vous pouvez avoir… Enfin, je souhaite que le tableau soit aussi réussi que le peintre.

Il se trouva que la grande toile, exposée en bonne place au Salon, était vraiment originale et habilement peinte. Le débutant, signalé par mon père à l’attention du public, eut un certain succès et fut très reconnaissant. Il revint souvent nous voir. Sympathique à tous, il fut bientôt un familier de la maison.



Les Goncourt venaient quelquefois à Neuilly, surtout pendant l’été. Ils arrivaient, en voiture découverte, vers la fin de notre dîner, au grand jour, car on dînait encore d’assez bonne heure en ce temps-là.

Nous entendions le fiacre s’arrêter, et, tout de suite, la sonnette, au timbre un peu grave, tintait violemment sous une main impatiente.

Jules entrait le premier, toujours, d’une allure rapide, tandis qu’Edmond n’apparaissait qu’un peu après et s’arrêtait un instant dans le cadre de la porte.

Le plus jeune des deux frères, Jules, était un blond aux yeux noirs ; sous la volute de sa moustache dorée, sa lèvre inférieure, très gonflée, faisait l’effet d’une grosse cerise pas très mûre. Il était fort élégant, rasé de frais, avec une fleur de poudre de riz qui veloutait la fraîcheur de son teint blanc et rosé. Edmond, plus brun, la figure carrée, le regard attentif, la moustache relevée, avait déjà cet air mousquetaire qu’il garda toujours.

Jules, à peine assis, contre la porte vitrée de la terrasse, engageait vivement la conversation sur quelque thème littéraire, et, quand il reprenait haleine, son frère continuait la phrase, développant l’idée, que l’autre résumait ensuite. C’était un duo tout spécial, où les voix alternaient, sans se heurter ni se mêler jamais ; seulement, tandis qu’en parlant Edmond disait : « nous », Jules toujours disait : « je ». Leur tactique consistait surtout à faire parler Théophile Gautier. Quand le dialogue était bien parti et que mon père s’échauffait, ils procédaient par questions, le poussaient, l’excitaient, heureux s’il se laissait aller à toute sa verve ; ils ne parlaient presque plus, alors, écoutant avec un plaisir et une attention extrêmes.

Une fois, aux « mille pas », mon père me demanda :

— Qu’est-ce que tu penses des Goncourt ?

— De leur personne ou de leur talent ?

— Des deux, puisque tu lis leurs livres, sans demander la permission… à mesure qu’ils paraissent. Mais procédons par ordre.

— Ils sont on ne peut plus corrects et distingués, Jules surtout ; et il est même joli, ce blond aux yeux noirs, avec son teint blanc rosé et sa lèvre rouge. Mais je les trouve l’un et l’autre trop appliqués.

— Qu’entends-tu par là ?

— Je ne sais pas comment te faire comprendre, car je ne comprends pas très bien moi-même… Quand ils sont là, on est content de les voir, très intéressé par ce qu’ils disent, et cependant on ne se sent pas à l’aise, on dirait qu’on entre en classe… qu’on n’a plus le droit de dire des bêtises… c’est drôle… Enfin je ne sais pas m’expliquer.

— Je te comprends d’autant mieux, dit mon père, que je connais la raison de ton impression, qui est bien près d’être la mienne. Malgré le charme de leur causerie, leur aisance et leur désintéressement apparent, on sent en eux une préoccupation, une tension d’esprit. Ils ne causent pas, comme moi, par exemple, simplement pour le plaisir de causer : ils étudient et ils observent ; ils se documentent…

— Oui, c’est cela. Et même nous, qui n’avons qu’à écouter, nous sommes mal à l’aise. Je vois bien que, toi aussi, tu n’es pas comme toujours et que quelque chose te gêne.

— Oui, par moments, tout à coup, je suis inquiet, et je n’ose plus me déboutonner : ils écoutent avec une attention si intense, avec la volonté si évidente de retenir, d’apprendre par cœur ce qu’ils entendent, que je suis interloqué… Comment dire tout ce qui vous passe par la tête, quand on a la sensation que l’on parle, peut-être, pour la postérité ? On devient gauche et affecté comme devant l’appui-tête du photographe… Et note bien que, s’il m’échappe quelque ânerie, — malgré la déférence respectueuse qu’ils ont pour moi, — ils sont tellement éperdus de réalisme qu’ils la saisiront au vol et la reproduiront de préférence, en la grossissant malgré eux… On court le risque d’apparaître aux populations sous un jour fâcheux, autant qu’inexact, car rien ne défigure, quelquefois, comme la photographie… Oui… j’ai l’impression qu’ils prennent des notes : quand on ne les regarde pas, ils doivent écrire sur leurs manchettes.

— La littérature est donc pour eux un devoir sans récréation ?

— Ils en sont possédés… Pour les plus belles fleurs, ils sont toujours d’actives abeilles, jamais des papillons… Maintenant, dis ce que tu penses de leur talent.

— Ce n’est pas très facile non plus, car il me déplaît autant qu’il me plaît.

— Explique-toi.

— Ce style si nouveau et si compliqué m’intéresse beaucoup, mais en même temps me distrait du roman. Les mots accrochent trop mon attention : je les remarque, et j’oublie de quoi l’on parle ; c’est d’ailleurs, le plus souvent, de choses insignifiantes. Les descriptions sont parfaites, mais les endroits décrits laids et ennuyeux ; les personnages sont saisissants de vérité, mais on aimerait autant ne pas les voir, et on les fuirait comme la peste, si on avait le malheur de les rencontrer.

— Tu exagères peut-être un peu, dit mon père : « Catalepsie — Épilepsie » ! Cependant il y a quelque chose d’assez juste dans ton observation : c’est le contraste entre le style recherché et la banalité voulue du sujet. Ils enchâssent, dans un métal précieux et tarabiscoté, des cailloux et des tessons. Ils ne veulent pas choisir les aventures rares et dignes d’être contées, ils redoutent d’embellir la vie : aussi arrivent-ils quelquefois à être ennuyeux comme elle… Cela n’empêche pas qu’ils ne soient charmants et n’aient beaucoup de talent… De plus, ce sont des gens heureux ! Je les admire, je les aime et j’en suis bassement jaloux.

— Jaloux ! pourquoi !

— Comment, pourquoi ? Ils travaillent comme des nègres, c’est vrai, comme des forçats, comme des bénédictins. Ils se créent à plaisir des difficultés insurmontables, qu’ils surmontent, et ne se donnent pas un jour de répit ; mais ils font cela à leur idée, sur les sujets qui leur plaisent, sans que rien ne les oblige ni les entrave. Ils sont indépendants et ne travaillent pas de leur art pour vivre… Ah ! oui, je les envie, et de tout mon cœur… Mais assez jaboté : moi, qui ne suis pas comme eux, et qui aimerais mieux, en ce moment, ciseler un sonnet, il faut que je descende à la forêt, pour faire du bois… Qui est-ce qui vient me faire ma raie et me mettre ma cravate ?


III


Le Capitaine Fracasse paraissait dans la Revue Nationale. Nous le lisions à mesure, et rien n’était plus agréable que d’en causer ensuite avec l’auteur. Cela lui plaisait beaucoup et, malgré tous ses travaux, il avait toujours du temps à perdre avec nous. Je lui déclarai une fois que le personnage que je préférais parmi les héroïnes de son roman, c’était cette belle Yolande de Foie, si hautaine et si méprisante. J’avais même l’impression que Sigognac n’aimait vraiment qu’Yolande et cédait au chagrin d’être dédaigné par elle, quand il se décidait à suivre les comédiens et à essayer d’aimer Isabelle.

— Je vais te confier quelque chose à mon tour, dit mon père ; c’est que, moi aussi, secrètement, je préfère Yolande. Au fond, c’est d’elle que je suis amoureux. Je ne me l’avouais pas ; mais ton observation m’éclaire. Comme tous les amoureux, je me suis laissé deviner. Des mots plus profonds, une émotion plus poignante quand il s’agit d’elle, m’ont sans doute trahi. Je crois bien que Sigognac partage mon sentiment : Yolande est l’amour douloureux et impossible, le vrai, et son souvenir reste dans le cœur du jeune baron comme la pointe cassée d’une flèche. Ça ne l’empêchera pas de vivre et d’être heureux, relativement, auprès d’Isabelle.

— Je suis contente d’avoir pensé juste, lui dis-je ; mais pourquoi ne pousses-tu pas davantage la figure d’Yolande ?

— Il vaut mieux peut-être la laisser dans ce lointain. Vue de près, elle perdrait de son prestige.

Un jour, mon père, revenant de chez Charpentier, cria du haut de l’escalier, comme il le faisait quelquefois :

— Tout le monde sur le pont !

Alors ma mère sortit de sa chambre. Les tantes Lili et Zoé, descendirent des hauteurs de l’atelier. Ma sœur et moi, occupées en bas, nous grimpâmes lestement l’escalier.

Théophile Gautier, qui avait repris son costume d’intérieur, était dans son cabinet, assis par terre, sur un tapis, avec un coussin sous chaque bras.

— Il s’agit de confabuler, dit-il quand nous fûmes toutes réunies, pour résoudre une question qui me rend perplexe… Je viens de voir le vieux Charpentier, et il a voulu, puisque nous approchons du dénouement, connaître d’avance la fin du Capitaine Fracasse. Je la lui ai racontée telle que je l’ai conçue. Sigognac, qui a tué en duel le duc de Vallombreuse, ne peut plus épouser Isabelle et revient, plus pauvre que jamais, dans son Château de la Misère. Il y rentre vaincu par la vie, n’ayant plus maintenant aucune velléité d’espérance. Je reprends alors la description du château, dans des teintes encore plus sombres qu’au commencement. Le baron se laisse couler dans le malheur définitif, sans faire aucun effort pour y échapper. Successivement, Bayard, Miraut et Belzébuth meurent de vieillesse ; puis, l’intendant Pierre, chargé d’années, s’éteint à son tour. Le jeune homme, trop triste et trop découragé pour pourvoir lui-même à ses besoins, prend la résolution de se laisser mourir de faim ; mais il est si seul, si ignoré, qu’il n’aurait pas même un serviteur pour l’ensevelir. C’est pourquoi il descend dans la chapelle en ruines où reposent ses aïeux, soulève la dalle verte et effritée d’un sépulcre, puis s’assoit au bord du caveau béant, pour attendre que la Mort vienne le pousser du doigt dans le trou noir. De cette façon, le dernier des Sigognac dormira au moins auprès de ceux de sa race… Vous voyez quel parti j’aurais tiré de ce thème. Cette fin eût été très poignante, très logique et très vraie, car c’est de cette façon que procède la vie. Mais Charpentier a une tout autre opinion : il pousse les hauts cris et prétend que l’avenir du livre est perdu, que la vente et le succès sont compromis, car le public sera déçu, trompé dans ses justes prévisions. Ce qu’il faut c’est la récompense de la vertu, le bonheur des amants et l’apothéose finale dans le temple de l’hyménée… Que vous en semble ?… C’est là-dessus que je désire avoir votre avis. Dois-je céder à Charpentier, ou maintenir ma première conception ?

Ma mère n’hésita pas à déclarer que Charpentier avait raison, que le véritable but d’un livre était le succès, et que cette fin lugubre ne serait pas du tout amusante.

La tante Lili, comme d’ordinaire, pouffa d’un rire contenu, en grognant on ne sait trop quoi. Zoé dit simplement :

— Fais comme tu voudras.

Ma sœur et moi, par exemple, toutes griffes dehors, nous éclatâmes en invectives, contre le bourgeois, dont l’opinion, à notre avis, n’avait aucune importance, pas plus que le succès ni la vente. Le dénouement conçu par l’auteur était le seul bon, celui qu’il fallait garder.

La délibération fut orageuse ; la question resta pendante.

Le soir, Toto venait diner avec nous. On lui expliqua le cas et on continua de discuter, à table. Il était d’avis, comme nous, qu’il fallait opter pour le dénouement aussi superbement lamentable.

C’était bien l’opinion de Théophile Gautier. Mais la crainte de faire perdre de l’argent à son éditeur, et d’endurer à n’en plus finir ses jérémiades, le troublait beaucoup. Après quelques jours passés dans l’indécision, Charpentier étant revenu à la charge, ce fut l’auteur qui céda, en adoptant de conclure son roman d’une façon heureuse.

Avec un peu de mélancolie, mon père nous fit part de sa défaite, en nous assurant que, sous sa plume, cette fin-là serait aussi bonne que l’autre, dans un autre genre. Mais il sentait bien que nous ne l’approuvions pas d’avoir cédé ainsi au bourgeois, et que nous étions tristes de le voir vaincu. Pour nous consoler, il promit d’écrire, à notre intention, le dénouement primitif, — que l’on pourrait publier un jour comme variante. — Ce projet nous séduisit fort, et nous le lui rappelions souvent. Il ne se fit pas faute de nous « parler » le dénouement qu’il devait toujours écrire. Il y introduisait même des changements, des améliorations. Yolande reparaissait ; il y avait une suprême rencontre entre elle et Sigognac : lui, pareil à un spectre ; elle, toujours belle et hautaine, avec une ombre de tristesse pourtant. Tout près de la mort, Sigognac lui avouait qu’il n’avait jamais aimé qu’elle et que c’était devant ses méprisants regards qu’il avait fui, quitté le pays pour se jeter dans une vie d’aventures ; mais, comme les étoiles que l’on voit de partout, ces yeux farouches et splendides, toujours, avaient scintillé au-dessus de lui. Yolande lui laissait entrevoir qu’il y avait eu, peut-être, un peu d’amour dans sa colère et du regret dans son mépris…

Hélas ! à travers le labeur forcé, comment trouver du loisir pour écrire des pages inutiles ? Le projet ne se réalisa pas. La promesse jamais ne fut tenue.



Théophile Gautier avait une prédilection marquée pour la société des femmes, et cela, quoi qu’on en puisse dire, sans arrière-pensée de galanterie. Cette « amitié voluptueuse », dont parle Edmond de Goncourt, il l’éprouvait pour quelques-unes, et surtout pour sa princesse : l’impériale amie si bonne, si simple, mais qui l’éblouissait un peu. Avec toutes il était, comme il disait, « chevalier français », ou « Régence ». Auprès d’elles il devenait sentimental, élégiaque, il se plaignait de la vie et échafaudait des rêves et des châteaux en Espagne. Ses préférées étaient le plus souvent d’honnêtes bourgeoises, de mœurs irréprochables, mais intelligentes, enthousiastes et aspirant à quelque chose de plus élevé que le niveau moyen de la vie.

Parmi celles à qui il resta toujours fidèle, les plus intimes étaient Alphonsine Lafitte, qu’il avait connue toute petite et qu’il tutoyait (son mari, Alexandre Lafitte, était compositeur de talent et organiste à Saint-Nicolas-des-Champs) ; Mme  Clermont-Ganneau, qui n’était pas, elle, une ancienne connaissance, mais l’avait séduit tout de suite, par son caractère et sa beauté si nobles, et aussi par son fanatisme maternel, dont il aurait bien voulu voir, plus près de lui, une faible imitation.

Mais sa favorite était, je le crois bien, Mme  Regina Lhomme. Leurs relations dataient déjà d’assez loin. Il les avait rencontrés, elle et son mari, sur un bateau à vapeur, en traversant la Manche pour aller en Angleterre, et il s’était lié avec eux.

Ils firent, de compagnie encore, une autre excursion à Londres, et, vers 1850, Théophile Gautier fut le parrain d’un de leurs fils. Peu de temps après, ils allèrent ensemble en Italie. C’est de Mme  Regina Lhomme qu’il s’agit dans ce passage d’un chapitre sur Venise :

Au dessert, pendant que nous buvions une bouteille de vin de Samos, cuit et miellé comme un vin homérique, la vieille qui nous servait vint causer avec nous gaiement et familièrement, à la façon d’une hôtesse antique ; elle offrit un bouquet, arraché à la hâte dans son jardin et noué d’un brin de jonc, à la femme de l’ami qui partageait notre repas, charmante personne à la physionomie espagnole, dont le bras rond et blanc sortait du jabot de dentelles noires qui terminait sa manche.

La vieille se récria sur la beauté et la blancheur de ce bras, qu’elle baisa à plusieurs reprises avec cette grâce familière du bas peuple de Venise, dont la courtoisie respectueuse n’a rien de servile.

Mme  Regina Lhomme était charmante, en effet. Brune, pâle, mignonne et de proportions exquises, elle avait, comme le dit mon père, l’air d’une Espagnole, s’habillait volontiers dans le style de son type, et accrochait souvent une dentelle à son peigne en manière de mantille. Je me souviens que toujours un grand éventail noir pailleté voletait devant son visage.

Théophile Gautier avait aussi beaucoup d’amitié pour Alphonse Lhomme, le mari, qu’il appelait toujours « l’être subtil et malicieux » ou « le plus malin des bourgeois ». Avec lui, c’étaient des dissertations métaphysiques à n’en plus finir.

La causerie était certainement ce que Théophile Gautier aimait le plus. Aucune distraction ne le divertissait autant. Mais c’était la causerie tout intime, à deux ou trois. Un seul ami à la fois, même, lui plaisait le mieux. Et c’était quand nous étions seules auprès de lui qu’il causait le plus volontiers avec des gamines comme nous. Il cherchait à nous apprendre la manière de bien parler, et s’amusait de l’indépendance de mes opinions. Il me poussait à discuter : j’avais l’audace de lui tenir tête et d’être très souvent d’un avis contraire au sien. Mais mes arguments n’étaient pas d’ordinaire très convaincants. Ils se bornaient, en général, à des affirmations rageuses et à des trépignements d’impatience. Alors mon père s’arrêtait et me disait, avec beaucoup de calme :

— Tu discutes très mal ton affaire. La colère et les injures ne prouvent rien. Il y a beaucoup de choses à dire, que tu ne dis pas. Si tu veux, changeons d’opinion. Je vais défendre le contraire de ce que j’ai soutenu, et tu verras comment il fallait s’y prendre.

Mais cette déclaration m’exaspérait. Puisqu’il n’était pas sincère et ne me prenait pas au sérieux, je ne voulais plus discuter du tout.

Le soir, après dîner, il s’installait dans un fauteuil en tournant le dos à la lampe et lisait un journal ; presque toujours il s’endormait dessus. Il dormait là, comme dans son lit, d’un bon sommeil réparateur, que l’on se gardait bien de troubler.

Vers les onze heures, il s’éveillait très en train, prêt à soutenir, avec une verve admirable, les plus extraordinaires paradoxes : nous lui tenions tête, de notre mieux, jusqu’à minuit ou une heure. Puis des signes de lassitude se manifestaient, malgré nous ; timidement, on parlait de s’aller coucher. Alors, son indignation éclatait ; il nous traitait de marmottes, d’aïs, de loirs…

— Puisque personne ne veut m’écouter, s’écriait-il, je louerai un Auvergnat, que je paierai quarante sous l’heure. Il m’écoutera, lui, en donnant de temps en temps quelques signes d’approbation.

Nous lui faisions observer que les Auvergnats eux-mêmes dormaient, et qu’il obtiendrait surtout des ronflements comme marques d’approbation.

— Je le paierai plus cher la nuit, et j’aurai tant d’esprit qu’il sera aussi éveillé qu’une potée de souris.

S’il aimait la causerie et même les anecdotes gaies, terminées par un trait d’esprit (il s’amusait souvent à en conter lui-même), Théophile Gautier détestait les potins, les indiscrétions et les bavardages calomnieux. Ainsi dit-il, un jour, à une jeune amie, Mlle  X… (appelée familièrement Tata), comme elle se plaignait à lui d’avoir vu mal interpréter des propos innocents qu’elle avait tenus :

— Sachez, ô Tata ! qu’il ne faut jamais dire quoi que ce soit, à qui que ce soit…

Sous l’influence d’un sentiment analogue, il improvisa ce distique à l’honneur du silence :


La parole est d’argent, mais le silence est d’or ;
La parole est un don, le silence un trésor !


Avec la chère Regina Lhomme, sa conversation était élégiaque, poétique, entremêlée de compliments et de madrigaux, mais quelquefois aussi très sérieuse : car, malgré sa douceur et son charme, l’amie avait beaucoup de fermeté dans le caractère et de gravité dans l’esprit. Elle élevait ses enfants avec méthode et les tenait sous une discipline sévère. La musique surtout était cultivée très assidûment. Alphonse, le fils aîné, jouait du violon. — Nous n’avons pas connu Théophile, dont mon père avait été parrain, et qui mourut tout enfant. — Reine, aujourd’hui Mme  Paul Hillemacher, étudiait le piano, et Henriette, sa sœur, le violoncelle, sans parler de l’harmonie, du contrepoint et du solfège. Toute la famille était de petite taille, et les fillettes paraissaient encore moins que leur âge : le violoncelle, bien réduit pourtant, avait l’air d’un mastodonte à côté de la mignonne Henriette, qui était forcée de monter sur un tabouret pour l’atteindre de son archet.

Ma sœur et moi, beaucoup moins avancées et surveillées dans nos études musicales, nous nous vengions de nos studieuses camarades, toujours occupées quand nous voulions nous divertir avec elles, en les traitant de « petits phénomènes », ce qui, je ne sais trop pourquoi, les terrifiait singulièrement.

Nous nous essayions cependant quelquefois à de la musique d’ensemble, avec Alphonse, quand sa mère l’amenait à Neuilly. Mais il faut avouer que, dans ces séances, où nous étions livrés à nous-mêmes, c’était le fou rire, le plus souvent, qui battait la mesure.

Tandis que les portes fermées étouffaient un peu notre charivari, Regina et Théophile Gautier causaient ensemble, longuement, et avec un très vif plaisir. Mais il y avait dans la maison de Neuilly un continuel va-et-vient. Des importuns, des visiteurs, rompaient le tête-à-tête des deux amis, et les empêchaient de dévider tranquillement le fil de leur conversation. Aussi mon père préférait-il encore aller voir Mme  Lhomme chez elle, où l’on était sûr d’être moins dérangé. Témoin cette lettre qu’il lui écrivit un jour :

Ma chère Regina,

J’irai demain lundi chez vous dîner si cela ne vous dérange pas dans vos projets. Je vous aurais bien invitée à la maison de Neuilly, mais on n’y peut dire un mot sans être interrompu et je voudrais bien causer un peu librement avec vous puisque vous êtes seule.

Je serai très heureux de vous trouver a casa, comme disent les Italiens. Vous avez été souffrante ; moi, je n’ai pas été bien brillant non plus, mais je vais mieux.

Bien à vous de cœur,
théophile gautier

Mme  Lhomme fut certainement une des personnes à laquelle il a le plus écrit, lui qui détestait tant écrire des lettres ! Et il variait affectueusement, dans les en-tête, ce prénom de Regina qui lui plaisait : Regina felicitatis, Regina la bien nommée, Reine de bonheur, Regina cœli

Avec Alphonsine Lafitte, qu’il avait connue toujours, sa causerie avait plus de gaieté et de laisser-aller.

Quand c’était avec Mme  Ganneau, il y avait dans le discours une nuance de respect et de retenue. Il lui faisait doucement la guerre, cependant, sur son manque absolu d’égoïsme, qui la poussait à oublier presque qu’elle était femme, et des plus belles. Il la taquinait sur son absence de coquetterie, sur ses toilettes toujours sombres et d’une simplicité monacale. Il approuvait seulement la coiffure austère, dont les belles lignes s’harmonisaient si bien avec le profil de médaille romaine. Mme  Ganneau se défendait en souriant, et son sourire avait un charme extrême, grâce à des dents petites et délicieuses, que mon père admirait sans réserve. La beauté des dents était, d’ailleurs, une des choses qui l’intéressaient le plus chez la femme. Il y attachait une importance capitale, proclamait que lorsque la nature vous a fait don de cette parure précieuse, il fallait en prendre soin et la sauvegarder comme un trésor. Aussi nous surveillait-il de très près, à ce point de vue, nous apportant les opiats et les élixirs les plus raffinés. Il se fâchait tout rouge si nous commettions devant lui la moindre imprudence où nous risquions de nous abîmer les dents.

Un jour, à table, Mme  Ganneau assise à côté de lui, cassa une noisette avec ses dents : d’un brusque mouvement, mon père, indigné, se retourna, et ne put se retenir d’envoyer un bon soufflet à la coupable.

Aujourd’hui encore Mme  Ganneau ne peut se souvenir sans attendrissement de cette affectueuse et mémorable gifle…



Ma mère persistait à vouloir nous faire apprendre le piano, à ma sœur et à moi ; mais nous ne montrions aucune ardeur à l’étude. Pour ma part, j’avais gardé de ma première instruction musicale, et des verges vinaigrées de la sœur Fulgence, un souvenir plein de rancune : j’étais bien persuadée que je n’aimais pas la musique. De vagues professeurs étaient parvenus cependant à nous en donner quelque idée. Dans les derniers temps, même, le mari d’Alphonsine, Alexandre Lafitte, s’était chargé de nous instruire. Mais, comme nous étions très peu empressées au travail, il ne s’intéressait guère à ses élèves. Il nous faisait étudier d’assez mauvaise musique : je m’acharnais particulièrement sur une Valse espagnole, d’Ascher, boléro quelconque qui « faisait de l’effet ». Nous avions l’ordre, pendant les heures d’étude, de nous exercer au déchiffrage, et l’on m’avait confié, pour cela, un cahier de polkas, valses, quadrilles et autres pages de danses vulgaires.

Un jour, tournant les feuillets, je lus ce titre : l’Invitation à la Valse, par Karl Maria de Weber. Cela ne m’apprenait rien de particulier, et je commençais à déchiffrer, nonchalamment, comme d’habitude… Mais, alors, une espèce de miracle se produisit ; il fut si brusque, si inattendu, que toutes les vieilles métaphores sont les meilleures pour l’exprimer : « les écailles me tombèrent des yeux » ; « un voile se déchira devant mon esprit » ; « la lumière resplendit soudain dans les ténèbres »… Après quelques lignes, et jouées Dieu sait comment, il me sembla que je découvrais la musique : une émotion extraordinaire s’empara de moi, une passion nouvelle m’envahit. « Catalepsie ! — Épilepsie ! » aurait dit mon père. Mais, en moi, l’épilepsie avait bien souvent du bon. Par un phénomène qui m’est resté incompréhensible, je compris ce chef-d’œuvre absolument, à travers mes fausses notes, ma mesure fantaisiste, et j’allai jusqu’au bout du morceau, malgré la difficulté extrême d’exécution. Seul ce mot de valse était cause qu’on avait relié le morceau de Weber avec les ineptes danses qui formaient le recueil ; et c’est à ce hasard, peut-être, que je dois la révélation d’un art qui eut pour moi tant d’attraits et prit une si grande place dans ma vie.

Le jour de la leçon prochaine, j’ouvris le cahier devant M. Lafitte, et je lui dis d’un ton décidé et sans réplique, en lui indiquant l’Invitation à la Valse :

— Je veux apprendre cela.

— Pourquoi ce morceau plutôt qu’un autre ? demanda le maître surpris. Il est trop difficile pour vous.

— N’importe ! Je veux l’apprendre, répondis-je, ou bien je ne toucherai plus jamais au piano.

Il y avait, sans doute, quelque chose de particulier dans mon attitude, une lueur dans mes yeux, un frémissement insolite dans ma voix, car M. Lafitte me regarda profondément et me dit, après un instant de silence :

— Est-ce que vous aimeriez la musique ?…

— Jusqu’à présent, je crois que je ne l’aimais pas, répondis-je. Maintenant, c’est changé. Je veux jouer ce morceau…

M. Lafitte, très étonné et très intéressé, ne répondit rien ; il me regarda encore, puis s’assit au piano, et joua, d’un bout à l’autre, l’Invitation à la Valse. Je fus enthousiasmée de l’entendre exécutée ainsi en perfection ; mais cependant rien de nouveau ne me fut révélé ; je l’avais comprise à première vue, et tout à fait.

— Si vraiment vous aimez la musique, dit M. Lafitte, tout est à recommencer : nous pouvons jeter au feu nos anciens cahiers, et je vous guiderai désormais parmi les chefs-d’œuvre.

— Pourquoi ne me les avez-vous pas fait connaître plus tôt ?

— Je tiens la musique pour un art sublime et sacré, dit M. Lafitte gravement. Vous y montriez si peu de goût que je trouvais inutile de vous ouvrir le sanctuaire. Jusqu’à présent, je vous donnais des leçons pour faire plaisir à votre famille. Désormais, si votre nouvelle impression est sincère et durable, je serai heureux de vous initier à la musique. Ce serait vraiment singulier que cette aversion pour la musique quelconque eût été justement chez vous une intuition.

Il n’y eut pas de leçon ce jour-là. Mais, quand il revint, M. Lafitte nous apporta une gavotte de Sébastien Bach et le Clavecin bien tempéré.

À partir de ce jour, un grand changement se produisit à la maison : la musique prit une importance excessive : « la musique allemande, la vraie, la seule», — à ce que ma sœur, facilement conquise, et moi, nous proclamions avec l’intransigeance de la jeunesse. — Cela amena un conflit : ma mère, préférait, naturellement, le style italien, tandis que nous n’avions plus pour lui que haine et mépris.

Mon père, prudemment, restait neutre ; en apparence, car, en réalité, il était de notre parti et le favorisait.

On a toujours affirmé que Théophile Gautier détestait la musique. On en a donné comme preuve irréfutable cette phrase célèbre : « La musique est le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits ». La vérité est qu’il n’est pas l’auteur de cette boutade. Il n’a fait que la citer, en ces termes, dans Caprices et Zigzags :

Un soir, j’étais à Drury-Lane. On jouait la Favorite, accommodée au goût britannique et traduite dans la langue de l’île, ce qui produisait un vacarme difficile à qualifier et justifiait parfaitement le mot d’un géomètre qui n’était pas mélomane assurément : « La musique est le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits. » Aussi, j’écoutais peu, et j’avais le dos tourné au théâtre…

Théophile Gautier ne dit pas quel était ce géomètre (et il serait curieux de le rechercher), mais cette omission, en tout cas, ne prouve rien.

Ce qui est certain, c’est que les compositeurs aimaient le poète et le sollicitaient souvent de collaborer avec eux. Ernest Reyer est celui qui savait le mieux s’y prendre pour obtenir ce qu’il voulait. D’autres, très illustres, eurent moins de bonheur :

Meyerbeer, par exemple, alors à l’apogée de sa gloire.

La partition de Struensée se trouvait parmi les volumes, de musique assez frivole, qui composaient la bibliothèque de ma mère. La présence de cette œuvre, que nous considérions comme la meilleure du maître, nous étonnait beaucoup. Cependant Meyerbeer avait offert à ma mère, avec de belles dédicaces, ses principaux opéras ; mais, dans Struensée, il n’y avait pas de chant, et cette œuvre, éditée en Allemagne, personne ne la connaissait alors à Paris. C’était à mon père que Meyerbeer l’avait donnée, car il fut longtemps question, entre eux, d’une collaboration. Il s’agissait de vers déclamés sur la musique et expliquant le drame, dont l’auteur était Michel Beer, frère du maître. Meyerbeer s’engageait à fournir les éclaircissements nécessaires, et il écrivit à mon père cette curieuse lettre[2] :

Monsieur,

M. Brandus est venu deux fois pour avoir l’honneur de vous rencontrer. Il voulait vous amener un pianiste prêt à vous jouer les morceaux mélodramiques pour savoir sous quelles mesures de la musique il faut placer les paroles déclamées.

J’ai eu également l’honneur de passer deux fois chez vous pour vous prier de vouloir bien me donner (ainsi que nous en étions convenus), la partition de piano de Struensée, afin de vous indiquer le sens des paroles allemandes qui doivent être déclamées sous la musique ; votre concierge me dit que vous habitez la campagne, et que je ne puis pas espérer de vous trouver à Paris. Comme je ne possède pas un autre exemplaire de la partition de piano de Struensée, j’ose donc vous prier d’avoir l’extrême bonté de m’envoyer le vôtre ; j’y ferai ce travail en vingt-quatre heures et je vous renverrai la partition, pour que vous puissiez continuer votre travail poétique.

Veuillez agréer, monsieur, l’expression de mes sentiments les plus distingués de votre très dévoué.

MEYERBEER.

Samedi. — Écrit dans la loge de votre concierge.

Un traité avait été signé, quelque temps avant, avec l’éditeur Brandus. Cependant l’œuvre ne fut pas réalisée. Théophile Gautier écrivit seulement le prologue en vers, qui est publié dans son Théâtre, sous ce titre : Prologue de Struensée ; je crois qu’il n’a jamais été récité dans les concerts, où la partition fut exécutée sans le drame de Michel Beer.

Vers la même époque, Théophile Gautier avait composé pour Meyerbeer un oratorio intitulé Josué. Mais le musicien égara le manuscrit et en fut très désolé. Il redemanda avec insistance à mon père une nouvelle copie ; mais, comme celui-ci n’en avait pas, sauf quelques vers qui semblent faire partie de cette œuvre, le poème fut définitivement perdu.

La première fois que je vis Meyerbeer, ce fut dans son escalier, qu’il descendait, tandis que nous le montions avec ma mère, qui nous présenta à lui. Nous étions encore très jeunes, ma sœur et moi, mais grandes pour notre âge, et il s’écria avec surprise :

— Pas plus petites que ça ?…

Meyerbeer aimait beaucoup le contralto vibrant et velouté de ma mère ; il composa pour elle, et lui dédia, une romance dramatique, mêlée de récitation, sur des paroles de Méry, la Fiancée du vieux Château, — le château de Bade, — et c’est à Bade que ma mère chanta la mélodie encore inédite.

La dernière fois que je vis le maître, il m’apparut dans une situation assez bizarre : debout, sur un banc de bois, au milieu du Champ-de-Mars, où avait lieu l’ascension du ballon de Nadar : le Géant.

Meyerbeer, qui était de petite taille, ne voyait rien, sans doute, perdu dans la foule, et s’était hissé sur ce banc, apporté là par un industriel de circonstance. Serré dans un petit paletot marron, le nez chargé de lorgnons superposés, tenant des deux mains son parapluie, il regardait en l’air l’énorme ballon, et paraissait complètement absorbé par le spectacle et enchanté. Il avait vraiment, dans cette posture, une silhouette inoubliable, et nous le contemplâmes longtemps, d’en bas, sans rien dire. Mais sa position n’était pas sans danger : toujours sans nous faire connaître, nous nous assîmes chacune à un bout du banc, afin de le caler et de l’empêcher de faire la bascule.

Rossini, lui aussi, voulut collaborer avec Théophile Gautier. Le fameux chanteur Paolo Barroilhet s’était chargé de la négociation. Il s’agissait d’une « chanson militaire » que Théophile Gautier devait refaire en y ajoutant un couplet. Les paroles, sur lesquelles le compositeur avait déjà écrit la musique, étaient stupides au delà de toute expression :


REFRAIN


À la Patrie
Brave Français
Donne sa vie,
Et sans regret.
Vive tendresse
Brûle en son cœur
Pour sa maîtresse
Et son Emp’reur !


1er  COUPLET


Vite il s’apprête ;
Rien ne l’arrête.
Si la trompette
Vient à sonner,
Il prend les armes,
Court aux alarmes :
Son plein de charme
Va l’entraîner…

À la Patrie…, etc.


Rossini désirait qu’avant le retour du refrain il y eût quelques vers de « tendresse militaire », afin qu’il pût y adapter une phrase sentimentale et douce, mezza voce.

Théophile Gautier ne savait pas trop ce que pouvait être la « tendresse militaire » ; le sujet, le rythme de ce morceau ne l’inspiraient guère ; il eût voulu au moins ne pas signer, mais on tenait beaucoup à sa signature. Barroilhet écrivait : « Il s’agit d’accoupler heureusement le nom du grand Théo au grand nom de Rossini. » Théophile Gautier, qui n’osait pas refuser franchement, traînait l’affaire en longueur ; mais on revenait souvent à la charge, en l’accablant de reproches.

Un jour, au moment de sortir, mon père nous dit qu’il allait à Passy voir le maëstro. Théodore de Banville était venu, ce jour-là, à Neuilly ; il s’en allait aussi, et nous les reconduisions jusqu’à la porte.

Tout à coup, je dis à mon père :

— Tu sais, si tu vas voir Rossini, je ne te parlerai pas pendant un mois.

Banville, très surpris, demanda l’explication de cette bizarre menace.

— Les gluckistes et les piccinistes ! répondit le père en riant. Ces demoiselles sont devenues, depuis quelque temps, des musiciennes intransigeantes et du parti le plus classique. Elles jouent les fugues de Bach (il disait cela avec un certain orgueil) et n’admettent plus que Beethoven, Weber, Mozart et autres illustres Allemands. Le grand chef du parti opposé leur est, naturellement, en horreur…

Et il ajouta, pour moi :

— Prends garde : Catalepsie ! — Épilepsie !… Mais je veux bien condescendre à t’expliquer que, si je vais voir Rossini, c’est pour tâcher de me dépêtrer poliment de cette « chanson militaire », qui est pour moi comme serait pour un chien une casserole attachée à la queue.

— En ce cas, je te pardonne et je t’approuve ! lui dis-je avec gravité.



Une « International Exhibition » s’ouvrait à Londres. Dalloz pria Théophile Gautier d’en faire le compte rendu dans le Moniteur universel, journal officiel de l’Empire français.

Les conditions étaient bonnes ; et mon père, toujours enchanté de voyager, accepta avec plaisir. À notre grande joie, il nous annonça que nous serions du voyage.

Nous n’avions jamais encore traversé la mer et nous étions très émues à l’idée d’aller en Angleterre. Nous aurions bien voulu voir une tempête. Cependant l’appréhension du mal de mer, qu’on nous dépeignait si affreux, nous tourmentait et nous faisait préférer une traversée moins pittoresque, mais tranquille. Toutes sortes de palliatifs nous furent recommandés par nos amis. Notre cher camarade Nono, que nous considérions comme un oracle, incapable de se tromper, nous affirma très sérieusement qu’un petit carré de papier posé sur l’estomac était ce qu’il y avait de mieux. Il expliquait que le frottement du papier contre la peau occasionnait une diversion qui préservait du mal de mer.

Le directeur du Moniteur, Dalloz, partait aussi pour Londres, et il emmena mon père, qui devait assister avec lui à des inaugurations et à des cérémonies officielles. Il était convenu que nous le suivrions quelques jours après avec ma mère, et Henriette, une nouvelle femme de chambre, car depuis quelque temps Marianne, la bonne qui nous avait élevées, était promue à la dignité de cuisinière.

Nous devions entrer à Londres par la Tamise, après nous être embarquées à Boulogne. C’était au mois de mai : le temps était beau, et pourtant la mer moutonnait un peu ; en dépit du préservatif recommandé par Nono, je dus subir le mal de mer, auquel ma sœur échappa. À l’aube, j’étais affalée dans ma cabine, affreusement malade et me récitant tout bas, avec une rapidité fiévreuse et sans pouvoir m’en empêcher, des vers de la Légende des Siècles, lorsque Estelle, très vaillante, et qui avait, paraît-il, le pied marin, vint me chercher, sous prétexte que l’apparition du soleil sur la mer était un spectacle admirable. Elle me traîna presque de force jusqu’au pont ; je ne pus atteindre que le haut de l’escalier, où je me laissai tomber au bord des marches de cuivre. La splendeur de l’aurore, avec ses roses et ses émeraudes, me laissa indifférente et ne me guérit pas. Un marin apitoyé m’aida à gagner un banc, puis il m’apporta un oreiller de crin et du thé.

Cependant, aussitôt que le bateau entra dans les eaux de la Tamise, le mal disparut, et je pus faire honneur au déjeuner, servi sur le pont, et composé d’œufs au jambon, comme les Anglais seuls savent les préparer, de roastbeef et d’excellent pale ale.

Mon père nous attendait à Londres, au débarcadère, et il nous conduisit à l’Hôtel de France, Leicester Square, où un appartement était retenu pour nous. Le soir même, des personnes vinrent nous rendre visite ; entre autre autres, Jules Gérard, le tueur de lions, et un M. S… qui s’offrait à nous servir de cicerone et d’interprète dans la capitale de l’Angleterre, qu’il habitait et qu’il connaissait à merveille. En dépit de ses bonnes intentions, je pris tout de suite ce monsieur en grippe, à cause de la fatigue qu’il nous imposa, en nous tenant éveillées jusqu’à plus de onze heures, le soir même d’un voyage aussi pénible. Il causait abondamment, donnant à mon père toutes sortes de renseignements qui n’en finissaient pas et feignant, à ce que nous croyions, de ne pas voir nos signes évidents de lassitude et d’impatience.

Nous étions très bien installés dans cet hôtel, mais, par ce temps d’exposition, le prix était exorbitant. Ce fut ce M. S… qui nous conseilla, très sagement, de quitter l’hôtel pour un appartement meublé. Ce fut lui encore qui découvrit, à Penton Square, la maison qui convenait. Mais, après le confort de l’hôtel et l’animation amusante de la place, ce nouveau logis nous parut triste et mesquin. Ce square, au bout d’une petite rue, formait comme une grande cour carrée très solitaire. La maison était juste en face de la rue qui débouchait dans Piccadilly et nous permettait seulement d’apercevoir, un peu et de loin, le mouvement de la ville.

Nous avions, au premier, un salon, qui servait de salle à manger, entre deux chambres où s’établirent mon père et ma mère. Ma sœur et moi, avec la femme de chambre, nous fûmes logées au second étage, dans un appartement qui donnait sur des cours et des toits très noirs. La propriétaire de cette maison se chargea de notre nourriture, mais elle fut très chiche, et nous avions l’impression de mourir un peu de faim. Aussi, il fut vite résolu que nous ajouterions un repas au maigre ordinaire de la maison : un souper, que nous allions, en bande, acheter dans les petites rues commerçantes, très éclairées par des torches de gaz et dont l’aspect nouveau et pittoresque nous intéressait beaucoup.

Nous revenions les bras chargés de gargantuesques victuailles : homard et saumon marinés, jambon d’York, langues de mouton, bœuf fumé, stilton, chester, tarte à la rhubarbe, plumcake, Dundee marmelade, stout, pale ale, porto.

Henriette avait dressé le couvert et allumé des lampes. Nous nous installions et nous faisions longuement honneur au repas. Jules Gérard était quelquefois des nôtres, et M. S… presque toujours. Mon père, très en train et très gai, évoquait le souvenir du radeau de la Méduse, se comparait à Ugolin réduit, si l’heure du souper avait tardé, à dévorer ses enfants. Pour moi, qui n’avais pas la tête forte, cette bière capiteuse me grisait immédiatement. Je divaguais un peu ; puis je m’endormais d’un sommeil si profond qu’on était obligé de m’emporter dans mon lit.

Londres nous amusait beaucoup. Nous parcourions la ville en badauds, marchant lentement, le nez en l’air, ce qui paraissait surprendre extrêmement les Anglais, toujours si pressés et qui ne se faisaient pas faute de nous bousculer : ils avaient une façon de se faire place à coups de coudes, — des coudes pointus et durs, — qui m’exaspérait. Comme je m’en plaignais une fois à un aquarelliste de grand talent, ami de mon père, nommé Wyld, il me dit que la coutume en Angleterre était de rendre les coups, pour avertir le passant qu’il vous avait heurté, ce qu’il feignait d’ignorer jusque-là. Ces représailles n’étaient pas très aisées, car les coupables marchaient si vite qu’ils étaient tout de suite hors de vue. Cependant, sans être bien sûre que M. Wyld ne s’était pas moqué de moi, je tenais à exercer ma vengeance, et souvent on me voyait me mettre à courir à la poursuite d’un monsieur à qui j’allongeais un grand coup de poing dans le dos. Je n’étais pas très rassurée, la première fois que j’accomplis cette prouesse. Mais l’anglais, comme on me l’avait annoncé, se retourna et me dit poliment :

I beg your pardon.

Et je fus convaincue que le procédé était bon.

Nous étions très intéressés par les industries de la rue. La mendicité est interdite à Londres ; mais la rue appartient à tout le monde (pas le trottoir). Aussi les mendiants sont-ils censés faire un métier : de petits garçons se précipitent sur vous, mais sans quitter la chaussée, et, de force, vous cirent vos souliers ; ou bien ils balayent avec frénésie votre chemin, vous empêchant de marcher. Les compagnies de faux nègres, vêtus de coutil rose et blanc et exécutant de bizarres musiques, qui déambulent par la ville, suivies d’un public sympathique, nous semblaient surtout très originales.

Une fois, à Penton Square, pendant le déjeuner, nous entendîmes une aubade exécutée sous nos fenêtres d’une façon vraiment assez remarquable. Il y avait un violon, un alto et une voix de femme. Je fus chargée de jeter des pence par la fenêtre ; mais, en apercevant les musiciens, je poussai un cri de surprise :

— La famille Lhomme !

Tout le monde se leva et vint près de moi. Il n’y avait pas à s’y tromper. M. et Mme  Lhomme et leur fils Alphonse, notre camarade, venus à Londres, sans doute pour l’Exposition, s’étaient déguisés, dans l’idée de nous faire une farce. Nous étions très contents de les voir et bien amusés de leur invention.

— Le bel ensemble de votre musique vous a trahis ! leur criait mon père du haut de la fenêtre. Assez, maintenant ! Venez déjeuner avec nous.

Mais, imperturbables, ils persistaient à tenir leur rôle, à racler les violons et à chanter.

Nous eûmes vite fait de dégringoler l’escalier pour aller les chercher. Mais alors nous nous arrêtâmes, stupéfaits : malgré cette triple et extraordinaire ressemblance, ces musiciens étaient bien des personnages anglais, et pas du tout la famille Lhomme !…

La société de Londres faisait grand accueil à mon père. Beaucoup d’artistes venaient le visiter. Nous vîmes une fois Thackeray, colossal et superbe. Nous avions lu la Foire aux vanités, ce qui le flatta beaucoup. Il fut très aimable pour ma sœur et pour moi ; je me souviens qu’il admira notre coiffure, et nous demanda des détails afin de pouvoir apprendre à ses filles la façon d’arranger leurs cheveux de même.

Dans cette maison meublée, de Penton Square, il y avait, au second étage, d’autres locataires que nous, entre autres un horse-guard tout habillé de rouge, si étonnamment maigre et long, que nous ne pouvions nous retenir de le regarder, peut-être avec trop d’insistance : il était plus timide qu’une jeune fille, et notre effronterie lui causait une peur folle, tellement que s’il lui arrivait d’ouvrir sa porte au moment où nous ouvrions la nôtre, il se rejetait en arrière, la refermait brusquement et n’osait plus sortir de longtemps.

Un matin, à notre grande terreur, tandis que nous nous habillions, deux ramoneurs, noirs comme le diable, en chapeau haut de forme, entrèrent dans notre chambre par la fenêtre qui s’ouvrait sur des toits en terrasse !… Nos cris, nos réclamations indignées, dans une langue qu’ils ne comprenaient pas, les laissèrent parfaitement impassibles. Ils farfouillèrent dans la cheminée, sans se presser le moins du monde, puis s’en allèrent bar le même chemin.

Le sans-gêne des anglais est d’ailleurs ce qui me frappa le plus à Londres.

J’ai gardé peu de souvenirs de l’Exposition universelle, mais je n’ai jamais oublié une aventure qui m’arriva au cours d’une de mes visites dans ses galeries, à la section des beaux-arts : accoudée à la balustrade, séparant du public la muraille où sont pendus les tableaux, j’étais en contemplation devant un Gainsborough… Tout à coup, un visiteur, qui trouvait sans doute que j’avais assez vu, m’enleva par les coudes et me posa plus loin ; puis il s’accouda à ma place. Fidèle à mon principe, après le premier moment de surprise, je me mis à taper sur ce monsieur, à le tirer, avec des saccades, par les basques de sa redingote ; mais il tourna vers moi une bonne face réjouie, se cramponna à la barre de fer et ne démarra pas.

Un jour, je fis dans la ville une rencontre qui me laissa une impression ineffaçable. Nous nous promenions, ma mère, ma sœur et moi, dans un passage (je ne saurais dire lequel) quand nous vîmes, en face de nous, deux personnages très étranges, suivis par une foule de curieux. C’étaient deux Japonais, dans leur costume national. Ils feignaient de ne pas voir tout ce cortège de badauds, qui les obsédaient cependant, car ils entrèrent, pour y échapper, dans une boutique élégante où l’on vendait toutes sortes d’objets de toilette en ivoire et en écaille. Nous ne pûmes y tenir : nous entrâmes aussi dans la boutique, tandis que la foule se massait derrière les vitres.

J’étais fascinée… Ce fut là ma première rencontre avec l’Extrême-Orient ; et, par lui, dès cet instant, j’étais conquise.

L’un de ces Japonais paraissait grand, dans les longs plis souples de sa robe de soie. Sa figure pâle, au nez fin et busqué, du type (je l’ai su depuis) le plus aristocratique, avait une expression particulière, mélange de dignité, de grâce mélancolique, de douceur et de dédain. Il était coiffé d’un chapeau, en forme de bouclier, retenu par des bourrelets de soie blanche qui lui passaient sur les joues. Hors de la ceinture, en brocart tissé d’or, qui lui serrait la taille, se croisaient, haut sur sa poitrine, les poignées délicatement ciselées de deux sabres. À côté dépassait un éventail qu’il prenait fréquemment et ouvrait d’un seul geste.

Le teint de l’autre Japonais était couleur d’or foncé, et quelques marques de petite vérole lui donnaient l’aspect d’un bronze ancien un peu meurtri par le temps. Il portait aussi deux sabres, aux riches poignées, dans sa ceinture de velours.

Leurs sandales, qui tenaient à peine sur leurs chaussettes de toile blanche articulées au pouce, leur donnaient une démarche molle et nonchalante.

Ces deux inconnus nous examinaient avec beaucoup de curiosité. Ils savaient quelques mots de français et d’anglais et nous essayâmes de causer. Débarqués en Angleterre depuis quelques jours à peine, ils faisaient leurs premiers pas dans cette Europe qu’ils ne connaissaient pas du tout. On eût dit qu’autour d’eux, sans que rien s’en fût encore dispersé, flottait le parfum et comme l’atmosphère de leur fabuleux pays.

Quelle rencontre fatidique pour moi, quelle vision inoubliable ! Tout un monde inouï m’apparaissait, et une sorte d’intuition (que j’avais toujours en face des choses qui allaient me passionner) me fit l’entrevoir dans son ensemble et me révéla ses beautés spéciales.

Quand, plus tard, j’ai essayé de faire revivre le Japon féodal, dans un roman intitulé : la Sœur du Soleil, c’est toujours l’image saisissante de cet inconnu, aux allures si nobles, qui me servait de modèle pour peindre un de mes personnages, le prince de Nagato.

Qui sait si ces deux samouraïs n’étaient pas ces deux jeunes officiers, d’un prince de Nagato justement, qui, à cette époque, où le Japon était encore très fermé aux étrangers, firent, sur l’ordre de leur seigneur, un voyage d’études à travers la civilisation de l’Occident inconnu ?… Qui sait si ce n’étaient pas là, Ito Shunshé et Inouyé Bunda, qui jouèrent, depuis, et jouent encore, un rôle si éminent dans la politique de leur pays ?…

Au moment même où nous essayions, dans ce magasin, d’échanger quelques mots avec eux, tandis qu’ils maniaient de leurs doigts minces des babioles d’ivoire et d’écaille, un soulèvement terrible — dont la nouvelle n’était pas encore parvenue en Europe — ensanglantait le Japon. J’ai donné, dans mes Princesses d’Amour, une esquisse de cette guerre civile, de cette étrange révolution, unique dans la chronique du monde, qui fit éclore, de la façon la plus imprévue, le Japon nouveau.

C’est en étudiant l’histoire de cette guerre que j’ai cru retrouver la trace de ces deux jeunes hommes, dont je me souvenais si bien. Quand, après deux années de voyage, ils revinrent au Japon, enthousiasmés par ce qu’ils avaient vu, ils se heurtèrent à la bataille, qui durait toujours, au cri de : « Mort aux étrangers ! »



De tous les points du monde, des êtres venaient à Théophile Gautier, pour lui demander aide et protection. Il ne se défendait pas du tout, écoutait toutes les doléances ; et l’on peut dire que l’on entrait chez nous comme dans un moulin. Ses conseils, son influence, l’appui de sa plume, c’était tout ce qu’il avait à donner ; mais il donnait royalement.

Parmi tous ces solliciteurs inconnus, qui venaient sans être présentés et sans recommandation, j’ai gardé le souvenir d’une certaine madame Key Blunt qui fut particulièrement tenace et nous tourmenta longtemps. Elle arrivait d’Amérique et avait été la femme, à ce qu’elle disait, d’un président des États-Unis, mort récemment. Il l’avait laissée avec des enfants et sans ressources : mais elle avait l’amour et, à ce qu’elle croyait, le don du théâtre, qui l’aiderait, pensait-elle, à relever sa fortune. C’était une femme assez jolie, de taille moyenne, et toujours endeuillée de voiles de crêpe : « Mon mari est toujours mort », répondait-elle à ceux qui lui faisaient observer que le temps du deuil était passé.

Mon père s’était laissé toucher par cette infortune exotique. Cependant il combattit autant qu’il le put le singulier projet de la belle veuve : elle voulait jouer, à Paris, et en anglais, un grand drame de Shakespeare. Pour consacrer son talent, et lui donner de l’éclat en Amérique, il fallait qu’elle eût été entendue à Paris. Jouer, en anglais, devant des Parisiens, quelle folie !… Mais elle ne voulait pas en démordre.

Mon père finit par renoncer à la convaincre ; et, devant son insistance, jugeant aussi que c’était le seul moyen de se débarrasser d’elle, il songea à faire aboutir le projet, en le réduisant le plus possible.

Taillade, que Théophile Gautier soutenait beaucoup et admirait infiniment, consentit, sur sa demande, à entrer dans la combinaison. Il s’agissait de jouer, en anglais, un acte de Macbeth, celui du meurtre de Duncan. Taillade ne savait pas l’anglais, ou à peine ; mais cela ne démontait nullement madame Key Blunt, qui se chargeait de seriner à l’artiste français la bonne prononciation.

Le Vaudeville prêta complaisamment sa salle, et, après d’innombrables et laborieuses répétitions, la représentation eut lieu. Mais il se trouva — ce que l’on soupçonnait déjà — que madame Key Blunt avait fort peu de talent et que Taillade en avait beaucoup, même en anglais. Il sut se faire comprendre du public parisien, fortement ahuri par ces mots inconnus, et il emporta tout le succès.

Mon père, dans son compte rendu, essaya d’en laisser une part à l’artiste américaine ; mais on le devine plus sincère quand il parle de Taillade :

Par un prodige de volonté, par une idolâtrie passionnée pour Shakespeare, il est arrivé à dire le texte, même avec un très bon accent, et à produire, dans cet idiome presque étranger pour lui, tous les effets qu’il obtenait à l’Odéon dans l’excellente traduction de Jules Lacroix. Chose étrange : loin d’être gêné en grandeur, en puissance, en énergie, son jeu avait quelque chose de direct, de natif, d’original. On ne sentait plus rien entre lui et le poète. Les idées jaillissaient avec leurs mots, leurs sons, leurs couleurs ; et d’une représentation qui pour la plupart des spectateurs n’était guère qu’une pantomime, le sens profond, caché, mystérieux de l’œuvre colossale se dégageait avec plus de clarté que dans tous les commentaires.

Taillade, en effet, était superbe. Il avait, entre autres, quand il sortait à reculons de la chambre du crime, un sursaut de peur en heurtant par hasard, un fauteuil, qui donnait le frisson à toute la salle.

Mais je crois bien que madame Key Blunt n’a jamais pardonné à mon père le succès de son partenaire Taillade.

IV


Le 31 août était l’anniversaire de la naissance de Théophile Gautier ; et, pour fêter ce jour, nous organisions chaque année, en grand mystère, quelque réjouissance : récitation de compliments, naïves pantomimes, feux d’artifice et flammes de Bengale, qui donnaient au jardin une féerique et fugitive splendeur. Une fois, cependant, vers les approches de sa fête, le père nous déclara, qu’à ce propos, il avait une idée extrêmement ingénieuse, dont il voulait nous faire part. Les prétendues surprises, qui ne le surprenaient guère, les répétitions, faites en cachette, qu’il avait l’air de ne pas soupçonner, et pendant lesquelles on le laissait tout seul, n’étaient pas très gaies pour lui. Il savait bien que les préliminaires d’une fête en sont le plus souvent la partie la plus divertissante. Il n’était pas juste que lui, le fêté justement, en fût exclu. Il proposait donc d’organiser avec nous les réjouissances et même d’y prendre une part active.

— Je me fêterai moi-même, dit-il. Que penseriez-vous d’une pièce, dont je suis l’auteur, et dans laquelle je jouerais ?…

Comme on le pense bien, cette motion fut accueillie avec enthousiasme.

Il fut donc décidé que nous représenterions Pierrot posthume, puis — les débutants ne doutant de rien, — dans la même soirée, le Tricorne enchanté.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Pierrot posthume fut tout de suite mis à l’étude, et l’on distribua les rôles ainsi :

Le Docteur. . . THEOPHILE GAUTIER.
Pierrot . . . . . .THÉOPHILE GAUTIER FILS.
Arlequin. . . . . ESTELLE.
Colombine . . . JUDITH.

Bientôt les répétitions commencèrent.

Mon père y apportait un entrain extrême et beaucoup d’application. Seulement, tout d’abord, son jeu fantaisiste et primesautier se plaisait mal à la discipline, et il mettait parfois ses partenaires dans un grand embarras : quand un hémistiche ou un vers lui manquait, il en improvisait un autre, et notre réplique, naturellement, ne rimait plus. Cela nous fâchait beaucoup ; mais il nous répondait que nous n’avions qu’à faire comme lui, en improvisant des rimes nouvelles : proposition qui soulevait un tollé général.

On s’occupa, presque en même temps, de la mise en scène de l’autre pièce, qui comportait un plus grand nombre d’acteurs.

Mon père prit le rôle de Géronte ; mon frère, celui de Frontin ; ma mère, celui de Valère. On chargea Rodolfo de jouer l’ivrogne Champagne. Le rôle d’Inès fut distribué à ma sœur, et celui de Marinette à moi.

Mlle  Favart, qui habitait à Neuilly, voulut bien venir nous donner quelques conseils ; elle assista à plusieurs répétitions et dirigea la mise en scène.

Puvis de Chavannes avait demandé la faveur de peindre les décors. Pour qu’il pût les exécuter sur place, et dans la mesure voulue, on convoqua Belloir, qui édifia tout de suite le théâtre. Cela fut aussi plus commode pour nous. Puvis travaillait sur place, et nous répétions en scène.

Cette construction légère, couverte de coutil blanc et rouge, s’étendait sur la terrasse et en tenait toute la largeur entre la maison et le parapet. L’escalier du jardin était masqué, et il fallait, pour l’atteindre, traverser « la salle ». La scène communiquait par la porte vitrée, avec la salle à manger, qui nous servait de loge.

On n’était plus occupé à la maison que de la représentation. Les bonnes, submergées dans les plis blancs, cousaient des mètres de calicot pour les décors, tandis que des menuisiers clouaient des châssis. Avec ma mère, nous courions Paris, en quête d’étoffes pour les costumes. Nous prenions leurs modèles dans un ouvrage de Maurice Sand sur la comédie italienne, publié récemment et intitulé : Masques et Bouffons.

Rodolfo était régisseur ; il avait l’œil à tout. Un lit était dressé pour lui dans l’atelier, afin qu’il ne quittât plus Neuilly, que pour le service du théâtre : courses et commissions urgentes.

Mon père ne s’était pas trompé, ces répétitions et ces préparatifs emplissaient la maison d’une animation et d’une gaieté extrêmes. Notre frère Toto arrivait chaque matin avec Puvis de Chavannes. Ce grand artiste, si modeste, était dévoré d’inquiétude : il ne se croyait pas à la hauteur de sa tâche. Il nous fallait le rassurer, l’encourager. On le raillait même affectueusement, lui, le peintre déjà glorieux qui avait exposé la Paix et la Guerre, le Travail et le Repos, d’attaquer avec tant d’effroi le barbouillage de ses décors. Le bon Puvis riait et se mettait à l’ouvrage.

Il peignit, d’abord, une rue du vieux Paris, s’élargissant en carrefour, pour laquelle Pierrot, dans son monologue, donne quelques indications pittoresques, qui étaient suivies scrupuleusement :


Le cabaret encor rit et jase à son angle…


On voyait, au-dessus d’un rideau rouge qui flottait au vent, l’enseigne découpée représentant un pot d’étain.

De l’autre côté, le rôtisseur : À Saint-Laurent, montrait de belles flammes pétillantes, qui cuisaient des volailles, derrière un étalage de pâtés et de quartiers de viande. L’image du saint donnait l’occasion à Puvis de peindre un homme admirable, cuisant sur le gril.

Le décor de la seconde pièce n’était pas très différent du premier, puisqu’il devait représenter une place publique, devant la maison de Géronte.

On aurait pu, à la rigueur, jouer les pièces dans le même décor. Mais Puvis tenait à en faire deux, et il se tourmentait encore en cherchant la façon de les varier. Il imagina, pour le Tricorne, de choisir quelque ville du Midi, claire et colorée, qui contrasterait heureusement avec le bistre de la vieille rue moyenâgeuse de Pierrot posthume. Au milieu de la scène, il plaça une fontaine de marbre, avec un jet d’eau, et, tout auprès, éclaboussé de gouttelettes, un laurier-rose en fleur. La première coulisse, à droite du spectateur, une boutique de marchande de fruits, fut le motif d’une remarquable nature morte, à laquelle Puvis s’appliqua tout spécialement. Sous l’auvent bariolé, des tranches de pastèques montraient leur pulpe rose semée de pépins noirs, à côté de pyramides d’oranges, de paniers de pêches et de grappes de raisins bleus ou dorés. C’était parfait… La maison de Géronte, avec un balcon praticable, s’élevait à gauche.

Les costumes nous donnaient beaucoup à faire. Celui de mon père, dans Pierrot posthume, reproduisait exactement l’image représentant « le Docteur » dans Masques et Bouffons. C’était une houppelande de soie noire sur un maillot et un gilet rouges ; pour coiffure, un bonnet noir à pattes. Toto, long et svelte, s’accommodait on ne peut mieux du classique accoutrement de Pierrot ; mais l’habit de Frontin, a rayures groseille et blanches, de la seconde pièce, l’avantageait encore plus. Rodolfo avait découvert, au Temple, une livrée admirable, trop grande pour lui, qui venait de la valetaille d’un archevêque. Estelle, qui devait enfouir sa jolie figure sous le masque d’Arlequin, prenait sa revanche dans le Tricorne : la toilette d’Inès lui allait à ravir, avec la berthe de dentelle, l’éventail pailleté et surtout la jupe traînante, qui la faisait tout à fait une grande demoiselle. Pour moi, il me semble bien que le corselet de velours vert et la double jupe, en soie rayée, de Colombine m’allait mieux que le tablier de Marinette. Le costume de Valère était le plus brillant : on avait taillé, dans de la toile d’or moirée, le haut-de-chausse, et la veste qui s’ouvrait sur un jabot de dentelle. Le travesti allait très bien à ma mère, qui prenait un air crâne sous la grande perruque blonde et le chapeau à plumes. Mais, malgré le peu de longueur du rôle, elle était loin d’être sûre d’elle. Son accent italien, la difficulté qu’elle avait à retenir et à bien scander le vers français, lui rendaient sa tâche assez ardue. Mon père, pour lui fournir l’occasion de briller un peu et de faire entendre sa belle voix, ajouta une sérénade à la première scène de Valère, et il refit quelques vers, pour le raccord. L’amoureux s’avançait donc, une guitare à la main et chantait, sous le balcon d’Inès, la sérénade de Schubert, qu’un harpiste accompagnait dans la coulisse.

Plus de deux cents invitations furent lancées, adressées, comme on le pense bien, non seulement aux amis de la maison, mais encore à l’élite des lettres et des arts.

Les cartes d’invitation étaient ainsi rédigées :

MNeuilly, 14 août 1863.

Vous êtes prié d’assister à la représentation qui sera donnée à Neuilly, le lundi 31 août 1863, à 8 heures et demie, jour anniversaire de la naissance de M. Théophile Gautier.

R. S. V. P.32, rue de Longchamp.

Suivait le programme de la soirée avec la distribution des rôles.

Le grand jour se leva enfin. Il ne nous sembla pas long, tant nous étions absorbées par les derniers préparatifs.

Le soir vint. On illumina la cour par laquelle le public devait entrer ; on alluma le lustre dans la salle, et, sur la scène, la rampe et les portants.

Rodolfo, qui ne jouait pas dans la première pièce, tint les fonctions de majordome, en habit noir et en cravate blanche. Il avait encore sa barbe blonde et ne la rasa, pour faire plus d’effet, qu’au moment de se costumer. Il reçut les invités et les plaça.

La rue de Longchamp n’avait jamais vu semblable animation, pareil encombrement de voitures. Les portières claquaient ; les femmes, encapuchonnées de dentelles, entraient, par la petite porte de la cour, et se hâtaient vers la tente de coutil rouge et blanc, pour avoir de bonnes places.

Les acteurs, très agités, se disputaient les petits jours ménagés dans le rideau et regardaient la salle s’emplir. Cette assemblée valait certes la peine d’être vue :


Elle était illustre et choisie,


comme le dit Théodore de Banville, dans le feuilleton en vers qu’il improvisa, la nuit même de la fête.


Tant de beaux yeux couleur des soirs
Ou de l’or pur ou de pervenches
Faisaient passer les habits noirs
Masqués par des épaules blanches.


Ces habits noirs n’étaient cependant pas à dédaigner, car ils serraient presque tous des torses illustres :


La littérature y comptait,
— La vieille aussi bien que la neuve, —
Si bien que Dumas fils était
Assis auprès de Sainte-Beuve.

Nous voyions entrer successivement Flaubert, Paul de Saint-Victor, Gustave Claudin, Baudelaire, les Goncourt, Vacquerie, Meurice, Champfleury, Arsène Houssaye, Ernest Feydeau, Mario Uchard, Xavier Aubryet, Adolphe Gaiffe, et aussi beaucoup de peintres, entre autres Cabanel, Baudry, Hébert, Français ; puis Gustave Doré, Arthur Kratz, Charles Garnier, Georges Charpentier, tant d’autres encore !…

On frappa enfin les trois coups et le rideau se leva :


Les décors malins et vermeils
Étaient de Puvis de Chavannes.
Pour en rencontrer de pareils
On irait bien plus loin que Vannes,


Le bon Puvis fut saisi d’une telle émotion au moment où ses décors se dévoilaient devant cette assemblée extraordinaire, qu’il dégringola l’escalier de pierre et — s’il n’alla pas aussi loin que Vannes — s’enfuit tout au bout du jardin !… Là, il rencontra Rodolfo, occupé à pousser des hurlements suraigus, afin de se casser la voix, pour se faire un bel organe d’ivrogne.

Théophile Gautier, comme acteur, eut un succès prodigieux, et ce succès était bien mérité.


Malgré le « chacun son métier »,
La critique ici ne peut mordre,
Puisque Théophile Gautier
Est un acteur de premier ordre.

Comme il a bien peur des filous !
Oh ! la réplique alerte et vive.
Les bons airs de tuteur jaloux,
La bonne bêtise naïve !


Gaiement ironique dans le rôle du malin docteur, admirablement ahuri sous le crâne chauve de Géronte, qui lui faisait une tête impayable, il tirait son plus irrésistible effet de brusques changements de voix ; passant sans transition, d’un timbre grave, profond et caverneux, à des notes aiguës et criardes dont le contraste était d’un comique extrême.


Quant à Pierrot, blanc comme un lis,
Et sérieux comme un augure,
Il empruntait de Gautier fils,
Une très aimable figure.


Rodollo, lui, fut épique. Sa trogne rouge, sa voix, enrouée pour de bon, son allure d’ivrogne fieffé, sa somnolence continuelle, dont il sortait seulement par saccades, créaient une figure très originale, qu’un acteur de profession n’eût pas mieux composée.


Il est terrible, il est superbe !


s’écriait Banville !…

Il va sans dire que tous les interprètes furent fêtés et que ce fut une soirée triomphale.

Elle nous laissa quelques regrets et de bons souvenirs.

Longtemps, la cadence des vers chanta dans notre mémoire. Nous avions même pris l’habitude, Théophile Gautier tout le premier, de ne presque plus parler que par citations. La première pièce, spécialement, se prêtait à ce jeu et nous fournissait nombre de maximes, s’appliquant aux petits faits de la vie. Aussi mon père répétait-il souvent :

— Tout est dans Pierrot posthume !



Dès les premiers jours du printemps, il y avait dans le jardin des fous, en face de notre maison, un rossignol, qui chantait avec un éclat incomparable. C’était certainement un vieux maître, qui possédait toutes les subtilités de son art, et dont les jeunes devaient étudier la manière, de loin, en silence. Nous attendions son arrivée, et, de nos fenêtres, nous l’écoutions sans nous lasser, en l’admirant sans réserves. Il le savait, peut-être, car il venait toujours se percher tout près de la rue, sur les arbres d’en face. Par les soirs de clair de lune, il nous donnait vraiment de merveilleux concerts. D’ailleurs, à l’éclosion des lilas, ce coin de la rue de Longchamp devenait particulièrement splendide : tout le parc du docteur Pinel était en fleurs, et, dans le fossé, qui se creusait devant la palissade, tout ébouriffé d’acacias, de buissons et de fleurettes sauvages, le soleil et l’ombre variaient des effets charmants.

Aussi avions-nous pris l’habitude de faire quelquefois les « mille pas » dans la rue déserte, le long de ces fleurs et de ces verdures fraîches. Les feuillages, encore peu épais, nous permettaient de voir dans les profondeurs du parc. Nous apercevions souvent les mélancoliques pensionnaires de l’établissement, qui se promenaient, ou qui s’occupaient à jardiner. Nous plaignions beaucoup les pauvres fous, et nous trouvions surtout qu’ils avaient l’air très raisonnable.

Mon père en avait remarqué un à l’allure grave et digne, qui passait, suivi d’un domestique, et revenait souvent. Il était grand, maigre, avec quelque chose de militaire dans la carrure, la figure osseuse, la moustache et les favoris noirs ; il paraissait une cinquantaine d’années. Il nous regardait en marchant, mais d’un regard glissé de côté, sans tourner la tête. Un jour, pendant une de nos promenades, tandis que mon père était rentré un instant pour rallumer son cigare, cet homme s’approcha tout près du fossé et, par-dessus la palissade, nous lança une grosse gerbe de lilas ; puis il s’éloigna aussitôt.

Nous étions rentrées avec cette botte de fleurs, pour raconter l’aventure.

Mon père en fut très effrayé :

— Au lieu de fleurs, disait-il, il aurait pu tout aussi bien vous lancer des pierres. Comment a-t-il pu tromper la surveillance de ce domestique qui ne le quitte pas ?…

— Mais, vois, père, il y a une lettre au milieu du bouquet.

— Un billet doux !… c’est complet !… Ils ne se gênent pas, messieurs les fous !

Mon père détacha la lettre : elle était dans une enveloppe fermée par un cachet de cire rouge, avec une empreinte d’armoiries sous une couronne de comte, et adressée à « monsieur Théophile Gautier ».

— Comment ! c’est pour moi la déclaration ?… Ce fol sait mon nom et m’a reconnu !…

Mon père lut la lettre, qui parut l’étonner. Celui qui l’écrivait se disait le fils du général Bertrand, compagnon de Napoléon Ier à Sainte-Hélène. Comme tous les fous, il prétendait être l’homme le plus sage du monde et victime d’ennemis ténébreux. Il suppliait mon père de lui venir en aide, pour le tirer de captivité.

Mon père s’informa, fit des démarches.

C’était bien le fils du général Bertrand. Mais l’intercession de mon père n’eut d’autre effet que de faire se resserrer la surveillance autour du captif : on empêcha désormais le malheureux fou de se promener de notre côté.


J’avais promis à mon père de chercher à imaginer un sujet de nouvelle, et de le lui raconter, avant d’essayer d’écrire. Il me demandait souvent si j’avais enfin trouvé quelque thème original, ou qui me parût tel. Je croyais en tenir un, et je le développais longuement dans ma tête ; mais je n’en voulais pas parler avant d’être parvenue à conclure, ce qui ne fut pas facile. Quand je crus mon scénario bien d’aplomb, j’allai trouver mon père, et d’un air assez solennel, je lui demandai s’il avait le temps de m’écouter.

— J’ai le temps et je suis tout oreilles ! me répondit-il avec empressement, en s’agenouillant dans un grand fauteuil, ce qui était sa façon favorite de s’asseoir.

— Eh bien, voilà mon histoire :

« Un luthier très épris de son état, une sorte de Stradivarius fanatique, habite dans une ville d’Italie un vieux quartier assez désert ; il travaille sans relâche au perfectionnement des instruments de musique. Il rêve quelque chose d’extraordinaire, un violon idéal, unique, d’une délicatesse merveilleuse, expressif, comme s’il comprenait la musique dont il vibre : une voix, une âme, enfin !… Le luthier maniaque, réalise des chefs-d’œuvre, et cependant n’est pas satisfait. Pour choisir des bois incomparables, il fait de lointains voyages et, une fois, risque sa vie en abattant lui-même un arbre qui penche au bord d’un abîme, où personne n’ose se risquer. Il veut cet arbre qui a grandi dans un frisson sonore, au bruit des torrents, sous la furie des tempêtes. Il s’imagine que le bois de cet arbre-là gardera peut-être mieux qu’un autre une sorte de conscience musicale.

« Dans le même temps, une cantatrice merveilleuse emplit de sa gloire toute l’Italie. Le luthier la suit de ville en ville et de théâtre en théâtre. Un jour, à Milan, il apprend qu’un jeune et riche seigneur, très amoureux de la cantatrice, va l’épouser et l’enlever à l’art. Le mariage est décidé ; mais, quelques jours avant les noces, la fiancée disparaît, sans qu’il soit possible de retrouver ses traces. L’amoureux la cherche éperdument pendant des mois, pendant des années, et, quand il a perdu l’espoir, il ne parvient pas à oublier.

« Un soir, entraîné par des amis dans une salle de concert, il entend un virtuose exécuter un morceau sur le violon. Il éprouve alors une émotion profonde, qui n’est causée ni par la musique ni par le talent de l’exécutant, mais par le son même du violon ; les battements de son cœur s’accélèrent, il est bouleversé comme s’il avait entendu la voix de la bien-aimée perdue.

« Le morceau terminé, il se précipite dans les coulisses et demande à voir le virtuose. Il veut à n’importe quel prix lui acheter ce violon ; mais l’artiste lui répond qu’il ne lui appartient pas et qu’il n’a pas le droit de le laisser toucher par qui que ce soit. Au même instant, un être singulier s’approche, qui saisit le violon d’un geste leste et impérieux, et le couche, avec d’amoureuses précautions, dans un étui de velours blanc. Le jeune seigneur s’adresse au nouveau venu et lui dit de fixer le prix qu’il exige pour lui céder ce violon. Mais l’homme singulier, qui est le luthier, l’artisan délicat, que son incomparable habileté dans la facture des instruments de musique a rendu célèbre, ne répond pas et s’éloigne, ou plutôt s’enfuit, en emportant le violon.

« Le jeune homme retrouve facilement le luthier monomane. Il va le voir dans sa boutique et le supplie de nouveau. Afin de l’attendrir, il finit par lui raconter son chagrin et son malheur ; il lui avoue que le son des cordes de ce merveilleux instrument, lui rappelle la voix de son amie, la diva si mystérieusement disparue. Mais, au nom de la cantatrice, le luthier pâlit et rougit, et ne peut cacher un trouble si étrange que le jeune homme en est tout saisi. Il essaie de l’interroger. Le bonhomme, redevenu maître de lui, ne répond plus, reste impénétrable, et finit par mettre l’intrus hors de sa boutique, où il se barricade.

« L’idée que cet étrange maniaque sait quelque chose de la bien-aimée, l’a enlevée sans doute et la tient captive, ne quitte plus le jeune seigneur. Il emploie tous les moyens possibles pour découvrir la vérité ; ne pouvant arriver à rien, il a l’idée de s’adresser à un magnétiseur fameux et de l’intéresser à ses recherches. Celui-ci parvient à endormir le luthier, qui raconte, malgré lui, toute l’histoire de son crime : il a attiré un soir chez lui, sous un prétexte, la diva, et, sans la faire souffrir, il l’a tuée, par amour de cet art auquel elle consentait à renoncer. Elle, qui était comme une lyre vivante, allait devenir une simple comtesse ; elle, dont tous les nerfs, toutes les fibres, vibraient, avec sa voix de cristal, comme les cordes d’un violon ! Le luthier seul pouvait la sauver et, en même temps, parachever le chef-d’œuvre auquel il avait pensé toute sa vie : le violon sensible et conscient. Mais, pour cela, la chanteuse devait mourir, et il la tua sans hésiter.

« Ses longs cheveux blonds et soyeux sont devenus les fils de l’archet ; de ses entrailles précieuses furent formées les cordes !

« L’amoureux, ivre de rage, ne veut pas en entendre plus. Il se jette sur le luthier et l’étrangle. Puis il met le feu à la boutique et s’enfuit en emportant le violon…

« Voilà, c’est tout… »

Le visage de mon père, toujours agenouillé dans son grand fauteuil et qui m’avait écoutée avec beaucoup d’attention, exprimait la stupeur. Il poussait des « ah ! » et des « oh ! » en levant les mains vers le plafond.

— Je suis épouvanté ! dit-il enfin. Je m’attendais à quelque idylle naïve, à une gracieuse éclosion de la petite fleur bleue de l’idéal ; et c’est l’étripement de ton héroïne que m’offre, comme première œuvre d’imagination, ton cerveau de quinze ans !… Je suis comme le Prince Charmant, des contes de fées, qui voit sortir de la bouche de la belle princesse, au lieu de perles et de diamants, des couleuvres et des scorpions ; je peux même dire ici : des vipères et des serpents à sonnettes !… Oui, tu as l’esprit, je m’en suis aperçu déjà, particulièrement féroce… Je ne peux pas dire que le sujet soit banal. Oh ! non, il ne l’est même pas assez, et l’abominable histoire est conduite avec logique. Seul, le magnétiseur ne me plaît guère. L’influence d’Edgar Poë est manifeste, et peut-être aurait-il tiré quelque chose de cette affreuse aventure… Et comment s’intitulera-t-elle ?… Le Boyau révélateur, sans doute !

— Elle n’aura pas de titre du tout, dis-je en l’embrassant, car elle est condamnée sans appel. J’envoie le violon au diable et je vais inventer autre chose.



Dans les premiers temps de notre installation à Neuilly, on ne pouvait pas s’imaginer qu’il serait possible de ne pas avoir un pied-à-terre à Paris. Mon père loua donc un petit appartement, 15, rue de Grammont. C’était au second étage, sur une cour ; il se composait d’une antichambre, d’une tirs vaste pièce avec une alcôve et d’un grand cabinet qui n’avait de jour que par une cloison vitrée. Mon père et ma mère, quand ils devaient dîner en ville, venaient s’y habiller, plutôt que de retourner à Neuilly, et, ce jour-là, ils y couchaient. Nous y restions quelquefois tous, après les soirées passées au théâtre.

Sommairement meublé, assez négligemment entretenu par la concierge, ce logis terne et obscur ne nous plaisait guère ; mon père s’en lassa vite et, après avoir trouvé une combinaison meilleure pour nos sorties du soir, il donna congé de l’appartement. On avait fait la découverte, à Neuilly, d’un loueur de voitures, le père Girault, qui se montra assez raisonnable, et avec lequel mon père conclut un arrangement. Il venait nous prendre à notre porte, pour nous conduire au théâtre, où nous le retrouvions, vers minuit, et il nous ramenait chez nous.

Pendant bien des années, les guimbardes du père Girault, que Théophile Gautier appelait « ses carrosses de gala », nous trimbalèrent sur la longue route, de Neuilly à Paris et de Paris à Neuilly. Nous allions à toutes les premières des principaux théâtres, à ceux dans lesquels mon père avait une loge ; lorsqu’on ne lui envoyait que deux places, il les donnait à Toto, qui lui rendait alors compte de la pièce.

Pendant les représentations, nous étions chargées, ma mère, ma sœur et moi, de bien écouter, tandis que le père se promenait dans les couloirs, fumait un cigare sur le perron, ou somnolait au fond de la loge. Au retour, tassés tous les quatre dans la voiture, et longuement cahotés à travers la nuit, nous lui racontions, dans le bruit des roues et le cliquetis des vitres, l’intrigue et les péripéties du drame, ou de la comédie, que nous venions de voir.

Il nous fallait garder le souvenir des différentes pièces jouées pendant la semaine, au moins jusqu’au dimanche suivant, afin que le père, au moment d’écrire son article, pût contrôler l’intégrité des comptes rendus.

Le dimanche se levait pour nous dans une atmosphère grise et mélancolique. Pas de chansons matinales, pas de déclamations fantaisistes et tonitruantes. Le père s’habillait, pour sortir, aussitôt levé, et le déjeuner était servi encore plus tôt que d’ordinaire.

C’était le jour noir, le jour du feuilleton. Théophile Gautier allait l’écrire au journal même, et il n’y avait pas une ligne faite d’avance. On connaît sa fameuse réponse à ceux qui le pressaient de travailler un peu, dans la semaine, à son article :

— On ne demande pas à un condamné de se faire guillotiner avant l’heure !

Les « mille pas », le long de la terrasse, étaient supprimés. Nous conduisions le père jusqu’à l’omnibus, et il s’en allait analyser, dans son style parfait, les péripéties du Serpent à plumes, de la Grève des Portiers, de Vermouth et Adélaïde et autres chefs-d’œuvre oubliés.



Un jour, Nono, que nous n’avions pas vu depuis longtemps, vint à Neuilly, et il nous raconta une aventure qui lui était arrivée, quelques mois auparavant. Un être extraordinaire l’avait abordé dans la rue en lui demandant un renseignement, dans un langage incompréhensible. Cet être, assez petit, avait une bizarre figure jaune, avec des yeux bridés, qui faisait l’effet le plus drôle du monde sous un vieux chapeau haut de forme trop large et qui lui entrait jusqu’aux oreilles ; il portait un paletot râpé et des souliers éculés, rattachés par des ficelles.

Malgré ce triste déguisement, qui le rendait hideux, son type trahissait clairement son origine : c’était un Chinois, un Chinois authentique, échoué, à la suite d’incidents malheureux, sur le pavé de Paris.

Avec beaucoup de peine et en y mettant le temps, Nono était parvenu à débrouiller l’histoire de ce pauvre diable. Il avait été amené en France par Mgr  Callery, évêque de Macao, qui l’avait engagé pour travailler à la rédaction d’un dictionnaire chinois-français ; mais Mgr  Callery était mort et l’on avait tout simplement renvoyé le Chinois.

Comme on l’avait tenu, jusque-là, à peu près enfermé chez cet évêque, il ne savait presque rien de la langue du pays où il se trouvait, et n’avait aucune relation ; le peu d’argent, épargné à grand’-peine, fut vite mangé. Lorsque Nono le rencontra, il se rendait chez Stanislas Julien, qui lui faisait faire quelques travaux, dont il ne se hâtait pas de lui verser le mince salaire.

Clermont-Ganneau s’était intéressé à ce Chinois. Il l’avait décidé à reprendre son costume national, à laisser repousser sa natte : l’homme était redevenu une très élégante potiche. Dans son dénûment, il avait rencontré une femme, de condition modeste, qui s’était apitoyée sur lui, l’avait pris en affection et était sur le point de l’épouser ; mais, tout dernièrement, elle venait de mourir. Et le pauvre exilé, qu’elle aidait un peu, était retombé dans la misère.

Voilà mon père, et nous tous, profondément attendris sur le sort de ce Chinois, seul et sans ressources, si loin de sa patrie chimérique.

— Je me vois à Pékin, sans un sol, dit mon père, ne sachant pas un mot de chinois et ayant pour toute recommandation un aspect insolite, qui ameute les foules à mes trousses et les chiens contre mes mollets !…

L’idée de voir un habitant du Céleste Empire nous exaltait beaucoup : cet être invraisemblable existait donc, autrement que sur les écrans et les éventails, avec une tête d’ivoire ou une figure en papier de riz ?

Il y avait longtemps que mon père avait écrit :


Celle que j’aime à présent est en Chine,


et une nouvelle, le Pavillon sur l’eau, d’après l’analyse, faite par Pauthier, d’une comédie chinoise. Il s’intéressait vivement à l’antique civilisation de l’Empire du Milieu. Il avait lu les travaux d’Abel Rémusat et les pièces de théâtre, traduites par Bazin ; il avait voyagé, en idée, dans ce pays du rêve, qui était demeuré néanmoins, pour lui, irréel.

— Amène-moi ton Chinois, dit-il à Nono. On tâchera de réunir pour lui un petit magot (le mot vient tout seul), et de rapatrier l’exilé. Viens déjeuner demain ici avec lui.

Clermont-Ganneau, fidèle au rendez-vous, nous présenta, le lendemain, le Chinois Ting-Tun-Ling, qui nous fit les plus respectueux saluts, en fermant ses poings pour les secouer à la hauteur de son front : cela nous parut délicieux. Il portait une robe bleue, en étoffe molle, sous une tunique de soie noire brochée, à petits boutons de cuivre. Selon les rites, il garda sur sa tête sa petite calotte en satin noir, ornée d’un bouton de nacre carré encadré de filigrane doré. Sa figure jaune était spirituelle et fine, mais l’émotion la plissait et la déplissait continuellement, en faisant papilloter ses yeux, très vifs et très bridés.

Il n’avait pas plus de trente ans, mais on ne pouvait guère, à première vue, lui donner un âge quelconque. Il avait l’air à la fois d’un prêtre, d’une jeune guenon et d’une vieille femme. De ses manches sortaient à demi des mains maigres et aristocratiques, prolongées par des ongles plus longs que les doigts. On essaya d’échanger quelques phrases avec lui ; mais ce n’était pas commode, car le peu de français qu’il savait, il le prononçait d’une façon très imprévue.

Cependant, quand il eut compris qu’on avait l’intention de lui fournir les moyens de retourner dans son pays, il manifesta une grande épouvante.

— Moi, pas tourner Chine ! s’écria-t-il. Si tourner, couper moi tête…

Diable ? qu’avait-il donc commis là-bas ? Était-ce un malfaiteur dangereux ? Avait-il sur la conscience quelque crime très compliqué ?

Clermont-Ganneau, qui comprenait son jargon et même déjà quelques mots chinois, l’avait interrogé et nous fit part de ce qu’il soupçonnait :

Ting-Tun-Ling était, très probablement, un ancien taïping, qui avait conspiré. Il s’était battu et un de ses bras gardait la marque d’une affreuse blessure : — Nono l’avait vue ; — un canon en bambou, serré par des cordes, en éclatant lui avait enlevé une large tranche de chair. Traqué, réduit à la plus grande misère, pendant une famine terrible, il avait été sauvé, par des missionnaires, à la condition qu’il se ferait chrétien.

— Pas tourner Chine !… continuait à murmurer le Chinois, très effrayé.

Que faire pour lui, alors, s’il ne voulait pas s’en aller ?

Le garder, et l’héberger, à la façon orientale, telle fut la conclusion de mon père.

— As-tu envie d’apprendre le chinois, me dit-il, et d’étudier un pays presque encore inconnu, et qui semble prodigieux ? Ce ouistiti mélancolique a l’air très intelligent. Il doit être lettré, puisque l’évêque Callery l’avait choisi pour travailler à son dictionnaire. Veux-tu essayer de dévider cet homme jaune et de voir ce qu’il cache au fond de sa cervelle obscure ?

Si je le voulais !…

Je ne répondis que par une série de cabrioles, que le Chinois regarda de ses yeux obliques, en plissant tout entier son front, mais, par politesse, sans manifester aucune surprise.

Et c’est ainsi que Ting-Tun-Ling devint le Chinois de Théophile Gautier.



Parmi les vieux amis de mon père, « un de l’ancien temps », comme il le disait, était Auguste Préault, sculpteur de grand talent, auteur d’un des groupes qui décorent l’entrée du pont d’Iéna, et dont nous avions, à Neuilly, je l’ai dit, une belle statue de bronze. Pendant le mouvement romantique, Préault était le chef des sculpteurs révolutionnaires : élève de Rude, disciple de Michel-Ange, il était violent, excessif, passionné, et avait, comme il convenait, l’horreur du poncif et du convenu. Il fut un des camarades de Gambetta.

On nous disait que Préault avait été amoureux de la tante Zoé, ce qui nous paraissait extraordinaire et invraisemblable ; mais il vantait sa tête bien construite, ses yeux grands et vifs, ses cheveux ondulés, son cou d’une ligne élégante.

Préault était, lui, un type très original. Petit, trapu, la tête grosse, à demi chauve, avec une couronne de longs cheveux blonds et blancs, les yeux pâles et saillants, la moustache courte et un mince collier de barbe qui lui donnaient quelque chose de militaire. Il s’asseyait toujours de biais, une jambe repliée, le menton dans la main, et fixait longtemps sur le même objet son regard aigu et scrutateur.

Il passait pour avoir beaucoup d’esprit, un esprit sceptique et mordant. Il racontait, en ménageant l’effet, des anecdotes qui valaient surtout par la pointe finale. Mais comme, à pétrir les blocs humides de terre glaise, il avait contracté un enrouement qui le rendait à peu près aphone, le souffle lui manquait bientôt et le dernier mot lui restait presque toujours dans la gorge, de sorte que l’auditeur, après avoir attendu patiemment le trait spirituel, ne l’entendait pas. J’en ai entendu et retenu cependant quelques-uns.

Préault reçoit un jour la visite d’un personnage long, maigre, triste, sinistre, qui sollicite de lui une lettre de recommandation pour La Rounat, alors directeur de l’Odéon.

— Quels rôles jouez-vous ? lui demanda le sculpteur.

— Les comiques !…

Alors il écrit à La Rounat :

« Je vous présente M. Un Tel, qui désire un emploi dans votre troupe. Il se dit comique. S’il l’est, remerciez-moi ; s’il ne l’est pas, remerciez-le. »

Il redisait volontiers ce mot, assez connu, et que l’on cite souvent, mais sans l’attribuer à son véritable auteur.

Une veuve était venu le trouver, un jour, pour le prier, en sa qualité de sculpteur, de vouloir bien se charger de graver, sur une stèle funèbre, une épitaphe pour son mari défunt. Elle voulait une phrase expressive, mais, pour que ce ne fût pas trop cher, une phrase assez courte.

— Eh bien ! lui dit Préault, après avoir réfléchi quelques instants, mettons : « Enfin ! »



Mon père raconte une histoire à propos de Rachel.

Ce n’est pas à moi qu’il la raconte et je ne devrais pas entendre. Mais j’entends tout de même.

Au foyer du Théâtre-Français, un soir, il voit la grande artiste, affalée sur une banquette, la tête baissée, regardant le plancher, de son air le plus tragique. Il la salue et lui tend la main. Elle prend cette main, qu’elle serre nerveusement et retient dans la sienne, sans lever la tête. Après quelques moments de silence, d’un geste brusque, elle écarte son péplum et promène violemment sur sa poitrine maigre, la main qu’elle serre dans ses doigts minces. Sans paraître trop surpris, Théophile Gautier constate que cette poitrine, dont on sent toutes les côtes, ressemble plus à un gril qu’à tout autre chose. Rachel lève alors sur lui un regard noir et lui dit anxieusement :

— Il n’y a rien, n’est-ce pas ?…

— Pas grand chose ! répond-il assez gêné.

Alors, la grande tragédienne, d’une voix sourde et désespérée, murmure :

— Les hommes n’aiment que les nourrices !…



Depuis que nous raffolions de la musique, Toto, Olivier de Gourjault, Henri Delaborde et plusieurs autres camarades de mon frère, fidèles habitués des Concerts populaires de Pasdeloup, nous conseillaient vivement d’y assister avec suite, afin de connaître et de comprendre sérieusement la musique classique. Pasdeloup envoyait à mon père, qui rendait compte de ses concerts, une place pour toutes les séries ; mais il nous en fallait trois, et, comme cela coûtait assez cher, nous n’osions pas trop insister ; mais nos mines contrites, nos soupirs, nos airs de victimes résignées, parlaient pour nous, et le père ne tarda pas à nous faire la charmante surprise de nous apporter deux abonnements, pour toute la saison. De ce jour, nos dimanches ne furent plus mélancoliques.

Du fond de Neuilly au Cirque d’Hiver, il y avait un bon bout de chemin et il fallait partir de bonne heure, pour arriver avant le premier coup d’archet du chef d’orchestre.

Ma mère, ou une des tantes, nous accompagnait, et souvent nous partions avec mon père, qui allait au journal, pour écrire son feuilleton. En ce cas, l’omnibus nous menait jusqu’à la porte Maillot, où nous prenions une voiture ; nous conduisions mon père au Moniteur Universel, quai Voltaire, puis le fiacre continuait sa route vers le lointain boulevard du Temple. Nous étions maintenant des enthousiastes. Les symphonies de Beethoven, surtout, nous avaient transportées. Rien ne nous arrêtait quand il s’agissait d’aller aux Concerts populaires, ni la pluie ni la neige, ni la distance ; même le soir, nous ne redoutions pas l’expédition, malgré le retour hasardeux, à des heures indues.

Je me souviens d’un certain vendredi saint, où il faisait vraiment un temps abominable. Arrivées à la porte Maillot, sous les rafales et la pluie torrentielle, nous donnâmes l’adresse du Cirque d’Hiver à un cocher, qui demeura stupide et ne put s’empêcher de nous dire :

— Qu’est-ce que vous pouvez bien aller faire, si loin, par un temps pareil, un vendredi saint ?…

On jouait la symphonie avec chœur de Beethoven ! Nous y serions allées à pied ! C’est ce que le cocher ne pouvait comprendre.

S’il faisait beau, ou simplement s’il ne pleuvait pas, le retour du Cirque d’Hiver, le dimanche, était un très agréable moment. Nos amis et connaissances, qui assistaient au concert, nous attendaient à la sortie, et l’on descendait ensemble le boulevard, par groupes joyeux, au milieu du flot de public qui suivait la même route.

Ah ! les beaux enthousiasmes, la joie ardente de découvrir des chefs-d’œuvre, les chaudes discussions, sur le mérite d’un morceau, ou sur la façon dont Pasdeloup avait compris et interprété les maîtres, le mouvement trop lent qu’il avait donné, par exemple, à l’andante de la symphonie en la !

— Il en fait une marche funèbre.

— Et il a raison, car c’en est une.

— Non, c’est un cortège nuptial.

— Mais qui semble attristé par le désespoir d’un amant trahi.

En général, nous étions du parti de Pasdeloup.

On lui devait une telle reconnaissance, qu’il nous paraissait monstrueux de lui chercher chicane.

Nous en voulions beaucoup à Reyer, qui avait écrit : « M. Pasdeloup sera dirigé par l’orchestre », et qui, méchamment, l’appelait toujours « pied de loup ».

Quelquefois le grand chef lui-même, fendant la foule, descendait aussi le boulevard. Serré dans son paletot, roulant comme une boule, il était tout de suite reconnu à la couleur paille de sa belle barbe. Son allure affairée et rapide dépassait vite notre pas de flânerie. Alors, nous courions après lui, pour tâcher de savoir ce qu’il jouerait au prochain concert, mais il était cachottier et mystérieux, ne promettait rien.

Des musiciens de l’orchestre passaient aussi, un foulard au cou, portant leur violon dans l’étui noir. Nous en reconnaissions quelques-uns, des plus en vue sur l’estrade.

À cette époque, Flaubert, quand il n’était pas à Croisset, habitait un entresol dans cette région du boulevard. C’était sur notre chemin, et nous ne manquions jamais, en passant, de monter chez lui. Quelquefois, les fenêtres étaient ouvertes, et on le voyait, d’en bas, emplissant de sa carrure le salon trop petit pour lui : il avait un vaste pantalon en drap loutre, serré par une écharpe rouge, et une robe flottante sur une chemise de soie. Nous entrions en coup de vent, tout agitées de la joie prise au concert, et aussi du plaisir de le voir ; mais il ne comprenait pas encore, dans l’effusion qui me jetait à son cou, tout ce qu’il y avait en moi d’admiration et d’enthousiasme pour son génie.

La pièce où il se tenait était tendue de cretonne claire à grands ramages ; à part cette cretonne, tout donnait une impression d’Orient : des cuirs rouges et verts, des pipes, des tapis, un divan bas, une grande table sur laquelle était posé un immense plat de cuivre tout rempli de plumes d’oie. Ces plumes avaient servi, quelques-unes très usées, d’autres le bout de leur bec à peine trempé d’encre. Flaubert écrivait sur des feuilles de papier bleu, d’une écriture serrée, qui remontait ; il y avait sur la table des feuillets, très chargés de ratures.

Je regardais tout cela, avec un sentiment de dévotion ; mais l’auteur de Salammbô ne pouvait pas savoir… Un peu inquiet de cette invasion, qui rompait le recueillement de son cabinet de travail, il nous suivait du regard doux de ses grands yeux à longs cils, et, les mains sur les hanches, ployait vers nous sa haute taille : nous l’embrassions encore, puis nous redescendions et reprenions notre route, avec les amis les plus fidèles, qui avaient eu la constance de nous attendre.

Un autre personnage, habitait aussi un entresol, de ce même côté du boulevard ; mais chez celui-ci nous ne nous arrêtions pas : c’était Paul de Kock. On le voyait presque toujours assis derrière sa fenêtre ouverte, face au public, avec sa bonne tête joyeuse toute ébouriffée de cheveux blancs. On l’acclamait, on l’interpellait en passant, et il échangeait des propos avec la foule. Nous méprisions cette gloire. Nous ne savions rien de l’œuvre d’ailleurs, mais l’engouement de Pie IX pour l’écrivain nous donnait envie de lire ses livres [3] ; mon père redisait souvent la question fameuse, que le Saint-Père posait à tous les visiteurs français :

— Connaissez-vous Paolo di Koko ?…

Nous n’allions guère plus loin, à pied, que la Madeleine. C’était assez long. Mais la route nous paraissait très courte, faite ainsi en aimable compagnie et en devisant gaiement.

Très souvent Toto et Olivier de Gourjault nous accompagnaient jusqu’à Neuilly et restaient à dîner.

En attendant l’arrivée du père, qui rentrait toujours si tard, ce jour-là, « Bœuf en Chambre », bon musicien, se mettait au piano et jouait des fragments, de ce que nous avions entendu le jour même ; ou bien il prenait une partition de Wagner, — il y en avait déjà chez nous, — et il essayait de la déchiffrer, d’en pénétrer les mystères…

L’affreux scandale de l’Opéra, à propos de la représentation du Tannhäuser, avait eu un grand retentissement parmi nous, et depuis ce temps Richard Wagner nous préoccupait beaucoup.

La répétition générale du Tannhäuser avait été marquée pour moi par un incident assez singulier. J’étais alors en pension, mais c’était un jour de sortie ; mon père nous emmenait, ma sœur et moi, à Paris, pour nous présenter à Mme  Victor Hugo, qui faisait un court séjour en France et nous avait invitées à dîner. Nous la voyions pour la première fois.

Théophile Gautier n’était pas chargé, à cette époque, de la critique musicale. Il n’avait donc pas de « service » à l’Opéra ; mais ma mère était parvenue à voir le compositeur, qui l’avait reçue très courtoisement et lui avait donné une place pour la répétition générale. Il était convenu qu’après notre dîner nous irions la prendre, à la sortie du théâtre, pour rentrer ensemble à Neuilly. Nous nous promenions donc, vers minuit, en l’attendant, dans le passage de l’Opéra. Il fut brusquement envahi, au moment de la sortie, par une foule, qui paraissait dans un état d’excitation et d’agitation extraordinaire.

Je ne savais rien de cette grande bataille engagée autour de l’œuvre nouvelle, et je ne comprenais pas la cause de cette effervescence.

Un personnage, d’une physionomie très originale et très frappante, s’arrêta pour saluer mon père. Il était petit, maigre, avec des joues osseuses, un nez en bec d’aigle, des yeux vifs sous un front large, l’air ravagé et passionné. Il assistait à la répétition qui avait soulevé un tumulte indescriptible : on avait sifflé a outrance. Cela lui causait une joie féroce et il parlait avec une violence haineuse. Je le regardai, de ces yeux écarquillés et fixes, que j’avais toujours quand quelque chose m’étonnait. Je ne sais quel sentiment me poussa à sortir tout à coup du mutisme et de la réserve que mon âge m’imposait, pour m’écrier, avec une impertinence incroyable :

— On voit bien que vous parlez d’un confrère !… Et il s’agit, sans doute, d’un chef-d’œuvre !

Mon père, ébahi, me gronda, tout haut, mais en riant, tout bas.

— Qui est-ce ? demandai-je quand le monsieur fut parti.

— Hector Berlioz.

J’ai beaucoup admiré, plus tard, ce grand artiste, qui, lui aussi, était méconnu, bafoué ; mais je n’ai jamais oublié cet incident, et je voulus voir une sorte de pressentiment, dans ce mouvement de colère, dans ma promptitude à défendre ce Richard Wagner, qui devait m’inspirer un jour un tel enthousiasme, et dont j’entendais le nom, ce soir-là, pour la première fois.

Dans la voiture, ma mère nous raconta la terrible soirée. Elle était outrée de cette cabale, abasourdie encore du tumulte. Quant à la musique, elle n’en pouvait rien dire, pour la bonne raison qu’il avait été impossible d’en rien percevoir.

Théophile Gautier alors nous révéla un fait extraordinaire : c’est qu’il connaissait parfaitement le Tannhäuser ! Quelques années auparavant, assistant par hasard à une représentation au théâtre de Wiesbaden, et frappé par la grandeur de l’œuvre, il avait écrit sur elle un grand feuilleton, qui avait paru dans le Moniteur Universel.

— C’est moi qui en ai parlé le premier à Paris ! disait-il, non sans orgueil.

Et, quelque temps après, il nous montra cet article daté de 1857 :

Richard Wagner est, pour ainsi dire, inconnu en France, quoique son nom ait été agité souvent dans des polémiques violentes ; mais sa musique n’a pas franchi le Rhin ; peut-être ne le franchira-t-elle pas de si tôt, car elle est trop allemande, même pour beaucoup d’Allemands.

Nous avions une grande curiosité de connaître ce compositeur, génie sublime pour les uns, maniaque délirant pour les autres, — un dieu, — un âne, — pas de milieu. D’après les appréciations opposées entre elles que nous avions lues, nous nous étions imaginé un Wagner tout différent du Wagner véritable. Sans le croire complètement dénué de mélodie, de rythme et de carrure, comme on le disait, nous pensions avoir affaire à un hardi novateur en musique, secouant les vieilles règles, inventant des combinaisons bizarres, essayant des effets inattendus ; — un paroxyste, pour nous permettre ce mot, poussant tout à l’extrême, outrant la violence, déchaînant à propos de rien l’ouragan de l’orchestre et passant comme une trombe musicale sur le parterre abasourdi. Nous nous figurions un génie compliqué et furieux, chaotique et fulgurant, mêlé de souffles, de ténèbres et de lueurs, et cédant au caprice d’une inspiration sauvage, un Kreissler à la Hoffmann près de qui Beethoven, Weber et même Berlioz eussent paru fades et classiques, et, vraiment, sur ce qu’on en racontait, il était difficile de penser autre chose.

L’auteur du Tannhäuser, loin de renchérir sur Weber ou Meyerbeer, a remonté délibérément dans le passé vers les sources de la musique, comme un peintre qui imiterait Van Eyck ou l’ange de Fiesole. Le sujet de son opéra est symbolique et fait doublement allusion à cette idée…

Et le poète analyse, dans un style d’un coloris délicieux, la légende du chevalier Tannhäuser. Puis il le montre, quand le rideau s’écarte, dans les grottes du Venusberg, accoudé sur les genoux de Vénus,

… l’air excédé d’ennui et parfaitement insensible aux groupes érotico-mythologiques que figurent derrière une gaze des Nymphes et des Amours ; en vain les Grâces font des poses, et les Sirènes chantent leurs chansons les plus perfidement enivrantes de leur voix la plus douce ; en vain la déesse déploie ses séductions auxquelles rien ne résiste que la satiété. Tannhäuser, las de chants magiques, de fantasmagories grecques et de baisers olympiens, se ressouvient de sa vieille grand’mère, de sa jeune fiancée et du son de cloche de la petite chapelle, et, invoquant le nom immaculé de Marie, il se débarrasse des étreintes de la déesse, et se retrouve en pleine campagne. La lutte du principe spiritualiste et du principe matérialiste, qui se disputent l’âme de Tannhäuser, est bien rendue par le compositeur. L’agitation sourde de l’orchestre, la déclamation hachée et haletante, les éclats de voix soudains peignent bien l’état d’esprit du chevalier.

Quand Tannhäuser se retrouve au milieu de la campagne, un petit pâtre joue une cantilène rustique dont la simplicité fait contraste avec les voix langoureusement perfides des Sirènes et autres mythologiques enchanteresses.

Bientôt passe une procession de pèlerins qui fait naître des idées de repentir et de religion dans l’âme du chevalier Tannhäuser déjà rassérénée par la chanson naïve du pâtre. Cette marche, nécessairement rythmée pour rendre la progression du cortège, est d’une grande beauté et produit un effet irrésistible : c’est un des meilleurs morceaux de l’ouvrage ; le souvenir s’en découpe nettement du fond de récitatifs et de mélopées un peu vagues qui forment la teinte générale de l’œuvre. C’est là une musique pleine de grandeur, de caractère et de conviction, la musique d’un maître, enfin.

Comme nous l’avons dit, le romantisme de Wagner est bien plutôt un retour aux anciennes formes qu’une innovation révolutionnaire ; son orchestre est plein de fugues, de contre-points fleuris, de canons, exécutés avec beaucoup de science. Rien n’est moins échevelé ; l’air de désordre vient de l’absence du rythme carré que de parti pris le maître évite, de même qu’il s’abstient de moduler. Wagner écrit lui-même les paroles de sa musique, pour que la cohésion de l’idée et de la note soit encore plus parfaite.

Il terminait l’article par ce souhait :

Nous voudrions que le Tannhäuser fût exécuté à Paris, au Grand-Opéra. La partition mérite cette épreuve solennelle.

Hélas ! l’épreuve fut faite quatre ans après, et le résultat n’honorait guère la capitale du monde.

Mais Théophile Gautier était très fier d’avoir, avant tout autre, salué ce maître et apprécié son œuvre.

À ce déchaînement de haine, à ces clameurs, à ces huées, il ne se trompait pas : il les avait entendues déjà en 1830, et savait bien que le génie seul est capable d’exaspérer à ce point la foule, comme si sa supériorité était, vraiment, la plus sanglante insulte faite à la médiocrité.

— Moi, qui ne suis qu’un âne en musique, à ce que l’on prétend, disait-il, je n’avais pas fait tant de façons et j’avais trouvé le Tannhäuser très beau, tout simplement.

Et encore n’avait-il pas écrit tout son sentiment : pour ne pas trop empiéter sur le domaine de son collègue, de Rovray, critique musical au Moniteur, il s’était surtout attaché à l’analyse du poème et, en ce qui concerne la musique, il avait certainement subi une influence. Il y avait quelque musicien parmi ses compagnons de voyage, qui lui souffla les appréciations, assez singulières, que nous avons citées, comme par exemple : « Le maître s’abstient de moduler », qu’il reproduisit respectueusement, croyant être très sûrement documenté, puisqu’il l’était par un homme du métier.

Baudelaire était très heureux que Théophile Gautier eût écrit cet article sur Wagner : ce document, disait-il, aiderait à la réhabilitation de Paris. Chauvin, à sa manière, Baudelaire souffrait extrêmement de la honte dont le scandale de l’Opéra éclaboussait la France.

— Qu’est-ce qu’on va penser de nous dans le monde ? Que dira-t-on de Paris en Allemagne ?… Une poignée d’imbéciles et d’envieux nous ont déshonorés collectivement.

Il disait cela, et, heureusement, il l’a écrit, en d’admirables pages, lui, fanatisé dès la première heure, et il a ainsi sauvé l’honneur. Sa compréhension de Wagner fut vraiment sublime et elle lui vint de façon fulgurante :

J’avais subi (du moins cela me paraissait ainsi) une opération spirituelle, une révélation. Ma volupté avait été si forte et si terrible que je ne pouvais m’empêcher d’y vouloir retourner sans cesse.

Cela me faisait penser à ces quelques pages de Weber, qui m’avaient si soudainement révélé la musique. Les phrases musicales de Wagner, entendues au piano, m’impressionnaient encore plus vivement. J’éprouvais, en les écoutant, une fascination, mêlée d’une sorte de peur. J’étais comme au bord d’un gouffre, dont il me faudrait, sans nul doute, toucher le fond : c’était un vertige de l’esprit.

Il est bien évident que toujours, en même temps qu’un homme de génie, il naît un petit groupe d’élus, appelés à le comprendre, à former autour de lui ce bataillon dévoué qui doit le défendre, le consoler de la haine universelle et le soutenir, dans sa montée au Golgotha, en lui affirmant sa divinité.

J’avais déjà la prescience que ma destinée était de prendre rang, un jour, parmi cette milice sacrée, qui combattait pour le triomphe de Richard Wagner.

V


Tous les jeudis, il y avait réception à Neuilly. Il ne s’agissait pas de visites brèves, autour d’une tasse de thé : nos amis arrivaient d’assez bonne heure, surtout dans les saisons clémentes, vers quatre ou cinq heures, dînaient et passaient la soirée. Quelques-uns venaient seulement après le repas.

À chacun de ces dîners hebdomadaires, quelques personnes étaient invitées, spécialement ; d’autres étaient de fondation, et venaient quand elles voulaient.

Parmi celles-ci, l’une des plus fidèles était madame Sabatier, l’amphitryone fameuse, qui avait su réunir pendant si longtemps à sa table tous les artistes de son époque, celle que l’on appelait « la Présidente », titre que mon père lui avait donné.

Je l’avais toujours connue et j’avais pour elle beaucoup d’amitié. Quand j’étais toute petite fille, elle avait voulu faire mon portrait, car elle peignait de gentilles miniatures, avec un art très délicat, que lui avait enseigné Meissonier lui-même. Il me fallait donc aller poser, et, pour cela, je passais des après-midi entiers chez elle. Elle habitait rue Frochot, un appartement, au premier ou au second, je ne sais plus trop. L’escalier n’était pas grand, et il n’y avait qu’une porte par étage, ni à droite ni à gauche, mais au milieu du palier. La porte avait deux battants couleur de palissandre.

L’antichambre, qui n’était qu’une sorte de couloir, apparaissait gaie et riante. Un vitrage donnant sur des jardins l’éclairait vivement à travers des stores légers sur lesquels étaient peintes des branches fleuries. Dans une volière, pleine de perruches, de bouvreuils et de bengalis, criant et chantant à qui mieux mieux, les ailes frissonnaient devant la lumière, et les aboiements mièvres de deux petits griffons, accourus en toute hâte, ajoutaient au joyeux vacarme qui vous accueillait dès le seuil.

La salle à manger s’ouvrait juste en face de la porte d’entrée, et ce lieu célèbre, où l’on prodiguait chaque semaine tant d’esprit et tant de verve, n’était ni très vaste ni très somptueux. La pièce, tendue d’étoffe rouge sombre, montrait des tableaux et des faïences pendus symétriquement. La table de chêne, massive et carrée, devait s’étirer jusqu’aux murailles pour les festins du dimanche.

À droite de la salle à manger, trois pièces en enfilade se bloquaient l’une l’autre : le boudoir, la chambre à coucher, et, tout au fond, le cabinet de toilette. Cela joliment capitonné, ouaté, confortable et frais.

Au lieu de fenêtres, un vitrage, qui formait toute une paroi, éclairait ces chambres : sous les feuillages des stores qui le voilaient, cet intérieur avait l’apparence d’une serre.

Le salon, carré et spacieux, était à gauche de la salle à manger. Ses fenêtres s’ouvraient sur la rue. De larges divans, de bons fauteuils, des poufs, des coussins, et sur les murs d’illustres toiles, — entre autres le Polichinelle, grandeur nature, de Meissonier, et, au milieu d’un panneau, le superbe portrait de la maîtresse du logis, avec son petit griffon sur les genoux, peint par Ricard.

La Présidente arrivait du fond de l’appartement, et s’annonçait par une roulade, qui s’achevait en un rire perlé.

Trois grâces rayonnaient d’elle au premier aspect : beauté, bonté et joie.

Elle s’appelait Aglaé et aussi Apollonie, et c’est à elle qu’est adressé le poème d’Émaux et Camées :

 
J’aime ton nom d’Apollonie,
Écho grec du sacré vallon,
Qui, dans sa robuste harmonie,
Te baptise sœur d’Apollon…


Elle était assez grande et de belles proportions, avec des attaches très fines et des mains charmantes. Ses cheveux, très soyeux, d’un châtain doré, s’arrangeaient comme d’eux-mêmes en riches ondes semées de reflets. Elle avait le teint clair et uni, les traits réguliers, avec quelque chose de mutin et de spirituel, la bouche petite et rieuse. Son air triomphant mettait autour d’elle comme de la lumière et du bonheur.

Sa toilette était pleine de fantaisie et de goût. Elle ne se conformait guère à la mode, en créait une toute spéciale. De grands artistes, convives du dimanche, donnaient des conseils à leur amie et lui dessinaient des modèles. Ses costumes, presque toujours, étaient d’un bel effet. Quelquefois, pourtant, il y avait des tentatives malheureuses : on parla longtemps d’un étrange chapeau qu’elle portait à la première représentation de Madame de Montarcy, de Louis Bouilhet ; c’était une sorte de dôme ou de melon côtelé, alternativement, en couleur café et en couleur chocolat, orné d’oreilles d’ours chenillées et de flots de rubans. Cela l’avait rendue presque laide et avait causé du scandale. Plus tard, sans rancune, elle riait elle-même de l’aventure et faisait complaisamment la description de cette coiffure extraordinaire, qui lui avait valu une soirée si désagréable.

Pour la pose, nous nous installions dans la salle à manger, très claire à cause du vitrage qui, au tournant de la maison, se bombait extérieurement, agrandissant la pièce comme d’une moitié de tour, et il y avait là des fleurs dans des jardinières.

La Présidente apportait un léger chevalet, des pinceaux, fins comme des aiguilles, prenait sa palette, et je tâchais de me tenir tranquille. Elle causait avec moi, me racontant des anecdotes, et la miniature avançait lentement.

Quelquefois elle me gardait à dîner, et, vers huit heures, Marianne venait me chercher.

Mais il y avait longtemps de tout cela. Un brusque changement de fortune avait bouleversé la vie de la Présidente. Les échos s’étaient tus des fameuses agapes ; la vente avait éparpillé les tableaux précieux et les bibelots rares ; les amis s’étaient dispersés. Elle supporta ce malheur avec une crânerie charmante : dans la défaite elle avait tout de même l’air triomphant. Des épaves de son luxe passé, elle s’arrangea un petit rez-de-chaussée qui était encore un nid coquet. Elle faisait sa cuisine elle-même, en chantant, des turquoises à ses jolies mains, le petit doigt relevé…

Elle me faisait l’effet de Peau d’Âne, pétrissant le gâteau, vêtue de sa robe couleur du temps, et j’admirais beaucoup ce courage et cette force d’âme. Elle était bien toujours, « la très belle, la très bonne, la très chère », celle à qui l’auteur des Fleurs du Mal avait voué un si secret et immatériel amour, celle qui revit dans ses vers immortels et se survivra par cette gloire d’avoir été, quelque temps, l’idéal d’un grand poète.



Gustave Doré était le boute-en-train de nos soirées du jeudi. Cet infatigable travailleur, si richement doué et d’imagination si féconde, était, dans l’intimité, un prodigieux gamin. Sa figure juvénile, au teint blanc et rose, à la fine moustache, aux longs cheveux blonds rejetés en arrière, cachait, sous un aspect impassible, une espièglerie, toujours prête à saisir l’occasion d’exécuter quelque bon tour. Il accomplissait mille folies, très gravement et sans cesser jamais d’être distingué. En général, il faisait son entrée sur les mains, les pieds en l’air, et ne consentait à dire bonjour qu’après avoir exécuté, avec beaucoup de grâce et de souplesse, toutes sortes de « clowneries ».

Quand la Présidente était là, tout de suite il l’entraînait au piano, et ils improvisaient en duo des tyroliennes pleines de fantaisie. Il avait une charmante voix de ténor ; elle, une agréable voix de soprano, et c’étaient des roulades, des fioritures, des lalaïtou, à n’en plus finir.

Un des fervents admirateurs de Gustave Doré, son ami le plus intime, son « paysage », et même son complice, Arthur Kratz, auditeur au Conseil d’État, d’origine alsacienne et baron, était parmi les habitués. Mon père prétendait qu’il avait le droit de se faire précéder par quatre hallebardiers ; mais, loin d’user de cette prérogative, il poussait, au contraire, la simplicité de mœurs et de costume aux plus extrêmes limites. Gustave Doré le taquinait toujours, à ce propos, mais Kratz subissait, avec la plus imperturbable patience, toutes les farces que le grand dessinateur ne se lassait pas de lui faire ; il les accueillait par un sourire fin et mystérieux, et était le premier à s’en amuser. À Neuilly, il tenait l’emploi de compère, avec un sérieux parfait et la plus profonde dissimulation, si bien que nous fûmes très longtemps avant de le découvrir.

Gustave Doré poussait le machiavélisme jusqu’à envoyer Kratz dîner à Neuilly, lui-même ne venant que le soir. En arrivant, sans prêter la moindre attention à son ami, sans échanger un mot avec lui, il organisait des expériences à la Robert-Houdin, découvrait des objets les mieux cachés, lisait les lettres fermées, devinait les pensées chuchotées loin de lui, etc… Il nous confondait et nous stupéfiait, et nous ne nous doutions pas que Kratz, qui semblait si détaché, ou si intéressé par une causerie particulière, avec une malice extraordinaire, à l’aide de mots convenus, lui disait, à haute voix, tout ce qu’il devait savoir.

Ernest Hébert venait souvent, aussi. Nous avions tous pour lui autant d’admiration que d’amitié. Chose remarquable, il était le type même de son idéal d’art, et aurait pu servir de modèle à un de ses tableaux. Le teint pâle et olivâtre, l’air languissant et délicat, on pouvait le croire touché par cette mal’aria qu’il savait si bien peindre. Les traits réguliers, les yeux très doux sous de longs cils noirs, la lèvre rouge dans l’ombre floconneuse de la barbe noir bleu, il semblait être né à Florence ou dans les États romains.

À son retour de la Villa Médicis, il avait été victime d’un accident terrible. Une tempête avait assailli son navire tout près de Marseille, et le jeune peintre, enlevé par une lame, s’était éveillé, d’un long évanouissement, dans un lit d’hôpital, la jambe affreusement brisée. Il lui restait de cette brisure une légère boiterie, qui accentuait son apparence fragile, bien trompeuse, en réalité, car ce noble artiste a fourni une longue et belle carrière, et son talent, toujours en ascension, brille aujourd’hui du plus vif éclat.

Hébert jouait du violon, avec beaucoup de sentiment. Il apportait souvent à Neuilly son instrument.

Mme  Ganneau et son fils, M. et Mme  Laffite, Baudry, Puvis, Dumas fils, l’excellent pianiste Delaborde, Olivier de Gourjault, Madarasz, Rodolfo et Toto, naturellement, étaient parmi ceux qui venaient le plus souvent.

Au dîner, le nombre des convives n’était jamais certain et, comme cela arrive presque toujours en pareil cas, il tournait autour du chiffre treize, chiffre fatal et redouté de tous.

Mon père, moins que personne, n’aurait consenti à s’asseoir à une table où l’on eût été treize. Il était convaincu que le plus jeune des assistants devait mourir dans l’année, et, à l’appui de cette certitude, il racontait maintes aventures probantes. Aussi avions-nous en réserve un petit quatorzième, qui paraissait, seulement, au moment où tout espoir de voir venir un nouveau convive était perdu.

Ce quatorzième, fils du père Husson, le jardinier, habitait, avec sa famille, le petit pavillon de la cour. La mère Husson, femme adroite et active, venait chez nous aider à la cuisine, le jeudi. Elle était avertie tout de suite et allait, en un tour de main, revêtir son fils d’un costume que mon père lui avait fait faire tout exprès. Le jeune Edmond, gentil garçonnet de quatorze à quinze ans, intimidé et légèrement ahuri, paraissait avec le potage ; il s’asseyait au bout de la table et, très correct, tenait sa place avec une convenance parfaite.

Le dîner était simple et copieux. On y voyait figurer souvent des plats spéciaux, exécutés avec art. Une heureuse alliance de la cuisine italienne et de la cuisine française y donnait une assez grande variété.

Théophile Gautier, comme il le disait lui-même, était gourmet et gourmand, et savait cuisiner admirablement quand il le voulait, avec des raffinements et des complications infinies. Il trouvait l’art de Vatel très dégénéré : on n’y apportait plus le même soin, le même sérieux qu’autrefois ; plus personne ne serait capable de se passer une épée au travers du corps, pour un plat manqué ou une marée en retard. Il parlait toujours d’une certaine soupe à la julienne, que l’on accommodait particulièrement bien sous le règne de Charles X. Notre cuisinière s’efforçait en vain d’atteindre à cette perfection. Elle nous servait pourtant d’exquises mixtures, mais mon père hochait la tête et disait :

— C’est bon, certainement ; mais ce n’est pas encore tout à fait la julienne du temps de Charles X !

Et les tantes, renseignées sur le sujet, appuyaient son dire :

— Théo a raison. Il manque on ne sait quoi… Mais ce n’est pas encore la julienne du temps de Charles X !

Le risotto, à la milanaise, était toujours cuisiné par ma mère et lui valait, chaque fois, un triomphe.

Larges mortadelles, saucissons de Bologne, salami, zamponi, olives noires, étaient les plus fréquents hors-d’œuvre. Puis, sur un lit de persil, paraissait le poisson, servi froid ; presque toujours une truite saumonée, — pour laquelle mon père avait une prédilection marquée. — J’étais chargée de faire la sauce mayonnaise, et les jeunes gens, qui se trouvaient là, tenaient à honneur de me seconder dans cette tâche délicate. Madarasz, en sa qualité de peintre, avait mission de verser lentement l’huile sur les jaunes d’œuf. D’autres tenaient le citron, les fines herbes et les ingrédients divers. On déclarait toujours ma sauce exquise, et on s’en disputait jusqu’à la dernière bribe.

Le dessert était quelquefois assez recherché ; mais, quand il venait de Paris, il n’arrivait pas toujours à temps. Je me souviens d’une certaine glace aux bananes, que mon père avait imaginée, et commandée chez Joséphine, qui s’égara dans les dédales obscurs de Courbevoie et ne nous parvint que très tard dans la soirée. On lui fit tout de même bon accueil.

Au salon, mon père s’installait sur le canapé rouge, placé à droite de la porte, pas loin de la cheminée. Quelques-uns des plus graves, parmi les invités, s’asseyaient auprès de lui, et ils essayaient de causer, au milieu du joyeux vacarme.

Gustave Doré combinait des tableaux vivants. La reproduction de la célèbre toile : la Naissance de Henri IV, eut beaucoup de succès. Dash, présenté dans un torchon, figurait le nouveau-né. — Dash était un affreux et délicieux roquet, boiteux, dont Théophile Gautier a donné la biographie dans sa Ménagerie intime.

Madarasz fut un habile organisateur de charades. Ce jeu amusait beaucoup mon père. Le jeune Hongrois avait des ressources infinies : c’est lui qui nous enseigna à reproduire, d’une façon si saisissante, la silhouette d’un chameau. Voici comment l’on s’y prend : une personne, debout, tient des deux mains, levé devant elle, un balai, en haut duquel, autour des crins, on a modelé avec des chiffons la tête de l’animal ; une autre personne, courbée en avant, suit la première en la tenant par les hanches ; on jette sur le tout une grande couverture grise, qu’on drape plus étroitement autour du manche de balai qui forme le cou. La tête de la personne debout figure la bosse, et une femme peut très bien s’asseoir sur le dos horizontal de la personne penchée.

La première fois que cette fantasmagorie s’avança, balançant le cou, portant une musulmane, cachée, moins les yeux, dans des voiles blancs, l’effet fut prodigieux. On crut vraiment qu’un vrai coursier du désert faisait son entrée dans le salon.

Quelquefois, Delaborde nous improvisait d’effroyables quadrilles, en défigurant les thèmes les plus sacrés des maîtres. Des motifs du Tannhäuser y paraissaient déjà.

Le vieil Érard carré avait été remplacé par un piano neuf, qui était en face du canapé rouge. Une table occupait la place laissée vide, dans l’encoignure, près de la fenêtre de la rue.

Un soir, M. Robelin était entré, et, debout, appuyé au chambranle de la porte, dont les deux battants étaient ouverts, nous regardait danser, en riant de bon cœur des fantastiques « cavalier seul » exécutés par Gustave Doré.

Vers le milieu de la contredanse, les bonnes apportèrent le thé et posèrent le grand plateau sur la table placée dans le coin. Après le galop final, le piano se tut et on servit le thé ; mais les petites cuillers manquaient. Les bonnes, interpellées, affirmèrent les avoir données, avec le reste du service. On les chercha, mais on ne put les trouver nulle part.

Tout à coup Gustave Doré s’écria.

— Fermez la porte, et ne laissez sortir personne. Celui qui a mis, sans doute par distraction, l’argenterie dans sa poche, est prié de la restituer de bonne grâce ; sinon, on se verra forcé de le fouiller !

— Eh bien ! il en a, du toupet ! dit Robelin ; il nous prend pour des voleurs !…

— Si j’ai du toupet, vous ne manquez pas de cynisme ! riposta Doré avec gravité. Car vous ne pouvez nier ; je vous ai vu tout en dansant : c’est vous le coupable.

— Elle est forte, celle-là ! Fouillez-moi, criait Robelin, en riant aux larmes.

Mais, ô surprise ! c’était bien lui qui détenait les petites cuillers. Au milieu du fou rire général, on en tira de toutes ses poches !

Pendant les figures du quadrille, avec une dextérité d’escamoteur, Gustave Doré avait accompli ce bon tour, sans éveiller l’attention de personne, de prendre, une à une, les cuillers sur le plateau et de les faire passer où elles étaient maintenant.

M. Robelin, complètement abasourdi, ne riait même plus.

— Comment a-t-il fait, cet animal-là ? répétait-il, comment a-t-il fait pour que je ne me sois aperçu de rien, que pas une seule fois je n’aie senti qu’il fourrait la main dans mes poches ?… Mais il serait capable de faire pendre un homme.

Doré triomphait, modestement.

— Tu es prodigieux, disait Théophile Gautier. Ce n’est pas toi qui aurais fait tinter, en le fouillant, le mannequin, cousu de sonnettes, de la cour des Miracles ! Plus heureux que Pierre Gringoire, tu te serais montré digne d’être, d’emblée, reçu voleur.

— Mais il n’aurait pas épousé la Esmeralda ! ajoutait Dumas fils.

Quelquefois, on reprochait à mon père de ne pas se mêler aux jeux, de ne vouloir en être que spectateur bienveillant : pour montrer que s’il préférait au mouvement, l’immobilité, — qui ne dérange pas les lignes, — ce n’était pas faute d’être agile. Il consentait alors à esquisser une danse, très surprenante, qu’il appelait « le Pas du créancier ». Il fallait beaucoup d’adresse, en effet, pour l’exécuter. On devait s’accroupir sur les talons, et, dans cette posture, allonger une jambe, puis l’autre, avec rapidité. C’était une sorte de gigue, très difficile et même dangereuse, si bien qu’après l’avoir sollicité, on priait le danseur de cesser la danse, tellement l’on craignait de le voir tomber.

Vers minuit, en hiver surtout, deux ou trois des carrosses du père Girault, qui avaient été réquisitionnés, s’alignaient devant la porte. Ceux des invités qui habitaient à peu près dans les mêmes zones, à Paris, essayaient de s’entendre pour former des groupes, — cela n’était pas facile, les sympathies ne s’arrangeant pas toujours de la combinaison. — Après des changements d’itinéraire, des discussions sur la situation des quartiers, on s’entassait enfin dans les voitures, en nous criant encore : « Au revoir ! À jeudi prochain ! » Et les véhicules, traînés par des chevaux somnolents, s’enfonçaient dans l’obscurité.

Nous fermions la porte, nous poussions les verrous ; mais la petite maison de la rue de Longchamp ne s’éteignait pas encore : Théophile Gautier, toujours très éveillé à cette heure-là, était plus que jamais en train de causer. Il s’agenouillait de nouveau sur le canapé, allumait un cigare, et, tant que le cigare durait, la petite soirée intime, tranquille et douce, se prolongeait.

VI


Plus que jamais, une haute fantaisie présidait à l’ordre de mes études. Mon père, trop chargé de travail, ne continuait pas à les diriger, et, depuis qu’on avait définitivement renoncé au pensionnat, on nous laissait libres de faire ce que nous voulions et, même, de ne rien faire du tout.

Mais les heures de solitude étaient longues : j’étais curieuse, et j’entreprenais des voyages d’exploration, que je ne menais pas toujours bien loin, à travers n’importe quelle science, au hasard de mon caprice.

L’astronomie m’intéressait toujours vivement et je ne me lassais pas de fouiller le firmament, à l’aide de mon télescope ; je dévorais beaucoup de livres, très arides et, encouragée par tout le monde, j’étudiais le mieux possible. Claudius Popelin, le maître émailleur, le délicat poète, qui échangeait des sonnets avec Théophile Gautier, avait fait, pour moi, un médaillon précieux représentant « la très docte Hypathie », qu’il me donnait pour patronne ; et, très fidèlement, chaque année, mon frère Toto m’apportait, aussitôt qu’il avait paru, l’annuaire du Bureau des Longitudes, pour me tenir au courant des choses du ciel.

Mais sans les mathématiques, l’étude de l’astronomie était fatalement bornée et stérile.

Les mathématiques !…

Pour faire la moindre addition, je ne connaissais pas d’autre procédé que de compter sur mes doigts ; mon père me donnait l’exemple, d’ailleurs, et il n’avait pas honte du tout, sachant bien que les artistes ne peuvent rien entendre aux chiffres, sans doute, parce qu’ils ont en général peu de chose à compter. La façon dont Beethoven procédait pour multiplier neuf fois deux en est une preuve charmante :

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______________2_______2_______2
______________2_______2_______2
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Ne pas savoir l’arithmétique me semblait même une vertu, depuis le jour où, devant le tableau noir, une sous-maîtresse du pensionnat Biré, m’avait dit, pour me stimuler :

— Mais, mademoiselle, le calcul est la science des sots.

Je lui avais effrontément répondu :

— C’est pour cela que ce n’est pas la mienne !

Mais alors, comment aborder jamais les mathématiques ?

Après tout, était-il donc si indispensable de savoir les quatre règles et n’était-il pas possible de les enjamber et de pousser plus loin ?

Je décidai que oui ! que j’allais essayer d’apprendre.

Rodolfo, autrefois élève du grand-père Gautier, s’était montré digne de ses leçons, sévères, mais fécondes ; il se chargea d’être mon professeur.

Cela marcha bien tout d’abord ; j’avançais assez vite, très enthousiasmée, dissimulant adroitement, je ne sais plus par quels moyens, mon ignorance des premiers principes. Mais Rodolfo finit, cependant, par la deviner ; alors tout se gâta, car il prétendit m’enseigner ces maudites quatre règles ; à cela je ne voulus jamais consentir. Les séances se firent orageuses et, après les discussions et même les disputes violentes, j’envoyais livres et cahiers dans les jambes du professeur : il en fut fait des mathématiques…

Privée de cette étude, je sentis un grand vide dans mes journées, et bientôt j’entrepris autre chose.

Il y avait au second étage, au-dessus du cabinet de toilette qui séparait la chambre de ma mère de celle de mon père, une petite pièce entièrement remplie de vieux livres : une grande partie de la bibliothèque, léguée à Théophile Gautier par l’abbé de Montesquiou, s’entassait sur les rayons très larges qui s’enfonçaient sous les pentes de la petite chambre mansardée.

J’installai là une table étroite et une chaise, et cette cellule devint ma retraite favorite. Je me mis à fouiller dans le chaos des bouquins disparates, presque tous reliés en veau blanc ou en cuir fauve. On y trouvait de tout : histoire, romans, poésies, philosophie, livres de piété ou d’étude. Après avoir remué beaucoup de poussière, je découvris un traité de géométrie. La géométrie fut, pour le moment, la science élue. Aussitôt je me mis à l’œuvre, m’efforçant à comprendre, m’acharnant des heures entières sur un passage embrouillé, la tête dans mes mains, les sourcils froncés, cherchant à percer les obscurités d’un style souvent imparfait.

La fenêtre donnait sur la rue et, quelquefois, pour dissiper la migraine, je m’y penchais ; les bras dans la gouttière, mes regards plongeant sur l’immense parc du docteur Pinel, je me laissais aller à de longues rêveries.

Mais je revenais au devoir : je traçais des lignes, des carrés, des triangles ; j’eus l’ambition de mesurer la hauteur d’une tour…

Le problème de la quadrature du cercle m’arrêta net ; il était bien évident que là où tout le monde avait échoué, j’allais réussir, et que c’était moi qui le résoudrais. Je perdis beaucoup de temps à cette recherche, puis, je l’abandonnai brusquement et, avec elle, la géométrie.

La géologie lui succéda et je lui trouvai beaucoup de charme ; elle me semblait même trop séduisante : les faits qu’elle me révélait me paraissaient quelquefois invraisemblables, à tel point qu’arrivée au chapitre de la formation des cristaux, je ne pus croire à une loi aussi surprenante et refermai le livre, le soupçonnant d’être l’œuvre d’un mystificateur.

Nono, qui étudiait les langues orientales, voulut m’enseigner le persan : je n’apportai pas beaucoup d’ardeur à ce travail, mais dans les quelques vers, cités en exemple par la grammaire persane, je pris le goût de cette poésie et le désir d’en connaître davantage.

Je récitais sans cesse un distique que je n’ai jamais oublié :


Si ce jeune turc de Schiraz voulait accepter mon cœur,
Pour la noire éphélide de sa joue je donnerais Samarcande et Boukhara.


« Éphélide » nous taquinait, Nono et moi, mais « grain de beauté » était pire. Nous nous torturions l’esprit pour trouver l’expression juste et harmonieuse, mais il est vraisemblable qu’elle n’existe pas.

L’étude du piano à quatre mains nous absorba, ma sœur et moi, durant des après-midi entières. Nous ne désirions pas cependant devenir des pianistes, nous voulions parvenir à déchiffrer assez bien pour lire et comprendre la grande musique. M. Lafitte, chargé de famille et très occupé, ne venant que rarement, il nous fallait une maîtresse en second, qui nous guiderait par des conseils plus fréquents. Ma mère la découvrit, sur la foi d’une petite affiche, écrite à la main, et collée chez le charbonnier.

La première fois que la pauvre dame se présenta chez nous, elle nous trouva aux prises avec l’énorme partition de la Vie pour le Czar, de Glinka, qu’un ami de Russie avait envoyée à mon père, et dont plusieurs morceaux étaient arrangés à quatre mains. Toute tremblante et complètement effarée, la nouvelle venue, qui croyait peut-être qu’on allait lui confier des enfants ne jouant encore que le Petit Suisse ou Mon Rocher de Saint-Malo, ne sut pas lire une seule note et sembla voir un piano pour la première fois.

Loin de nous mal disposer, cette émotion et tout ce que l’attitude de cette femme révélaient de tristesses et de déceptions, nous toucha profondément, et nous déclarâmes qu’elle nous convenait. Elle s’engagea, pour une somme minime, à venir presque tous les jours et à nous consacrer deux heures.

Malgré les apparences, elle savait assez bien la musique ; seulement, ses mains gourdes, gercées et rougies par les travaux du ménage, étaient incapables de l’exécuter.

Nous jouions presque exclusivement des symphonies à quatre mains, celles de Beethoven surtout, et beaucoup des œuvres que nous entendions aux Concerts Populaires. Pour ce genre d’études, la nouvelle maîtresse nous fut très utile : elle comptait, battait la mesure, tournait les pages et, quand une difficulté se présentait, se joignait à nous pour essayer de la résoudre. Presque toujours, c’était elle qui finissait par découvrir la solution. Bien des mois elle nous assista ainsi ; puis elle dut quitter Neuilly.

Elle fut remplacée par une jeune femme à la voix délicieusement timbrée, aux mains blanches et agiles. Celle-ci ne faisait aucun mystère d’un fils, qu’elle avait, fruit charmant d’une faute, qu’elle ne regrettait pas. Une de ses parentes habitait avec elle et toutes deux travaillaient, pour élever l’enfant le mieux possible, heureuses et fières d’opposer ainsi la noblesse de leur conduite, à la lâche et habituelle insouciance de l’homme.

Bien souvent, lorsque nous attaquions une ouverture de Weber, Théophile Gautier descendait, sans bruit, et entrait dans le salon, comme attiré par un charme. Il ne se trompait jamais. Ce maître exerçait sur lui une véritable fascination. Il l’a écrit :

Quand on écoute la musique de Weber, on éprouve d’abord une sensation de sommeil magnétique, une sorte d’apaisement qui vous sépare sans secousse de la vie réelle, puis dans le lointain résonne une note étrange qui vous fait dresser l’oreille avec inquiétude. Cette note est comme un son pur du monde surnaturel, comme la voix des esprits invisibles qui s’appellent. Obéron vient d’emboucher son cor et la forêt magique s’ouvre, allongeant à l’infini des allées bleuâtres, se peuplant de tous les êtres fantastiques décrits par Shakespeare dans le Songe d’une nuit d’été, et Titania elle-même apparaît dans sa transparente robe de gaze d’argent…

Nul autre compositeur ne produisait sur lui une impression aussi profonde, et cette impression datait de loin, des années du romantisme : on représenta en 1835, à l’Opéra-Comique, Robin des Bois, qui avait été déjà donné à l’Odéon, en 1824. Mon père savait jouer sur le piano la célèbre valse de cet opéra : il avait dû beaucoup s’appliquer pour l’apprendre, mais il ne l’oubliait pas et l’exécutait, tout entière, dans un mouvement vif, non pas avec un seul doigt, mais avec le bon doigté et la basse. Nous étions ravies quand il consentait à nous la faire entendre. J’ai toujours la vision de ce rare tableau : Théophile Gautier, assis devant le clavier, un peu penché en avant, l’esprit tendu par une attention anxieuse et les regards sautant continuellement d’une main à l’autre. Il allait jusqu’au bout du morceau, sans jamais faire une seule faute. Quand il se relevait, très glorieux, il était bien embrassé et chaudement félicité.

Nous prenions aussi quelques leçons de dessin et de peinture d’un artiste de talent, Auguste Herst, aquarelliste de premier ordre, que mon père appréciait beaucoup.

Mais l’arrivée du Chinois Ting-Tun-Ling et la découverte de la Chine m’apportèrent des occupations nouvelles.

Ting était maintenant de la maison : sa mince silhouette, dans sa robe bleue et sa veste noire, sa figure malicieuse, aux yeux demi-clos, sous sa calotte de satin, que, selon le rite, il n’ôtait jamais, nous étaient devenues familières et ne nous présentaient plus rien d’insolite ; l’exilé s’harmonisait avec les êtres et nous manquait lorsqu’il était absent. Il n’habitait pas cependant sous notre toit ; on lui avait trouvé une petite chambre rue des Mauvaises-Paroles, située dans le bout populeux de la rue de Longchamp. Mais il était là au déjeuner, et, tout de suite après, nous nous plongions dans l’étude des grimoires chinois.

« Bœuf en Chambre » me fit cadeau d’un dictionnaire chinois-français, un grand in-folio que j’ai toujours. Il avait été publié en 1813, sur l’ordre de Napoléon, par le Père de Guignes. Très imparfait au point de vue pratique, il est remarquable comme typographie ; les caractères chinois, de deux centimètres carrés, sont très élégamment gravés ; l’édition est devenu rare. Il était d’un maniement laborieux et nous l’appelions, pour rire : « Le dictionnaire de poche. »

Tout de suite je voulus lire les poètes et essayer de les traduire. Je commençai à réunir les matériaux de la première version du Livre de Jade, que « Judith Walter » publia bientôt. Pour réaliser ce travail, je dus faire connaissance avec la bibliothèque de la rue de Richelieu. Là seulement on pouvait trouver des livres chinois. Presque chaque jour, accompagnée de Ting, qui me tenait lieu de duègne, j’allais m’installer dans la salle des manuscrits et nous fouillions les recueils de poésies, pour y découvrir des poèmes à notre goût, les copier, afin de les emporter et de les étudier à loisir. J’aimais beaucoup ce milieu solennel et austère, si calme et si studieux ; il m’en imposait un peu et je n’osais parler que tout bas.

La première fois que je vins à la Bibliothèque, cependant, il se produisit un incident qui faillit bien m’empêcher d’y revenir jamais. À quatre heures, les garçons de salle firent retentir leur impératif : « Messieurs, on ferme ! » Ayant jeté un rapide coup d’œil sur les travailleurs, je vis que personne ne bougeait. Je crus avoir le droit de ne pas me presser plus que les autres. Alors un des garçons cria tout près de nous :

— On ferme !

Nous nous dépêchions, Ting et moi, de terminer la copie de quelques vers ; mais le garçon, s’adressant directement à nous, cria encore une fois :

— On ferme !

Aussitôt, à une table assez distante, un monsieur se leva, furieux, et interpella violemment l’employé :

— Vous n’êtes qu’un malappris ! voilà deux fois que vous vous adressez, spécialement, à cette dame. On n’a pas idée d’une pareille insolence !…

Le garçon riposta brutalement et le monsieur s’élança sur lui, dans le brouhaha de toute la salle en émoi. Je m’enfuis, entraînant le chinois très ahuri, au moment où, par-dessus des têtes, était brandi un fauteuil !…

Plus tard, on nous autorisa à emporter de la Bibliothèque les livres dont nous avions besoin. Nous nous installions alors, pour travailler, dans un coin du salon, près de la fenêtre de la rue ; mais j’avais à lutter contre la paresse, tout orientale, de Ting-Tun-Ling, qui accaparait le grand fauteuil et s’y endormait volontiers.

Mon père s’intéressait extrêmement à la traduction de ces poèmes chinois ; il les arrangeait quelquefois en vers. Malheureusement, il n’en écrivit que des brouillons et je crains bien qu’aucun n’ait été conservé. Je n’ai pu retrouver dans ma mémoire que les deux vers qui terminaient la pièce intitulée : l’Épouse vertueuse :


Avant d’être ainsi liée,
Que ne vous ai-je connu !


Le rhythme était de sept pieds, comme dans l’original chinois.

Il aima beaucoup mon premier livre et me fit l’exquise surprise d’écrire quelques lignes sur lui, à propos du poème en prose de Baudelaire, les Bienfaits de la lune :

Nous ne connaissons d’analogue à ce morceau délicieux que la poésie de Li-Taï-Pé, si bien traduite par Judith Walter, où l’impératrice de la Chine traîne parmi les rayons, sur son escalier de jade, diamanté par la lune, les plis de sa robe de satin blanc…



Une nuit, tout le monde dormait dans la maison, toutes lumières éteintes, quand un violent coup de sonnette retentit.

J’avais le sommeil très léger : je fus éveillée la première et je me levai, très effrayée. J’allai dans la chambre de ma mère, qui s’éveillait aussi, mais croyait avoir rêvé ce coup de sonnette.

— C’est quelque farceur, dit-elle.

Cependant elle se leva, ouvrit la fenêtre, poussa les persiennes et se pencha au dehors en criant d’une voix terrible :

— Qui est là ?

Un grand éclat de rire lui répondit et, en même temps, une voix bien connue disait gaiement :

— C’est le père Dumas !… le grand Dumas !… que son fils vous amène.

Tout le monde était sur pied, maintenant ; de sa chambre mon père se penchait à son tour vers la rue, aussi surpris que charmé par cette visite imprévue.

Alexandre Dumas s’excusait de venir le surprendre à pareille heure.

— C’est que j’ai absolument besoin d’un numéro du Moniteur d’il y a quinze jours, disait-il ; peut-être le retrouverons-nous ici… Et puis j’avais grande envie de vous revoir ; je n’ai pas trouvé d’autre moment : j’arrive de voyage et je repars demain.

— Le temps de passer un pantalon, et je descends vous ouvrir, dit mon père.

Dumas ! le grand Dumas ! que nous n’avions jamais vu encore !… l’auteur des Trois Mousquetaires !… Avec une hâte fiévreuse, on s’habillait, à peu près, et nous fûmes bientôt tous réunis au salon.

Dumas nous apparut, colossal : mon père, auprès de lui, devenait svelte et petit. Il avait le teint bronzé, d’abondants cheveux crépus, qui lui faisaient une tête énorme, des yeux gais et des dents éblouissantes, entre les lèvres charnues.

Tout de suite il nous tendit les bras et nous embrassa paternellement… On alluma des lampes et on jeta au milieu du salon des paquets de journaux qui avaient été apportés. Nous nous mîmes à chercher, ma sœur et moi, cet article dont Dumas ne savait pas bien la date et, pendant ce temps, avec de grands gestes et des rires sonores, il causait : rappelant des souvenirs, exposant des projets, donnant des détails sur le voyage qu’il venait de faire.

L’attitude d’Alexandre Dumas fils devant son père nous frappa. Il semblait très petit garçon, l’écoutait sans rien dire, dans une sorte de recueillement, et le regardait avec une expression de respectueuse tendresse, vraiment charmante.

Nous ne trouvions pas le numéro du Moniteur qui contenait le document cherché. Mais bientôt le grand Dumas, agacé par ce bruit de papier froissé, nous avoua, qu’au fond, il n’avait pas du tout besoin de cet article.

On déboucha du pale ale, et j’en versai au bon géant, qui, debout devant la cheminée, me regardait en souriant. Alors, levant son verre contre la flamme de la lampe, il me dit :

— C’est drôle ! tes yeux ont tout à fait la couleur de cette bière.

Il faisait jour quand il nous quitta, pour aller, disait-il, dormir quelques heures, avant de boucler de nouveau sa valise.

Un mois plus tard, je le rencontrai boulevard de la Madeleine. Je courus à lui et, sans hésiter, il me serra avec effusion sur les vastes pentes de son gilet de nankin. Mais, aussitôt après, il me demanda :

— Qui es-tu, toi ?…

Je le revis une autre fois, chez M. Robelin, qui l’avait invité à déjeuner. Ce jour-là, je lui présentai Ting-Tun-Ling, et nous lui demandâmes, très solennellement, l’autorisation de traduire en chinois les Trois Mousquetaires.



Épris des arts plastiques et de la beauté de la forme comme il l’était, Théophile Gautier ne pouvait manquer de s’inquiéter de lui-même et de son aspect physique : l’idée qu’il vieillissait, l’attristait infiniment.

— Personne, cependant, n’a été plus jeune que moi ! s’écriait-il quelquefois.

Il allait alors se regarder, de tout près, dans les miroirs, « pour étudier les progrès, lents mais sûrs, de la décrépitude… »

Le résultat de ces observations s’exprimait par l’improvisation, paroles et musique, d’un récitatif comme celui-ci :


J’ai, plus je me regarde et plus je m’examine,
Le fond du teint très jaune et fort mauvaise mine…


Il réagissait, néanmoins, de son mieux. Sa toilette lui prenait toujours beaucoup de temps : il aimait les soins délicats, les bains odorants, les parfumeries fines, et regrettait toujours que les hommes fussent condamnés aux affreux habits modernes, qu’il voulait du moins sortant de chez le plus habile tailleur. Il nous confiait le soin d’arranger sa chevelure, de la bien lustrer et de lui donner un joli tour. Il se risquait parfois à me laisser peigner sa barbe ; mais il était très douillet, et, si je tirais le moins du monde, il me faisait des grimaces bouffonnes, roulant des yeux terribles et grinçant des dents. Sa cravate, qu’il ne savait pas nouer lui-même, exigeait aussi une attention méticuleuse.

— Comment me trouves-tu ? disait-il, lorsqu’il était prêt.

— Tu as l’air d’un beau lion, très fort et très doux.

— Oui, tu dis cela pour me faire plaisir. Mais, au fond, tu me considères comme un père noble, un Géronte, un vieux birbe.

Il me conduisait alors devant le grand portrait que Chatillon, poète, peintre et sculpteur, a fait de lui.

— Voilà comment j’étais à vingt-huit ans, disait-il ; c’est là l’image que je voudrais laisser de moi, et elle était d’une ressemblance absolue. Si je le pouvais, je détruirais tous les autres portraits, plus ou moins hideux, que l’on m’a fait subir. Physiquement, l’homme est vraiment lui-même à trente ans ; à partir de là, il ne progresse plus, et bientôt, hélas ! il commence à descendre, plus ou moins vite, l’autre versant de la montagne. La réputation vient tard, en général, et on ne laisse de soi qu’un masque flétri et déformé, par les fatigues et les peines de la vie. Cela est absurde. Passé trente ans, on ne devrait jamais laisser faire son portrait. Mais les peintres demandent à vous « pourtraire », non pas parce que l’on est beau, mais parce que l’on est célèbre…

Célèbre, il l’était, en effet, et personnellement connu, à ce qu’il semblait, par tous les passants. Quand il sortait, il était aussi fréquemment salué qu’un chef d’État. Il répondait, par de grands coups de chapeau, à des inconnus, la plupart du temps. Ce manège avait pour résultat l’usure rapide de ses couvre-chefs : le bord s’amollissait, se cassait et bientôt lui pendait sur le front. C’était là un dommage irréparable et il fallait remplacer la coiffure.

Il était accablé d’invitations, à des dîners, à des soirées, qui l’ennuyaient mortellement. Le monde officiel le sollicitait aussi et l’intéressa quelque temps. Il reçut, un jour d’été, une invitation de l’empereur et de l’impératrice, à venir passer une semaine au palais de Compiègne.

Cela nous causa un certain émoi. Il existait, sans aucun doute, un cérémonial, une tenue de rigueur. Mon père s’informa : l’après-midi, redingote noire, pantalon et gilet de fantaisie ; le soir, culotte courte et bas de soie, gilet, habit, épée et bicorne. Il n’y avait que le temps bien juste de se munir : le tailleur ne put promettre la culotte que pour le jour même du départ. Ce jour venu, on n’attendait plus qu’elle pour fermer la malle, mais la culotte n’arrivait pas. Rodolfo, qui était là, prit la voiture devant la porte, pour aller jusqu’à un fiacre, et courir à toute bride chez le tailleur.

Nous essayions de patienter.

— Toujours quelque anicroche à ma toilette me taquine, quand j’ai affaire à des souverains ! disait Théophile Gautier. En Espagne, le jour où l’on me présenta à la reine, j’avais un gilet de nankin, fraîchement empesé et rétréci au blanchissage, si bien qu’il fut impossible d’attacher la boucle. Au mouvement que je fis pour saluer, je sentis un claquement dans le dos : la toile, brûlée par l’empois, cédait !… À mesure que je m’inclinais, la déchirure augmentait, avec un bruit qui me paraissait formidable, tandis que le devant du gilet bouffait, d’une façon grotesque. J’aurais voulu être à six pieds sous terre… et je fus parfaitement stupide.

Rodolfo revint.

— Eh bien ! dit-il, le paquet est arrivé ?

— Pas du tout !

— Comment ? Il y a plus de deux heures que celui qui le porte est parti, et il avait l’ordre de prendre une voiture !

— Il a peut-être perdu l’adresse et est retourné là-bas pour la redemander.

On attendit jusqu’à la dernière minute, mais mon père, très anxieux, dut se mettre en route sans emporter la culotte courte. Il était entendu que Rodolfo la porterait à Compiègne, aussitôt que possible, le jour même, probablement.

Mais la journée se passa en attentes et en courses vaines : l’émissaire ne reparut pas chez le tailleur, qui ignorait son adresse. On ne le revit au magasin que le lendemain assez tard, et comment il fut reçu, on le devine. Où avait-il déposé le paquet ? Qu’en avait-il fait, puisqu’il ne l’avait pas remis et qu’il ne le rapportait pas ?… Après quelques hésitations, le misérable se confessa. Pour bénéficier de la différence de prix, au lieu de prendre un fiacre, comme on le lui avait ordonné, il avait pris l’omnibus et était même monté sur l’impériale. Il tenait le paquet bien soigneusement sur ses genoux ; mais, vers la moitié de l’avenue, un voyageur pressé avait, en passant, si brutalement accroché le paquet qu’il fut projeté, du haut de l’omnibus, en pleine boue. N’osant pas livrer le vêtement dans l’état où il le ramassa, l’employé revint à Paris et courut chez un teinturier, pour le faire nettoyer. Celui-ci ne voulut pas interrompre ses occupations pour s’occuper, tout de suite, de ce travail nouveau, qui demandait du temps et des soins, et il avait gardé la culotte.

Avec quel plaisir, on eût roué de coups ce malheureux ! Mais cela n’eût rien réparé. En l’accablant d’injures, on le suivit chez le dégraisseur inconnu, et Rodolfo ne put partir que le soir pour Compiègne, sans espoir d’arriver avant l’heure du dîner impérial. Ce ne fut que le troisième jour après son arrivée que Théophile Gautier put se présenter devant ses hôtes. Il avait été obligé de se dire souffrant et de rester confiné dans sa chambre où il se morfondait. L’empereur ne manqua jamais, quand mon père venait le saluer, de lui demander s’il était bien remis de cette indisposition.

Ce séjour à Compiègne plut à mon père : le château luxueux, les beaux horizons, la vie raffinée et sans heurts, si bien abritée des ennuis et qui roulait comme sur un tapis de velours, lui semblait l’existence normale, qui seule pouvait permettre à la flamme de l’esprit de donner l’éclat complet de sa lumière, tandis qu’elle vacille sans cesse, aux cahots de la route et à tous les vents des soucis.

Il nous raconta l’ordre des journées, qui laissait aux invités beaucoup d’heures de liberté : la matinée était à eux ; les souverains paraissaient au déjeuner, puis ils se retiraient et chacun faisait ce qu’il voulait. Le plus souvent, par groupes sympathiques, on s’en allait en excursion dans les environs : des voitures étaient toujours prêtes et à la disposition des invités. Au dîner, il fallait être en tenue ; la soirée se prolongeait et s’achevait en bal. Ce qui, par exemple, n’était pas très babylonien ni sardanapalesque, disait mon père, c’est qu’on dansait aux sons d’un orgue de Barbarie ; même il n’y avait pas une personne spéciale pour tourner la manivelle : — on ne voulait pas d’un intrus dans l’intimité ; — les hôtes de bonne volonté faisaient la manœuvre.

— J’ai dû, moi aussi, moudre des valses, des quadrilles et des polkas, tandis que se trémoussait la noble assistance.


VII


Une grande dame russe, nouvellement installée à Paris, la princesse *** manifesta le plus vif désir de faire la connaissance de Théophile Gautier. L’espoir de le rencontrer, par hasard, ne se réalisant pas, elle se décida à écrire au poète son admiration pour lui et la joie qu’elle aurait de le voir.

La petite lettre parfumée, timbrée d’un chiffre d’or, fut apportée par Charles Yriarte, qui connaissait la princesse et était en relation avec mon père. L’aimable messager donna quelques détails biographiques sur la noble dame, dont Paris, disait-il, allait s’engouer : orpheline, presque en naissant, elle avait hérité, à l’âge de six mois, de huit cent mille livres de rente. Sous l’œil indulgent d’une grand’mère, elle avait grandi, pareille à une plante rare, entourée de soins et cependant libre, comme si l’on eût combiné pour elle la serre et la forêt vierge. Jeune fille, elle ne fit rien qu’à sa tête et soumit tout à ses caprices. D’assez bonne heure, elle s’était mariée ; elle avait deux fils. Maintenant veuve, belle, jeune, indépendante et frondeuse, elle courait le monde sans entraves et sans soucis, un peu folle peut-être, mais d’une folie russe et délicieuse.

La princesse priait Théophile Gautier de vouloir bien venir dîner le lendemain, chez elle, dans l’intimité. Assez curieux de voir cette étrange et séduisante personne, mon père accepta l’invitation.

Nous étions couchées depuis longtemps quand il revint de chez la princesse ***. Mais nous ne dormions jamais que d’un sommeil léger et inquiet, tant que le père n’était pas rentré. Pour moi, quand il mettait la clef dans la serrure, ce faible choc m’éveillait aussitôt et j’écoutais tous les bruits familiers et rassurants qui se succédaient alors : — la porte refermée, le verrou poussé, la clef jetée sur le guéridon, dans l’angle du vestibule où la lumière attendait ; puis la montée tranquille de l’escalier et les pas sonnant sur le parquet de la chambre. — Ce n’était pas tout encore : Théophile Gautier ne manquait jamais devenir dire bonsoir à ma mère et, assis près du lit, de lui raconter, en détail, tout ce qu’il avait fait et vu. Notre chambre communiquait avec celle de ma mère et la porte restait ouverte. J’entendais donc toujours, sans en rien perdre, les narrations. Mais, ce soir-là, il fut très bref : la princesse *** était extrêmement aimable et assez originale ; il avait trouvé l’installation somptueuse et le diner excellent ; un sterlet du Volga y figurait, ce succulent poisson dont il n’avait pas goûté depuis son voyage en Russie et dont il était très friand… Puis il bâilla longuement et s’alla coucher.

Le lendemain cependant, durant une absence de ma mère, il nous en dit un peu plus. La princesse l’avait à la fois charmé et presque scandalisé.

— Elle est grande, un peu trop grande même pour une femme : cela lui donne beaucoup de majesté, malgré le galbe assez enfantin de la tête. Son corps a des souplesses et des grâces de chatte, ou des mouvements brusques et saccadés de jeune cabri. Après dîner, elle a chanté « Il Bacio » en mon honneur, car elle ne regardait que moi, et en accentuant les paroles passionnées de la valse, par des tortillements, des pâmoisons, des œillades, tellement provocantes que j’en étais tout interloqué. Si nous avions été seuls, ces manières m’eussent paru assez claires, mais elles l’étaient moins en la présence de vagues comparses, graves comme des augures et qui semblaient les trouver toutes naturelles. Je m’en suis tiré par quelques madrigaux, assez vifs, et la dame a l’air enchantée de moi. Huit cent mille livres de rente, dès l’âge de six mois, cela vous donne dans la vie un imperturbable aplomb et un beau dédain du qu’en-dira-t-on… Après tout, la belle Russe est peut-être tout simplement une sorte de Célimène instinctive et innocente, qui a la fantaisie d’atteler un poète à son char !

Dans la journée, la princesse envoya des fleurs, accompagnées d’une lettre : elle remerciait de la bonne soirée de la veille et indiquait les jours privilégiés où elle recevait seulement ses amis.

Paris commençait à s’occuper d’elle ; dans toutes les fêtes officielles elle faisait sensation, par son allure, sa beauté et ses toilettes, très magnifiques. On racontait qu’elle avait une fois sauté au cou de sa couturière, qui lui livrait une robe particulièrement admirable, et s’était écriée :

— Mais tu n’es pas ma couturière, tu es mon amie !…

Théophile Gautier retourna chez la princesse et prit plaisir à la fréquenter ; il s’établit entre elle et lui ce que nous appellerions aujourd’hui « un flirt », mais le mot n’était pas encore à la mode. Elle recherchait son avis et ses conseils en maintes circonstances et ses envoyés parcouraient sans cesse la route de Neuilly. Quand le père était absent, nous dissimulions autant que possible, pour les lui donner en particulier, les lettres, bien faciles à reconnaître, qui venaient de la princesse. Nous avions remarqué qu’il évitait de parler d’elle, excepté avec nous : non qu’il eût rien à cacher, mais il lui eût été pénible d’entendre formuler sur elle quelque appréciation désobligeante.

Un soir, vers dix heures, un équipage s’arrêta devant notre porte. La voiture était vide et le valet de pied remit un billet très pressant : la princesse suppliait Théophile Gautier de venir chez elle, tout de suite. Il partit assez effrayé, mais il trouva la belle Russe debout devant sa psyché, essayant le costume de Salammbô qu’elle devait porter à un bal travesti chez la comtesse Walewska. Il s’agissait de savoir si le costume seyait, si rien ne manquait, si les détails étaient exacts : avec l’approbation de son grand ami elle serait tranquille.

Les deux fils de la princesse, deux gamins de dix ou douze ans, soulevaient le plus haut qu’ils pouvaient, chacun un candélabre, pour bien éclairer leur superbe maman, dont ils paraissaient très fiers.

Le costume eut beaucoup de succès, le soir de la fête ; il causa même un peu de scandale : les journaux de l’opposition clabaudèrent sur la chaînette d’or que les vierges carthaginoises portaient entre les chevilles et que la princesse n’avait pas voulu supprimer. Mais les clameurs lui importaient peu et n’altérèrent pas sa sérénité.

L’amour des lettres et la fréquentation des poètes avaient fait naître dans son esprit une haute ambition, qu’elle avoua bientôt : elle voulait écrire un livre !…

Chez une personne d’un caractère aussi résolu, du désir à l’accomplissement, l’espace fut court. Le livre avança vite, mais pour le mener à bien, les conseils et l’assistance de Théophile Gautier furent, plus que jamais, indispensables : il refit, anonymement la courte préface, et, comme l’héroïne de cette sorte d’autobiographie, éprouvait une gêne à peindre elle-même son portrait, elle le pria de vouloir bien le tracer, à sa place, mais en exprimant très sincèrement tout ce qu’il pensait d’elle.

L’auteur disait dans la préface :


Je n’ai pas la prétention d’être un écrivain ; je suis étrangère, j’ai peu d’expérience, mais je regarde et je vois. Je viens de passer quelques mois dans cette grande ville qui s’intitule la lumière du monde ; je ne puis me vanter de la bien connaître, je tiens à prouver du moins que je l’ai observée, et à conserver les impressions que j’ai reçues.

Je demande l’indulgence du lecteur pour ces pages futiles : j’ai dit ce que j’ai vu, simplement, comme je l’ai pensé. Tout est vrai dans ce livre, même le petit roman de cœur qui en est le fond.

On y chercherait vainement des portraits. Je n’ai peint que des tableaux ; s’il s’y trouve quelques ressemblances, c’est que j’aurai eu des souvenirs involontaires.

En réunissant mes notes sur cette société où j’ai vécu une saison, j’ai cherché plutôt un amusement qu’un succès, je ne serai donc ni surprise ni blessée des critiques que l’on m’adressera sans doute. Je les accepte d’avance, en déclarant néanmoins qu’elles ne changeront rien à mes opinions ; tout au plus, m’apprendront-elles à en modifier la forme. J’ai mes convictions et mes idées : bonnes ou mauvaises, je les garde ; elles m’appartiennent en propre, et j’ai pour principe que dans ce monde il faut être soi, c’est la seule manière d’être réellement quelque chose.


Et voici le portrait, où l’on retrouve aisément la couleur et le style de celui qui l’a exécuté :


C’est une de ces femmes qui ne sauraient passer inaperçues et qu’on ne peut oublier lorsqu’on les a rencontrées une fois. Grande, svelte, sa taille est d’une élégance et d’une désinvolture sans pareilles. Son visage n’a point de régularité, cependant il est adorable ; ses yeux ont une expression de douceur et de mutinerie qui attire les femmes et qui captive les hommes ; elle a des dents de perle, un sourire où la bonté tempère la malice, une peau de satin ; des cheveux blonds, qu’elle a la coquetterie de porter bouclés, sans s’inquiéter de la mode, donnent de l’éclat à son teint de rose du Bengale ; elle éblouit d’abord, elle plaît ensuite, et quand elle a plu on l’aime bientôt, car chaque jour on découvre en elle de nouvelles qualités ; son âme est pleine de poésie, elle est d’une honnêteté et d’une franchise rares ; incapable de tromper, elle ne croit à la perfidie que contrainte par l’expérience, encore elle s’efforce d’en douter souvent.

Son immense fortune ne lui sert qu’à faire des heureux ; elle ne peut voir souffrir personne et elle devine bientôt les douleurs qu’elle peut soulager, avec l’instinct des grandes natures ; la sienne est pleine de contrastes.

Elle est gaie, elle est triste ; elle est emportée et docile ; elle est généreuse et défiante ; elle a mille idées dans la tête et mille sentiments dans le cœur, qui se croisent et se contrarient ; un entraînement la pousse dans une voie, elle y court, elle s’y jette avec passion ; une réflexion, un pressentiment, un caprice l’arrêtent, elle retourne subitement en arrière et rien ne peut la ramener.

Versatile et constante, elle changera vingt fois par jour d’opinions, de projets et de désirs ; pourtant ses affections ne varient pas, son cœur ressemble à un de ces lacs dont on voit le fond, où les plantes marines, les cailloux brillants, semblent à la portée de la main, et dont la profondeur est immense. C’est une enfant par la grâce, c’est un philosophe par la pensée.

Elle a la câlinerie de la torpille, elle endort les soupçons, elle s’empare de ceux qui sont les plus en garde contre elle, et cela sans aucun plan d’envahissement arrêté, uniquement par le charme qu’exhale toute sa personne, comme les fleurs exhalent leurs parfums. Elle est créée pour séduire, ainsi que les violettes pour embaumer.

Avec une telle personnalité, la coquetterie ne peut faire défaut. Elle est involontaire, mais c’est dans son essence même, il ne faut pas le lui reprocher. Cette coquetterie n’est pas cruelle, elle ne blesse que sans y toucher. Anna veut être aimée : il y a chez elle un foyer ardent qu’elle croit inépuisable et dont elle ne calcule pas les effets, encore moins les ravages.

La princesse a toujours été heureuse ; la fortune, la naissance, la position, la beauté, l’esprit, elle a tout reçu du ciel ; un seul malheur l’a frappée en sa vie, la perte d’un mari qu’elle aimait tendrement, bien qu’il ne fût pas pour elle tout à fait ce qu’elle méritait et ce qu’elle avait le droit d’attendre.


Rien que pour ce portrait, — tracé on dirait presque avec émotion, — qui fixe une si séduisante figure, ce livre vaudrait d’être sauvé de l’oubli. Dans la suite du volume, l’auteur cite ce mot de Théophile Gautier : « On est discret en amour, par volupté. » Et ailleurs il raconte un épisode du bal travesti donné par la comtesse Walewska :


Je fus aussi attaquée par un masque en manteau vénitien que je nommerai sur-le-champ : ce nom est célèbre parmi les plus illustres ; c’est T. G. ; il me fit des compliments sur mon costume de Salammbô que j’avais tâché de rendre le plus exactement possible et il causa longtemps avec moi. C’est un plaisir qu’il me donne souvent et dont je sens tout le prix.


Le livre intitulé : Une Saison à Paris, fut édité par Dentu ; mais, au dernier moment la princesse ne voulut pas se décider à le mettre en vente et prit toute l’édition, qu’elle distribua, comme elle le voulut.

Puis cette étoile vagabonde s’envola de Paris, alla rayonner en d’autres cieux ; mais elle revint, toujours fantasque, toujours fidèle à ses amis. Paris de nouveau s’occupa d’elle, de son luxe, de ses bizarreries. On parla quelque temps d’un tabouret assez original qu’elle avait inventé pour ne pas chiffonner en voiture, lorsqu’elle se rendait aux fêtes des Tuileries, les jupes immenses, enguirlandées et fanfreluchées, que la mode d’alors imposait aux femmes. Ce tabouret était une espèce de champignon planté au milieu du coupé : elle s’y asseyait, après qu’on avait soulevé ses jupes et ses jupons pour les laisser retomber, ensuite, tout à l’entour, en les disposant le mieux possible. Le valet de pied était exercé à cette fonction, et la princesse acceptait son aide avec une dédaigneuse impudeur.

Dans ses voyages, elle avait visité la Tunisie : à l’occasion d’une matinée que l’on préparait chez la comtesse de Castellane, le bey de Tunis lui fit présent d’un magnifique costume d’odalisque, qu’elle voulait revêtir pour figurer à cette fête, en des tableaux vivants. Comme lors du premier voyage, Théophile Gautier fut convoqué pour donner son avis et ses conseils. On lui demanda quelque chose encore. Le tableau dans lequel la belle orientale devait se montrer, nonchalamment étendue sur un divan, représenterait le Harem de Tunis ; mais l’odalisque devait reparaître dans un autre tableau et, cette fois, réciter quelques vers : elle n’en voulait point d’autres que ceux de son poète préféré. Il s’agissait de les composer, et, travail plus difficile sans doute, il fallait lui apprendre à les dire, avec grâce et sans trop d’accent. Comment ne pas obéir aux caprices de l’exquise princesse ? Théophile Gautier improvisa les vers qu’elle désirait et les lui fit répéter. Voici cet impromptu :

L’ODALISQUE À PARIS


« Est-ce un rêve ? Le harem s’ouvre,
Bagdad se transporte à Paris,
Un monde nouveau se découvre
Et brille à mes regards surpris.

« Pardonnez mon luxe barbare,
Bariolé d’argent et d’or ;
J’ignorais tout, un maître avare
M’enfouissait comme un trésor.

« À l’Orient mon élégance
Laissant son antique oripeau
Saura bientôt faire une ganse
Et mettre un semblant de chapeau.

« À tout retour je suis rebelle :
Qu’Osman cherche une autre houri !
Il est ennuyeux d’être belle
Incognito, pour son mari ! »


La princesse débita les vers d’une façon charmante et obtint un très vif succès.

Bientôt elle disparut encore, et je ne sais plus rien d’elle.



L’arrangement de l’atelier, qu’il avait fait construire au second étage de la maison, occupait toujours mon père ; il y pratiquait, autant qu’il le pouvait, des améliorations et des embellissements. Les murs étaient revêtus maintenant d’armoires de chêne : la partie haute formait une bibliothèque ; la partie basse, une sorte de buffet à nombreux tiroirs, larges et plats, destinés à enfermer les gravures.

Il était malheureusement un peu tard pour prendre soin de tant de publications précieuses, que le grand critique d’art avait reçues des éditeurs. La place manquait pour les conserver, les cartons ne suffisaient pas, et, avec une insouciance, traversée de quelques regrets, il avait laissé de superbes gravures s’entasser au hasard, se ternir à la poussière, se jaunir à la fumée, se maculer d’encre, et les chats en faire leur litière. Ces tardifs tiroirs en sauvèrent quelques-unes, encore intactes, et assurèrent le sort des nouvelles venues.

La question du chauffage, en hiver, prenait une grande importance : Théophile Gautier était extrêmement frileux, surtout — ce qui peut au premier abord sembler paradoxal — depuis qu’il avait séjourné en Russie. En ce pays, le froid est un danger avec lequel on ne plaisante pas : mon père en avait fait lui-même l’épreuve un jour qu’il aventurait un peu trop son visage hors du haut collet de peau d’ours. Tout à coup un passant, armé d’une poignée de neige, s’était jeté sur lui et, l’aveuglant de poussière glacée, lui avait vigoureusement frotté la figure, indifférent aux cris, injures et coups de poing par lesquels la victime stupéfaite se défendait de cette inexplicable agression. Il fallut en remercier cet inconnu, pourtant, car, sans son intervention secourable, Théophile Gautier laissait en Russie son nez, qui était en train de geler.

Contre le froid du dehors, en ce pays, on se défendait par des fourrures, graduées d’après les fluctuations du thermomètre ; aussitôt franchi le seuil des maisons et les pelisses retirées, on jouissait d’une température délicieuse et partout égale : c’était l’été. Les femmes, toujours décolletées, ne portaient que des robes légères en mousseline ou en gaze.

Mon père aurait bien voulu enfermer chez lui une tiédeur pareille et il s’y efforçait, mais nos demeures sont mal closes et mal construites pour conserver la chaleur. Ce qu’il importait d’établir tout d’abord, c’était la double fenêtre usitée en Russie ; l’une des deux fenêtres, même, est cimentée au commencement de l’hiver et ne s’ouvre jamais. La grande baie vitrée de l’atelier fut donc fortifiée d’une autre. Un calorifère Joly, du nom d’un fabricant qui, bien avant le système des poêles mobiles, avait inventé la double enveloppe et la combustion lente, fut installé dans la pièce. Il y en avait un autre au rez-de-chaussée, dans le vestibule, qui tiédissait la maison. Celui-là était presque haut comme un homme et muni de bouches qui chauffaient plus spécialement la salle à manger et la chambre de mon père. Quand on fermait les unes, les autres donnaient avec plus de force, et bien souvent on entendait le maître crier du seuil de sa chambre :

— Envoyez-moi de la chaleur !…

Mais c’était dans l’atelier qu’il obtenait, le plus facilement, la température de serre chaude qui lui plaisait. Il interrogeait à chaque instant son thermomètre et ne le laissait pas descendre au-dessous de 22 ou 21 degrés. Aussi on étouffait un peu et personne ne voulait rester auprès de lui.

D’ailleurs, malgré ce titre d’atelier, ce n’était pas toujours là l’endroit que Théophile Gautier choisissait pour écrire : chose extraordinaire, rien de fixe n’était installé, dans la maison, en vue de son travail ; ce lieu que tout homme, même qui ne fait rien, appelle « mon cabinet » ou « mon bureau » n’existait pas pour lui. Au moment de se mettre à l’œuvre, il cherchait le dictionnaire de Bouillet, qui, appuyé sur un autre livre, formait pupitre ; il le plaçait sur n’importe quel coin de table, puis essayait de rassembler « tout ce qu’il faut pour écrire… » L’encrier et les plumes vagabondaient ; souvent il ne trouvait pas de papier, et la bonne devait courir acheter, chez l’épicier, un cahier de papier à lettres. Il ne réclamait ni le silence, ni la solitude, aimant, au contraire, à être un peu dérangé. On allait le voir un instant, l’embrasser, le plaindre d’être forcé de travailler. Alors il montrait les pages déjà remplies de cette jolie écriture si nette et si fine.

— Tu vois, disait-il, comme c’est bien écrit !… Remarque que je boucle les é, malgré la petitesse des lettres !… Et pas de ratures ; au bout de ma plume la phrase arrive retouchée déjà, choisie et définitive : c’est dans ma cervelle que les ratures sont faites.

Lorsqu’il composait des vers, Théophile Gautier rôdait du haut en bas de la maison, lentement d’un air désœuvré ; mais on l’entendait marmonner par instants : l’on savait à quoi s’en tenir et l’on n’avait pas l’air de savoir, car, par une sorte de pudeur, il voulait garder le secret de son effort, tant que le poème n’était pas fini. Quand il était las de se promener, il s’asseyait sur le tapis, au coin de la cheminée de sa chambre, s’étayait de coussins et oubliait son cigare, toujours éteint, toujours rallumé. Sur des bouts de papier, des dos de lettres, des coins d’enveloppes, il écrivait ses premiers brouillons, mais rarement le jour s’achevait, sans qu’il nous appelât pour nous montrer, soigneusement recopié, le poème terminé.

J’ai vu naître ainsi le Souper des Armures, la Montre, la Source, Ce que disent les Hirondelles, le Château du Souvenir, beaucoup d’autres poésies, pas assez, hélas ! Car la vie harcelait toujours, le loisir manquait, et, au lieu de rêver dans le parterre des roses, il fallait cultiver le potager.



Quelle surprise, un matin d’hiver, d’entendre le père, toujours levé le premier, pousser des exclamations et nous appeler à grands cris :

— Venez ! Venez vite ! Venez voir si j’ai la berlue : il n’y a plus de jardin, il est remplacé par un lac !

— Un lac ?…

C’était exact : notre jardin et celui du propriétaire étaient complètement submergés ; l’eau venait baigner la première marche des escaliers de la terrasse et engloutissait les buissons ; les squelettes d’arbres émergeaient plus ou moins, selon la distance et la pente du terrain ; on ne voyait que le toit treillage de la tonnelle, et, plus loin, derrière elle, la potence où l’on suspendait la balançoire avait disparu.

La Seine, grossie par des pluies continuelles, avait débordé sur ses berges, en même temps que par des infiltrations elle envahissait sournoisement tous les jardins du voisinage.

Nous restions ébahis de voir le ciel se refléter là où, la veille, s’étendait des pelouses. Après tout, c’était plutôt amusant et nous ne risquions rien, vu la hauteur de la terrasse qui portait notre maison. Nous parlions de nous procurer un bateau pour naviguer sur ce lac.

Au moment du déjeuner, nous nous aperçûmes que nous étions séparés de la cave. J’en étais spécialement chargée : je devais surveiller la mise en bouteilles, du vin, le bouchage et le cachetage ; j’avais même voulu, de mes propres mains, imprimer sur la cire le cachet de mon père. C’était une bague qu’il portait toujours, un chaton de cornaline, sur laquelle était gravée cette devise : Vivere mémento[4]. Je prétendais que, le V et le B se confondant presque dans certaines langues, on pouvait lire : Bibere mémento[5], devise parfaite. Me jugeant responsable du vin, j’estimai qu’il était de mon devoir d’aller le conquérir. Je fis porter un baquet et une perche au bas de l’escalier, décidée à risquer la traversée. Mon père voulut s’y opposer, mais je n’obéissais pas toujours et j’étais déjà… au large. Le tunnel sous la terrasse n’était pas envahi par l’eau, les caves étaient à sec et mon expédition héroïque fut des plus faciles ; seulement, au retour, je n’osai pas surcharger l’embarcation : je criai que l’on descendit un panier au bout d’une corde, du haut du mur, devant le tunnel, ce qui fut fait, et l’on monta le vin très facilement.

Le baquet nous amusa quelques jours ; très enhardies, ma sœur et moi, nous entreprenions, à tour de rôle, de plus lointaines navigations. Puis l’eau commença de baisser. Mais, la nuit suivante, le thermomètre étant descendu très bas, elle gela.

Je ne pourrais pas expliquer comment cela se fit, mais il est certain qu’elle gela en pente. Devant l’escalier du propriétaire au-dessus de la vaste pelouse, sur tout le jardin, la glace formait une sorte de montagne russe très unie et très douce. Elle était solide : des glissades furent organisées tout de suite. Le baquet changea de rôle : on s’asseyait dedans, on lui donnait un élan, et il se mettait à descendre en tournoyant et s’en allait très loin.

Le père, un peu inquiet, nous surveillait et cherchait à mettre un frein à nos imprudences, en nous chantant ce fragment de chanson :


Il est moins dangereux d’glisser
Sur le gazon que sur la glace…


Mais tout à coup le baquet le tenta : il entra dedans et se laissa emporter.

Le jeu lui plut tellement qu’il ne le cessa plus et accapara le baquet. Nous étions très contentes de le voir partager notre plaisir, et nous remontions pour lui le véhicule, ce qui était assez pénible ; on y attachait des cordes et on s’y attelait : on tirait de son mieux, en s’égayant de quelques chutes.

Toto, prévenu, prit part au divertissement, puis il avertit Rodolfo, « Bœuf en Chambre » et quelques autres ; Dumas fils, Robelin, vinrent en voisins ; de nombreux baquets furent apportés ; on fit des traîneaux avec des chaises renversées, on glissa sur des planchettes… Un temps clair et ensoleillé nous favorisait, on s’amusait follement ; mais rien ne valait le spectacle de Théophile Gautier, assis dans ce baquet, semblant faire corps avec lui, grave, imperturbable, pareil à une idole hindoue et qui glissait sur la pente en tournoyant lentement.

Tant qu’il faisait jour, nous ne pouvions pas nous arracher de là, et cette frénésie dura presque une quinzaine. Mais un soir la glace craqua, se fêla d’un bout à l’autre, le dégel disloqua tout ; puis la terre but cette eau, et le jardin réapparut, noir, vaseux, raviné, abominable !…

Alors le dos voûté du père Husson s’arrondit, entre les bras de sa brouette, et le brave jardinier, armé de la pelle et du râteau, commença à réparer, méthodiquement, le désastre.



La rue de Longchamp, comme son nom le proclame, aboutit au fameux champ de courses.

Mon père recevait des cartes, donnant accès dans les tribunes et nous allions, quelquefois, voir courir, sans prendre un bien vif intérêt à ce genre de sport. Le grouillement de la foule élégante sur les pelouses, la cohue des équipages, scintillant au soleil, nous amusaient plutôt, et cela rompait le calme et le silence de notre retraite.

Nous avions trouvé une façon très agréable de nous rendre à Longchamp, c’était par la rivière. Une barque venait nous attendre tout près du jardin, et, sans fatigue, sans poussière, nous remontions doucement le fil de l’eau. Nous débarquions derrière les tribunes, qui sont édifiées à une centaine de pas de la berge.

D’habitude, nous ne restions guère sur les gradins encombrés ; nous n’avions aucun pari engagé, la victoire de tel ou tel cheval nous était indifférente, et cette agitation frénétique dont nous ne partagions pas l’émoi nous lassait bientôt. Nous retournions vite à notre barque, et nous prolongions, le plus possible, la promenade sur l’eau, dont mon père était toujours charmé.

Un soir, après une journée chaude, à l’heure exquise où le soleil tombe et où l’air se rafraîchit, nous nous attardions, pour ne rien perdre des jeux de la lumière, pour attendre « l’effet », comme disent les peintres.

Le batelier avait l’ordre de ne pas ramer ; le courant seul nous ramenait, tout doucement, vers Neuilly.

J’étais, moi, debout à l’avant du bateau, pour signaler les obstacles : car les autres passagers voguaient à reculons, assis dans le même sens que les rameurs. Une barque venait à notre rencontre. Ceux qui la montaient riaient et chantaient ; elle approchait assez vite. Un monsieur, vêtu avec recherche, se tenait à la pointe de l’embarcation, debout, comme moi, et tournant aussi le dos à ses compagnons. Il avait le teint uni et bronzé, les yeux et les cheveux très noirs : je pensai qu’il devait être marseillais. Quand il fut plus près, je vis qu’il portait la rosette d’officier de la Légion d’honneur.

Au moment où les deux embarcations se croisèrent, cet inconnu, du bout des doigts, m’envoya un baiser. Je me détournai avec indignation ; mais aussitôt j’entendis des cris de surprise, des exclamations joyeuses, et la barque, virant de bord, vint accoster la nôtre. Un de ces promeneurs connaissait mon père, et, tout heureux de le rencontrer, ne voulait pas manquer l’occasion de le saluer et de renouer des relations interrompues. C’était un journaliste fameux, le roi des reporters : Dardenne de la Grangerie, personnage d’une belle et aimable figure, mais d’une grosseur presque invraisemblable. Mon père avait fait, grâce à lui, la connaissance de Claudius Popelin et lui en gardait de la gratitude, car il sympathisait entièrement avec le maître émailleur, érudit et lettré.

Sur un ton solennel et d’une emphase volontairement exagérée, Dardenne de la Grangerie présenta le monsieur décoré :

— Son Excellence le général Mohsin-Khan, chargé, par sa Majesté le Shah de Perse, d’une mission extraordinaire.

Puis il présenta un autre Persan, grand, mince, élégant : un attaché à la légation de Perse à Paris. Il nomma ensuite Edmond et Lucien Dardenne, ses deux frères, plus jeunes que lui.

Le général, dont personne ne soupçonnait le méfait, avait un air penaud et contrit qui m’eût fait rire si je n’avais pas été si fâchée, mais je gardais, de mon mieux, sur mon visage l’expression du plus profond mépris.

Cependant la barque des nouveaux venus, bord à bord avec la nôtre, faisait le même chemin que nous. Mon père avait invité Dardenne de la Grangerie et ses compagnons à visiter sa petite maison.

— Qu’est-ce que vous chantiez donc tout à l’heure ? lui demanda-t-il. La voix porte sur l’eau, cela m’a paru joli.

— C’est le général qui chantait, avec son ami, une chanson persane. Ils vont vous la redire.

L’attaché, un peu intimidé, hésitait ; le général, très empressé d’être aimable, le décida. Ils chantèrent à l’unisson une mélodie très douce. Ils donnèrent la traduction des paroles :


Au coucher du soleil, j’irai sur les remparts de la ville, où le frère de ma bien-aimée se promène quelquefois.

Je ne verrai pas la sœur, hélas ! Mais je verrai au moins le frère de la sœur…


Nous longions les bords de l’île, qui appartenait alors à quelqu’un des Rothschild. Le soleil se couchait derrière elle et la traversait de rayons ; les pelouses resplendissaient : l’on avait un désir intense de fouler ce velours lumineux, de courir vers ces lointains féeriques. L’eau clapoteuse jouait avec les teintes exquises, que le ciel lui jette à cette heure-là.

Dardenne de la Grangerie était enthousiasmé :

— Ah ! qu’il ferait bon, s’écriait-il, se baigner dans cette eau, et dîner, ensuite, sur l’herbe dans cette île déserte et charmante !… Eh bien ! pourquoi ne le ferions-nous pas ?… Si Théophile Gautier voulait la lui demander, Rothschild ne refuserait certainement pas la permission de le laisser aborder quelquefois dans son île avec des amis… Le voulez-vous, maître ?… Je me chargerai, moi, de toutes les démarches. J’irai porter la parole en votre nom et vous n’aurez qu’un mot de remerciement à écrire, quand l’affaire sera faite.

Ce projet nous séduisait tous. Théophile Gautier se laissa convaincre, et donna mission, à Dardenne de la Grangerie, d’aller de sa part solliciter M. de Rothschild.

On débarqua, en attendant, à la hauteur du jardin. Les rameurs, chargés de ramener les bateaux au pont de Neuilly, où on les avait loués, devaient dire au cocher du général, qu’ils trouveraient là, de conduire la voiture au 32 de la rue de Longchamp.

Le général me poursuivait de ses regards suppliants, et, maintenant que nous n’étions plus séparés par l’eau, il allait vouloir me parler, s’excuser. Je l’évitai de mon mieux, mais il ne se découragea pas et, dans les petits chemins, qui menaient à notre jardin, entre les enclos, à moins de m’enfuir, je ne pouvais l’empêcher de marcher à côté de moi. Il voulut parler alors ; mais, tout à coup, très intimidé, il ne parvint qu’à balbutier une phrase confuse que je n’entendis pas. Je ne pus me retenir de lui jeter cette formule du Coran, que Nono m’avait apprise :

Na’ouzou, billahmin ech cheitân er redjim !

Ce qui est la façon musulmane de dire : Vade retro, Satanas !

La surprise du noble persan fut extrême ; tout déconcerté, il s’arrêta sous l’anathème… Ayant atteint la porte du jardin, je coupai au plus court pour gagner ma chambre. Tant que dura la longue visite, je ne parus pas au salon ; mais, quand j’entendis le mouvement du départ, je courus dans la chambre de ma mère, et, à travers les persiennes fermées, je vis la compagnie s’éloigner dans la voiture du général, une très élégante calèche à deux chevaux.

Théophile Gautier, si épris de l’Orient, avait été tout à fait séduit par ces deux persans. Tout d’abord, il n’avait pas cru à leur exotisme, soupçonnant une mystification du joyeux Dardenne. Mais, quand ils avaient chanté à demi-voix la chanson persane, il avait été convaincu. Il leur trouvait, en dépit de leur costume européen, une allure gracieuse et particulière, d’oiseaux rares parmi des moineaux.

Pendant plusieurs jours, il ne fut question que de ces étrangers, sur lesquels Dardenne avait donné quelques détails. Mohsin-Khan descendait du Prophète, par les femmes ; il occupait une situation importante en Perse, où sa rare intelligence était fort appréciée. La mission qu’il accomplissait en ce moment témoignait de la confiance et de l’estime qu’il inspirait au shah Nassar-ed-dine. Il parlait et écrivait parfaitement le français, était poète, jouait de la guzla et même du piano, et cet homme timide, doux, si correct dans sa redingote parisienne, officier de la Légion d’honneur et décoré de quatorze autres ordres, possédait un harem, des esclaves et des eunuques !…

Tout cela était bien fabuleux et bien intéressant. Je sentais s’évaporer ma fâcherie, pas très sérieuse, contre un personnage aussi singulier et qui m’était, au fond, très sympathique. Cela m’amusait, maintenant, qu’il y eût un secret entre lui et moi.

Dardenne de la Grangerie, rapporta bientôt la permission, très gracieusement accordée par M. de Rothschild : Théophile Gautier pouvait aborder l’île charmante, aussi souvent qu’il le voudrait et avec ses amis. Les gardiens du domaine étaient avertis. On allait donc prendre jour pour une délicieuse baignade, suivie d’un dîner sur l’herbe, en pique-nique. Mais, avant de convenir des dernières dispositions, Dardenne avoua qu’il avait laissé à la porte de la maison, dans le fiacre où elle devait bien s’ennuyer, « une jeune personne » ; — sa fille peut-être ? — En nous récriant de ne pas l’avoir su plus tôt, nous courûmes, ma sœur et moi, chercher l’abandonnée :

— Venez, mademoiselle… C’est très mal d’être restée si longtemps en pénitence.

Elle entra dans le salon.

— Madame Dardenne de la Grangerie, dit Dardenne en la présentant ; elle est si jeune, si frêle, à côté de moi surtout, que j’hésite souvent à avouer qu’elle est ma femme.

On eût dit, en effet, un gamin déguisé en fille. Le visage, fin et joli, montrait pourtant une certaine gravité pensive ; les cheveux noirs et la robe sombre, toute simple, sans le moindre bout de col ou de dentelle, formaient un cadre sévère au teint uni et légèrement doré.

Avec une assurance tranquille, elle salua mon père et lui serra la main, regarda toutes choses autour d’elle de l’œil curieux d’un oiseau.

Tin-Tun-Ling était debout, près du gros dictionnaire, dans notre coin habituel du salon ; il s’inclina devant la visiteuse, qui, l’ayant pris peut-être pour une potiche, eut un sursaut de surprise :

— Monsieur est Chinois ?…

Je lui expliquai, sans penser l’étonner le moins du monde, tant cela me semblait naturel, que je travaillais, lors de son arrivée, avec mon professeur Tin-Tun-Ling.

— C’est ici une maison peu banale, dit-elle en souriant.

Nous étions en juillet, il faisait un temps superbe, et le thermomètre montait à des hauteurs inusitées : il fallait profiter de ces circonstances favorables, prendre rendez-vous pour le lendemain, fixer le menu du pique-nique et la part de chacun. Le général et son ami étaient de la fête, bien entendu ; ils apporteraient du Champagne, une guzla, et beaucoup de tapis persans pour étendre sur le gazon. Dardenne demandait la permission d’inviter quelques-uns de ses secrétaires : il n’en avait pas moins de dix-huit, étant correspondant d’innombrables journaux de province et de l’étranger.

— Ma femme est le dix-neuvième ou plutôt le premier de mes secrétaires, ajouta-t-il, car elle est très bien douée pour la littérature et elle aura même du talent.

Cette prédiction s’est réalisée : Mme  de la Grangerie publia plus tard, sous le nom de Philippe Gerfaut, plusieurs volumes très remarquables, entre autres deux petits livres : Pensées d’Automne et Pensées d’un Sceptique, qui firent sensation.

Le lendemain, la matinée se passa en préparatifs de cuisine, puis on alla retenir plusieurs barques munies d’échelles.

Théophile Gautier fut saisi tout à coup d’une vive inquiétude. Est-ce que vraiment nous savions assez nager pour risquer une pleine eau ? Il n’était jamais entré dans l’école de natation du pont de Neuilly, où nous avions fait nos études. J’avais beau lui conter mes prouesses, l’estime du maître nageur pour l’énergie de mon coup de pied, l’intérêt que le professeur avait pris à mon éducation, désireux qu’il était de m’opposer aux anglaises, dont la supériorité natatoire l’exaspérait, il n’était pas convaincu. Lui, le beau nageur d’autrefois, si fier du rouge caleçon d’honneur conquis aux bains Petit, il n’aimait plus l’eau froide. Cependant il décida qu’il se mettrait en costume de bains et resterait ainsi dans le bateau, prêt à piquer une tête, pour nous repêcher, à la première alerte.

Il fut vite rassuré, quand il nous vit dans l’eau, et reconnut que nous savions nager. Marguerite de la Grangerie était aussi de première force : il n’y avait donc pas lieu de s’inquiéter, on pouvait être tout au plaisir. Les jeunes frères de Dardenne et les secrétaires inconnus, se poursuivaient, en poussant des cris joyeux ; nous joutions de vitesse avec Marguerite, que déjà nous appelions « Meg », tandis que, dans le bateau, Théophile Gautier riait des histoires, que lui contait le jovial et spirituel journaliste.

Seul le général faisait une mine élégiaque et navrée, dont j’avais envie de rire et qui par moments me touchait. Tandis que je me reposais sur l’échelle, il s’accrocha de la main au bateau, et me dit très sérieusement :

— Si vous ne me permettez pas de demander mon pardon, je me laisse couler et je disparais.

— Pas pour longtemps : mon père se jette à l’eau et vous sauve… Épargnons-lui le rhume que cela pourrait lui causer !

— Croyez-vous à la fatalité ? Nous autres, musulmans, nous sommes fatalistes. Si vous me connaissiez mieux, vous comprendriez qu’une impulsion irrésistible seule a pu me faire commettre un acte aussi opposé à mon caractère. Avant ma raison, mon cœur a deviné, que cette minute allait bouleverser ma vie et que jamais je ne l’oublierais.

— Le mieux est pourtant de l’oublier. C’est à cette condition que je vous pardonne, au nom de l’hospitalité et de l’Orient que j’aime !

Là-dessus, je piquai une tête dans l’eau verte, et j’allai rejoindre les nageurs.

Derrière les buissons épais et des tentes improvisées, on se rhabilla dans l’île ombreuse ; et, tandis que les bonnes disposaient le couvert, on se promena, lentement, par les allées, autour des pelouses, nouvellement fauchées et bosselées de petites meules. Des corbeilles de roses embaumaient ; nous nous arrêtions pour en admirer les superbes variétés. Mohsin-Khan raconta, qu’en Perse, le parfum des roses était beaucoup plus violent et que, dans toutes les maisons, on recueillait les pétales pour en extraire la précieuse essence. Un jour, de jeunes folles, par jeu, l’avaient entièrement enseveli sous une jonchée odorante, si bien qu’il avait failli mourir : il s’était complètement évanoui et on eut grand’peine à le ranimer.

Théophile Gautier marchait auprès de Marguerite, qui l’avait tout à fait conquis ; à un moment, il resta en arrière et s’adossa à un arbre, puis reprit sa promenade plus lentement. Je devinais à son sourcil froncé, à ses pas distraits, que le loisir de cette belle journée lui inspirait quelque poème.

Bientôt on annonça le dîner. Dardenne de la Grangerie avait surveillé la disposition du couvert : n’aimant pas beaucoup, à cause de sa corpulence, à s’asseoir par terre pour manger, il était parvenu à découvrir l’habitation des gardiens de l’île, dissimulée je ne sais où, et à obtenir d’eux une petite table et quelques chaises. Mon père, ma mère et Marguerite y prirent place avec lui, tandis que les autres s’allongeaient sur les tapis de Perse étendus alentour.

Le soleil couchant nous criblait de rayons, qui faisaient étinceler les vaisselles, posées de travers, et alluma du même coup la gaieté des convives. Des mets variés circulaient, un peu au hasard, sans qu’il fût possible de leur conserver l’ordre prescrit. Dardenne s’ébahissait « d’une bête à jus » dont il ne pouvait définir l’espèce. C’était un foie de veau, entier, confectionné par notre cuisinière et qui avait l’apparence d’une grosse tortue. La salade russe se renversa à moitié sur les beaux tapis ; et l’on eut beaucoup de peine à démouler la glace.

Avec le Champagne, on porta des toasts, à Théophile Gautier, au shah de Perse, à la Seine, qui prêtait ses ondes, à Rothschild, qui prêtait son île ; puis Dardenne récita, de mémoire, des vers d’Émaux et Camées. Mais Théophile Gautier l’interrompit :

— Ceci est trop connu, dit-il, permettez-moi de vous offrir quelque chose d’inédit.

Et, se tournant vers Mme  de la Grangerie, il modula ce sonnet, aujourd’hui si célèbre :


Les poètes chinois, épris des anciens rites,
Ainsi que Li-Tai-Pé quand il faisait des vers,
Mettent sur leur pupitre un pot de marguerites,
Dans leur disque montrant l’or de leurs cœurs ouverts.

La vue et le parfum de ces fleurs favorites,
Mieux que les pêchers blancs et que les saules verts,
Inspirent aux lettrés, dans les formes prescrites,
Sur un même sujet des chants toujours divers.

Une autre Marguerite, une fleur féminine,
Que dans le céladon voudrait planter la Chine,
Sourit à notre table aux regards éblouis.

Et pour la Marguerite un mandarin morose,
Vieux rimeur abruti par l’abus de la prose,
Trouve encore un bouquet de vers épanouis.

La joie et la surprise de Marguerite furent extrêmes et elle les exprima avec beaucoup de grâce, au milieu des acclamations et des applaudissements.

Le soleil était couché ; une pénombre grise nous enveloppait, sous le couvert des arbres, et rendait la compagnie moins bruyante et plus rêveuse. Dans le silence, on entendit l’eau, qu’on ne voyait plus, clapoter contre les rives ; mais la lune qui montait commençait à éclairer. Alors un arpège léger résonna, exauçant, tout à coup, le désir confus de tous, d’entendre de la musique.

C’était Mohsin-Khan qui avait pris sa guzla et préludait.

Il chanta une mélodie, mélancolique et passionnée, à laquelle les mots inconnus ajoutaient du mystère ; sans le comprendre, on devinait un chant d’amour, douloureux et ardent, et l’on écoutait, avec recueillement, la voix émue qui le disait.

Aux dernières notes, la lumière de la lune tomba sur le chanteur, jusque-là dans l’ombre, et l’on crut voir, en ses yeux, briller des larmes.


VIII


Qui donc avait eu l’idée, funeste, de donner à ma mère des graines de vers à soie ?… Je crois bien que c’était sa sœur Carlotta, qui, depuis longtemps retirée à Genève dans un beau domaine, s’était sans doute amusée à jouer à la magnanarelle. Mais ma mère prenait la chose très au sérieux, et fondait sur la culture des vers à soie, l’espérance de gains importants.

Sur un papier blanc, qui recouvrait un plateau de moyenne taille, on avait éparpillé les graines noires ; elles se muèrent, un jour en quantité, de tout petits bouts de fils, qui grouillaient. Il y avait deux jeunes mûriers dans le jardin : ils fournirent les quelques pousses tendres, nécessaires aux nouveaux éclos, qui, tout d’abord, ne mangèrent que la pulpe, ajourant les feuilles comme de la dentelle. Bientôt ils grossirent à vue d’œil, débordèrent le plateau ; on leur fit place sur toutes les tables, et il fallut courir, à travers Neuilly, pour découvrir des mûriers : ceux du jardin, complètement dépouillés, n’étaient déjà plus que des squelettes d’arbres. On finit par trouver un enclos, planté de mûriers, et, comme on ne pouvait pas laisser mourir de faim toute cette vermine, on le loua, très cher.

Les élèves profitèrent admirablement ; ils engraissaient de jour en jour, on ne savait plus où les mettre. Mon père fut dépossédé de l’atelier, où on les installa ; mais ils augmentaient toujours ; encore une fois la place manqua. Un menuisier dut, toutes affaires cessantes et au prix qu’il voudrait, confectionner de grands châssis en bois dans lesquels se superposeraient des étagères. Les vers à soie furent enfin convenablement logés. Ils étaient maintenant gros comme le doigt et dévoraient des monceaux de verdure, autant que plusieurs vaches. Du seuil de l’atelier on les entendait brouter : on pouvait se croire dans une étable.

Tout était en désarroi à la maison ; les bonnes devaient, plusieurs fois par jour, gagner l’enclos des mûriers, grimper sur des échelles et emplir de feuilles des paniers.

On déjeunait et on dînait sommairement, quand on pouvait : il fallait nettoyer les étagères, enlever les déchets ; c’était interminable ; souvent ma mère ne se couchait pas.

Si, par malheur, il pleuvait, c’était alors un affolement général : car, avant de livrer les feuilles à la consommation, il fallait les essuyer soigneusement, la moindre humidité étant capable de donner le choléra aux intéressantes bestioles. Chacun devait s’y mettre : assis sur les marches de l’escalier, du matin au soir, on essuyait des feuilles.

Mon père quitta la place. Il s’en alla inaugurer une ligne directe de chemin de fer, de Paris à Madrid.

Les vers ressemblaient maintenant à de petites saucisses, d’un blanc verdâtre. Ma mère les trouvait jolis, elle les prenait entre ses doigts et les baisait.

Quelques-uns commencèrent à se dresser à demi, en oscillant, et cela signifiait qu’ils désiraient accrocher des fils, pour suspendre leurs cocons ; il fallut se procurer bien vite des fascines, de menues branches, et les disposer le mieux possible. Bavant des floches, couleur d’or ou d’argent, ils se mirent à filer, s’entortillèrent en un tissu, de plus en plus compact, et tous, bientôt, s’endormirent dans la soie, nous rendant la paix, enfin !



Madarasz faisait le portrait de Myrza, une petite chienne havanaise, que Giulia Grisi avait donnée à ma mère et dont Théophile Gautier a tracé un léger croquis, dans sa Ménagerie intime :


Elle est blanche comme la neige, surtout quand elle sort de son bain et n’a pas encore eu le temps de se rouler dans la poussière, manie que certains chiens partagent avec les oiseaux pulvérisateurs. C’est une bête d’une extrême douceur et qui n’a pas plus de fiel qu’une colombe. Rien de plus drôle que sa mine ébouriffée et son masque composé de deux yeux pareils à des petits clous de fauteuil et d’un petit nez qu’on prendrait pour une truffe du Piémont. Des mèches, frisées comme des peaux d’Astrakan, voltigent sur ce museau avec des hasards pittoresques, lui bouchant tantôt un œil, tantôt l’autre, ce qui lui donne la physionomie la plus hétéroclite du monde en la faisant loucher comme un caméléon.

Chez Myrza, la nature imite l’artificiel avec une telle perfection que la petite bête semble sortir de la devanture d’un marchand de joujoux. À la voir, avec son ruban bleu et son grelot d’argent, son poil régulièrement frisé, on dirait un chien de carton et, quand elle aboie, on cherche si elle n’a pas un soufflet sous les pattes.


Il faut avouer, d’ailleurs, que Myrza était assez stupide, et nous lui préférions Dash, l’affreux roquet, aussi spirituel que laid. Nous l’avions trouvé un matin dans la voiturette d’un vieux ramasseur de verre cassé, qui avait la triste mission de l’aller noyer, parce qu’il s’était brisé une patte de devant. L’indignation et l’attendrissement furent unanimes à la maison, et on n’hésita pas à sauver la vie au jeune chien, en l’adoptant. On ne parvint pas à raccommoder sa patte : elle resta flottante et trop courte, ce qui ne l’empêchait pas d’être gai et leste, excepté quand on prétendait lui enseigner quelques tours. Il faisait alors le pauvre chien boiteux, incapable de se traîner, et lançait des regards de reproches qui semblaient dire : « Vous n’êtes vraiment pas raisonnables !… » Seulement, quand on s’était rendu à ses raisons, il se remettait à sauter et à courir sur ses trois pattes.

Dash avait l’intelligence très vive. Mon père lui trouvait « une physionomie grimacière étincelante d’esprit », et nous étions persuadés qu’il comprenait tous les mots de la langue. On s’amusait à lui dire des choses flatteuses, qu’il écoutait avec complaisance, puis, sans quitter l’intonation caressante, des injures et des gronderies : aussitôt son nez se fronçait, il montrait les dents en faisant les plus drôles de mines. Il n’y avait pas moyen de le tromper : au moindre mot désagréable, les protestations commençaient. Il s’essayait aussi à parler et faisait même de longs discours, dans une langue inconnue, mais étonnamment expressive.

C’était surtout quand mon frère venait à Neuilly que l’éloquence de Dash atteignait son apogée. À n’en pas douter, il racontait, au nouveau venu, ce qui s’était passé à la maison, depuis sa dernière visite : Toto s’intéressait, posait des questions, mettait en doute la vérité des narrations. Dash affirmait, se récriait, nous donnant le spectacle d’une scène impayable.

Mais, malgré tout son esprit, Dash n’était pas beau et ne tentait pas le pinceau des artistes ; ils lui préféraient la mine fanfreluchée de la niaise Myrza.

Donc Madarasz faisait le portrait du bichon de la Havane, qui posait très bien, étant de nature peu remuante et ne différant guère d’un chien empaillé.

Nos après-midi, assez maussades, quand le père était absent, s’égayaient de la présence du jeune hongrois, dont le caractère était extrêmement agréable. Malgré l’élégance originale de son costume et sa figure charmante, on ne pouvait surprendre en lui aucune trace de fatuité. Il se plaisait, au contraire, à se déprécier lui-même, nous disant qu’il avait eu le nez cassé, l’œil crevé, les dents ébréchées, et c’était vrai : son nez déviait légèrement, un point rouge trouait la cornée d’un de ses yeux, et il avait une dent plus courte que les autres ; mais il fallait être prévenu pour apercevoir ces légères tares, qui n’altéraient en rien l’harmonie du visage. Madarasz rappelait aussi les mésaventures, causées par son extrême timidité, une entrée fâcheuse dans un salon, devant un aréopage de jeunes filles, où il s’étalait par terre, le pied pris dans un rideau, entraînant un guéridon chargé de tasses. Il s’efforçait de triompher de cette honte de soi, qui rend si gauche, mais n’y parvenait guère. J’avais imaginé, moi, un moyen de vaincre la timidité, ou du moins de la dissimuler, dont je révélai la malice au jeune peintre : c’était d’embarrasser les autres… Pour cela il suffisait de paraître, par un jeu de physionomie discret, remarquer dans la toilette d’une des personnes affrontées, quelque incorrection grave : regarder avec insistance les chaussures, par exemple, rien ne déconcertait plus sûrement la victime. Cette méchante ruse avait aussi l’avantage de vous distraire de votre propre gêne, et par cela même de la supprimer.

Madarasz nous avait promis, aussitôt le portrait de Myrza terminé, d’illustrer les vitres de notre chambre par un procédé qui produisait de très jolis effets. Un fort beau vitrail, ayant servi de modèle à celui commandé par le Sultan pour un de ses kiosques d’été, offert ensuite à mon père par les artistes qui l’avaient peint, ornait notre salon depuis quelque temps : il était placé au-dessus de la cheminée, couvrant la glace sans tain qui donnait sur la cour. Le dessin figurait un léger portique ; deux colonnettes, rouges et jaunes, portaient l’arceau découpé et, au centre, dans un disque pourpre, transparaissait, couleur d’or, le nom de Théophile Gautier, écrit en caractères turcs.

Les métamorphoses de la lumière à travers ces teintes de pierreries communiquaient au salon un aspect mystérieux, un recueillement, une somptuosité, qui nous charmaient ; nous aurions voulu quelque chose d’analogue, et voilà que Madarasz, précisément, pouvait réaliser une adroite imitation de vitraux !

La fenêtre de notre chambrette était juste au-dessus de la glace sans tain du salon, tout près de l’angle formé par la maison et le grand mur tapissé de lierre ; des branches s’étaient allongées, tapissaient le coin de la maison et encadraient notre fenêtre : c’était pittoresque et romantique, mais cela nous prenait du jour. Quand les nuances du prisme eurent fleuri les vitres, on n’y voyait plus clair du tout. Cela importait peu, puisque c’était beau, et qu’en passant le seuil on croyait entrer dans une chapelle. J’avais appris, en regardant faire le jeune peintre, en l’aidant un peu, la façon d’exécuter cette ornementation et j’ai gardé longtemps la manie — je l’ai même encore — d’enjoliver ainsi mes croisées.



Madarasz n’était pas le seul hongrois qui fréquentait à Neuilly. Théophile Gautier avait fait en Russie la connaissance du peintre Zichy. Souvent, de passage à Paris, Zichy nous rendait visite. Il avait même prié mon père de donner l’hospitalité à quelques-unes de ses aquarelles, au sortir d’une exposition ; elles décorèrent notre salle à manger où nos tableaux s’étaient serrés pour leur faire place : trois grandes natures mortes — des bêtes saignant sur la neige — et deux tableaux de genre. Mon père avait présenté ces œuvres au public avant de les accueillir chez lui, où il les eut pendant plusieurs années sous les yeux :


Tout récemment, l’exposition du boulevard Italien s’est enrichie de plusieurs aquarelles de Zichy, un peintre hongrois, dont la réputation s’est faite à Saint-Pétersbourg, et qui ne se trouve nullement dépaysé à Paris entre tous ces purs échantillons de l’art français. Zichy possède un talent souple et varié qui ne s’enferme pas dans une spécialité étroite. À voir son Renard, son Loup et son Lynx, on pourrait le prendre pour un animalier de profession, tant sa connaissance des bêtes est approfondie. Il est difficile de mettre plus de finesse dans une tête de renard. Tout mort qu’il est et couché sur la neige, le spirituel animal semble encore méditer une ruse suprême. Un rictus plein de rage fait grimacer la tête du lynx. Quant au loup, son museau stoïque exprime l’endurcissement des vieux scélérats, il a perdu la partie et la paye avec sa peau. Ces trois natures mortes sont traitées avec une science, une largeur et une liberté des plus remarquables.

La Fin du souper est une composition pleine d’esprit et de mouvement. Des fats surannés lutinent des courtisanes, inter pocula, sous des costumes du XVIe siècle, et se font railler par elles. Cette aquarelle, d’un coloris un peu anglais et d’un fini précieux, forme le contraste le plus frappant avec les Profanateurs de tombes, une sépia sinistre où des voleurs arrachent l’anneau nuptial du doigt d’une jeune morte dont ils viennent d’ouvrir le cercueil. Ce groupe monstrueux, accroupi parmi la terre remuée autour de la fosse béante, éclairé par une lueur de lanterne sourde, au milieu de ce cimetière hérissé de monuments fantasmatiques, ne serait pas indigne de Delacroix, et pourtant Zichy n’a jamais vu un tableau de ce grand maître.


À Pétersbourg, Zichy était un des fondateurs de la curieuse société des Vendrediens, dont mon père avait fait partie durant son séjour en Russie. Cette société se réunissait tous les vendredis : chaque sociétaire recevait à son tour ses autres collègues. Du papier, des couleurs, des crayons et des pinceaux étaient préparés, et, tout le monde se mettant au travail, on improvisait, chacun selon sa fantaisie, un dessin, une sépia ou une aquarelle. Tout en crayonnant et en peignant, on mangeait et l’on buvait ce que l’amphitryon était en mesure d’offrir : des truffes et du champagne, si l’on était chez un prince ; des pommes de terre et de la « piquette de Saint-Pétersbourg », — comme disait mon père, — si l’on se trouvait chez quelque jeune artiste. À la fin de la soirée, toutes les œuvres étaient réunies, et vendues, le lendemain même, à quelque marchand, qui les payait fort bien. On formait ainsi, en l’accroissant chaque vendredi, un capital dont l’emploi était réservé à aider les Vendrediens, dans les quelques moments difficiles auxquels chaque artiste est exposé par profession. À part le comité de la société, à qui tous pouvoirs étaient donnés, personne ne savait le chiffre de la somme remise, et moins encore le nom de la personne qui la recevait.

Théophile Gautier s’efforça de fonder à Paris une société analogue à celle-là. Sa proposition avait été accueillie par les artistes avec enthousiasme, et cependant le projet n’aboutit pas.

Un autre hongrois, un virtuose du violon, Remenyi, qui faisait une tournée triomphale, fut aussi, pendant quelque temps, un assidu des jeudis. Mon père l’appréciait beaucoup, et Remenyi se prodiguait pour lui, nous donnait de superbes concerts, auxquels tous nos amis étaient heureux d’assister. Une fois même, Berlioz, curieux d’entendre l’artiste hongrois, fut des nôtres ; Remenyi se surpassa et Théophile Gautier a fixé le souvenir de cette intéressante soirée :


L’autre soir, dans la libre intimité d’une réunion amicale, nous avons entendu le violoniste hongrois Remenyi. C’est un homme d’aspect tranquille et débonnaire, au grand front luisant, aux yeux bleus pleins de douceur, vêtu de la redingote à soutaches, et chaussé, par-dessus le pantalon, de bottes nationales. Comme Liszt il a son Hermann, son Puzzi, l’élève de prédilection qui l’accompagne, une sorte de page aux cheveux blonds, dont le type rappelle les dessins de Valerio. Dans le repos de la causerie à laquelle il participait avec une originalité spirituelle, Kemenyi a joué une Polonaise de Chopin, et les Rhapsodies hongroises de Liszt d’une façon vraiment merveilleuse. Sous son archet, ces mélodies bizarres et charmantes prenaient un accent profond, intime, pénétrant, exotique pour nous, national pour lui, d’un effet irrésistible. En les écoutant, on songe aux bohémiens, sur la bruyère de Lenau, si libres, si insouciants, si fantasques, qui rendent, de leur violon, ces airs vagues comme des chants d’oiseaux qui donnent la nostalgie de la vie errante. Rien de plus étrange, de plus capricieux, de plus romantique, et de plus délicieusement fou. Il y a des motifs d’une suavité, d’une fraîcheur et d’une tendresse adorables, qui semblent les chants de nourrice du monde enfant, et qui se bercent comme dans un hamac ; d’autres qui fuient brusquement comme des chevreuils à travers la forêt des trilles, des arpèges et des appoggiatures, et qu’on voit reparaître par places dans les interstices des broderies musicales.

Remenyi possède une irréprochable justesse de son ; les notes les plus hasardées dans les mouvements les plus rapides, lorsque l’archet échevelé bondit sur les cordes comme en délire, sortent toujours nettes et pures, et cette musique si difficile est jouée par lui avec une aisance magistrale.

Certes, la Polonaise de Chopin, les Rhapsodies hongroises de Liszt auraient dû nous contenter ; mais nous nourrissions un secret désir, celui d’entendre la Marche de Rakoczy, que Remenyi nous avait jouée déjà, et, au risque d’être indiscret, nous lui demandâmes de nous la dire encore.

Remenyi, après s’être excusé d’exécuter sur quatre maigres cordes cet air si magnifiquement orchestré par Berlioz, — présent à la soirée, — prit son violon et commença par une espèce de prélude plein de rumeurs sourdes, de frémissements indistincts, de lamentations vagues, de bruits d’orage, de résonnances d’armures, de galops de cavaliers, de froissements de sabres, de tintements d’éperons, de roulements de chariots, et de tous ces grondements lointains précurseurs de la révolte. À travers ce tumulte menaçant, quelques notes persistantes font pressentir le thème de la marche, et semblent chercher à prendre la tête de cette tempétueuse harmonie ; puis la marche elle-même éclate avec sa mélodie entraînante, son rhythme irrésistible, son ardeur héroïquement rebelle. Le motif galope, brandit le sabre, talonne les flancs de sa monture, se précipite sur l’ennemi en poussant des cris sauvages ; ensuite il tourne bride, comme pour reprendre du champ, il s’éloigne, l’on entend les fers de son cheval résonner plus faiblement sur le sol de la plaine ; et quand il revient, c’est avec une impétuosité, une furie, une ivresse, un délire de bravoure à exalter les natures les plus froides. Qui pourrait écouter sans être ému ce chant terrible, d’une farouche indépendance et d’un patriotisme indompté, dont la mémoire populaire a conservé le thème ? Quand il le joue, Remenyi, si placide pourtant, si ennemi de toutes singeries artistiques, entre dans un état d’exaltation étrange ; son front fume, ses yeux rayonnent, il agite l’archet avec fureur, et entraîné par son propre jeu, il suit à travers la chambre, déplaçant avec lui son auditoire, la Marche de Rakoczy le rebelle.


Ce jeune « page aux cheveux blonds », qui accompagnait Remenyi et semblait une fille déguisée, était vite devenu notre camarade. Il avait à peine dix-huit ans, et, malgré son talent déjà mûr, qui dénonçait de longues et sérieuses études, il était resté très gamin. Dès qu’il le pouvait, il nous attirait, ma sœur et moi, hors du salon, pour nous divertir un peu et gambader sans contrainte. Il savait des jeux très drôles, qu’il nous enseignait. Il y en avait un assez sauvage pour lequel il était besoin d’un kilo de farine. On la versait par terre, sur une serviette, et on en formait un petit tas, une sorte de petite montagne, au sommet de laquelle on enfonçait à demi une bague : il fallait alors s’agenouiller, et les mains attachées derrière le dos, s’efforcer de saisir la bague avec les dents. Cela n’était pas facile ; le plus souvent on piquait du nez dans la poudre molle et, au milieu des rires, on se relevait, très comique, la figure tout enfarinée : là résidait, naturellement, le principal charme du jeu.



À cette époque étaient souvent réunis, aux dîners du jeudi, ces personnages de pays si divers, dont Edmond de Goncourt a parlé, et à propos de qui Théophile Gautier disait : « En compagnie de mes convives, on pourrait faire le tour du monde sans interprète. » Il y avait un chinois, des persans, des hongrois, le prince lithuanien Léon Radziwill, le colonel russe Froloff, des italiens, des allemands, et tous parlant plusieurs langues.

Quelquefois mon père amenait de Paris, un hôte, inconnu de nous, et cela troublait un peu l’intimité établie entre les habitués, assez hostiles, en général, aux nouveaux venus.

Un jour, il nous prévint qu’il avait invité à dîner M. B…, que nous avions rencontré au Moniteur Universel, où il était employé ; l’incident qui marqua cette unique visite la rendit inoubliable.

Ce M. B…, homme fort aimable d’ailleurs, avait une haute idée de lui-même et se complaisait dans l’admiration de ses faits et gestes. Tout ce qui entrait dans son rayonnement, était mieux, plus beau, meilleur, que le commun des choses. Il avait une façon de dire : « J’ai mis mon vin dans mes bouteilles », qui annonçait l’énorme différence qui séparait cette boisson incomparable des liquides quelconques dont s’abreuvaient les autres mortels. « Son » café, surtout, l’exaltait : de toute évidence, il était unique, et M. B… seul avait eu l’heur de boire du café véritable. Il en parlait toujours à Théophile Gautier, quand ils se trouvaient ensemble au journal, lui en rebattait les oreilles. Pas plus que le roi Candaule, qui ne pouvait garder pour lui seul la connaissance de son trésor, il voulait être envié, entendre proclamer par un autre la supériorité de son bien, et il témoignait sans cesse le désir de faire goûter à son illustre collègue l’incomparable nectar. Il eût été simple, pour cela, de lui offrir un petit paquet des grains précieux. Mais M. B… affirmait que, s’il n’était pas préparé par lui-même, dans sa propre cafetière, le café n’aurait pas tout son arôme. Mon père se décida donc à l’inviter à un dîner du jeudi, lui, son café et sa cafetière.

Les convives, avertis de l’événement qui devait illustrer la fin du repas, étaient curieux de la voir arriver, et alléchés par le régal promis. Au moment du dessert, on apporta avec solennité, la cafetière, le moulin, — car il fallait moudre au dernier moment, — l’eau bouillante, que l’on replaça sur un réchaud, et l’opération commença : lentement, goutte à goutte, se fit la mixture.

Enfin, M. B… versa son café dans les tasses. Mon père but le premier, sous l’œil attentif de son hôte, qui guettait la première manifestation d’enthousiasme. Il n’avala qu’une petite gorgée, et reposa sa tasse, d’un air singulièrement méditatif. Mais Mme  Ganneau, qui venait de goûter au breuvage, le rejeta brusquement avec un cri :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?…

— Ce café a, en effet, une saveur bizarre ! dit mon père ; mais, moi, j’ai été stoïque, j’ai avalé sans broncher.

Chacun trempait ses lèvres, prudemment, dans sa tasse, et l’éloignait aussitôt, avec des grimaces variées.

— Messeigneurs ! nous sommes tous empoisonnés ! s’écria Toto.

— Ça, pas café… Monsieur Gautier boire : bien sûr, malade ! disait Tin-Tun-Ling, inquiet.

M. B… souriait d’un air entendu.

— Vous vous êtes tous concertés pour me faire une farce ! dit-il. Mais je ne suis pas votre dupe.

Et il but à son tour. Mais alors il changea de couleur, et la tasse trembla dans sa main.

— C’est abominable ! C’est monstrueux ! cria-t-il ; la farce est vraiment poussée trop loin.

— Ce n’est pas une farce, personne ne se fût permis de vous la faire, dit Théophile Gautier, mais, selon toute apparence, un accident. Moi, qui ai le goût très fin et suis seul à avoir eu l’héroïsme d’avaler la drogue, je distingue, à travers ces saveurs amères, sucrées, salées, qui forment le plus horrifique mélange, celle si spéciale des asperges… On nous en a servi tout à l’heure et je devine ce qui s’est passé : par suite d’une distraction coupable, mais que peut excuser le coup de feu du service, la bonne s’est trompée et vous a apporté l’eau, dans laquelle avaient cuit les asperges, et vous l’avez versée sur votre précieux moka…

C’était bien cela, on ne put s’empêcher de rire de cette malice du hasard ; M. B… s’efforça de prendre aussi gaiement la mésaventure ; mais il voulut sa revanche. On recommença l’opération et, cette fois, le café fut, à juste titre, proclamé exquis.

On n’oublia jamais cette soirée ; on s’amusa longtemps au souvenir du café à l’eau d’asperges.



Ma mère dut partir brusquement pour Genève, appelée par une dépêche de sa sœur : la grand’mère Grisi, qui vivait auprès de Carlotta, était gravement malade.

Pendant cette absence, c’est moi qui fus chargée du gouvernement de la maison. Je sentais tout le poids d’une telle responsabilité, et je m’appliquai à remplir de mon mieux cette mission de confiance.

À notre grand chagrin, Marianne, la gentille alsacienne, depuis si longtemps a notre service, s’était mariée. Un peintre en bâtiments, beau brun, aux moustaches provocantes, qui, tout en badigeonnant les persiennes, chantait d’une voix traînarde et sentimentale des romances de Gounod, avait enflammé le cœur romanesque de la brave fille. Ce bellâtre, qui la guettait, depuis des mois, comme une proie, ne nous revenait pas du tout ; mais il est inutile d’essayer de convaincre les gens épris… Théophile Gautier fut témoin à la mairie et conduisit à l’autel, dans sa jolie robe blanche, celle qui, pendant plus de dix années, l’avait servi avec dévouement ; Marianne rayonnait de bonheur, et un peu d’orgueil se mêlait à sa joie, car elle croyait épouser un artiste.

Hélas ! le beau peintre, comme nous l’avions pressenti, n’était qu’un affreux chenapan, amoureux seulement de la petite dot, si patiemment amassée. Un mois après la noce, il traînait la malheureuse par les cheveux, la dépouillait de tout, et l’abandonnait, en lui déclarant qu’il était bigame !… Marianne, désolée et honteuse, s’enfuit en Alsace, pour accoucher.

Plusieurs cuisinières s’étaient succédé à la maison, depuis son départ. Une Suissesse colossale, nommée Philomène, régnait sur les casseroles, quand je pris la direction du ménage. Elle était experte en son art, savait faire de la pâtisserie et des bombes glacées, tellement glacées même qu’elles ressemblaient à de petits icebergs et qu’il fallait les casser à coups de marteau.

Je pris mes nouvelles fonctions très au sérieux, m’y appliquant avec beaucoup d’attention, surveillant de près la cuisinière, et je réalisai, tout de suite, de sérieuses économies. J’avais la constance d’aller aux Halles avec Philomène, les jeudis matin, pour acheter, à meilleur compte et plus frais, le poisson, truite saumonée ou turbot. Je composais des menus variés, et mon père s’étonnait que l’on dépensât moins en mangeant mieux ; il me reprochait seulement de donner un peu trop d’importance aux desserts, sans doute parce que j’aimais beaucoup les sucreries.

Après plusieurs semaines d’alternatives de mieux et de pire, dans l’état de la grand’mère, un télégramme nous apporta la nouvelle de sa mort. Il fallut prendre le deuil.

Pour la première fois, nous étions complètement libres dans le choix de nos toilettes, et nous en profitâmes pour les commander à notre goût et fort élégantes.

Nous nous trouvâmes si bien, de ce régime nouveau, qu’on ne put réussir, plus tard, à nous y faire renoncer. Nous n’acceptions aucun conseil, nous ne subissions aucune influence, n’écoutant que notre fantaisie, ou les décrets de la mode, pour la façon de nos costumes. Mon père, qui nous voyait transformées à notre avantage, nous donnait raison, et, comme il était souvent sur la route de Paris, nous le chargions de commissions délicates, qu’il acceptait volontiers pour nous faire plaisir. Il avait dû pourtant, tout d’abord, se violenter pour vaincre la timidité qui lui faisait appréhender d’entrer dans les magasins. Il y entrait maintenant, comparait, discutait et s’acquittait toujours le mieux du monde de la mission. Une certaine guirlande de volubilis roses, que nous voulions avoir pour garnir un chapeau, l’obligea à beaucoup de marches et de contremarches : il ne la trouvait nulle part à son goût et fut obligé de la faire faire exprès. Une fois, ce fut à propos d’une ceinture qu’il tomba dans des perplexités : nous la désirions assortie à une robe de soie couleur peau de biche ; les deux pans devaient être terminés par une frange pareille à l’étoffe. Le fabricant demanda si la frange devait être « rapportée » ou tissée avec le ruban ; mon père, pris au dépourvu, ne sut que répondre : nous n’avions rien spécifié à ce sujet… Il hésita, réfléchit longtemps et crut apercevoir le moyen de se décider à coup sûr :

— De quelle façon est-ce le plus cher ? demanda-t-il.

— Tissées avec l’étoffe.

— Alors c’est cela qu’il faut !

Et il se montrait tout fier d’avoir imaginé cette solution ingénieuse.

Il ne semblait pas se douter combien il était délicieux et touchant dans ce rôle maternel.



C’était une fête pour nous quand le grand Flaubert dînait à Neuilly. Il venait rarement le jeudi, car nous préférions l’avoir à nous seuls. Quelquefois Louis Bouilhet, son ami, son frère d’élection, l’accompagnait, et l’on invitait aussi Maxime du Camp et Ernest Feydeau. Cela formait, avec Théophile Gautier, comme un groupe à part, d’une camaraderie plus intime et trouvant le même attrait dans la conversation, « le grand, l’unique plaisir, d’un être spirituel », comme disait Baudelaire. Les entendre remuer des idées était une joie de choix. Ils semblaient jeter à pleines mains à travers le champ de la pensée des graines folles qui, ainsi que dans les magies indiennes germaient et fleurissaient sur l’heure. Rien de morose ni de pédantesque en ces causeries, étincelantes de verve et de gaieté, qui cinglaient parfois d’épigrammes aiguës la bêtise et la méchanceté humaine, mais avec plus de pitié que d’amertume.

Flaubert préparait déjà Bouvard et Pécuchet ; il amassait des documents. Mais le titre de l’œuvre était autre, alors ; il voulait l’appeler : Mémoires de Deux Cloportes.

Le désir de faire représenter une féerie satirique et philosophique le hantait et il nous en parlait souvent. En collaboration avec Bouilhet, il avait écrit le Château des Cœurs, grande féerie moderne qu’il ne parvint jamais à faire jouer sur un théâtre[6]. C’est là que l’on aurait vu, à travers les maisons transparentes d’une place de Paris, dans des logements identiques, des bourgeois, tous pareils, dînant en famille, à la même heure, et disant les mêmes lieux communs, avec les mêmes gestes, tous à la fois, et comme d’une seule voix. Flaubert croyait à un effet de comique sinistre.

Une autre pièce, dont il nous contait le scénario, n’a jamais, à ce qu’il semble, été écrite. Elle était intitulée : Le Phoque par Amour.

Dans une petite ville de Normandie, un jeune homme, pauvre, s’éprend follement de la fille d’un châtelain voisin, aussi belle que riche. Il tente de vains efforts pour s’approcher d’elle et lui faire, au moins, l’aveu de son amour, avant de se débarrasser d’une vie inutile, puisqu’elle est sans espoir.

Arrive l’époque de la foire de l’endroit. L’amoureux, toujours aux aguets, remarque que sa bien-aimée prend plaisir à visiter les baraques et vient souvent se promener à la fête ; un éclair de génie traverse son cerveau : il séduit le propriétaire d’un phoque, et obtient de se mettre dans le baquet, à la place de l’animal. Ainsi caché, il attend, avec une persévérance et une patience admirables, le passage de la jeune châtelaine.

Elle s’avance enfin, sous l’auréole rose de son ombrelle, et s’arrête pour regarder le phoque. Alors, le jeune homme, au lieu du classique : « Papa ! Maman ! » d’une voix passionnée et tremblante, murmure :

— Mademoiselle, je vous aime !… Je n’ai pas d’espoir et je vais mourir… Mais je voulais avoir le bonheur de vous dire pourquoi je meurs…

Très surprise d’abord, la belle héritière s’attendrit. Ce jeune homme, déguisé en phoque, a de beaux yeux et une voix touchante ; il ne faut pas mourir, mais sortir du baquet, aller demander au châtelain la main de sa fille, l’obtenir, et être le plus heureux des hommes.

Le faux phoque bondit hors de l’eau, et, tout ruisselant, tombe aux pieds de la jeune fille. Huit jours après, les bans sont publiés.

À la nouvelle de cette rare fortune, pris d’un beau zèle, tous les jeunes gens de la ville se mettent dans des baquets et font le phoque, attendant l’occasion de s’écrier :

— Mademoiselle, je vous aime !

Mais il ne passe plus d’héritières…

Cette conclusion surtout amusait Flaubert. Avec quel bon rire, qui secouait drôlement sa vaste poitrine et faisait se voiler dans leurs longs cils ses beaux yeux bleus, il achevait son récit !

Louis Bouilhet, que l’on appelait toujours « monseigneur », était un homme doux et charmant, qui admirait passionnément son grand Flaubert, le conseillait, et le soutenait pendant la terrible gestation des œuvres. Il m’était très sympathique et causait beaucoup avec moi, parce qu’il s’intéressait spécialement à l’écriture chinoise. Il voulait savoir comment les caractères étaient composés, afin de les décomposer pour en donner le sens mystique. Par exemple : femme et fils, en se réunissant, forment un troisième signe signifiant — amour ; Bouilhet disait : « l’amour fils de la femme ». Cœur et porte ensemble veulent dire — tristesse ; il traduisait : « le cœur captif ». — Trois, — homme, — soleil, combinés ensemble, signifient — printemps : — c’était « trois hommes en marche vers la lumière ». Je pense qu’il avait le désir de réunir en un petit recueil un certain nombre d’exemples pareils à ceux-ci.

Maxime du Camp, mon très affectueux parrain, contrastait avec ces deux beaux Normands, blonds, robustes, exubérants et sans façon : il était brun comme un Arabe, mince, sec, réservé et d’une correction élégante.

Ernest Feydeau semblait l’homme le plus heureux du monde. Ses succès littéraires lui donnaient une assurance et un joyeux orgueil, qui rayonnaient de sa personne, continuellement. Il avait coutume de dire, en parlant de lui-même : « l’auteur de Fanny », et il n’avait rien imaginé de plus beau à offrir à sa fiancée, lorsqu’il s’était remarié, qu’un émail, très finement peint sur le chaton d’une bague, qu’il montrait à tous ses amis, et représentant : « l’œil de Feydeau ».

Il gardait cependant beaucoup de candeur et de naïveté, une tendance à tout croire, et à mal comprendre l’ironie et les paradoxes : c’est pourquoi le pince-sans-rire féroce, qu’était Baudelaire, l’horripilait si fort et le mettait hors de lui.

Oubliant l’œuvre de Balzac, il s’imaginait avoir inventé la psychologie, et il observait toujours, autour de lui, étudiait les âmes, à travers les corps.

Une fois, je m’étais jetée sur le canapé, le poing à la tempe, comme absorbée par une rêverie ténébreuse. Feydeau causait avec mon père, en face de moi. Il se mit à m’examiner et fit, à demi-voix, des réflexions que j’entendais très bien : « le naturel de l’attitude, si savante cependant… la grâce qui s’ignore… l’intensité de l’expression, produite sans doute par quelque pensée frivole, etc.. » Lorsqu’à la fin je me relevai brusquement, comme éveillée par l’attention dont j’étais l’objet, il me dit :

— Jeune fille, souviens-toi que, sans le savoir, tu as légèrement posé devant Feydeau.

Je retins un sourire, et mon père échangea avec moi un imperceptible clignement d’yeux : nous pensions tous deux que c’était plutôt le contraire…



Quand approchait le printemps, l’époque des expositions, les peintres affluaient à la maison. Théophile Gautier était du jury de peinture, et les articles du grand critique faisaient, mieux que tous autres, les réputations : on connaissait sa bienveillance, pas si débonnaire cependant qu’on voulait le croire, et bien souvent aiguisée d’ironie, pour qui savait lire entre les lignes. Mais la brutalité lui répugnait, et tout effort sincère lui semblait digne d’égards.

Dans la conversation il apportait la même urbanité, et, si quelque hâbleur croyait pouvoir lui conter de folles histoires, il le laissait aller jusqu’au bout, se gardant bien de lui couper son effet ; puis, d’un coup de griffe, léger mais sûr, il faisait crouler le château de cartes.

Un peintre, de grand talent, lui narrait, une fois, d’étonnantes aventures de voyages. — José-Maria de Heredia, un jeune et charmant poète que nous voyions pour la première fois, était à Neuilly, ce jour-là. — L’artiste racontait, entre autres, une excursion en Égypte, au cours de laquelle il avait dû soutenir un combat singulier avec un boa, qui avait failli le dévorer.

Théophile Gautier suivit le récit jusqu’à la fin, puis il dit à son ami, de sa voix la plus tranquille :

— Mon cher X…, écoute ceci pour ta gouverne ! Quand tu raconteras ta petite histoire, dans les sociétés, remplace le boa par un crocodile : il n’y a pas de constrictors en Égypte…

Épris des arts plastiques comme il l’était, Théophile Gautier rédigeait ses Salons avec moins de répugnance que ses chroniques dramatiques. Parmi les tableaux et les marbres il pouvait encore choisir ses thèmes, et il s’ingéniait à transposer l’art des formes, en son style coloré et pittoresque. Il travaillait à la maison, ou quelquefois, pour aller plus vite, il écrivait ses articles, sur son carnet de notes, à l’Exposition même.

Moi aussi, j’écrivis un Salon : mon père m’avait beaucoup engagée à le faire, pour m’exercer, disait-il, à la critique, et il paraissait dans le journal l’Entracte. Ce compte rendu était extrêmement gauche et succinct, car je n’avais pas — et je n’eus jamais — l’esprit d’analyse, sachant très mal expliquer, le pourquoi de mes enthousiasmes et de mes haines, néanmoins très violentes et intransigeantes. Un passage de ces articles, si maladroits, eut cependant une gloire imprévue. Il se rapportait à un tableau d’Ernest Hébert :

À côté de la Perle noire est un tout petit cadre admiré de tous : c’est simplement un banc de pierre au fond d’une allée, dans un coin de parc solitaire (personne n’est assis sur ce banc). Mais des souvenirs doux et tristes semblent l’envelopper. Autrefois, de tendres promeneurs s’y sont reposés, se parlant bas et longuement ou bien, peut-être, silencieux et émus ; alors les arbres complices ont caché, de leur verdure impénétrable, de frais baisers rapides et tremblants. Puis le vent d’hiver a soufflé ; la ruine et la mort ont passé par là, et le parc est resté désert ; le banc s’est recouvert d’un linceul de mousse, et les arbres, autour de lui, laissent traîner tristement à terre leurs branches dépouillées.


Pour m’encourager et me persuader que c’était très bien, Théophile Gautier reprit cet embryon d’idée ; il en fit un chef-d’œuvre, le fameux poème, qu’il dédia au peintre lui-même :


LE BANC DE PIERRE

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Au fond du parc, dans une ombre indécise, Il est un banc solitaire et moussu, Où l’on croit voir la Rêverie assise, Triste et songeant à quelque amour déçu. Le souvenir dans les arbres murmure, Se racontant les bonheurs expiés ; Et, comme un pleur, de la grêle ramure

Une feuille tombe à vos pieds.

Ils venaient là, beau couple qui s’enlace, Aux yeux jaloux tous deux se dérobant, Et réveillaient, pour s’asseoir à sa place, Le clair de lune endormi sur le banc. Ce qu’ils disaient, la maîtresse l’oublie ; Mais l’amoureux, cœur blessé, s’en souvient, Et dans le bois, avec mélancolie,

Au rendez-vous, tout seul, revient.


Pour l’œil qui sait voir les larmes des choses,
Ce banc désert regrette le passé,
Les longs baisers, et le bouquet de roses,
Comme un signal à son angle placé.
Sur lui la branche à l’abandon retombe,
La mousse est jaune et la fleur sans parfum ;
La pierre grise a l’aspect de la tombe
Qui recouvre l’amour défunt !…


Ces réunions d’artistes illustres, ou inconnus encore, qui formaient, à cette époque du Salon, une véritable cour autour de mon père, m’effarouchait assez, et, si elles n’étaient pas composées de quelques-uns de mes bons amis, tels que Puvis, Paul Baudry, Hébert et quelques autres, je fuyais, car je redoutais les peintres et les sculpteurs par-dessus tout. Cela, à cause de mon nez : mon père ne manquait jamais d’en faire admirer le style classique à ceux qui étaient capables de l’apprécier ; il me poussait du doigt, par le menton, pour me mettre le visage dans la bonne pose, et rien ne m’humiliait et ne m’agaçait autant que cette cérémonie.

Je ne voulais pas le contrarier, mais, aux coups de sonnette, du haut de la fenêtre, j’examinais les nouveaux venus : dès que je devinais, en l’un d’eux, un peintre ou un sculpteur, non encore initié à mon profil, je me hâtais de disparaître, sous la penderie du cabinet de toilette, où je m’ennuyais, patiemment, de longues heures. L’instant venait où l’on me cherchait, où l’on m’appelait avec insistance, mais je ne répondais pas, et je sortais seulement de ma cachette quand la porte de la rue avait chiqué derrière le visiteur.


IX


— Votre mère n’est pas là ?… Très bien !… allons ranger le salon.

C’est Dumas fils, qui vient d’entrer, par la porte de la cour, le chapeau en arrière, les mains dans ses poches, l’air très frondeur.

L’esthétique du salon a quelques défauts, qui nous taquinent beaucoup ; nous avons chuchoté bien souvent à ce sujet avec Dumas, qui partage notre souci. Aujourd’hui, révolutionnaire, il médite un bouleversement.

Dans la compagnie de sa sœur Carlotta, qui est devenue très bourgeoise et occupe activement son inaction, ma mère a pris la manie du tricotage, du crochet, de la tapisserie : après de longs mois d’application, elle arrive à parachever des œuvres, dont elle est fière, et elle en orne le salon. Sans pitié pour la noble harmonie des toiles illustres pendues aux murs, d’innocentes tapisseries, aux couleurs crues et criardes, couvrent les tables, et par terre, plus horrible encore, voisinant avec un tapis d’Orient, s’étale un carré d’herbe, nuancée, en laine frisée, piqué de coquelicots et de marguerites, faites au crochet !…

C’est surtout cette verdure qui nous désole. Dumas n’hésite pas : il bondit vers elle, l’empoigne en regardant autour de lui dans quel coin il va l’enfouir.

— Une idée !… Soulevons la dame en bronze qui pleurniche, écrasons sous son poids ces délicieuses pâquerettes… Maintenant, en amassant la mousse autour du socle, cela n’est plus qu’une vague draperie qui ne tire pas l’œil.

C’est parfait : nous battons des mains. Quelques meubles déplacés, et disposés de façon à couper les lignes, à rompre le déplaisant parallélisme, produisent un bon effet ; mais les tapisseries, jetées çà et là, hurlent toujours, il n’y a aucun moyen d’en tirer parti.

— Soyons héroïques ! s’écrie Dumas, supprimons-les !

Il les enlève et les roule :

— Je tiendrai tête à l’orage !… D’ailleurs, la maman est violente, mais pas méchante du tout… Seulement, vous en avez tous peur, et c’est là le mal…

Nous nous sommes assis pour nous reposer en admirant notre œuvre. Rien ne détonne plus maintenant : le salon semble plus large et cependant plus intime ; sous la lumière tamisée par le vitrail, — qui n’a qu’un tort, celui de projeter des lueurs rouges et vertes sur la Diane de Paul Baudry, — l’ensemble a certainement beaucoup gagné. Pourvu que ses changements soient maintenus !…

Dumas nous raconte qu’il y a eu un incendie, chez lui, dans sa chambre, et qu’il a failli rôtir. Il est enchanté de cet événement, parce que la compagnie d’assurances lui refait une chambre toute neuve.

— En somme, il n’y a de brûlé qu’un rideau de mon lit et je demandais simplement qu’il fût remplacé ; les agents de la Compagnie se sont récriés : l’ancien et le neuf n’iraient pas ensemble, la teinte ne serait pas la même, cela jurerait affreusement !… Bref, ils remplacent tout, la tenture, les portières, le couvre-pied, et c’est joliment malin de leur part, car vous voyez quelle réclame je leur fais !… Je parie que vous n’êtes pas assurés.

Nous n’en savons trop rien. Et quelle imprudence de ne pas l’être ! Le père, bien souvent, s’endort sur son journal et enflamme le coin du papier à sa bougie… Dernièrement, j’ai été réveillée, moi, en pleine nuit, par une odeur de roussi. Qu’est-ce que je vois du haut de l’escalier ? Mon père, adossé au poêle, sur lequel il a posé sa lumière, et qui lit tranquillement ; une colonne de fumée monte derrière lui. Je dégringole nu-pieds et me jette sur l’épais veston de velours, que j’arrache facilement, mais qui, complètement brûlé dans le dos, se partage en deux, une manche par-ci, l’autre par-là.

— Si vous étiez assurés, Théo aurait eu un veston neuf ! s’écrie Dumas.

Puis il me demande si j’ai fini de lire Vauvenargues, dont il m’a donné une charmante édition reliée. Je crois bien que je l’ai lu ! Je sais même par cœur nombre de ses pensées et je les cite, en les appliquant aux circonstances, avec beaucoup d’à-propos. Par exemple, si l’on me raille sur la véhémence de mes enthousiasmes, je réponds :

« C’est un grand signe de médiocrité que de louer tout modérément. »

Ou, quand je crois ne pas devoir obéir :

« Les conseils des vieillards sont comme le soleil d’hiver : ils éclairent sans réchauffer. »

— Est-elle mauvaise ! dit Dumas en riant.

Et il nous fait de la morale, comme cela lui arrive quelquefois.

Dans les premiers temps de notre connaissance, il nous inspirait une certaine crainte : sa brusquerie, son esprit mordant nous intimidaient ; les histoires qu’il rapportait nous paraissaient terribles ; les mots cruels dont il avait cinglé ceux — et aussi celles — qui l’attaquaient étaient d’une suprême insolence. Un entre autres, nous avaient frappées. Une orgueilleuse personne lui ayant demandé, non sans dédain, où il avait étudié les femmes du monde :

« — Chez moi, madame, » avait-il répondu.

Mais, entre les piquants de sa malice, sa grande bonté s’était vite laissée voir, et nous étions devenus très amis.

La morale qu’il nous faisait était assez originale. Il cherchait à nous armer pour la vie, en nous détournant des « niaiseries sentimentales », comme il nous disait, des coups de tête absurdes, qui vous jettent dans des aventures, dont toute l’existence se ressent. Le malheur est qu’il est difficile de démêler, tout d’abord, quel rôle vous convient le mieux, sur le théâtre du monde, que l’on se trompe le plus souvent, qu’au lieu de prendre la route qui vous mènerait à tout, on s’engage dans le sentier qui vous conduit à rien. D’après lui, nous étions des créatures de luxe. En dépit d’une éducation décousue, et dans un milieu où l’on nous surveillait d’une façon intermittente et plutôt vague, nous avions su nous affiner toutes seules et, par une instinctive réaction contre la liberté trop large, garder une attitude réservée et fière, très louable. L’événement le plus à redouter pour nous, c’était un mariage médiocre — « une chaumière et un cœur » — qui nous dépayserait complètement et nous serait funeste. Nous menions, sans nous en douter peut-être, une vie de choix, inaccessible à de beaucoup plus riches : l’élite du monde fréquentait chez nous, nous étions de toutes les inaugurations, de toutes les fêtes de l’art ; nous assistions aux premières représentations de tous les théâtres, dans les plus belles loges… Et il nous faisait un tableau très noir de la vie étroite, du logis encombré, de la marmaille criarde et mal tenue, du terre à terre de tous les instants, où le miel de l’amour a vite fait de se changer en fiel. Mieux valait cent fois, d’après lui, si le parti idéal ne se rencontrait pas, rester seules et sans entraves, que de s’enlizer dans un bourbier.

— Tout ce que j’en dis, cependant, ajoutait-il, ne vous empêchera pas d’épouser quelque poète sans le sou, sur la foi de ses sonnets : la jeunesse méprise l’argent et ne veut pas croire qu’il est la seule puissance durable ; l’expérience des autres n’a jamais convaincu personne. Je puis, avec Judith, citer Vauvenargues : « Les conseils des vieillards sont comme le soleil d’hiver : ils éclairent sans réchauffer ».

Mais voilà que l’on a sonné, et Dash n’aboie pas. C’est maman ! Nous aimons autant disparaître ; nous grimpons quatre à quatre vers notre chambre, après un adieu hâtif à Dumas. Devant cette fuite, peu héroïque, il s’écrie, comme il le fait souvent, lorsqu’il arrive au milieu d’une discussion :

— Quelle famille !…



Les pétunias blancs semés dans les corbeilles
Semblent des papillons qui volent les abeilles…


C’est moi qui, en oscillant dans le hamac, improvise ce distique, par hasard, sans y avoir pensé le moins du monde.

Mon père, assis sur l’herbe, le clos appuyé contre un arbre, est enchanté de ces deux vers qui pourtant ne valent pas grand chose.

— L’image est juste et la rime riche, dit-il.

Et il profite de l’occasion pour me gronder de ce que je ne m’exerce pas à faire des vers.

— Je t’assure que je n’ai aucune disposition : dès que je m’efforce, pour t’obéir, mes idées s’éparpillent comme une volée de moineaux et il m’est impossible d’en retenir une seule. Je ne suis préoccupée que de la rime et de la mesure… mais je n’ai rien à mesurer !… De plus l’hiatus ne me paraît pas si vilain, je serais tentée de trouver joli, et pas trop long, le fameux vers de Balzac :


Ô inca ! Ô roi infortuné et malheureux ! ! !


D’ailleurs, depuis quelque temps, j’ai une prédilection pour une sorte de poésie, toute spéciale, et plus difficile que toute autre, à ce qu’il me semble. C’est Mohsin-Khan qui m’a donné ce goût nouveau, en me récitant des vers de Kheyam, d’Hafiz ou de Saadi… C’est tout court, ces poèmes persans : un distique, un quatrain ; mais c’est parfait et complet, comme une perle ou un diamant. Même à travers la prose et la gaucherie du mot à mot, on comprend ce que cela doit être.

— Nous ne sommes pas des pourceaux : tu peux semer tes perles devant nous.

— Je ne les ai pas toutes recueillies dans un écrin, en voici une pourtant :


Un jour, je vis, en rêve, Iblis. C’était un beau jeune homme au front pensif, au regard lumineux.

— Comment se peut-il, m’écriai-je, qu’on te représente horrible à voir, avec des cornes et une queue ?…

Alors, Iblis eut un sourire doux et triste et me répondit :

— C’est parce que le pinceau est entre les mains de l’ennemi.


— C’est très beau, en effet, dit mon père, très profond, et cela forme un ensemble parfait auquel on ne saurait rien ajouter.

— Je préfère encore ce distique — de Saadi, comme le quatrain ; — celui-ci, c’est un diamant :


Je suis près de toi et je ne peux arriver jusqu’à toi.

Ainsi, dans le désert, le chameau mourant de soif, dont toute la charge est de l’eau.


Mon père est enthousiasmé, l’image lui paraît admirable : il voudrait traduire ce distique en vers français, mais le vocable « chameau » lui semble difficile à employer.

Mohsin-Khan est poète aussi. Il imite avec succès, dans le quatrain suivant, Orner Kheyam, l’ivrogne sublime :


Ô vin limpide ! Ô boisson lumineuse !
Je veux te boire tant et tant,
Que celui qui de loin m’apercevra s’écrie :
« Eh ! d’où donc viens-tu, seigneur le Vin ?… »

J’ai retenu encore ce distique tout récemment composé :


Sans cesse j’évoque l’image de ma bien-aimée absente,
Et toujours elle s’efface, comme un dessin tracé sur l’eau.


Maintenant, père, je vais te dire un secret ! J’avais promis de le garder, mais je le viole sans remords, certaine que je suis de te faire plaisir… Nono a écrit des vers, mais il ne veut pas qu’on le sache ; il ignore même que j’ai son sonnet ; c’est madame Ganneau qui le lui a chipé, pour me le donner.

— Cela ne m’étonnerait pas du tout que Nono ait du talent… En tout cas je respecte cette pudeur, et, si ses vers sont par trop maladroits, je serai censé ne les avoir pas lus.

Je saute hors du hamac pour courir chercher le sonnet de Clermont-Ganneau dans la cachette où je le garde. Quand je reviens, mon père tend vers moi une main impatiente, avec cette curiosité intense qu’il a pour tout ce qui est écrit.

De très près, sans monocle, attentivement, il lit le sonnet que voici :


LUX


Quand passe, ventre à terre, un cheval indompté,
Dans son galop sans frein semblant avoir des ailes,
On voit souvent jaillir, parmi l’obscurité,
Sous son ongle de fer, des gerbes d’étincelles.


Et toi, pareillement, sombre fatalité,
Coursier qui n’as jamais connu ni mors ni selles,
Sous ton sabot d’acier foulant l’humanité,
Tu réduis, sans les voir, bien des cœurs en parcelles.

Mais de ces cœurs meurtris et broyés sous le choc
Jaillit une étincelle ainsi que sur le roc,
Étincelle éclatante au milieu des ténèbres !

Ô grands penseurs, frappés par le destin jaloux
Sur notre route obscure, ô martyrs ! c’est donc vous
Qui seuls illuminez les profondeurs funèbres !


Je ne regrette pas ma trahison, car mon père trouve la pensée très belle et la facture du sonnet déjà habile ; il est tout heureux de voir l’adolescent qu’il aime se révéler poète. Mais cela ne le surprend pas.

Le jeune Nono, félicité de toutes parts, ne m’en veut pas trop de l’avoir dénoncé, et Mme  Ganneau a la joie d’entendre dire à Théophile Gautier :

— Je signerais ces vers-là sans hésiter !



Nos meilleures journées étaient celles que nous pouvions passer à la maison, seules avec le père, et elles semblaient lui plaire autant qu’à nous-mêmes. Nous les connaissions d’avance : elles revenaient toutes les quinzaines ; la maman sortait, pour faire des visites, déjeuner et dîner chez des amies.

Il était entendu, qu’alors il n’y avait plus d’autorité, qu’on ne grondait pas, qu’il nous était permis de faire ce que nous voulions, de dire toutes les folies qui nous passaient par la tête. Nous n’abusions pas trop de la licence et, en général, nous étions très sages. Par les temps maussades, nous restions dans la chambre du père ; tous assis par terre, sur le tapis, étayés de coussins, nous bavardions sans relâche.

Parfois, avec une verve comique, qui nous donnait le fou rire, Théophile Gautier s’amusait à parodier quelque chef-d’œuvre, lui qui prétendait ne rien comprendre aux parodies et qui détestait par-dessus tout la caricature. Mais il voulait prouver que, pour faire un pastiche ou une charge, pour exagérer d’une façon juste la manière ou les traits, dans le sens ridicule, il fallait parfaitement comprendre et avoir beaucoup de talent. D’après lui, jamais les partisans du classique et du poncif n’étaient parvenus à parodier Victor Hugo : les tons rutilants manquaient sur leurs palettes, et, malgré eux, leurs grises platitudes se moquaient plutôt de ce qu’ils voulaient défendre.

Une fois, il nous résuma, en un discours d’une gaieté étincelante, l’œuvre de Paul de Kock ! — pour nous épargner, disait-il, la peine de la lire dans un style grossier et bourgeois. — Certes, personne n’a connu un Paul de Kock d’une telle drôlerie et aussi bon écrivain ! Quel dommage qu’un phonographe n’ait pas conservé cette étonnante improvisation et que la mémoire du romancier, jadis si cher aux foules, soit privée de l’honneur imprévu d’un toi commentaire !

Cet adorable enjouement était un des plus grands charmes de Théophile Gautier, si chargé de soucis pourtant, si opprimé par la vie. Il lui arrivait bien de se plaindre, et ses lamentations étaient véhémentes, mais rares.

— Je suis jovial et bas bouffon, disait-il parfois, et, comme le grand Rabelais, je trouve que le rire est le propre de l’homme.

De loin en loin, nous entreprenions quelque grand travail, rangement de la bibliothèque ou classement de gravures ; nous étions bien vite lassées. Nous remettions tout en tas, et nous entraînions le père au salon pour l’instruire dans la connaissance de la grande musique. Il lui fallait s’asseoir près du piano et écouter la symphonie héroïque, ou la symphonie en la. Il allumait un cigare et se soumettait docilement. Si nous croyions surprendre chez lui le moindre signe de distraction ou un commencement de somnolence, nous changions immédiatement de thème, nous jouions J’ai du bon tabac ou Malbrough s’en va-t-en guerre, mais il n’était jamais pris et protestait tout de suite.

Quand il faisait beau, nous allions, l’après-midi, faire une promenade, presque toujours au Jardin d’acclimatation, dont une des entrées était tout près de chez nous. Munis d’énormes miches de pain, nous visitions nos amis les hémiones, les zébus, les lamas, qui crachent au nez de ceux qui leur déplaisent, les grues couronnées du Sénégal, l’agami, qui fait si drôlement la police des poulaillers, et surtout les kanguroos, si amusants par leur saut ridicule et le fauteuil pliant que forment leurs pattes de derrière.

Jamais nous ne manquions d’aller faire un tour à l’aquarium, auquel Théophile Gautier s’intéressait spécialement, pour voir s’il n’avait pas quelque nouvel hôte. L’apparition des hippocampes, ces délicieux petits chevaux ailés qui semblaient des Pégases en miniature, nous avait enthousiasmés.

Quand cet aquarium avait été inauguré, mon père avait écrit à ce propos un article qui lui avait valu ses entrées permanentes au Jardin, — à lui, a sa famille et à tous ceux qui se présentaient en sa compagnie.

Cet article n’a jamais été recueilli, pas plus que tant de pages remarquables : au moins de quoi faire vingt volumes compacts. J’ai eu grand plaisir à le retrouver et à le relire. On m’accordera que c’est un « reportage », ou même une « variété » scientifique, de qualité peu ordinaire :


La vie mystérieuse qui fourmille sous les eaux semblait devoir rester impénétrable pour l’homme : vie immense, profonde, inépuisable, multiple d’une étrangeté de formes, d’une bizarrerie d’habitudes, qui étonnent l’imagination la plus hardie. Sans doute la science possède la faune et la flore de ces abîmes comblés d’un fluide que nos poumons ne sauraient respirer, mais à l’état inerte, mort, empaillé : les poissons dans l’alcool, les coquilles sur des rayons, les végétaux entre les feuilles d’un herbier…

Dans le demi-jour vitreux et le silence éternel de l’abîme, car les tempêtes les plus violentes ne sont qu’un léger frisson sur l’épiderme de l’Océan, toute une prodigieuse création, qui va du coquillage microscopique, dont il faut trois millions pour remplir un pouce cube, jusqu’à la colossale monstruosité de la baleine, nage, rampe, sautille, s’accroche, s’incruste, s’enchevêtre, s’irradie, sécrète et prépare dans l’ombre les continents futurs, les Amériques de l’avenir, sous les plis de cet immense manteau glauque qui recouvre plus des deux tiers de notre globe. — Ce monde profond, dont l’atmosphère est un liquide d’une âcre amertume, et qui n’aperçoit notre soleil que comme une irradiation diffuse, semble à tout jamais fermé à l’homme…

L’aquarium en trahit les mystères : grâce à lui on pourra étudier la vie intime de ces peuples humides ; on connaîtra leurs mœurs, leurs habitudes, leurs sympathies et leurs antipathies, car ils habiteront, comme le sage le désirait, une maison aux murailles de verre incapable de garder un secret.

Après avoir franchi un vestibule fort simple, on se trouve, comme au Diorama, dans un large couloir à dessein baigné d’ombre. Le regard se tourne de lui-même vers une suite de tableaux éclairés par un jour de grotte d’azur et d’un effet magique. Rien de pareil ne s’est jamais offert à l’œil humain : c’est le monde tel que le voient les néréides, les sirènes, les ondines, les nixes et les poissons. — Dans la paroi du mur sont pratiquées quatorze cavités ou chambres, en forme de parallélogramme, séparées par des intervalles égaux. Le côté qui fait face au spectateur est fermé par une glace de Saint-Gobain d’une transparence extrême.

Les trois autres faces sont revêtues de plaques en ardoises d’Angers. Une eau douce ou salée, qu’épurent de puissants filtres, remplit ces bacs. Quatre bacs sont consacrés à la vie fluviale, et dix à la vie marine…

Un lit de sable couvre le fond de chaque vivier ; des pierres, des fragments de roche que tapissent en partie des plantes aquatiques composent, réfléchis par la surface plane de l’eau comme une glace, des paysages et des cavernes de l’étrangeté la plus chimériquement pittoresque. L’eau en forme l’atmosphère, en dégrade les plans, en azure les lointains. Au bout de quelques minutes, l’illusion est complète. Le sentiment de la proportion se perd, on croit voir les vallées et les montagnes d’un pays inconnu ou plutôt d’une planète nouvelle… Les pierres deviennent des pics énormes, la moindre anfractuosité de galet une grotte profonde ; les cailloux du dernier plan se grossissent en sierras. Les filets de la vallisneria, les touffes de l’anacharis représentent des forêts noyées. — Quant aux poissons, penétrés de lumière, ils sont d’une translucidité féerique. Ils montent et descendent, se déplacent par de légers mouvements de queue ou de nageoires et comme s’ils flottaient dans l’air le plus limpide ; s’ils s’approchent de l’invisible barrière que leur oppose la glace, on dirait qu’ils vont sortir du cadre et s’élancer hors de leur élément…

Quand on arrive aux bacs d’eau de mer, on est saisi tout de suite d’une radicale différence d’aspect. La transparence de l’eau douce est celle du cristal ; celle de l’eau de mer est la transparence du diamant : le milieu a complètement disparu, et, sans la crépitation de petites bulles que vient faire à la surface le stillicidium de renouvellement, on pourrait croire qu’il n’y a rien entre l’œil et la paroi opaque de la caisse. Les rochers qui hérissent ces bacs sont plus âpres, plus bizarres de formes, plus fauves de couleur que ceux dont sont formés les paysages d’eau douce. Des fleurs d’une apparence et d’une coloration fantastique adhèrent à leurs flancs. — Ces fleurs sont des polypes, des actinies, êtres singuliers qu’on appelle aussi anémones de mer, à cause de leur ressemblance avec cette fleur ; ces anémones se composent d’une sorte de tige ou pied charnu extrêmement contractile, s’épanouissant au lobe supérieur en une couronne de tentacules très délicats qui retombent comme des pétales et dont la bouche de l’animal forme le centre ou cœur.

Ces actinies se déplacent en se laissant rouler par les vagues ; l’été, elles se rapprochent des côtes ; l’hiver, elles se réfugient aux profondeurs, où les variations de température sont moins sensibles. — Quel prodige ! une fleur qui marche et qui mange ! Car ces tentacules, pareils à une chevelure soyeuse, saisissent en se contractant les animalcules dont l’actinie fait sa nourriture. Si nous vous disions que ces bacs contiennent en outre l’actinia dianthus, la tealia crassicornus, la bunodes gemmacea, nous ne vous apprendrions peut-être pas grand’chose, et ces noms passablement rébarbatifs n’éveilleraient aucune idée dans votre imagination, à moins que vous ne soyez naturaliste. Mais figurez-vous, sur de mignons pédoncules, des panaches de pistils, des boules aériennes semblables aux têtes de pissenlit et qu’on croirait pouvoir souffler ; des couronnes, des étoiles d’une pulpe transparente colorée comme les moires du burgau ; tout un bouquet à cueillir pour la fête d’une Océanide. Seulement, pensez que ces fleurs marines sont des animaux, quoiqu’on ait bien de la peine à concilier l’idée de la vie avec ces formes végétales.

Cette étoile d’or et d’écarlate, c’est la balanophyllia regia, — quel nom terrible ! — dont les tissus internes sécrètent une matière calcaire qui devient le corail. Ainsi cette charmante ramification d’un rouge si sanguin et si vivant, dont les tons comme ceux de la perle s’associent toujours si bien à l’épidémie satiné de la femme, n’est que l’armature intérieure d’un polype.

Le pagurus Bernardus, vulgairement connu sous le nom de Bernard l’Ermite, réunit toujours devant sa glace un groupe de spectateurs. Ses allures sont assez comiques, si un tel mot peut s’accorder avec l’imperturbable sérieux de la nature. Le Bernard l’Ermite est un crabe revêtu seulement d’une moitié d’armure ; son corps, bien préservé à la partie antérieure par un test solide, reste sans défense à l’arrière. Connaissant le défaut de sa cuirasse, Bernard, qu’on appelle l’Ermite, et qui serait mieux nommé le Prudent, cherche une coquille vide, s’y introduit à reculons comme on fait dans les gondoles vénitiennes, et l’emporte avec lui. Quand il grossit, il en avise une plus grande et s’y loge, toujours à mi-corps. Quel ingénieux moyen de suppléer l’absence de carapace de son arrière-train ! Cette armure d’emprunt ne rassure guère d’ailleurs le pagurus Bernardus. Il va, il vient, toujours inquiet, agitant ses pinces et ses tentacules, faisant le mort à la plus légère alarme. Chose bizarre ! le pagure a un parasite. La sagartia parasitica (espèce d’anémone) s’implante très souvent sur la coquille qu’il charrie, et se fait promener par lui comme en palanquin. Dans cette même case, la chevrette exécute ses évolutions rapides, et voltige, papillon de nacre, sur ces étranges fleurs de la mer. À travers son frêle corps d’argent translucide, on voit s’opérer la digestion et tout le travail de la vie.

Les serpules sont aussi très curieuses, avec leurs tubes allongés, garnis d’une frange de digitations très menues et de couleurs variées. Le murex arenaceus, ou des rochers, porte sur sa coquille tout un jardin de jolies plantes aquatiques, et la nassa reticulata tend son piège enfoncé dans le sable jusqu’à la pointe. Voici les crustacés, homards, langoustes : ceux-là, on les connaît pour les avoir étudiés en mayonnaise. Plus loin, le spinache quinze épines, mince, effilé, gracieux, se livre à des exercices de nage perpendiculaire. Au moment de la ponte, le spinache fait un nid à ses œufs avec les divers débris de végétaux qu’il trouve à sa portée. Ce soin est rare chez les poissons, en général peu soucieux de leur postérité. Dans le dernier bac frétillent des muges, des labres et autres menus poissons de mer. On ne peut pas exiger de baleine dans un aquarium, aujourd’hui du moins, car on y viendra. Du tableau de genre on passera au tableau d’histoire, car rien n’est impossible au génie de l’homme…


C’est au Jardin d’acclimatation que nous vîmes, une fois, un personnage extraordinaire, qui depuis longtemps habitait Paris et l’occupait de ses excentricités : le duc de Brunswick, si célèbre alors, qui, chassé de son duché par ses sujets, indignés de ses excès, avait, en fuyant, sauvé avec sa vie beaucoup de millions et de magnifiques pierreries. Mon père nous redisait d’étonnantes anecdotes sur les raffinements de coquetterie imaginés par ce seigneur : il était vieux et ravagé, mais voulait paraître jeune ; il se coiffait de perruques, en soie, d’un noir bleu, et en avait une pour chaque jour du mois, afin de graduer la longueur des cheveux : il était censé les faire couper le trentième jour. Sous le postiche, on lui tordait la peau du crâne, le plus possible, et on serrait le tortillon avec un ruban : cela tendait les tissus flétris et faisait remonter les lignes du visage. Il se couvrait de bijoux ornés de pierres précieuses, diamants énormes, rubis, saphirs, surchargeait ses mains de bagues, mais on ne lui voyait jamais d’émeraudes. Une dame lui en fit un jour la remarque ; alors il défit la ceinture de son pantalon et fit voir à la dame, assez choquée, de superbes émeraudes qui boutonnaient son caleçon : il n’employait jamais cette pierre qu’à cet usage.

C’était à l’occasion d’une Exposition de chiens, organisée au Jardin d’acclimatation, que le duc était venu : il exposait de superbes molosses blancs, aux yeux bleu clair, qui ne se nourrissaient que de viande crue. En plein air, dans des compartiments, aux parois de toile, élevés sur des planchers, les chiens, de toutes races, étaient installés. Le duc de Brunswick était grimpé sur cette sorte d’estrade et nous apparut au milieu de ses molosses, admirablement placé là pour être vu. Il nous fit l’effet de Barbe-Bleue, avec son fard, ses lèvres peintes, ses sourcils férocement noirs, qui — détail bizarre et bien fait pour leur enlever toute vraisemblance — se terminaient sur les tempes en accroche-cœur !…

Ma sœur et moi, nous le regardions, les yeux écarquillés et, je le crois bien, la bouche béante. Cela le flatta sans doute d’être remarqué par des jeunes filles, et il voulut faire un effet, montrer sa juvénile agilité ; il s’élança de l’estrade, pour venir serrer la main à Théophile Gautier : sans le secours de son secrétaire, qui le rattrapa et le reçut dans ses bras, il s’effondrait lamentablement par terre.



Parmi les camarades de mon frère, qui étaient devenus nos amis, il y en avait deux, qui, retenus par leurs fonctions en province, ne pouvaient venir à Paris que très rarement. L’un, Emmanuel Ménessier-Nodier, était le petit-fils de Charles Nodier par sa mère, dont David d’Angers a, dans un de ses médaillons, reproduit les traits charmants, sous la haute et extraordinaire coiffure, qui fut à la mode de 1830 à 1835. L’autre s’appelait Géraldy et avait été surnommé Nadir ; nous ne savions pas autre chose sur lui.

Ces amis, qui ne nous faisaient que de si rares et si brèves visites, n’étaient pas parmi les moins aimés, et on les accueillait toujours avec une joie très vive.

Emmanuel et Nadir arrivaient à l’improviste, dans l’après-midi, et, souvent, nous étions seules à la maison. Aussitôt entrés, l’un s’emparant de ma sœur, l’autre de moi, ils nous entraînaient, dans un tourbillonnement de valse. Nous dansions ainsi sans musique, changeant parfois de cavalier, jusqu’à parfait essoufflement.

Alors nous nous laissions tomber sur des sièges et l’on se disait bonjour.

Ils attendaient le retour de Théophile Gautier, dînaient avec nous, prolongeaient le plus possible la soirée ; puis, après un dernier tour de valse, ils s’en allaient, et pendant de longs mois on ne les revoyait plus.



Dans notre vestibule, au-dessus de la porte de la salle à manger, était accroché le « massacre » d’un taureau espagnol, tué dans une course par une épée fameuse.

La courbure élégante des deux cornes, lisses et effilées, élargissant la forme d’une lyre, faisait un bel effet, et rappelait la corrida émouvante à laquelle mon père et ma mère avaient assisté. Des cocardes vertes, terminées par un flot de rubans, de celles que les banderilleros piquent dans la chair des taureaux, complétaient le trophée ; le vainqueur, un genou à terre devant la loge, les avait offertes, toutes sanglantes encore, à ma mère, peu sensible à cet hommage et toute bouleversée : — l’horrible spectacle lui valut une maladie nerveuse dont elle ne se remit qu’à grand’peine.

Théophile Gautier, lui, raffolait des courses de taureaux, ce que nous ne pouvions comprendre, étant donné son amour pour les bêtes. Il essayait de nous expliquer, comment la beauté du spectacle fascinait, au point qu’on prenait à peine garde à l’affreux éventrement des chevaux ; mais nous n’étions pas convaincues et nous nous efforcions de le détourner de cette passion sanguinaire.

Ce n’était pas seulement, d’ailleurs, en mémoire d’un combat particulièrement dramatique qu’il gardait ainsi les dépouilles du taureau : à son idée, ces belles cornes, pendues chez lui, préservaient toute la maisonnée du mauvais œil, qu’il redoutait extrêmement et dont il avait décrit le funeste pouvoir dans son roman, Jettatura.

Il avait toutes les superstitions : il croyait au 13, au vendredi, au sel renversé… Il se figurait l’homme, environné de forces inconnues, de courants, d’influences, bonnes ou mauvaises, qu’il fallait utiliser ou éviter ; il pensait aussi, que des êtres, s’échappait un rayonnement, qui heurtait ou caressait le rayonnement d’autres êtres et qui était cause d’antipathie ou de sympathie. Quelques-uns avaient un rayonnement plus puissant, portant bonheur ou malheur. Longtemps Théophile Gautier serra ses pièces d’or dans une petite bourse rouge, faite d’un morceau de gilet de flanelle, qui venait d’une personne chanceuse et qui attirait l’argent.

Je crois bien qu’au fond de sa pensée il y avait autre chose qu’une instinctive superstition. Il était persuadé qu’il faut tenir compte des impressions, qui agissent sur le moral et, par contre-coup, dépriment ou exaltent la force de l’homme. Une présence hostile, dans une salle de spectacle, peut paralyser le jeu d’un acteur, tandis que les sympathies sont pour lui comme un tremplin. L’idée qu’un mauvais présage nous a frôlé, diminue l’énergie de la volonté, arrête son élan, de sorte qu’on sera plus aisément vaincu dans la lutte de la vie ; mais la force augmente et l’on marche à la victoire si l’imagination est tranquillisée par l’illusion d’une influence favorable. La vertu d’un talisman n’est pas tout à fait vaine : elle réside dans la foi qu’elle inspire.

Pourtant mon père redoutait sérieusement le « mauvais œil », qu’il considérait comme une sorte de magnétisme malfaisant que projetaient hors d’eux-mêmes, sans le vouloir, ceux qui avaient ce don funeste.

Il existait, heureusement, des moyens de se garer, de rompre le mauvais regard : Théophile Gautier portait toujours parmi ses breloques une branche aiguë de corail, et il faisait tout de suite les cornes avec ses doigts si l’on prononçait devant lui certains noms. Le nom d’Offenbach, surtout, lui était insupportable, car il tenait le joyeux musicien pour le plus dangereux des jettatori. Une série de coïncidences malheureuses groupait autour de lui des apparences de preuves assez inquiétantes : ainsi, plusieurs des femmes qu’il fréquentait avaient péri par le feu. Emma Livry, brûlée vive sur la scène de l’Opéra en dansant un ballet d’Offenbach, le Papillon, était la plus récente victime, et sa mort avait vivement ému Paris. Pour rien au monde, mon père n’aurait assisté à une œuvre d’Offenbach : il donnait ses places à ceux qui voulaient bien se risquer, aux esprits forts, aux incrédules, et, pour le compte rendu, il se faisait suppléer.

Notre frère Toto s’efforçait souvent de combattre chez son père cette croyance au mauvais œil, il le raillait doucement ; mais Théophile Gautier n’aimait pas que l’on touchât à ce sujet et n’entendait pas la plaisanterie.

Un jour qu’il marchait, avec son fils, rue Vivienne, le portrait d’Offenbach leur apparut à la vitrine d’un photographe. Aussitôt mon père conjura le mauvais présage en faisant les cornes avec ses doigts. Toto, profitant de la circonstance, revint à la charge, discuta sur le sujet brûlant, mais sans succès.

— Tais-toi, disait le père ; tu sais bien que ce genre de conversation m’est désagréable.

Toto ne voulait pas céder :

— J’ai été voir la Belle Hélène, disait-il, et le lustre du théâtre ne m’est pas tombé sur la tête… Et, tu le vois, en ce moment même, je parle d’Offenbach, et il ne m’arrive rien.

Ils tournaient, à cet instant, le coin de la rue et Toto marchait devant.

Alors, en plein boulevard, lui appliquant au bas des reins un paternel coup de pied, moitié fâché, moitié riant, Théophile Gautier lui dit :

— Tu vois bien qu’il t’arrive quelque chose !…


X


De temps à autre, il nous venait des cousins d’Italie, neveux de ma mère, inconnus d’elle, autant que de nous. Quelque détresse, les chassait de leur pays et ils voulaient chercher fortune à Paris, en sollicitant l’appui de Théophile Gautier, qui les recevait très cordialement.

Le premier qui parut à Neuilly s’appelait Agostino Grisi. Il venait de faire son service militaire et portait encore l’uniforme de bersagliere. Son père, frère aîné de ma mère, était mort et le laissait sans ressources.

Il passa plusieurs mois chez nous, tandis qu’on tâchait de lui trouver une position sociale. C’était un garçon doux et nonchalant ; il ne parlait pas le français, amicalement nous appelait « bagasses », et sifflait des airs tyroliens pour nous faire danser.

Carlotta lui procura une place dans une maison de commerce. Il partit pour Genève, puis, plus tard, pour l’Amérique, d’où il revint, plusieurs fois, florissant et très engraissé. Après un dernier voyage, on ne le revit pas et il ne donna plus de ses nouvelles…

Antonino Capece Minutolo, dei Duchi di San Valentino, était le fils d’une sœur aînée de ma mère, qui avait épousé un seigneur assez farouche, extrêmement jaloux, et qui dormait en gardant auprès de lui un revolver. Précepteur de François II, ce gentilhomme occupa longtemps une très haute situation à la cour de Naples, mais le trône l’entraîna dans sa chute, et, quand il mourut, son mince patrimoine s’émietta, entre la veuve et les douze enfants qu’il laissait.

Antonin, officier dans l’armée de Naples, voulant rester fidèle au roi déchu, refusa fièrement la proposition que lui fit faire Victor-Emmanuel de garder le même grade dans l’armée d’Italie.

Ce beau geste eut naturellement sa punition : en Italie, toutes les carrières se fermèrent devant le partisan d’un prince exilé, et il ne trouva aucun moyen de gagner sa vie. Il vint à Paris pour tenter la chance ; les démarches entreprises n’eurent aucun résultat, à ce premier voyage ; mais plus tard, après la guerre de 1870, Antonin fut plus heureux : il obtint une situation avantageuse dans une Compagnie d’assurances.

Notre cousin était de taille moyenne, mince, distingué, avec une petite tête d’oiseau ; il gardait un peu de raideur militaire. Plein de préjugés de caste, de sentiments chevaleresques, il savait se montrer cependant aimable et affectueux, quand la préoccupation de sauvegarder sa dignité ne dominait pas en lui. Il se pliait le mieux qu’il pouvait à sa vie nouvelle, ponctuel à son bureau, appliqué à son travail ; mais sa susceptibilité chatouilleuse endurait difficilement la moindre observation : malgré ses efforts, la patience lui échappait souvent.

Après quelques mois, il fut brusquement révoqué par le directeur de la Compagnie d’assurances. Que s’était-il passé ?… Nous étions désolés. Jamais il ne serait possible de retrouver une aussi bonne position, mais le descendant des San Valentino ne regrettait rien et paraissait très fier de lui.

— Vous comprenez qu’un gentilhomme comme moi ne peut pas supporter un manque d’égards, disait-il ; ces gens-là n’avaient aucune idée des convenances, et je leur ai appris à vivre…

« Ces gens-là », c’étaient ses chefs, et le procédé, simple et définitif, de M. le duc pour leur enseigner les belles manières, consistait à leur envoyer les registres par la figure.

Après de longues démarches, on entrevit la possibilité de le voir entrer au Crédit Lyonnais. Il nous fit de solennelles promesses, donna sa parole de gentilhomme qu’il supporterait tout, et que le noble San Valentino ne se formaliserait plus des avanies faites à M. Antonin. Serment vite oublié : à peine installé depuis quinze jours, le nouvel employé se voyait contraint d’apprendre à vivre à ses nouveaux patrons et, encore une fois, les registres volaient en l’air.

Georges Charpentier avait fondé la Vie Moderne, une revue d’art illustrée, dont Émile Bergerat était directeur ; ils offrirent un poste de confiance à l’ombrageux cousin, ils le nommèrent caissier.

Tout d’abord, M. Antonin se fit aménager, dans son bureau, une sorte de forteresse, un compartiment grillagé, ne communiquant avec l’extérieur que par un étroit guichet ; il était là-dedans inexpugnable et inaccessible, même aux clients, qu’il recevait d’un air rogue, daignant à peine parlementer, par la chatière, avec l’intrus qui désirait être renseigné : à son avis, les questions n’étaient jamais posées avec une courtoisie suffisante.

— Monsieur, je vous prie d’être poli ! disait-il.

— Est-ce qu’il faut mettre des mitaines pour demander le prix d’un abonnement ?

— Monsieur, je suis gentilhomme : je ne puis tolérer vos insolences ; vous m’avez manqué de respect !

L’autre ripostait. Le dialogue s’envenimait, se haussait de ton : le noble caissier y coupait court en fermant brusquement son guichet… Mais le client ne s’abonnait pas et s’en allait en faisant claquer la porte.

Tout le personnel du journal était vaguement terrorisé. Charpentier lui-même, si doux de caractère, presque timide, ne manquait jamais de demander en arrivant :

— Est-ce que monsieur le duc est de bonne humeur ?

Et il n’approchait qu’avec précaution des grilles, derrière lesquelles était tapi son étrange employé.

Un jour, d’un air plus digne encore que d’habitude, Antonino Capece Minutolo, dei Duchi di San Valentino, sortit de sa forteresse, remit aux directeurs les clefs de la caisse et donna sa démission. Mais il comprenait bien qu’on ne pouvait plus rien pour lui : il disparut, retourna sans doute en Italie, et nous n’avons jamais pu savoir ce qu’il est devenu.

On parla, longtemps avant son arrivée, d’un troisième cousin, très ami de ma mère celui-là, qui s’annonça par des lettres, où il exposait ses raisons de venir à Paris.

Il n’était notre parent que par alliance ; il s’appelait le comte Barni et avait été le mari de la grande cantatrice Giuditta Grisi, sœur de Giulia. Ma mère gardait un culte à la mémoire de sa cousine, qui s’était occupée de son éducation musicale, et auprès de laquelle s’était écoulée sa jeunesse. Elle tenait en haute estime son cousin Barni, qui, d’après elle, conservait les allures d’un seigneur d’autrefois : viveur magnifique, toujours en fête, généreux et prodigue, tellement même qu’il avait croqué presque toute sa fortune. Son voyage à Paris devait servir à la relever : il existait, dans la famille Barni, un majorât important, auquel le cousin avait droit à la condition qu’il fût père d’un fils légitime ; veuf et sans enfants, il était décidé à se remarier.

Je ne tardai pas à découvrir que ce projet, favorisé par manière, m’intéressait tout spécialement : un complot s’ourdissait et l’on avait des vues sur moi. Cette idée m’offensa extrêmement et je me préparai à bien recevoir le vieux roquentin, à qui suffisaient, pour fixer son choix, ma parenté avec sa femme et ce nom de Judith, que l’on m’avait donné en souvenir d’elle.

J’observai mon père pour savoir ce qu’il pensait de cette affaire, et je vis qu’il lui était très favorable et l’approuvait complètement.

Cela me fit comprendre qu’il n’y attachait aucune importance et comptait sur moi pour la dénouer : il soutenait toujours, en effet, les prétendants qui n’avaient pas la moindre chance d’être acceptés par nous. Aux autres il était franchement hostile, ne nous cachait pas sa méfiance pessimiste à l’endroit de n’importe quel gendre, qu’il considérait toujours un peu comme un voleur. Il avait d’ailleurs une prodigieuse aversion pour toutes les cérémonies qu’eût entraînées un mariage, les conférences chez les notaires, les contrats, la mairie, l’église…

— Je ne veux pas être à toutes ces machines-là, disait-il souvent ; si je n’ai pas le pouvoir de les empêcher, du moins je ne les subirai pas : je m’en irai !

Il savait bien que ce n’était pas Barni qui lui fournirait l’occasion de fuir.

Ce personnage, si pompeusement annoncé, parut enfin, et je lui pouffai de rire au nez, en m’écriant :

— Mais c’est Henri IV qui s’est échappé du Pont-Neuf !

Il avait une belle barbe blanche, bien peignée, les cheveux ondulés au fer, le profil busqué, le teint coloré, et il ressemblait, en effet, au roi vert galant. C’était un excellent homme, qui convint tout de suite que j’étais trop ragazza pour consentir à voir jamais en lui autre chose qu’un ancêtre ; il renonça gentiment à ses intentions et, du même coup, au majorât. Paris lui offrait des distractions bien séduisantes, et il contracta sans tarder quelques unions, de la main gauche, qui le consolèrent rapidement. Il loua une des maisons de M. Robelin, s’y installa, y festoya gaiement avec des amis de rencontre.

Barni fut pour nous un parent dévoué, indulgent, plein d’attentions aimables, et nous avions beaucoup d’affection pour lui. Venu à Paris dans l’intention de n’y passer que peu de mois, il y demeura plusieurs années ; quand il retourna en Italie, ce fut avec l’idée de mettre ordre à ses affaires et de revenir. Le destin ne le permit pas : dans un bal costumé, à Venise, la coupe de Champagne à la main, le viveur impénitent, mourut joyeusement, dans un éclat de rire qui lui rompit un vaisseau.



Quand Victor Hugo laissait venir sa famille à Paris pour y passer quelque temps, M. Robelin ne manquait jamais d’inviter ces illustres hôtes à dîner chez lui à Neuilly. Mme  Hugo et Charles (François-Victor ne quittait jamais l’exil) acceptaient toujours. Il y avait bombance alors, dans le logis du vieil architecte romantique, qui ce jour-là devenait prodigue. Vacquerie et Meurice étaient du festin, où nous étions aussi conviés.

Notre camarade Berthe, la fille de Robelin, dirigeait les préparatifs et surveillait l’œuvre de Rosalie, la vieille cuisinière grognonne, barbue et solennelle. Elle avait des talents de cordon bleu, que l’ordinaire frugal de la maison utilisait peu et qui n’étaient mis à l’épreuve que dans les grandes occasions. Son chef-d’œuvre était un pâté, resté fameux, qu’elle mettait plusieurs jours à parfaire et qui par ses dimensions eût été digne d’être servi sur la table des Burgraves, pour faire suite au « bœuf entier » : il était succulent, délicat et d’une complexité savante.

M. Robelin avait eu le bon sens de choisir, pour l’habiter, la moins bizarre de ses maisons : elle n’avait ni toits en éteignoirs ni tourelles en poivrière, mais on pouvait passer par l’escalier, on ne se cognait pas la tête au plafond et, dans les pièces banalement carrées, il faisait clair. La plus grande simplicité y régnait : presque pas de meubles, des murs nus, le plancher pas même ciré.

Les convives arrivaient séparément, madame Victor Hugo toujours en retard : elle s’excusait en racontant qu’elle avait dû pétrir de ses blanches mains une bonne pâtée pour Leda, la levrette de Charles, qui ne confiait cette mission qu’à elle seule.

Devant une glace, elle arrangeait alors sa coiffure, et cela lui prenait beaucoup de temps. Sous son chapeau, elle avait gardé ses cheveux roulés en papillotes ; elle les déroulait maintenant, les crêpait, disposant autour de son front bombé une auréole noire. Elle avait de larges yeux très sombres, un petit nez en bec d’oiseau, le menton fin et le teint très bistré. Bonne et charmante, mais distraite, perdue comme dans une sorte de rêve, n’étant jamais à ce qu’on disait… Elle plongeait des biscuits dans son verre sans songer à les reprendre, jusqu’à ce que le verre trop plein fût incapable d’en recevoir encore, et elle ne s’apercevait qu’alors de son oubli.

Charles Hugo, grand et fort, était d’une beauté extraordinaire, avec son teint blanc, sa moustache et ses cheveux d’un noir si brillant, sa bouche fraîche et, dans ses longs cils, le rayonnement de ses yeux très ouverts et très fixes. Il parlait haut, disait des choses violentes contre le gouvernement, tournant le chef de l’État en ridicule, mais se résignait cependant à être poli, et même aimable, avec les sergents de ville, à cause de sa levrette chérie, que l’indépendance de son caractère exposait à toutes sortes de contraventions.

Paul Meurice se montrait doux, réservé, presque timide ; il parlait peu et d’une voix discrète.

Le plus original du groupe était Auguste Vacquerie. Son visage anguleux, ses joues colorées, son nez très long, ses yeux tout petits, ses cheveux plats qui tombaient tout droit, composaient une physionomie des plus singulières. Les mains dans ses poches, il se balançait sur ses jambes d’un air narquois.

J’entendais beaucoup parler de sa bizarrerie et de ses outrances littéraires. Je connaissais Tragaldabas et le « porc aux choux ». J’avais assisté à la représentation tumultueuse des Funérailles de l’Honneur, et j’étais parvenue à retenir ces quelques vers, que mon père récitait souvent, d’une parodie des poèmes de Vacquerie :


Vacquerie,
à son Py-
lade épi-
que, qu’on crie
ou qu’on rie,
est momie :
ce truc-là
mène à l’A-
cadémie.


Cette coupe extravagante nous réjouissait beaucoup, et celui qui avait inspiré la satire me semblait un personnage très curieux. Vacquerie était d’ailleurs fort aimable avec les jeunes filles et se plaisait dans leur société. Il se rapprochait volontiers du coin où nous nous cantonnions avec Berthe, et d’où nous écoutions discrètement la conversation, observant les causeurs et chuchotant parfois quelque malicieuse remarque. Vacquerie s’intéressait à nos petites affaires, aux histoires de chiffons, ou bien il nous faisait rire en nous débitant d’impossibles paradoxes avec un imperturbable sérieux.

Quelquefois, c’était chez nous qu’on se réunissait, et, après le dîner, on récitait des vers du « Père » exilé dans l’île, ou bien Théophile Gautier faisait connaître à ses hôtes une pièce nouvelle d’Émaux et Camées. Un soir, Vacquerie lut à haute voix un désopilant article intitulé : Une paire de bottes. C’était le récit des mésaventures d’un critique dramatique, torturé par des bottes trop étroites et qui a l’imprudence de les retirer, sournoisement, en pleine salle de spectacle. Le morceau, détaillé par l’auteur d’une voix monotone, d’un air grave et morne, était d’un comique suprême, et cette lecture augmenta encore mon estime pour celui qui avait découvert que :


Les tours de Notre-Dame étaient l’H de son nom !



Selon sa coutume, pour nous éveiller comme par hasard, mon père déclame à tue-tête, en se promenant à travers sa chambre. C’est un fragment de la complainte de Sainte-Hélène :


Ce n’est pas sur un canapé
Qu’il usa cette redingote.
Et si le drap en est râpé,
C’est qu’il l’avait à Montenotte.

Un simple et tout petit chapeau
Servait de turban à sa gloire ;
Son épée était un rameau
Cueilli sur l’arbre de victoire…

Maintenant, c’est un saul’pleureur
Sur le rocher de Sainte-Hélène !…
Doux zéphir, porte-lui mes pleurs
Sur les ailes de ton haleine.


Il s’agit, aujourd’hui, de se lever plus tôt, d’être prêtes de bonne heure, car Delaunay, le charmant sociétaire de la Comédie-Française, vient déjeuner à Neuilly, et, après le café, il doit réciter à Théophile Gautier, presque lui jouer, tout ce qui est écrit de l’Amour souffle où il veut, la pièce en vers, que mon père a promis de terminer bientôt et qui est reçue d’avance au Théâtre-Français.

Delaunay a le plus grand désir d’interpréter le rôle de Georges d’Elcy. C’est pour presser un peu le poète, lui donner du cœur à l’ouvrage, qu’il veut lui montrer de quelle façon il le jouerait. Mais, lorsqu’il s’agit de théâtre, Théophile Gautier éprouve toujours une sorte de timidité, une appréhension des angoisses à subir ; la perspective, d’être livré tout vif aux lions du parterre, l’épouvante, et, avant que la pièce soit faite, il parle déjà de s’expatrier, le soir de la première, de ne lire aucun journal et de ne revenir que plusieurs mois après.

Le résultat de la lecture fut néanmoins excellent : le travail avança plus vite, — pour s’interrompre de nouveau, hélas ! être abandonné, rester inachevé. — Toujours les corvées tyranniques brisaient l’inspiration ; toujours manquait l’indépendance indispensable à une œuvre de longue haleine.

Il n’est resté aucun scénario de la pièce ; les fragments publiés ne vont pas plus loin que le milieu du second acte ; mais mon père nous avait raconté le sujet tout au long.

Georges d’Elcy, comme l’Arnolphe de l’École des Femmes, a élevé, pour l’épouser plus tard, une jeune fille qu’il a recueillie. Lavinia est intelligente, spirituelle, artiste et divinement belle ; son jeune tuteur en est éperdument épris et la refuse rageusement à tous ceux qui viennent lui demander sa main. Il ne sait pas s’il est aimé, il n’ose pas se déclarer, tant il redoute de voir son rêve s’évanouir. Devant l’insistance des prétendants, il se décide : il ausculte, pour ainsi dire, le cœur de sa pupille, cherche à éveiller sa jalousie, et reconnaît, avec désespoir, qu’elle ne voit en lui rien autre chose qu’un frère très chéri…

Ne voulant pas imposer son amour, à celle qui lui doit tout, se jugeant incapable de guérir et de vivre près de la jeune fille en dissimulant sa souffrance, Georges assure l’avenir de Lavinia par une dot magnifique et s’expatrie en la laissant libre d’épouser, pendant son absence, l’homme qui aura su lui plaire. Il change de nom, se fait explorateur, tueur de lions, s’enfonce dans les solitudes vierges et terribles, brave les dangers, cherche la mort. Peu à peu, le bruit de ses exploits se répand, il devient un héros dont les journaux racontent les hardis voyages, ses combats contre les bêtes féroces. Lavinia, au milieu de ses soupirants qu’elle nargue, suit avec un intérêt croissant le récit des aventures de cet inconnu, l’admire passionnément, s’éprend de lui. Sachant un jour sa présence à Paris, elle exige qu’il lui soit amené : quand Georges, tout changé, pâlissant d’émotion sous son hâle, reparaît, Lavinia, avec un cri d’amour, se jette défaillante dans ses bras. Ce cœur qu’il n’a pu atteindre quand il était près de lui, il l’a conquis en s’enfuyant au bout du monde : — capricieux et libre comme le vent, « l’amour souffle où il veut ».


XI


Théophile Gautier avait une antipathie invincible pour les cafés ; ceux qui les fréquentaient n’étaient pas loin de lui apparaître comme des criminels, et il serait mort de soif, plutôt que d’entrer dans un « estaminet » pour y prendre un verre de bière : « S’attabler en des cafés pour absorber avec flamme des boissons violentes » — il citait souvent cette phrase prise je ne sais où — lui paraissait le comble de l’inconduite. Il détestait aussi le jeu, et, si quelqu’un maniait et battait habilement les cartes devant lui, cette dextérité, acquise par une longue pratique, lui inspirait une vague horreur.

Cependant nous avions décrété qu’il devait jouer aux dominos. Nous le tyrannisions ainsi quelquefois, et il se laissait faire sans trop de révolte : par exemple, nous avions fini par obtenir de lui qu’il mangeât une soupe, le matin, en se levant, afin de ne pas être, au déjeuner, affamé depuis tant d’heures et pareil à un ogre ; il consentit, à la condition que ce ne fût pas un « potaige », comme il disait avec beaucoup de dédain, mais une vraie soupe, assez épaisse pour que la cuiller pût s’y tenir debout.

Après le dîner, il s’endormait, en lisant un journal ou un livre, et nous trouvions cela mauvais. Pour le tenir éveillé, il fallait une occupation bête et ne fatiguant pas l’attention : le jeu de dominos était tout indiqué.

Théophile Gautier, résigné, se soumit : agenouillé dans un fauteuil, il étalait tous ses dominos sur la paume de sa main gauche, « pour qu’on ne vît pas son jeu », et, sans lorgnon, les regardait, de très près, en fermant un œil.

Rodolfo nous avait initiées, ma sœur et moi, aux finesses du domino à quatre, ou avec un mort, comme au whist ; nous essayâmes de faire comprendre au père les ingénieuses combinaisons, qui, seules, rendent le jeu intéressant ; mais il n’y eut pas moyen : il posait très exactement, chiffre contre chiffre, sans s’inquiéter du jeu de son partenaire, et toujours, avec un naïf empressement, se débarrassait de son double six.



Notre ménagerie était devenue assez nombreuse. Nous nous étions cependant débarrassés des volailles que, sous aucun prétexte, nous ne voulions tuer ni manger, et dont le nombre devenait inquiétant : les poules parvenaient souvent à s’échapper du poulailler ; elles allaient pondre et couver secrètement sous quelques buissons épais et reparaissaient suivies d’une nombreuse famille. Le ciel lui-même semblait s’être ému d’un autre embarras, causé par le pullulement rapide d’un couple de rats de Norvège, imprudemment achetés à des marins de passage : au cours d’un violent orage, un bienheureux coup de tonnerre avait foudroyé tous ensemble nos trente-deux rats blancs et noirs !…

Mais Séraphita, la jolie chatte, blanche comme le duvet des cygnes, mit au monde trois petits chats qui, à notre grande stupéfaction, étaient noirs comme de l’encre.

« Explique qui voudra ce mystère ! », dit Théophile Gautier dans la biographie qu’il écrivît plus tard de ces minets très chéris.


C’était alors la grande vogue des Misérables de Victor Hugo ; on ne parlait que du nouveau chef-d’œuvre ; les noms des héros du roman voltigeaient sur toutes les bouches. Les deux petits chats mâles furent appelés Enjolras et Gavroche. La chatte reçut le nom d’Éponine. Leur jeune âge fut plein de gentillesse et on les dressa comme des chiens à rapporter un papier chiffonné en boule, qu’on leur lançait au loin. On arriva à jeter la boule sur des corniches d’armoire, à la cacher derrière des caisses, au fond de longs vases, où ils la reprenaient très adroitement avec leur patte. Quand ils eurent atteint l’âge adulte, ils dédaignèrent ces jeux frivoles et rentrèrent dans le calme philosophique et rêveur qui est le vrai tempérament des chats.

Pour les gens qui débarquent en Amérique dans une colonie à esclaves, tous les nègres sont des nègres et ne se distinguent pas les uns des autres. De même, aux yeux indifférents, trois chats noirs sont trois chats noirs ; mais des regards observateurs ne s’y trompent pas. Les physionomies des animaux diffèrent autant entre elles que celles des hommes, et nous savions très bien distinguer à qui appartenaient ces museaux noirs comme le masque d’Arlequin, éclairés par des disques d’émeraude à reflets d’or…


Tous ces minous étaient à nous tous ; cependant nous en avions adopté plus spécialement chacun un : ma mère avait choisi Gavroche, ma sœur Éponine, et moi Enjolras. Ils étaient admis à manger à table, où ils avaient chacun son couvert et sa chaise, à côté de sa maîtresse. Seul Gavroche, qui préférait gaminer avec ses amis de la rue, ne venait que par caprice ; les deux autres se montraient d’une ponctualité admirable. Dès que tintait la sonnette, annonçant le repas, ils dégringolaient l’escalier, ou accouraient du fond du jardin et étaient toujours les premiers à table : nous trouvions les deux convives noirs, assis chacun à sa place et surveillant le plat avec des yeux luisants de gourmandise.

Nous possédions, alors, une vieille pie, assez maussade, dont j’ai oublié l’origine, mais qui, par un heureux hasard, redevint jeune et joyeuse… Un jour, en notre absence, Margot s’échappa de sa cage et s’envola. La bonne, responsable, redoutant les représailles, se mit à sa recherche, d’abord dans le jardin, puis à travers Neuilly. Elle courut comme une folle et finit par rencontrer un gamin qui tenait une pie :

— Ah ! c’est toi qui me l’as volée ! s’écria-t-elle en lui arrachant l’oiseau des mains.

Elle revint à la maison, où nous n’étions pas encore rentrés, et remit Margot dans sa cage.

Le lendemain seulement, l’aspect rafraîchi, pimpant et guilleret de la pie nous frappa : des plumes neuves lui avaient poussé, elle était plus mince, et son œil vif et malin nous regardait avec une expression toute nouvelle. Notre surprise était extrême : nous ne savions pas que les pies avaient la faculté de rajeunir ! Sous la promesse formelle de ne pas être grondée, la bonne finit par avouer l’aventure, et nous comprîmes qu’un assez singulier hasard lui avait fait rencontrer un oiseau de même espèce que celui qu’elle cherchait, mais que ce n’était pas le même.

La nouvelle Margot valait beaucoup mieux que l’autre et devint extrêmement amusante. On finit par la laisser libre, dans la maison et dans le jardin : sa cage était toujours ouverte, et elle y revenait quand elle voulait, ne songeant guère à s’échapper. Ses rapports avec les chats étaient des plus comiques : elle les poursuivait, leur tirait la queue et semblait vraiment éclater de rire, en se moquant de leur indignation. C’était une fieffée voleuse ; mais, comme elle cachait ses larcins sur nos genoux, ou dans les plis de nos robes, il n’y avait pas grand mal. Elle ne parlait pas, — sauf un très vilain mot qu’elle semblait dire plutôt qu’elle ne le disait ; — mais elle avait des coua coua d’une éloquence très suffisante. Quand elle rentrait du jardin, pour réclamer quelque pitance plus substantielle que celle qu’elle avait pu se procurer, elle s’annonçait par des cris, toujours les mêmes. Si l’on ne prenait pas garde à l’arrivée d’une personne de son importance, elle paraissait très vexée, montait alors, saut par saut, les marches de l’escalier, et se plantait devant le premier qu’elle rencontrait, lui disant très clairement :

— Comment ! c’est moi, et on ne m’offre rien ?…

Margot divertissait beaucoup Théophile Gautier ; il ne manquait jamais, en rentrant, de demander où elle était.

Dash et Mirza, à part quelques discussions et chamailleries de camarades, faisaient bon ménage avec les chats et la pie. Mon père, qui redoutait les chiens à cause de la rage, avait une vive affection pour ces deux-là. La vertu de Mirza, même, lui tenait au cœur plus que de raison, et, au moindre risque qu’elle courait, il entrait dans des colères disproportionnées. Si, par malheur, nous avions laissé ouverte la porte de la rue et que quelque chien, en faction sur le trottoir, eût tenté de s’introduire dans le vestibule, il éclatait en imprécations terribles, affirmant qu’il allait nous arracher les boyaux, comme un taureau furieux, pour les tirer jusqu’au fond du jardin, les dévider lentement sur un rouet d’ivoire, ou bien nous scier entre deux planches de bois mouillé, avec une scie ébréchée.

Ces menaces ne nous troublaient guère. Cependant, nous n’admettions pas que le père se montrât irrité contre nous, et quelquefois, pour des gronderies plus graves, nous nous fâchions tout à fait, ne lui parlant plus, lui tenant rigueur longtemps. Cela le mettait hors de lui.

— Dans une heure, on aura fini de bouder et on m’aimera comme avant ; sinon, je sévirai ! disait-il.

— Je ne te dois aucun amour, répondais-je ; la Bible est formelle dans ses commandements : « Tes père et mère honoreras… » Elle ne parle pas de les aimer ; désormais, je vais t’honorer.

Alors il me poursuivait d’objurgations extraordinaires, jetant contre moi ses pantoufles, sa pipe, tous les objets légers qu’il trouvait à sa portée, en me criant :

— Veux-tu bien finir cette comédie ! veux-tu, tout de suite, me manquer de respect !



C’est à Saint-Jean, près de Genève, chez Carlotta Grisi, que Théophile Gautier composa en grande partie et termina son roman : Spirite. La beauté du site, la douce solitude de ce séjour, la grâce souriante de la châtelaine, le charmaient et l’inspiraient tout spécialement.

De l’autre côté du Rhône, qui longeait la propriété dans une course folle de torrent, le mont Salève et les dentelures des Alpes formaient le fond du paysage ; plus loin, le parc s’achevait en un promontoire, qui dominait un tableau magnifique : la jonction du Rhône et de l’Arve. On voyait les deux fleuves accourir, par des routes opposées ; l’un, saphir liquide que l’écume sertissait d’argent ; l’autre jaune, lourd, opaque. Puis, avec un bruit de canonnade, ils se heurtaient, dans un bouillonnement, et bientôt, se déroulaient sans se confondre, comme un ruban bleu et un ruban d’or, et enfin disparaissaient, entre de hauts rochers, drapés de verdures croulantes.

Dans la vie réglée, paisible, abritée des importuns, que l’on menait à Saint-Jean, le temps semblait plus long qu’ailleurs : la rêverie naissait tout naturellement et rien ne l’interrompait ; la pensée se développait sans effort, et le travail paraissait plus facile. On pouvait se promener sans sortir du domaine, — « kilométrer », comme on disait à Genève ; et mon père adopta ce mot, qui remplaça nos « mille pas » de Neuilly.

La villa Grisi avait aussi sa terrasse : au-dessus d’une pente verte qui dégringolait vers un frais vallon, elle était plantée de magnifiques marronniers dont la floraison, chaque année, offrait un spectacle incomparable. Théophile Gautier aimait beaucoup ce coin du parc ; il admirait les arbres géants sous tous leurs aspects, vêtus de pourpre et d’or par l’automne, emmitouflés de neige par l’hiver : il y revenait chaque jour, et « kilométrait » là de préférence. De loin, il y pensait avec regrets :


Les marronniers de la terrasse
Vont bientôt fleurir, à Saint-Jean,
La villa d’où la vue embrasse
Tant de monts bleus coiffés d’argent…


Mais ce qui l’attirait et le retenait surtout, c’était l’extrême intérêt qu’il portait à la maîtresse de la maison. Il avait pour elle une de ces passions sentimentales, respectueuses et mélancoliques, auxquelles il était sujet : en dépit de sa verve rabelaisienne, de sa truculence et de ses paradoxes, elles montraient sa véritable nature, que, par une bizarre pudeur, il masquait le plus possible.

Pour lui, Carlotta Grisi, était toujours Giselle, ou la Péri, celle qui avait incarné les moments les plus heureux de sa jeunesse. En la revoyant après une longue absence, pourtant, il avait été frappé de son aspect de petite bourgeoise rangée, dans ses simples robes de laine sombres, égayées à peine par un col de dentelle ou quelques bouts de ruban : il avouait qu’il était impossible de soupçonner la radieuse étoile d’autrefois, dans cette personne toute nouvelle, qui donnait plutôt l’idée d’une mercière retirée, après fortune faite. Mais, peu à peu, une expression fugitive, une grâce du sourire, un rayonnement des prunelles, d’un bleu nocturne, évoquaient la figure première ; il la reconstitua, la retrouva toute, et bientôt ne vit plus qu’elle. Son rêve, à la fin, lui devint une réalité ; la figure idéale de Spirite n’était pour lui que le reflet d’une image ; et cette image, il ne se doutait pas qu’il l’avait lui-même recréée :


Une pâleur rosée légèrement colorait cette tête, où les ombres et les lumières étaient à peine sensibles, et qui n’avaient pas besoin, comme les figures terrestres, de ce contraste pour se modeler, n’étant pas soumise au jour qui nous éclaire. Ses cheveux d’une teinte d’auréole estompaient comme d’une fumée d’or le contour de son front. Dans ses yeux à demi baissés nageaient des prunelles d’un bleu nocturne, d’une douceur infinie, et rappelant ces places du ciel qu’au crépuscule envahissent les violettes du soir. Son nez fin et mince était d’une idéale délicatesse ; un sourire à la Léonard de Vinci, avec plus de tendresse et moins d’ironie, faisait prendre aux lèvres des sinuosités adorables ; le col, flexible, un peu ployé sous la tête, s’inclinait en avant et se perdait dans une demi-teinte argentée qui eût pu servir de lumière à une autre figure.


Telle est l’apparition de Spirite dans le miroir de Venise, et, sans être prévenu, il n’était pas aisé de reconnaître l’original de ce portrait ; et cependant, lorsque l’on savait, cela ne semblait plus impossible :


C’étaient bien les mêmes traits, mais épurés, transfigurés, idéalisés et rendus perceptibles par une substance en quelque sorte immatérielle… L’esprit ou l’âme qui se communiquait à Guy de Malivert avait sans doute emprunté la forme de son ancienne enveloppe périssable, mais telle qu’elle devait être dans un milieu plus subtil, plus éthéré, où ne peuvent vivre que les fantômes des choses et non les choses elles-mêmes.


Théophile Gautier était parti pour Saint-Jean à la fin de juillet, et nous devions aller le rejoindre, après un séjour dans les environs de Mâcon, auprès des Dardenne de la Grangerie, chez lesquels ma mère, ma sœur et moi, nous étions invitées. Mon père était toujours inquiet et tourmenté, quand sa nichée n’était pas avec lui : il imaginait toutes sortes d’événements, d’accidents, de querelles tragiques, de maladies subites, même quand il nous quittait pour de simples courses ; il ne rentrait jamais sans angoisse à Neuilly et était tout heureux, disait-il, de ne pas trouver « la mère égorgée, les filles violées, le feu à la maison ».

Il travailla plus tranquillement, lorsque nous fûmes tous réunis à Saint-Jean, et les phénomènes bizarres qu’il avait jusque-là remarqués, cessèrent de l’obséder. Dès qu’il se retirait dans sa chambre, le soir, pour écrire quelques pages de son roman, autour de lui des rumeurs troublaient le silence, les meubles craquaient, l’armoire s’ouvrait brusquement ; il voyait des ombres confuses au fond des miroirs, entendait des bruits de pas, des soupirs. Ce n’était pas sans appréhension qu’il quittait, pour aller travailler, le petit cercle réuni au salon et qui s’appliquait à d’importants ouvrages de crochet ou de tapisserie, sous la douce lumière concentrée par l’abat-jour. Parfois on l’avait vu revenir très troublé : il ne voulait plus remonter seul, par les escaliers de pierre, ni parcourir les larges corridors voûtés de cette maison, qui était une ancienne abbaye et semblait hantée par des ombres.

Le monde invisible paraissait s’émouvoir et s’efforcer d’entrer en communication avec ce vivant, créateur d’une fiction, dont l’héroïne était un esprit.

Au fur et à mesure que l’auteur l’écrivait, le roman paraissait en feuilleton dans le Moniteur, et le succès littéraire de Spirite fut doublé d’un autre succès, sur lequel on ne comptait pas : les médiums, les magnétiseurs, les partisans des tables tournantes, ceux qui interrogent les esprits frappeurs, les swedenborgiens, s’émurent et adressèrent à Théophile Gautier les lettres les plus singulières et les plus folles. Un monsieur de Grenoble, qui signait « P. S. », affirmait être Malivert et visité par une Spirite : il ne pouvait s’expliquer comment l’auteur du roman avait appris cette histoire. Un autre, qui venait de perdre une amie adorée, demandait sérieusement les formules d’évocation. La Neue freie Presse, de Vienne, reconnaissait un médium en Théophile Gautier ; un autre journal, allemand celui-ci, prétendait que Spirite avait été commandé par le gouvernement pour occuper les esprits et détourner leur attention du projet d’annexion de la Belgique. Par l’entremise d’une dame inconnue, Alfred de Musset envoya, de l’autre monde, à Théophile Gautier les vers suivants, inspirés par Spirite :


Me voilà revenu. Pourtant j’avais, madame,
Juré sur mes grands dieux de ne jamais rimer :
C’est un triste métier que de faire imprimer
Les œuvres d’un auteur réduit à l’état d’âme.

J’avais fui loin de vous ! Mais un esprit charmant
Risque en parlant de nous d’exciter le sourire.
Je pense qu’il en sait plus long qu’il n’en veut dire,
Et qu’il a, quelque part, trouvé son revenant.

Un revenant ! Vraiment, l’aventure est étrange !
Moi-même, j’en ai ri quand j’étais ici-bas ;
Mais, lorsque j’affirmais que je n’y croyais pas,
J’aurais, comme un sauveur, accueilli mon bon ange.

Que je l’aurais aimé, lorsque le front jauni,
Sur le coude appuyé, la nuit, à la fenêtre,
Mon esprit, en pleurant, cherchait le grand peut-être
Et parcourait au loin les champs de l’infini !

Amis, qu’attendez-vous d’un siècle sans croyance ?
Quand vous aurez pressé votre fruit le plus beau,
L’homme trébuchera toujours sur un tombeau
Si, pour le soutenir, il n’a plus l’espérance.

Mais ces vers, dira-t-on, ils ne sont pas de lui !…
Que m’importe, après tout, le blâme du vulgaire ?
Lorsque j’étais vivant, il ne m’occupait guère ;
À plus forte raison, en rirai-je aujourd’hui !…


Ces vers parurent charmants à mon père, et si bien dans le style d’Alfred de Musset, qu’il avait beaucoup connu, qu’il n’eût pas hésité, disait-il, à les croire de lui, s’il avait pu admettre qu’un mort fît des vers et fût capable de les transmettre à un vivant.

Lorsque Spirite parut en librairie, l’auteur voulut offrir à la châtelaine de Saint-Jean un exemplaire d’une rare valeur, de cette œuvre rêvée sous les grands marronniers, écrite surtout pour lui plaire et fixer d’elle une idéale image : il composa une longue dédicace, que l’on imprima en tête d’un seul exemplaire.

Soigneusement relié, en veau bleu, le volume unique, s’en alla vers Genève, et celle à qui il était adressé le reçut avec grand plaisir. Mais elle ne sut pas le conserver : plus tard, on le lui vola ou elle le perdit, et la précieuse dédicace, dont il n’existe pas de copie, est inconnue.



Une aventure, assez désagréable, nous était arrivée pendant notre séjour chez les Dardenne de la Grangerie, en Bourgogne.

Ma sœur et moi, nous étions allées faire une excursion avec Marguerite, ses deux beaux-frères, Edmond et Lucien, et un neveu de l’acteur Dumaine, que l’on appelait le « petit Pécheux », bien qu’il eût près de vingt ans et qu’il ne fût pas petit. Nous étions partis dans une gentille carriole, que Lucien conduisait, emportant notre déjeuner et deux fusils chargés à poudre, afin de faire résonner l’écho d’une grotte que nous allions visiter.

Après avoir traversé la petite ville de Nolay, le cheval commença à gravir avec effort une pente de la Côte-d’Or, toute plantée de vignes et assez peu pittoresque ; il nous mena jusqu’à un plateau, où nous nous arrêtâmes pour déjeuner. Nous nous étions installés auprès d’une broussaille qui limitait à demi un champ voisin ; dans ce champ, paissait un poulain ; il n’y avait personne aux alentours et l’on ne voyait aucune habitation.

Le repas terminé, comme il faisait très chaud et que le soleil tombait d’aplomb, on décida d’attendre un peu, en se reposant ou en flânant, avant de continuer à grimper vers la grotte. Les jeunes gens s’éparpillèrent pour chercher des mûres, tandis que nous restions assises derrière la carriole, essayant de nous abriter un peu du soleil, car il n’y avait plus d’ombre nulle part.

Tout à coup, dans cette solitude, dans ce silence, une rumeur, des cris, des vociférations. Nous distinguons ces mots :

— Il faut le tuer !…

Qui donc ?… Un chien enragé, peut-être ?… Nous courons vers le bruit, pour tâcher de comprendre de quoi il s’agit, et qu’apercevons-nous ?… le petit Pécheux, chevauchant le poulain, et le faisant galoper à travers le champ voisin, tandis que de tous côtés surgissent des paysans armés d’échalas, qui se jettent sur lui et veulent le prendre à la gorge.

Nous nous élançons à son aide, en appelant Edmond et Lucien qui sont hors de vue. Mais Pécheux a eu le temps de sauter à bas du poulain et se défend vigoureusement. Malgré sa jeunesse, il n’est pas facile à émouvoir : embarqué mousse à quinze ans, il a déjà fait deux fois naufrage ; la dernière, il est resté pendant quarante-huit heures ballotté par les lames, cramponné à un bout de planche. Il pratique une boxe savante et répond aux coups d’échalas par des coups de poing en pleine figure : des yeux sont pochés, le sang coule. Mais le nombre des agresseurs augmente toujours. Edmond et Lucien se sont jetés dans la bagarre sans savoir de quoi il s’agit ; toutes les commères sont sorties du village invisible d’où, sans doute, depuis longtemps des paires d’yeux nous surveillaient ; elles glapissent, excitent les hommes, se lamentent sur le sort du malheureux poulain qui, lui, s’est tranquillement remis à paître : c’est une confusion inextricable.

Je cours à la voiture, y prendre un des fusils, et je reviens ; mais on ne le voit même pas, ce fusil ! Avec le canon, je laboure jusqu’à l’écorcher la poitrine nue d’un vieux paysan à figure de sauvage, qui hurle et s’acharne plus que tous les autres : je ne parviens même pas à détourner son attention, mais son fils, un grand gars de vingt-cinq ans, apercevant son père au bout d’un fusil, court sur moi et me tord le bras, pour me faire lâcher l’arme, dont il s’empare. Pécheux, haletant, les habits déchirés, la figure toute sanglante, semble à bout de forces : je retourne à la voiture et je rapporte le second fusil ; cette fois, je parviens à faire reculer quelques-unes de ces brutes.

Enfin voici M. le maire, en sabots, en blouse bleue, comme les autres, ne brandissant pas d’échalas pourtant : on va pouvoir s’expliquer avec lui. Je m’approche, mais il paraît que je lui cause une terreur extrême, car il fait un bond en arrière et crie :

— Ne me touchez pas !

Les gendarmes paraissent : on est allé les chercher à Nolay. C’est là, chez le commissaire de police, que l’on va nous conduire. Tant mieux ! Celui-là sera peut-être un peu plus civilisé.

Je dois rendre mon fusil aux gendarmes, puis nous voici défilant par le raide chemin entre les vignes, bordé de deux rangs de badauds. On se montre les principaux criminels : Pécheux, qui est vraiment fait comme un voleur, et moi qui voulais tuer le monde a coups de fusil.

— A-t-elle l’air méchant ! disent les bonnes femmes.

Le commissaire est un colosse, mais un homme du monde, heureusement. Il nous accueille en amis et se montre indigné, au récit de notre aventure : sur le procès-verbal que l’on vient de lui remettre, elle est définie : « rébellion à main armée ». Il connaît ses administrés, les habitants de ce village d’où nous venons, et les considère comme de vrais sauvages.

— Dans les premiers temps de mon séjour, dit-il, ils ont essayé aussi de m’assommer, et je ne me suis fait respecter d’eux que grâce à ma force physique. Je les empoignais par la ceinture, et je les apportais, moi-même, au poste. Cela seulement leur imposa. Si vous aviez endommagé le poulain, ils n’avaient qu’à le prouver et à se faire indemniser. Mais maintenant il ne s’agit plus de cela : ils vous ont attaqués brutalement ; vous devez porter plainte et vous faire rendre justice.

Le conseil fut suivi. Dardenne de la Grangerie, que Marguerite mit au courant par une lettre circonstanciée, prit en mains le procès ; nous le gagnâmes brillamment. Nous avions exigé des excuses écrites. Elles nous arrivèrent, de la grosse écriture du maire en sabots et signées de signatures informes. Très magnanimes, nous n’avions pas exigé d’indemnité pécuniaire, ce qui enthousiasma nos agresseurs, à tel point, qu’ils proposèrent de nous porter en triomphe, si nous revenions dans le pays.

J’ai toujours gardé précieusement la petite croix d’argent, surmontée d’un poulain, que Dardenne fit fondre, à quelques exemplaires, pour les vainqueurs de ce combat mémorable.


XII


Mohsin-Khan m’avait demandée à mon père. Mais un mystère planait sur cette démarche, qui ne semblait pas avoir été accueillie très favorablement. Je ne m’expliquais pas pourquoi on ne m’en disait rien, et j’étais curieuse de connaître la cause de cette réserve. Ce fut Marguerite de la Grangerie qui me la révéla. Le général avait été obligé de faire un aveu, d’expliquer sa situation, qui, très normale en Asie, pouvait paraître singulière à un Européen : il était marié en Perse, mais dans des conditions particulières ; il s’agissait d’un mariage temporaire, qui se dénouait de lui-même, après un certain nombre d’années, si l’on ne renouvelait pas l’engagement. Le terme fixé était échu ; Mohsin-Khan allait retourner dans son pays, pour régler cette affaire et revenir complètement libre.

Mon père jugea qu’en l’état des choses il n’était pas possible d’examiner la demande, ni d’y faire aucune réponse, qu’il fallait attendre, pour cela, le fait accompli et le retour de Perse. On fit même comprendre au général, très assidu à Neuilly, qu’il devait, jusqu’à nouvel ordre, espacer ses visites.

Mohsin fut désolé de cette décision et chercha à nous rencontrer, dans des maisons amies, ou au théâtre. Il était toujours, je ne sais comment, très bien renseigné ; il trouvait le moyen, aux premières représentations, de louer la loge voisine de la nôtre.

Mon père fut très irrité par ces manigances et faillit se fâcher tout à fait. Cependant, avant le départ pour la Perse, il accueillit aimablement la visite d’adieu, et laissa même le général me parler en particulier, quelques instants.

Au moment de s’éloigner, pour une année au moins, Mohsin me suppliait de lui promettre, sans pour cela m’engager avec lui, de ne pas me marier avant son retour. Il était certain de revenir, investi de hautes fonctions diplomatiques ; il pourra alors m’offrir des conditions de bonheur qui me décideraient peut-être.

Mais j’étais mal disposée ; l’idée de cette femme lointaine, dont l’avenir dépendait de moi et qui serait gardée, peut-être, si je ne promettais rien, me gênait et m’agaçait ; de plus, Théophile Gautier, si épris qu’il fût de l’Orient, le redoutait aussi et tâchait de me faire partager ses craintes : malgré le charme, l’intelligence et l’évidente bonté de Mohsin-Khan, il n’était pas très rassuré.

— Les Orientaux sont délicieux, disait-il, ils ont une douceur, une placidité incomparables ; mais ils ont aussi des colères farouches : la femme ne doit pas broncher ; à la moindre frasque ils lui font couper la tête.

Il me traçait alors un tableau effroyable de malheureuses cousues vivantes dans des sacs, en compagnie de serpents, de crapauds, de scorpions, puis jetées à l’eau.

Je ne croyais guère à tout cela, ce qui ne m’empêchait pas de taquiner méchamment Mohsin en lui disant qu’il serait peut-être capable, un jour, de me faire couper la tête.

— Comment un homme de génie peut-il avoir de pareilles idées ? s’écriait-il, vraiment désolé ; comment ne devine-t-il pas qu’il ne pourra jamais confier le bonheur de son enfant à quelqu’un qui en aurait plus de soin que moi ?

Il me décrivait alors la beauté d’un voyage en traîneau à travers la Russie et la Perse, les châteaux mystérieux, les fêtes royales, les parures constellées de pierreries, tout ce pays des Mille et une Nuits, dont j’avais tant rêvé, et qui, sans doute, était ma vraie patrie.

— Vous êtes comme une plante née par hasard dans un sol étranger, me disait-il ; vous deviez être une princesse persane : ne repoussez pas l’occasion qui s’offre d’accomplir votre destinée.

Cependant je ne voulus m’engager à rien : il s’en alla, les larmes aux yeux, n’emportant aucune promesse.

Il était dit que je ne verrais pas la neige du Mont Albroz étinceler au soleil, par-dessus les platanes, qui font de Téhéran un bouquet de verdure : je décidai de m’envoler moins loin, et, lorsque Mohsin Khan, nommé ambassadeur à Londres, revint en Europe, j’avais quitté le nid paternel.



  1. Dans les Mémoires écrits en français, de Jacques Casanova, on peut lire à la page 179 du 2e volume de l’édition Rozez, de Bruxelles :

    « Les dieux qu’on adore ici, quoiqu’on ne leur élève pas des autels, sont la nouveauté et la mode. Qu’un homme se mette à courir et tout le monde lui court après. La foule ne s’arrêtera qu’autant qu’on découvrira qu’il est fou ; mais c’est la mer à boire que cette découverte, car nous avons une foule de fous de naissance qui passent encore pour des sages.

    « Le tabac de la Civette n’est qu’un faible exemple de la foule que la moindre circonstance peut attirer en un endroit. Le roi étant un jour à la chasse se trouva au port de Neuilly et eut envie d’un verre de ratafia. Il s’arrête à la porte du cabaret et par le plus heureux des hasards, il se trouve que le pauvre cabaretier en avait une bouteille. Le roi, après en avoir pris un petit verre, s’avisa d’en demander un second, en disant qu’il n’avait de sa vie bu de ratafia aussi délicieux. Il n’en fallait pas tant pour que le ratafia du bonhomme de Neuilly fût réputé pour être le meilleur de l’Europe. Le roi l’avait dit. Aussi les plus brillantes compagnies se succédèrent sans interruption chez le pauvre cabaretier qui est aujourd’hui un homme fort riche et qui a fait bâtir à l’endroit même une superbe maison, où l’on voit l’inscription suivante : Ex liquidis solidum, inscription assez comique dont un des quarante immortels fit les frais. Quel est le dieu que ce cabaretier doit adorer ? La sottise, la frivolité et l’envie de rire. »

    Cette « renommée » a continué sans interruption, évidemment ; je ne sais si elle existe encore en 1903, mais en 1848, quand j’étais étudiant, de même qu’on allait piquer une prune chez la mère Moreau, de même on allait prendre le ratafia à une vieille renommée dont je ne soupçonnais pas alors l’origine, mais qui était dans l’avenue de Neuilly, à gauche, assez près du pont.

    Dr  A. Guède.
  2. Citée par le vicomte Spoelberch de Lovenjoul dans son Histoire des Œuvres de Théophile Gautier.
  3. Au chapitre IV du Second rang du Collier (Revue de Paris du 1er  février 1903, p. 544), l’auteur de ces très intéressants souvenirs parle de « l’engouement de Pie IX pour Paul de Kock et de sa fameuse question : (Connaissez-vous Paolo di Koko ?) que le Saint-Père posait à tous les visiteurs français ».

    Or, le facétieux écrivain susdit était bien démodé sous le pontificat de Pie IX (qui parlait d’ailleurs le français). C’est son prédécesseur, Grégoire XVI (1831-1846) qui faisait ses délices de Paul de Kock, dont il italianisait le nom.

  4. « Souviens-toi de vivre. »
  5. « Souviens-toi de boire. »
  6. Cette féerie a été publiée depuis, par Émile Bergerat, dans la Vie moderne.