Le Second Rang du Collier/Chapitre XI

Félix Juven (p. 313-330).


XI


Théophile Gautier avait une antipathie invincible pour les cafés ; ceux qui les fréquentaient n’étaient pas loin de lui apparaître comme des criminels, et il serait mort de soif, plutôt que d’entrer dans un « estaminet » pour y prendre un verre de bière : « S’attabler en des cafés pour absorber avec flamme des boissons violentes » — il citait souvent cette phrase prise je ne sais où — lui paraissait le comble de l’inconduite. Il détestait aussi le jeu, et, si quelqu’un maniait et battait habilement les cartes devant lui, cette dextérité, acquise par une longue pratique, lui inspirait une vague horreur.

Cependant nous avions décrété qu’il devait jouer aux dominos. Nous le tyrannisions ainsi quelquefois, et il se laissait faire sans trop de révolte : par exemple, nous avions fini par obtenir de lui qu’il mangeât une soupe, le matin, en se levant, afin de ne pas être, au déjeuner, affamé depuis tant d’heures et pareil à un ogre ; il consentit, à la condition que ce ne fût pas un « potaige », comme il disait avec beaucoup de dédain, mais une vraie soupe, assez épaisse pour que la cuiller pût s’y tenir debout.

Après le dîner, il s’endormait, en lisant un journal ou un livre, et nous trouvions cela mauvais. Pour le tenir éveillé, il fallait une occupation bête et ne fatiguant pas l’attention : le jeu de dominos était tout indiqué.

Théophile Gautier, résigné, se soumit : agenouillé dans un fauteuil, il étalait tous ses dominos sur la paume de sa main gauche, « pour qu’on ne vît pas son jeu », et, sans lorgnon, les regardait, de très près, en fermant un œil.

Rodolfo nous avait initiées, ma sœur et moi, aux finesses du domino à quatre, ou avec un mort, comme au whist ; nous essayâmes de faire comprendre au père les ingénieuses combinaisons, qui, seules, rendent le jeu intéressant ; mais il n’y eut pas moyen : il posait très exactement, chiffre contre chiffre, sans s’inquiéter du jeu de son partenaire, et toujours, avec un naïf empressement, se débarrassait de son double six.



Notre ménagerie était devenue assez nombreuse. Nous nous étions cependant débarrassés des volailles que, sous aucun prétexte, nous ne voulions tuer ni manger, et dont le nombre devenait inquiétant : les poules parvenaient souvent à s’échapper du poulailler ; elles allaient pondre et couver secrètement sous quelques buissons épais et reparaissaient suivies d’une nombreuse famille. Le ciel lui-même semblait s’être ému d’un autre embarras, causé par le pullulement rapide d’un couple de rats de Norvège, imprudemment achetés à des marins de passage : au cours d’un violent orage, un bienheureux coup de tonnerre avait foudroyé tous ensemble nos trente-deux rats blancs et noirs !…

Mais Séraphita, la jolie chatte, blanche comme le duvet des cygnes, mit au monde trois petits chats qui, à notre grande stupéfaction, étaient noirs comme de l’encre.

« Explique qui voudra ce mystère ! », dit Théophile Gautier dans la biographie qu’il écrivît plus tard de ces minets très chéris.


C’était alors la grande vogue des Misérables de Victor Hugo ; on ne parlait que du nouveau chef-d’œuvre ; les noms des héros du roman voltigeaient sur toutes les bouches. Les deux petits chats mâles furent appelés Enjolras et Gavroche. La chatte reçut le nom d’Éponine. Leur jeune âge fut plein de gentillesse et on les dressa comme des chiens à rapporter un papier chiffonné en boule, qu’on leur lançait au loin. On arriva à jeter la boule sur des corniches d’armoire, à la cacher derrière des caisses, au fond de longs vases, où ils la reprenaient très adroitement avec leur patte. Quand ils eurent atteint l’âge adulte, ils dédaignèrent ces jeux frivoles et rentrèrent dans le calme philosophique et rêveur qui est le vrai tempérament des chats.

Pour les gens qui débarquent en Amérique dans une colonie à esclaves, tous les nègres sont des nègres et ne se distinguent pas les uns des autres. De même, aux yeux indifférents, trois chats noirs sont trois chats noirs ; mais des regards observateurs ne s’y trompent pas. Les physionomies des animaux diffèrent autant entre elles que celles des hommes, et nous savions très bien distinguer à qui appartenaient ces museaux noirs comme le masque d’Arlequin, éclairés par des disques d’émeraude à reflets d’or…


Tous ces minous étaient à nous tous ; cependant nous en avions adopté plus spécialement chacun un : ma mère avait choisi Gavroche, ma sœur Éponine, et moi Enjolras. Ils étaient admis à manger à table, où ils avaient chacun son couvert et sa chaise, à côté de sa maîtresse. Seul Gavroche, qui préférait gaminer avec ses amis de la rue, ne venait que par caprice ; les deux autres se montraient d’une ponctualité admirable. Dès que tintait la sonnette, annonçant le repas, ils dégringolaient l’escalier, ou accouraient du fond du jardin et étaient toujours les premiers à table : nous trouvions les deux convives noirs, assis chacun à sa place et surveillant le plat avec des yeux luisants de gourmandise.

Nous possédions, alors, une vieille pie, assez maussade, dont j’ai oublié l’origine, mais qui, par un heureux hasard, redevint jeune et joyeuse… Un jour, en notre absence, Margot s’échappa de sa cage et s’envola. La bonne, responsable, redoutant les représailles, se mit à sa recherche, d’abord dans le jardin, puis à travers Neuilly. Elle courut comme une folle et finit par rencontrer un gamin qui tenait une pie :

— Ah ! c’est toi qui me l’as volée ! s’écria-t-elle en lui arrachant l’oiseau des mains.

Elle revint à la maison, où nous n’étions pas encore rentrés, et remit Margot dans sa cage.

Le lendemain seulement, l’aspect rafraîchi, pimpant et guilleret de la pie nous frappa : des plumes neuves lui avaient poussé, elle était plus mince, et son œil vif et malin nous regardait avec une expression toute nouvelle. Notre surprise était extrême : nous ne savions pas que les pies avaient la faculté de rajeunir ! Sous la promesse formelle de ne pas être grondée, la bonne finit par avouer l’aventure, et nous comprîmes qu’un assez singulier hasard lui avait fait rencontrer un oiseau de même espèce que celui qu’elle cherchait, mais que ce n’était pas le même.

La nouvelle Margot valait beaucoup mieux que l’autre et devint extrêmement amusante. On finit par la laisser libre, dans la maison et dans le jardin : sa cage était toujours ouverte, et elle y revenait quand elle voulait, ne songeant guère à s’échapper. Ses rapports avec les chats étaient des plus comiques : elle les poursuivait, leur tirait la queue et semblait vraiment éclater de rire, en se moquant de leur indignation. C’était une fieffée voleuse ; mais, comme elle cachait ses larcins sur nos genoux, ou dans les plis de nos robes, il n’y avait pas grand mal. Elle ne parlait pas, — sauf un très vilain mot qu’elle semblait dire plutôt qu’elle ne le disait ; — mais elle avait des coua coua d’une éloquence très suffisante. Quand elle rentrait du jardin, pour réclamer quelque pitance plus substantielle que celle qu’elle avait pu se procurer, elle s’annonçait par des cris, toujours les mêmes. Si l’on ne prenait pas garde à l’arrivée d’une personne de son importance, elle paraissait très vexée, montait alors, saut par saut, les marches de l’escalier, et se plantait devant le premier qu’elle rencontrait, lui disant très clairement :

— Comment ! c’est moi, et on ne m’offre rien ?…

Margot divertissait beaucoup Théophile Gautier ; il ne manquait jamais, en rentrant, de demander où elle était.

Dash et Mirza, à part quelques discussions et chamailleries de camarades, faisaient bon ménage avec les chats et la pie. Mon père, qui redoutait les chiens à cause de la rage, avait une vive affection pour ces deux-là. La vertu de Mirza, même, lui tenait au cœur plus que de raison, et, au moindre risque qu’elle courait, il entrait dans des colères disproportionnées. Si, par malheur, nous avions laissé ouverte la porte de la rue et que quelque chien, en faction sur le trottoir, eût tenté de s’introduire dans le vestibule, il éclatait en imprécations terribles, affirmant qu’il allait nous arracher les boyaux, comme un taureau furieux, pour les tirer jusqu’au fond du jardin, les dévider lentement sur un rouet d’ivoire, ou bien nous scier entre deux planches de bois mouillé, avec une scie ébréchée.

Ces menaces ne nous troublaient guère. Cependant, nous n’admettions pas que le père se montrât irrité contre nous, et quelquefois, pour des gronderies plus graves, nous nous fâchions tout à fait, ne lui parlant plus, lui tenant rigueur longtemps. Cela le mettait hors de lui.

— Dans une heure, on aura fini de bouder et on m’aimera comme avant ; sinon, je sévirai ! disait-il.

— Je ne te dois aucun amour, répondais-je ; la Bible est formelle dans ses commandements : « Tes père et mère honoreras… » Elle ne parle pas de les aimer ; désormais, je vais t’honorer.

Alors il me poursuivait d’objurgations extraordinaires, jetant contre moi ses pantoufles, sa pipe, tous les objets légers qu’il trouvait à sa portée, en me criant :

— Veux-tu bien finir cette comédie ! veux-tu, tout de suite, me manquer de respect !



C’est à Saint-Jean, près de Genève, chez Carlotta Grisi, que Théophile Gautier composa en grande partie et termina son roman : Spirite. La beauté du site, la douce solitude de ce séjour, la grâce souriante de la châtelaine, le charmaient et l’inspiraient tout spécialement.

De l’autre côté du Rhône, qui longeait la propriété dans une course folle de torrent, le mont Salève et les dentelures des Alpes formaient le fond du paysage ; plus loin, le parc s’achevait en un promontoire, qui dominait un tableau magnifique : la jonction du Rhône et de l’Arve. On voyait les deux fleuves accourir, par des routes opposées ; l’un, saphir liquide que l’écume sertissait d’argent ; l’autre jaune, lourd, opaque. Puis, avec un bruit de canonnade, ils se heurtaient, dans un bouillonnement, et bientôt, se déroulaient sans se confondre, comme un ruban bleu et un ruban d’or, et enfin disparaissaient, entre de hauts rochers, drapés de verdures croulantes.

Dans la vie réglée, paisible, abritée des importuns, que l’on menait à Saint-Jean, le temps semblait plus long qu’ailleurs : la rêverie naissait tout naturellement et rien ne l’interrompait ; la pensée se développait sans effort, et le travail paraissait plus facile. On pouvait se promener sans sortir du domaine, — « kilométrer », comme on disait à Genève ; et mon père adopta ce mot, qui remplaça nos « mille pas » de Neuilly.

La villa Grisi avait aussi sa terrasse : au-dessus d’une pente verte qui dégringolait vers un frais vallon, elle était plantée de magnifiques marronniers dont la floraison, chaque année, offrait un spectacle incomparable. Théophile Gautier aimait beaucoup ce coin du parc ; il admirait les arbres géants sous tous leurs aspects, vêtus de pourpre et d’or par l’automne, emmitouflés de neige par l’hiver : il y revenait chaque jour, et « kilométrait » là de préférence. De loin, il y pensait avec regrets :


Les marronniers de la terrasse
Vont bientôt fleurir, à Saint-Jean,
La villa d’où la vue embrasse
Tant de monts bleus coiffés d’argent…


Mais ce qui l’attirait et le retenait surtout, c’était l’extrême intérêt qu’il portait à la maîtresse de la maison. Il avait pour elle une de ces passions sentimentales, respectueuses et mélancoliques, auxquelles il était sujet : en dépit de sa verve rabelaisienne, de sa truculence et de ses paradoxes, elles montraient sa véritable nature, que, par une bizarre pudeur, il masquait le plus possible.

Pour lui, Carlotta Grisi, était toujours Giselle, ou la Péri, celle qui avait incarné les moments les plus heureux de sa jeunesse. En la revoyant après une longue absence, pourtant, il avait été frappé de son aspect de petite bourgeoise rangée, dans ses simples robes de laine sombres, égayées à peine par un col de dentelle ou quelques bouts de ruban : il avouait qu’il était impossible de soupçonner la radieuse étoile d’autrefois, dans cette personne toute nouvelle, qui donnait plutôt l’idée d’une mercière retirée, après fortune faite. Mais, peu à peu, une expression fugitive, une grâce du sourire, un rayonnement des prunelles, d’un bleu nocturne, évoquaient la figure première ; il la reconstitua, la retrouva toute, et bientôt ne vit plus qu’elle. Son rêve, à la fin, lui devint une réalité ; la figure idéale de Spirite n’était pour lui que le reflet d’une image ; et cette image, il ne se doutait pas qu’il l’avait lui-même recréée :


Une pâleur rosée légèrement colorait cette tête, où les ombres et les lumières étaient à peine sensibles, et qui n’avaient pas besoin, comme les figures terrestres, de ce contraste pour se modeler, n’étant pas soumise au jour qui nous éclaire. Ses cheveux d’une teinte d’auréole estompaient comme d’une fumée d’or le contour de son front. Dans ses yeux à demi baissés nageaient des prunelles d’un bleu nocturne, d’une douceur infinie, et rappelant ces places du ciel qu’au crépuscule envahissent les violettes du soir. Son nez fin et mince était d’une idéale délicatesse ; un sourire à la Léonard de Vinci, avec plus de tendresse et moins d’ironie, faisait prendre aux lèvres des sinuosités adorables ; le col, flexible, un peu ployé sous la tête, s’inclinait en avant et se perdait dans une demi-teinte argentée qui eût pu servir de lumière à une autre figure.


Telle est l’apparition de Spirite dans le miroir de Venise, et, sans être prévenu, il n’était pas aisé de reconnaître l’original de ce portrait ; et cependant, lorsque l’on savait, cela ne semblait plus impossible :


C’étaient bien les mêmes traits, mais épurés, transfigurés, idéalisés et rendus perceptibles par une substance en quelque sorte immatérielle… L’esprit ou l’âme qui se communiquait à Guy de Malivert avait sans doute emprunté la forme de son ancienne enveloppe périssable, mais telle qu’elle devait être dans un milieu plus subtil, plus éthéré, où ne peuvent vivre que les fantômes des choses et non les choses elles-mêmes.


Théophile Gautier était parti pour Saint-Jean à la fin de juillet, et nous devions aller le rejoindre, après un séjour dans les environs de Mâcon, auprès des Dardenne de la Grangerie, chez lesquels ma mère, ma sœur et moi, nous étions invitées. Mon père était toujours inquiet et tourmenté, quand sa nichée n’était pas avec lui : il imaginait toutes sortes d’événements, d’accidents, de querelles tragiques, de maladies subites, même quand il nous quittait pour de simples courses ; il ne rentrait jamais sans angoisse à Neuilly et était tout heureux, disait-il, de ne pas trouver « la mère égorgée, les filles violées, le feu à la maison ».

Il travailla plus tranquillement, lorsque nous fûmes tous réunis à Saint-Jean, et les phénomènes bizarres qu’il avait jusque-là remarqués, cessèrent de l’obséder. Dès qu’il se retirait dans sa chambre, le soir, pour écrire quelques pages de son roman, autour de lui des rumeurs troublaient le silence, les meubles craquaient, l’armoire s’ouvrait brusquement ; il voyait des ombres confuses au fond des miroirs, entendait des bruits de pas, des soupirs. Ce n’était pas sans appréhension qu’il quittait, pour aller travailler, le petit cercle réuni au salon et qui s’appliquait à d’importants ouvrages de crochet ou de tapisserie, sous la douce lumière concentrée par l’abat-jour. Parfois on l’avait vu revenir très troublé : il ne voulait plus remonter seul, par les escaliers de pierre, ni parcourir les larges corridors voûtés de cette maison, qui était une ancienne abbaye et semblait hantée par des ombres.

Le monde invisible paraissait s’émouvoir et s’efforcer d’entrer en communication avec ce vivant, créateur d’une fiction, dont l’héroïne était un esprit.

Au fur et à mesure que l’auteur l’écrivait, le roman paraissait en feuilleton dans le Moniteur, et le succès littéraire de Spirite fut doublé d’un autre succès, sur lequel on ne comptait pas : les médiums, les magnétiseurs, les partisans des tables tournantes, ceux qui interrogent les esprits frappeurs, les swedenborgiens, s’émurent et adressèrent à Théophile Gautier les lettres les plus singulières et les plus folles. Un monsieur de Grenoble, qui signait « P. S. », affirmait être Malivert et visité par une Spirite : il ne pouvait s’expliquer comment l’auteur du roman avait appris cette histoire. Un autre, qui venait de perdre une amie adorée, demandait sérieusement les formules d’évocation. La Neue freie Presse, de Vienne, reconnaissait un médium en Théophile Gautier ; un autre journal, allemand celui-ci, prétendait que Spirite avait été commandé par le gouvernement pour occuper les esprits et détourner leur attention du projet d’annexion de la Belgique. Par l’entremise d’une dame inconnue, Alfred de Musset envoya, de l’autre monde, à Théophile Gautier les vers suivants, inspirés par Spirite :


Me voilà revenu. Pourtant j’avais, madame,
Juré sur mes grands dieux de ne jamais rimer :
C’est un triste métier que de faire imprimer
Les œuvres d’un auteur réduit à l’état d’âme.

J’avais fui loin de vous ! Mais un esprit charmant
Risque en parlant de nous d’exciter le sourire.
Je pense qu’il en sait plus long qu’il n’en veut dire,
Et qu’il a, quelque part, trouvé son revenant.

Un revenant ! Vraiment, l’aventure est étrange !
Moi-même, j’en ai ri quand j’étais ici-bas ;
Mais, lorsque j’affirmais que je n’y croyais pas,
J’aurais, comme un sauveur, accueilli mon bon ange.

Que je l’aurais aimé, lorsque le front jauni,
Sur le coude appuyé, la nuit, à la fenêtre,
Mon esprit, en pleurant, cherchait le grand peut-être
Et parcourait au loin les champs de l’infini !

Amis, qu’attendez-vous d’un siècle sans croyance ?
Quand vous aurez pressé votre fruit le plus beau,
L’homme trébuchera toujours sur un tombeau
Si, pour le soutenir, il n’a plus l’espérance.

Mais ces vers, dira-t-on, ils ne sont pas de lui !…
Que m’importe, après tout, le blâme du vulgaire ?
Lorsque j’étais vivant, il ne m’occupait guère ;
À plus forte raison, en rirai-je aujourd’hui !…


Ces vers parurent charmants à mon père, et si bien dans le style d’Alfred de Musset, qu’il avait beaucoup connu, qu’il n’eût pas hésité, disait-il, à les croire de lui, s’il avait pu admettre qu’un mort fît des vers et fût capable de les transmettre à un vivant.

Lorsque Spirite parut en librairie, l’auteur voulut offrir à la châtelaine de Saint-Jean un exemplaire d’une rare valeur, de cette œuvre rêvée sous les grands marronniers, écrite surtout pour lui plaire et fixer d’elle une idéale image : il composa une longue dédicace, que l’on imprima en tête d’un seul exemplaire.

Soigneusement relié, en veau bleu, le volume unique, s’en alla vers Genève, et celle à qui il était adressé le reçut avec grand plaisir. Mais elle ne sut pas le conserver : plus tard, on le lui vola ou elle le perdit, et la précieuse dédicace, dont il n’existe pas de copie, est inconnue.



Une aventure, assez désagréable, nous était arrivée pendant notre séjour chez les Dardenne de la Grangerie, en Bourgogne.

Ma sœur et moi, nous étions allées faire une excursion avec Marguerite, ses deux beaux-frères, Edmond et Lucien, et un neveu de l’acteur Dumaine, que l’on appelait le « petit Pécheux », bien qu’il eût près de vingt ans et qu’il ne fût pas petit. Nous étions partis dans une gentille carriole, que Lucien conduisait, emportant notre déjeuner et deux fusils chargés à poudre, afin de faire résonner l’écho d’une grotte que nous allions visiter.

Après avoir traversé la petite ville de Nolay, le cheval commença à gravir avec effort une pente de la Côte-d’Or, toute plantée de vignes et assez peu pittoresque ; il nous mena jusqu’à un plateau, où nous nous arrêtâmes pour déjeuner. Nous nous étions installés auprès d’une broussaille qui limitait à demi un champ voisin ; dans ce champ, paissait un poulain ; il n’y avait personne aux alentours et l’on ne voyait aucune habitation.

Le repas terminé, comme il faisait très chaud et que le soleil tombait d’aplomb, on décida d’attendre un peu, en se reposant ou en flânant, avant de continuer à grimper vers la grotte. Les jeunes gens s’éparpillèrent pour chercher des mûres, tandis que nous restions assises derrière la carriole, essayant de nous abriter un peu du soleil, car il n’y avait plus d’ombre nulle part.

Tout à coup, dans cette solitude, dans ce silence, une rumeur, des cris, des vociférations. Nous distinguons ces mots :

— Il faut le tuer !…

Qui donc ?… Un chien enragé, peut-être ?… Nous courons vers le bruit, pour tâcher de comprendre de quoi il s’agit, et qu’apercevons-nous ?… le petit Pécheux, chevauchant le poulain, et le faisant galoper à travers le champ voisin, tandis que de tous côtés surgissent des paysans armés d’échalas, qui se jettent sur lui et veulent le prendre à la gorge.

Nous nous élançons à son aide, en appelant Edmond et Lucien qui sont hors de vue. Mais Pécheux a eu le temps de sauter à bas du poulain et se défend vigoureusement. Malgré sa jeunesse, il n’est pas facile à émouvoir : embarqué mousse à quinze ans, il a déjà fait deux fois naufrage ; la dernière, il est resté pendant quarante-huit heures ballotté par les lames, cramponné à un bout de planche. Il pratique une boxe savante et répond aux coups d’échalas par des coups de poing en pleine figure : des yeux sont pochés, le sang coule. Mais le nombre des agresseurs augmente toujours. Edmond et Lucien se sont jetés dans la bagarre sans savoir de quoi il s’agit ; toutes les commères sont sorties du village invisible d’où, sans doute, depuis longtemps des paires d’yeux nous surveillaient ; elles glapissent, excitent les hommes, se lamentent sur le sort du malheureux poulain qui, lui, s’est tranquillement remis à paître : c’est une confusion inextricable.

Je cours à la voiture, y prendre un des fusils, et je reviens ; mais on ne le voit même pas, ce fusil ! Avec le canon, je laboure jusqu’à l’écorcher la poitrine nue d’un vieux paysan à figure de sauvage, qui hurle et s’acharne plus que tous les autres : je ne parviens même pas à détourner son attention, mais son fils, un grand gars de vingt-cinq ans, apercevant son père au bout d’un fusil, court sur moi et me tord le bras, pour me faire lâcher l’arme, dont il s’empare. Pécheux, haletant, les habits déchirés, la figure toute sanglante, semble à bout de forces : je retourne à la voiture et je rapporte le second fusil ; cette fois, je parviens à faire reculer quelques-unes de ces brutes.

Enfin voici M. le maire, en sabots, en blouse bleue, comme les autres, ne brandissant pas d’échalas pourtant : on va pouvoir s’expliquer avec lui. Je m’approche, mais il paraît que je lui cause une terreur extrême, car il fait un bond en arrière et crie :

— Ne me touchez pas !

Les gendarmes paraissent : on est allé les chercher à Nolay. C’est là, chez le commissaire de police, que l’on va nous conduire. Tant mieux ! Celui-là sera peut-être un peu plus civilisé.

Je dois rendre mon fusil aux gendarmes, puis nous voici défilant par le raide chemin entre les vignes, bordé de deux rangs de badauds. On se montre les principaux criminels : Pécheux, qui est vraiment fait comme un voleur, et moi qui voulais tuer le monde a coups de fusil.

— A-t-elle l’air méchant ! disent les bonnes femmes.

Le commissaire est un colosse, mais un homme du monde, heureusement. Il nous accueille en amis et se montre indigné, au récit de notre aventure : sur le procès-verbal que l’on vient de lui remettre, elle est définie : « rébellion à main armée ». Il connaît ses administrés, les habitants de ce village d’où nous venons, et les considère comme de vrais sauvages.

— Dans les premiers temps de mon séjour, dit-il, ils ont essayé aussi de m’assommer, et je ne me suis fait respecter d’eux que grâce à ma force physique. Je les empoignais par la ceinture, et je les apportais, moi-même, au poste. Cela seulement leur imposa. Si vous aviez endommagé le poulain, ils n’avaient qu’à le prouver et à se faire indemniser. Mais maintenant il ne s’agit plus de cela : ils vous ont attaqués brutalement ; vous devez porter plainte et vous faire rendre justice.

Le conseil fut suivi. Dardenne de la Grangerie, que Marguerite mit au courant par une lettre circonstanciée, prit en mains le procès ; nous le gagnâmes brillamment. Nous avions exigé des excuses écrites. Elles nous arrivèrent, de la grosse écriture du maire en sabots et signées de signatures informes. Très magnanimes, nous n’avions pas exigé d’indemnité pécuniaire, ce qui enthousiasma nos agresseurs, à tel point, qu’ils proposèrent de nous porter en triomphe, si nous revenions dans le pays.

J’ai toujours gardé précieusement la petite croix d’argent, surmontée d’un poulain, que Dardenne fit fondre, à quelques exemplaires, pour les vainqueurs de ce combat mémorable.