Le Second Rang du Collier/Chapitre VIII

Félix Juven (p. 247-275).


VIII


Qui donc avait eu l’idée, funeste, de donner à ma mère des graines de vers à soie ?… Je crois bien que c’était sa sœur Carlotta, qui, depuis longtemps retirée à Genève dans un beau domaine, s’était sans doute amusée à jouer à la magnanarelle. Mais ma mère prenait la chose très au sérieux, et fondait sur la culture des vers à soie, l’espérance de gains importants.

Sur un papier blanc, qui recouvrait un plateau de moyenne taille, on avait éparpillé les graines noires ; elles se muèrent, un jour en quantité, de tout petits bouts de fils, qui grouillaient. Il y avait deux jeunes mûriers dans le jardin : ils fournirent les quelques pousses tendres, nécessaires aux nouveaux éclos, qui, tout d’abord, ne mangèrent que la pulpe, ajourant les feuilles comme de la dentelle. Bientôt ils grossirent à vue d’œil, débordèrent le plateau ; on leur fit place sur toutes les tables, et il fallut courir, à travers Neuilly, pour découvrir des mûriers : ceux du jardin, complètement dépouillés, n’étaient déjà plus que des squelettes d’arbres. On finit par trouver un enclos, planté de mûriers, et, comme on ne pouvait pas laisser mourir de faim toute cette vermine, on le loua, très cher.

Les élèves profitèrent admirablement ; ils engraissaient de jour en jour, on ne savait plus où les mettre. Mon père fut dépossédé de l’atelier, où on les installa ; mais ils augmentaient toujours ; encore une fois la place manqua. Un menuisier dut, toutes affaires cessantes et au prix qu’il voudrait, confectionner de grands châssis en bois dans lesquels se superposeraient des étagères. Les vers à soie furent enfin convenablement logés. Ils étaient maintenant gros comme le doigt et dévoraient des monceaux de verdure, autant que plusieurs vaches. Du seuil de l’atelier on les entendait brouter : on pouvait se croire dans une étable.

Tout était en désarroi à la maison ; les bonnes devaient, plusieurs fois par jour, gagner l’enclos des mûriers, grimper sur des échelles et emplir de feuilles des paniers.

On déjeunait et on dînait sommairement, quand on pouvait : il fallait nettoyer les étagères, enlever les déchets ; c’était interminable ; souvent ma mère ne se couchait pas.

Si, par malheur, il pleuvait, c’était alors un affolement général : car, avant de livrer les feuilles à la consommation, il fallait les essuyer soigneusement, la moindre humidité étant capable de donner le choléra aux intéressantes bestioles. Chacun devait s’y mettre : assis sur les marches de l’escalier, du matin au soir, on essuyait des feuilles.

Mon père quitta la place. Il s’en alla inaugurer une ligne directe de chemin de fer, de Paris à Madrid.

Les vers ressemblaient maintenant à de petites saucisses, d’un blanc verdâtre. Ma mère les trouvait jolis, elle les prenait entre ses doigts et les baisait.

Quelques-uns commencèrent à se dresser à demi, en oscillant, et cela signifiait qu’ils désiraient accrocher des fils, pour suspendre leurs cocons ; il fallut se procurer bien vite des fascines, de menues branches, et les disposer le mieux possible. Bavant des floches, couleur d’or ou d’argent, ils se mirent à filer, s’entortillèrent en un tissu, de plus en plus compact, et tous, bientôt, s’endormirent dans la soie, nous rendant la paix, enfin !



Madarasz faisait le portrait de Myrza, une petite chienne havanaise, que Giulia Grisi avait donnée à ma mère et dont Théophile Gautier a tracé un léger croquis, dans sa Ménagerie intime :


Elle est blanche comme la neige, surtout quand elle sort de son bain et n’a pas encore eu le temps de se rouler dans la poussière, manie que certains chiens partagent avec les oiseaux pulvérisateurs. C’est une bête d’une extrême douceur et qui n’a pas plus de fiel qu’une colombe. Rien de plus drôle que sa mine ébouriffée et son masque composé de deux yeux pareils à des petits clous de fauteuil et d’un petit nez qu’on prendrait pour une truffe du Piémont. Des mèches, frisées comme des peaux d’Astrakan, voltigent sur ce museau avec des hasards pittoresques, lui bouchant tantôt un œil, tantôt l’autre, ce qui lui donne la physionomie la plus hétéroclite du monde en la faisant loucher comme un caméléon.

Chez Myrza, la nature imite l’artificiel avec une telle perfection que la petite bête semble sortir de la devanture d’un marchand de joujoux. À la voir, avec son ruban bleu et son grelot d’argent, son poil régulièrement frisé, on dirait un chien de carton et, quand elle aboie, on cherche si elle n’a pas un soufflet sous les pattes.


Il faut avouer, d’ailleurs, que Myrza était assez stupide, et nous lui préférions Dash, l’affreux roquet, aussi spirituel que laid. Nous l’avions trouvé un matin dans la voiturette d’un vieux ramasseur de verre cassé, qui avait la triste mission de l’aller noyer, parce qu’il s’était brisé une patte de devant. L’indignation et l’attendrissement furent unanimes à la maison, et on n’hésita pas à sauver la vie au jeune chien, en l’adoptant. On ne parvint pas à raccommoder sa patte : elle resta flottante et trop courte, ce qui ne l’empêchait pas d’être gai et leste, excepté quand on prétendait lui enseigner quelques tours. Il faisait alors le pauvre chien boiteux, incapable de se traîner, et lançait des regards de reproches qui semblaient dire : « Vous n’êtes vraiment pas raisonnables !… » Seulement, quand on s’était rendu à ses raisons, il se remettait à sauter et à courir sur ses trois pattes.

Dash avait l’intelligence très vive. Mon père lui trouvait « une physionomie grimacière étincelante d’esprit », et nous étions persuadés qu’il comprenait tous les mots de la langue. On s’amusait à lui dire des choses flatteuses, qu’il écoutait avec complaisance, puis, sans quitter l’intonation caressante, des injures et des gronderies : aussitôt son nez se fronçait, il montrait les dents en faisant les plus drôles de mines. Il n’y avait pas moyen de le tromper : au moindre mot désagréable, les protestations commençaient. Il s’essayait aussi à parler et faisait même de longs discours, dans une langue inconnue, mais étonnamment expressive.

C’était surtout quand mon frère venait à Neuilly que l’éloquence de Dash atteignait son apogée. À n’en pas douter, il racontait, au nouveau venu, ce qui s’était passé à la maison, depuis sa dernière visite : Toto s’intéressait, posait des questions, mettait en doute la vérité des narrations. Dash affirmait, se récriait, nous donnant le spectacle d’une scène impayable.

Mais, malgré tout son esprit, Dash n’était pas beau et ne tentait pas le pinceau des artistes ; ils lui préféraient la mine fanfreluchée de la niaise Myrza.

Donc Madarasz faisait le portrait du bichon de la Havane, qui posait très bien, étant de nature peu remuante et ne différant guère d’un chien empaillé.

Nos après-midi, assez maussades, quand le père était absent, s’égayaient de la présence du jeune hongrois, dont le caractère était extrêmement agréable. Malgré l’élégance originale de son costume et sa figure charmante, on ne pouvait surprendre en lui aucune trace de fatuité. Il se plaisait, au contraire, à se déprécier lui-même, nous disant qu’il avait eu le nez cassé, l’œil crevé, les dents ébréchées, et c’était vrai : son nez déviait légèrement, un point rouge trouait la cornée d’un de ses yeux, et il avait une dent plus courte que les autres ; mais il fallait être prévenu pour apercevoir ces légères tares, qui n’altéraient en rien l’harmonie du visage. Madarasz rappelait aussi les mésaventures, causées par son extrême timidité, une entrée fâcheuse dans un salon, devant un aréopage de jeunes filles, où il s’étalait par terre, le pied pris dans un rideau, entraînant un guéridon chargé de tasses. Il s’efforçait de triompher de cette honte de soi, qui rend si gauche, mais n’y parvenait guère. J’avais imaginé, moi, un moyen de vaincre la timidité, ou du moins de la dissimuler, dont je révélai la malice au jeune peintre : c’était d’embarrasser les autres… Pour cela il suffisait de paraître, par un jeu de physionomie discret, remarquer dans la toilette d’une des personnes affrontées, quelque incorrection grave : regarder avec insistance les chaussures, par exemple, rien ne déconcertait plus sûrement la victime. Cette méchante ruse avait aussi l’avantage de vous distraire de votre propre gêne, et par cela même de la supprimer.

Madarasz nous avait promis, aussitôt le portrait de Myrza terminé, d’illustrer les vitres de notre chambre par un procédé qui produisait de très jolis effets. Un fort beau vitrail, ayant servi de modèle à celui commandé par le Sultan pour un de ses kiosques d’été, offert ensuite à mon père par les artistes qui l’avaient peint, ornait notre salon depuis quelque temps : il était placé au-dessus de la cheminée, couvrant la glace sans tain qui donnait sur la cour. Le dessin figurait un léger portique ; deux colonnettes, rouges et jaunes, portaient l’arceau découpé et, au centre, dans un disque pourpre, transparaissait, couleur d’or, le nom de Théophile Gautier, écrit en caractères turcs.

Les métamorphoses de la lumière à travers ces teintes de pierreries communiquaient au salon un aspect mystérieux, un recueillement, une somptuosité, qui nous charmaient ; nous aurions voulu quelque chose d’analogue, et voilà que Madarasz, précisément, pouvait réaliser une adroite imitation de vitraux !

La fenêtre de notre chambrette était juste au-dessus de la glace sans tain du salon, tout près de l’angle formé par la maison et le grand mur tapissé de lierre ; des branches s’étaient allongées, tapissaient le coin de la maison et encadraient notre fenêtre : c’était pittoresque et romantique, mais cela nous prenait du jour. Quand les nuances du prisme eurent fleuri les vitres, on n’y voyait plus clair du tout. Cela importait peu, puisque c’était beau, et qu’en passant le seuil on croyait entrer dans une chapelle. J’avais appris, en regardant faire le jeune peintre, en l’aidant un peu, la façon d’exécuter cette ornementation et j’ai gardé longtemps la manie — je l’ai même encore — d’enjoliver ainsi mes croisées.



Madarasz n’était pas le seul hongrois qui fréquentait à Neuilly. Théophile Gautier avait fait en Russie la connaissance du peintre Zichy. Souvent, de passage à Paris, Zichy nous rendait visite. Il avait même prié mon père de donner l’hospitalité à quelques-unes de ses aquarelles, au sortir d’une exposition ; elles décorèrent notre salle à manger où nos tableaux s’étaient serrés pour leur faire place : trois grandes natures mortes — des bêtes saignant sur la neige — et deux tableaux de genre. Mon père avait présenté ces œuvres au public avant de les accueillir chez lui, où il les eut pendant plusieurs années sous les yeux :


Tout récemment, l’exposition du boulevard Italien s’est enrichie de plusieurs aquarelles de Zichy, un peintre hongrois, dont la réputation s’est faite à Saint-Pétersbourg, et qui ne se trouve nullement dépaysé à Paris entre tous ces purs échantillons de l’art français. Zichy possède un talent souple et varié qui ne s’enferme pas dans une spécialité étroite. À voir son Renard, son Loup et son Lynx, on pourrait le prendre pour un animalier de profession, tant sa connaissance des bêtes est approfondie. Il est difficile de mettre plus de finesse dans une tête de renard. Tout mort qu’il est et couché sur la neige, le spirituel animal semble encore méditer une ruse suprême. Un rictus plein de rage fait grimacer la tête du lynx. Quant au loup, son museau stoïque exprime l’endurcissement des vieux scélérats, il a perdu la partie et la paye avec sa peau. Ces trois natures mortes sont traitées avec une science, une largeur et une liberté des plus remarquables.

La Fin du souper est une composition pleine d’esprit et de mouvement. Des fats surannés lutinent des courtisanes, inter pocula, sous des costumes du XVIe siècle, et se font railler par elles. Cette aquarelle, d’un coloris un peu anglais et d’un fini précieux, forme le contraste le plus frappant avec les Profanateurs de tombes, une sépia sinistre où des voleurs arrachent l’anneau nuptial du doigt d’une jeune morte dont ils viennent d’ouvrir le cercueil. Ce groupe monstrueux, accroupi parmi la terre remuée autour de la fosse béante, éclairé par une lueur de lanterne sourde, au milieu de ce cimetière hérissé de monuments fantasmatiques, ne serait pas indigne de Delacroix, et pourtant Zichy n’a jamais vu un tableau de ce grand maître.


À Pétersbourg, Zichy était un des fondateurs de la curieuse société des Vendrediens, dont mon père avait fait partie durant son séjour en Russie. Cette société se réunissait tous les vendredis : chaque sociétaire recevait à son tour ses autres collègues. Du papier, des couleurs, des crayons et des pinceaux étaient préparés, et, tout le monde se mettant au travail, on improvisait, chacun selon sa fantaisie, un dessin, une sépia ou une aquarelle. Tout en crayonnant et en peignant, on mangeait et l’on buvait ce que l’amphitryon était en mesure d’offrir : des truffes et du champagne, si l’on était chez un prince ; des pommes de terre et de la « piquette de Saint-Pétersbourg », — comme disait mon père, — si l’on se trouvait chez quelque jeune artiste. À la fin de la soirée, toutes les œuvres étaient réunies, et vendues, le lendemain même, à quelque marchand, qui les payait fort bien. On formait ainsi, en l’accroissant chaque vendredi, un capital dont l’emploi était réservé à aider les Vendrediens, dans les quelques moments difficiles auxquels chaque artiste est exposé par profession. À part le comité de la société, à qui tous pouvoirs étaient donnés, personne ne savait le chiffre de la somme remise, et moins encore le nom de la personne qui la recevait.

Théophile Gautier s’efforça de fonder à Paris une société analogue à celle-là. Sa proposition avait été accueillie par les artistes avec enthousiasme, et cependant le projet n’aboutit pas.

Un autre hongrois, un virtuose du violon, Remenyi, qui faisait une tournée triomphale, fut aussi, pendant quelque temps, un assidu des jeudis. Mon père l’appréciait beaucoup, et Remenyi se prodiguait pour lui, nous donnait de superbes concerts, auxquels tous nos amis étaient heureux d’assister. Une fois même, Berlioz, curieux d’entendre l’artiste hongrois, fut des nôtres ; Remenyi se surpassa et Théophile Gautier a fixé le souvenir de cette intéressante soirée :


L’autre soir, dans la libre intimité d’une réunion amicale, nous avons entendu le violoniste hongrois Remenyi. C’est un homme d’aspect tranquille et débonnaire, au grand front luisant, aux yeux bleus pleins de douceur, vêtu de la redingote à soutaches, et chaussé, par-dessus le pantalon, de bottes nationales. Comme Liszt il a son Hermann, son Puzzi, l’élève de prédilection qui l’accompagne, une sorte de page aux cheveux blonds, dont le type rappelle les dessins de Valerio. Dans le repos de la causerie à laquelle il participait avec une originalité spirituelle, Kemenyi a joué une Polonaise de Chopin, et les Rhapsodies hongroises de Liszt d’une façon vraiment merveilleuse. Sous son archet, ces mélodies bizarres et charmantes prenaient un accent profond, intime, pénétrant, exotique pour nous, national pour lui, d’un effet irrésistible. En les écoutant, on songe aux bohémiens, sur la bruyère de Lenau, si libres, si insouciants, si fantasques, qui rendent, de leur violon, ces airs vagues comme des chants d’oiseaux qui donnent la nostalgie de la vie errante. Rien de plus étrange, de plus capricieux, de plus romantique, et de plus délicieusement fou. Il y a des motifs d’une suavité, d’une fraîcheur et d’une tendresse adorables, qui semblent les chants de nourrice du monde enfant, et qui se bercent comme dans un hamac ; d’autres qui fuient brusquement comme des chevreuils à travers la forêt des trilles, des arpèges et des appoggiatures, et qu’on voit reparaître par places dans les interstices des broderies musicales.

Remenyi possède une irréprochable justesse de son ; les notes les plus hasardées dans les mouvements les plus rapides, lorsque l’archet échevelé bondit sur les cordes comme en délire, sortent toujours nettes et pures, et cette musique si difficile est jouée par lui avec une aisance magistrale.

Certes, la Polonaise de Chopin, les Rhapsodies hongroises de Liszt auraient dû nous contenter ; mais nous nourrissions un secret désir, celui d’entendre la Marche de Rakoczy, que Remenyi nous avait jouée déjà, et, au risque d’être indiscret, nous lui demandâmes de nous la dire encore.

Remenyi, après s’être excusé d’exécuter sur quatre maigres cordes cet air si magnifiquement orchestré par Berlioz, — présent à la soirée, — prit son violon et commença par une espèce de prélude plein de rumeurs sourdes, de frémissements indistincts, de lamentations vagues, de bruits d’orage, de résonnances d’armures, de galops de cavaliers, de froissements de sabres, de tintements d’éperons, de roulements de chariots, et de tous ces grondements lointains précurseurs de la révolte. À travers ce tumulte menaçant, quelques notes persistantes font pressentir le thème de la marche, et semblent chercher à prendre la tête de cette tempétueuse harmonie ; puis la marche elle-même éclate avec sa mélodie entraînante, son rhythme irrésistible, son ardeur héroïquement rebelle. Le motif galope, brandit le sabre, talonne les flancs de sa monture, se précipite sur l’ennemi en poussant des cris sauvages ; ensuite il tourne bride, comme pour reprendre du champ, il s’éloigne, l’on entend les fers de son cheval résonner plus faiblement sur le sol de la plaine ; et quand il revient, c’est avec une impétuosité, une furie, une ivresse, un délire de bravoure à exalter les natures les plus froides. Qui pourrait écouter sans être ému ce chant terrible, d’une farouche indépendance et d’un patriotisme indompté, dont la mémoire populaire a conservé le thème ? Quand il le joue, Remenyi, si placide pourtant, si ennemi de toutes singeries artistiques, entre dans un état d’exaltation étrange ; son front fume, ses yeux rayonnent, il agite l’archet avec fureur, et entraîné par son propre jeu, il suit à travers la chambre, déplaçant avec lui son auditoire, la Marche de Rakoczy le rebelle.


Ce jeune « page aux cheveux blonds », qui accompagnait Remenyi et semblait une fille déguisée, était vite devenu notre camarade. Il avait à peine dix-huit ans, et, malgré son talent déjà mûr, qui dénonçait de longues et sérieuses études, il était resté très gamin. Dès qu’il le pouvait, il nous attirait, ma sœur et moi, hors du salon, pour nous divertir un peu et gambader sans contrainte. Il savait des jeux très drôles, qu’il nous enseignait. Il y en avait un assez sauvage pour lequel il était besoin d’un kilo de farine. On la versait par terre, sur une serviette, et on en formait un petit tas, une sorte de petite montagne, au sommet de laquelle on enfonçait à demi une bague : il fallait alors s’agenouiller, et les mains attachées derrière le dos, s’efforcer de saisir la bague avec les dents. Cela n’était pas facile ; le plus souvent on piquait du nez dans la poudre molle et, au milieu des rires, on se relevait, très comique, la figure tout enfarinée : là résidait, naturellement, le principal charme du jeu.



À cette époque étaient souvent réunis, aux dîners du jeudi, ces personnages de pays si divers, dont Edmond de Goncourt a parlé, et à propos de qui Théophile Gautier disait : « En compagnie de mes convives, on pourrait faire le tour du monde sans interprète. » Il y avait un chinois, des persans, des hongrois, le prince lithuanien Léon Radziwill, le colonel russe Froloff, des italiens, des allemands, et tous parlant plusieurs langues.

Quelquefois mon père amenait de Paris, un hôte, inconnu de nous, et cela troublait un peu l’intimité établie entre les habitués, assez hostiles, en général, aux nouveaux venus.

Un jour, il nous prévint qu’il avait invité à dîner M. B…, que nous avions rencontré au Moniteur Universel, où il était employé ; l’incident qui marqua cette unique visite la rendit inoubliable.

Ce M. B…, homme fort aimable d’ailleurs, avait une haute idée de lui-même et se complaisait dans l’admiration de ses faits et gestes. Tout ce qui entrait dans son rayonnement, était mieux, plus beau, meilleur, que le commun des choses. Il avait une façon de dire : « J’ai mis mon vin dans mes bouteilles », qui annonçait l’énorme différence qui séparait cette boisson incomparable des liquides quelconques dont s’abreuvaient les autres mortels. « Son » café, surtout, l’exaltait : de toute évidence, il était unique, et M. B… seul avait eu l’heur de boire du café véritable. Il en parlait toujours à Théophile Gautier, quand ils se trouvaient ensemble au journal, lui en rebattait les oreilles. Pas plus que le roi Candaule, qui ne pouvait garder pour lui seul la connaissance de son trésor, il voulait être envié, entendre proclamer par un autre la supériorité de son bien, et il témoignait sans cesse le désir de faire goûter à son illustre collègue l’incomparable nectar. Il eût été simple, pour cela, de lui offrir un petit paquet des grains précieux. Mais M. B… affirmait que, s’il n’était pas préparé par lui-même, dans sa propre cafetière, le café n’aurait pas tout son arôme. Mon père se décida donc à l’inviter à un dîner du jeudi, lui, son café et sa cafetière.

Les convives, avertis de l’événement qui devait illustrer la fin du repas, étaient curieux de la voir arriver, et alléchés par le régal promis. Au moment du dessert, on apporta avec solennité, la cafetière, le moulin, — car il fallait moudre au dernier moment, — l’eau bouillante, que l’on replaça sur un réchaud, et l’opération commença : lentement, goutte à goutte, se fit la mixture.

Enfin, M. B… versa son café dans les tasses. Mon père but le premier, sous l’œil attentif de son hôte, qui guettait la première manifestation d’enthousiasme. Il n’avala qu’une petite gorgée, et reposa sa tasse, d’un air singulièrement méditatif. Mais Mme Ganneau, qui venait de goûter au breuvage, le rejeta brusquement avec un cri :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?…

— Ce café a, en effet, une saveur bizarre ! dit mon père ; mais, moi, j’ai été stoïque, j’ai avalé sans broncher.

Chacun trempait ses lèvres, prudemment, dans sa tasse, et l’éloignait aussitôt, avec des grimaces variées.

— Messeigneurs ! nous sommes tous empoisonnés ! s’écria Toto.

— Ça, pas café… Monsieur Gautier boire : bien sûr, malade ! disait Tin-Tun-Ling, inquiet.

M. B… souriait d’un air entendu.

— Vous vous êtes tous concertés pour me faire une farce ! dit-il. Mais je ne suis pas votre dupe.

Et il but à son tour. Mais alors il changea de couleur, et la tasse trembla dans sa main.

— C’est abominable ! C’est monstrueux ! cria-t-il ; la farce est vraiment poussée trop loin.

— Ce n’est pas une farce, personne ne se fût permis de vous la faire, dit Théophile Gautier, mais, selon toute apparence, un accident. Moi, qui ai le goût très fin et suis seul à avoir eu l’héroïsme d’avaler la drogue, je distingue, à travers ces saveurs amères, sucrées, salées, qui forment le plus horrifique mélange, celle si spéciale des asperges… On nous en a servi tout à l’heure et je devine ce qui s’est passé : par suite d’une distraction coupable, mais que peut excuser le coup de feu du service, la bonne s’est trompée et vous a apporté l’eau, dans laquelle avaient cuit les asperges, et vous l’avez versée sur votre précieux moka…

C’était bien cela, on ne put s’empêcher de rire de cette malice du hasard ; M. B… s’efforça de prendre aussi gaiement la mésaventure ; mais il voulut sa revanche. On recommença l’opération et, cette fois, le café fut, à juste titre, proclamé exquis.

On n’oublia jamais cette soirée ; on s’amusa longtemps au souvenir du café à l’eau d’asperges.



Ma mère dut partir brusquement pour Genève, appelée par une dépêche de sa sœur : la grand’mère Grisi, qui vivait auprès de Carlotta, était gravement malade.

Pendant cette absence, c’est moi qui fus chargée du gouvernement de la maison. Je sentais tout le poids d’une telle responsabilité, et je m’appliquai à remplir de mon mieux cette mission de confiance.

À notre grand chagrin, Marianne, la gentille alsacienne, depuis si longtemps a notre service, s’était mariée. Un peintre en bâtiments, beau brun, aux moustaches provocantes, qui, tout en badigeonnant les persiennes, chantait d’une voix traînarde et sentimentale des romances de Gounod, avait enflammé le cœur romanesque de la brave fille. Ce bellâtre, qui la guettait, depuis des mois, comme une proie, ne nous revenait pas du tout ; mais il est inutile d’essayer de convaincre les gens épris… Théophile Gautier fut témoin à la mairie et conduisit à l’autel, dans sa jolie robe blanche, celle qui, pendant plus de dix années, l’avait servi avec dévouement ; Marianne rayonnait de bonheur, et un peu d’orgueil se mêlait à sa joie, car elle croyait épouser un artiste.

Hélas ! le beau peintre, comme nous l’avions pressenti, n’était qu’un affreux chenapan, amoureux seulement de la petite dot, si patiemment amassée. Un mois après la noce, il traînait la malheureuse par les cheveux, la dépouillait de tout, et l’abandonnait, en lui déclarant qu’il était bigame !… Marianne, désolée et honteuse, s’enfuit en Alsace, pour accoucher.

Plusieurs cuisinières s’étaient succédé à la maison, depuis son départ. Une Suissesse colossale, nommée Philomène, régnait sur les casseroles, quand je pris la direction du ménage. Elle était experte en son art, savait faire de la pâtisserie et des bombes glacées, tellement glacées même qu’elles ressemblaient à de petits icebergs et qu’il fallait les casser à coups de marteau.

Je pris mes nouvelles fonctions très au sérieux, m’y appliquant avec beaucoup d’attention, surveillant de près la cuisinière, et je réalisai, tout de suite, de sérieuses économies. J’avais la constance d’aller aux Halles avec Philomène, les jeudis matin, pour acheter, à meilleur compte et plus frais, le poisson, truite saumonée ou turbot. Je composais des menus variés, et mon père s’étonnait que l’on dépensât moins en mangeant mieux ; il me reprochait seulement de donner un peu trop d’importance aux desserts, sans doute parce que j’aimais beaucoup les sucreries.

Après plusieurs semaines d’alternatives de mieux et de pire, dans l’état de la grand’mère, un télégramme nous apporta la nouvelle de sa mort. Il fallut prendre le deuil.

Pour la première fois, nous étions complètement libres dans le choix de nos toilettes, et nous en profitâmes pour les commander à notre goût et fort élégantes.

Nous nous trouvâmes si bien, de ce régime nouveau, qu’on ne put réussir, plus tard, à nous y faire renoncer. Nous n’acceptions aucun conseil, nous ne subissions aucune influence, n’écoutant que notre fantaisie, ou les décrets de la mode, pour la façon de nos costumes. Mon père, qui nous voyait transformées à notre avantage, nous donnait raison, et, comme il était souvent sur la route de Paris, nous le chargions de commissions délicates, qu’il acceptait volontiers pour nous faire plaisir. Il avait dû pourtant, tout d’abord, se violenter pour vaincre la timidité qui lui faisait appréhender d’entrer dans les magasins. Il y entrait maintenant, comparait, discutait et s’acquittait toujours le mieux du monde de la mission. Une certaine guirlande de volubilis roses, que nous voulions avoir pour garnir un chapeau, l’obligea à beaucoup de marches et de contremarches : il ne la trouvait nulle part à son goût et fut obligé de la faire faire exprès. Une fois, ce fut à propos d’une ceinture qu’il tomba dans des perplexités : nous la désirions assortie à une robe de soie couleur peau de biche ; les deux pans devaient être terminés par une frange pareille à l’étoffe. Le fabricant demanda si la frange devait être « rapportée » ou tissée avec le ruban ; mon père, pris au dépourvu, ne sut que répondre : nous n’avions rien spécifié à ce sujet… Il hésita, réfléchit longtemps et crut apercevoir le moyen de se décider à coup sûr :

— De quelle façon est-ce le plus cher ? demanda-t-il.

— Tissées avec l’étoffe.

— Alors c’est cela qu’il faut !

Et il se montrait tout fier d’avoir imaginé cette solution ingénieuse.

Il ne semblait pas se douter combien il était délicieux et touchant dans ce rôle maternel.



C’était une fête pour nous quand le grand Flaubert dînait à Neuilly. Il venait rarement le jeudi, car nous préférions l’avoir à nous seuls. Quelquefois Louis Bouilhet, son ami, son frère d’élection, l’accompagnait, et l’on invitait aussi Maxime du Camp et Ernest Feydeau. Cela formait, avec Théophile Gautier, comme un groupe à part, d’une camaraderie plus intime et trouvant le même attrait dans la conversation, « le grand, l’unique plaisir, d’un être spirituel », comme disait Baudelaire. Les entendre remuer des idées était une joie de choix. Ils semblaient jeter à pleines mains à travers le champ de la pensée des graines folles qui, ainsi que dans les magies indiennes germaient et fleurissaient sur l’heure. Rien de morose ni de pédantesque en ces causeries, étincelantes de verve et de gaieté, qui cinglaient parfois d’épigrammes aiguës la bêtise et la méchanceté humaine, mais avec plus de pitié que d’amertume.

Flaubert préparait déjà Bouvard et Pécuchet ; il amassait des documents. Mais le titre de l’œuvre était autre, alors ; il voulait l’appeler : Mémoires de Deux Cloportes.

Le désir de faire représenter une féerie satirique et philosophique le hantait et il nous en parlait souvent. En collaboration avec Bouilhet, il avait écrit le Château des Cœurs, grande féerie moderne qu’il ne parvint jamais à faire jouer sur un théâtre[1]. C’est là que l’on aurait vu, à travers les maisons transparentes d’une place de Paris, dans des logements identiques, des bourgeois, tous pareils, dînant en famille, à la même heure, et disant les mêmes lieux communs, avec les mêmes gestes, tous à la fois, et comme d’une seule voix. Flaubert croyait à un effet de comique sinistre.

Une autre pièce, dont il nous contait le scénario, n’a jamais, à ce qu’il semble, été écrite. Elle était intitulée : Le Phoque par Amour.

Dans une petite ville de Normandie, un jeune homme, pauvre, s’éprend follement de la fille d’un châtelain voisin, aussi belle que riche. Il tente de vains efforts pour s’approcher d’elle et lui faire, au moins, l’aveu de son amour, avant de se débarrasser d’une vie inutile, puisqu’elle est sans espoir.

Arrive l’époque de la foire de l’endroit. L’amoureux, toujours aux aguets, remarque que sa bien-aimée prend plaisir à visiter les baraques et vient souvent se promener à la fête ; un éclair de génie traverse son cerveau : il séduit le propriétaire d’un phoque, et obtient de se mettre dans le baquet, à la place de l’animal. Ainsi caché, il attend, avec une persévérance et une patience admirables, le passage de la jeune châtelaine.

Elle s’avance enfin, sous l’auréole rose de son ombrelle, et s’arrête pour regarder le phoque. Alors, le jeune homme, au lieu du classique : « Papa ! Maman ! » d’une voix passionnée et tremblante, murmure :

— Mademoiselle, je vous aime !… Je n’ai pas d’espoir et je vais mourir… Mais je voulais avoir le bonheur de vous dire pourquoi je meurs…

Très surprise d’abord, la belle héritière s’attendrit. Ce jeune homme, déguisé en phoque, a de beaux yeux et une voix touchante ; il ne faut pas mourir, mais sortir du baquet, aller demander au châtelain la main de sa fille, l’obtenir, et être le plus heureux des hommes.

Le faux phoque bondit hors de l’eau, et, tout ruisselant, tombe aux pieds de la jeune fille. Huit jours après, les bans sont publiés.

À la nouvelle de cette rare fortune, pris d’un beau zèle, tous les jeunes gens de la ville se mettent dans des baquets et font le phoque, attendant l’occasion de s’écrier :

— Mademoiselle, je vous aime !

Mais il ne passe plus d’héritières…

Cette conclusion surtout amusait Flaubert. Avec quel bon rire, qui secouait drôlement sa vaste poitrine et faisait se voiler dans leurs longs cils ses beaux yeux bleus, il achevait son récit !

Louis Bouilhet, que l’on appelait toujours « monseigneur », était un homme doux et charmant, qui admirait passionnément son grand Flaubert, le conseillait, et le soutenait pendant la terrible gestation des œuvres. Il m’était très sympathique et causait beaucoup avec moi, parce qu’il s’intéressait spécialement à l’écriture chinoise. Il voulait savoir comment les caractères étaient composés, afin de les décomposer pour en donner le sens mystique. Par exemple : femme et fils, en se réunissant, forment un troisième signe signifiant — amour ; Bouilhet disait : « l’amour fils de la femme ». Cœur et porte ensemble veulent dire — tristesse ; il traduisait : « le cœur captif ». — Trois, — homme, — soleil, combinés ensemble, signifient — printemps : — c’était « trois hommes en marche vers la lumière ». Je pense qu’il avait le désir de réunir en un petit recueil un certain nombre d’exemples pareils à ceux-ci.

Maxime du Camp, mon très affectueux parrain, contrastait avec ces deux beaux Normands, blonds, robustes, exubérants et sans façon : il était brun comme un Arabe, mince, sec, réservé et d’une correction élégante.

Ernest Feydeau semblait l’homme le plus heureux du monde. Ses succès littéraires lui donnaient une assurance et un joyeux orgueil, qui rayonnaient de sa personne, continuellement. Il avait coutume de dire, en parlant de lui-même : « l’auteur de Fanny », et il n’avait rien imaginé de plus beau à offrir à sa fiancée, lorsqu’il s’était remarié, qu’un émail, très finement peint sur le chaton d’une bague, qu’il montrait à tous ses amis, et représentant : « l’œil de Feydeau ».

Il gardait cependant beaucoup de candeur et de naïveté, une tendance à tout croire, et à mal comprendre l’ironie et les paradoxes : c’est pourquoi le pince-sans-rire féroce, qu’était Baudelaire, l’horripilait si fort et le mettait hors de lui.

Oubliant l’œuvre de Balzac, il s’imaginait avoir inventé la psychologie, et il observait toujours, autour de lui, étudiait les âmes, à travers les corps.

Une fois, je m’étais jetée sur le canapé, le poing à la tempe, comme absorbée par une rêverie ténébreuse. Feydeau causait avec mon père, en face de moi. Il se mit à m’examiner et fit, à demi-voix, des réflexions que j’entendais très bien : « le naturel de l’attitude, si savante cependant… la grâce qui s’ignore… l’intensité de l’expression, produite sans doute par quelque pensée frivole, etc.. » Lorsqu’à la fin je me relevai brusquement, comme éveillée par l’attention dont j’étais l’objet, il me dit :

— Jeune fille, souviens-toi que, sans le savoir, tu as légèrement posé devant Feydeau.

Je retins un sourire, et mon père échangea avec moi un imperceptible clignement d’yeux : nous pensions tous deux que c’était plutôt le contraire…



Quand approchait le printemps, l’époque des expositions, les peintres affluaient à la maison. Théophile Gautier était du jury de peinture, et les articles du grand critique faisaient, mieux que tous autres, les réputations : on connaissait sa bienveillance, pas si débonnaire cependant qu’on voulait le croire, et bien souvent aiguisée d’ironie, pour qui savait lire entre les lignes. Mais la brutalité lui répugnait, et tout effort sincère lui semblait digne d’égards.

Dans la conversation il apportait la même urbanité, et, si quelque hâbleur croyait pouvoir lui conter de folles histoires, il le laissait aller jusqu’au bout, se gardant bien de lui couper son effet ; puis, d’un coup de griffe, léger mais sûr, il faisait crouler le château de cartes.

Un peintre, de grand talent, lui narrait, une fois, d’étonnantes aventures de voyages. — José-Maria de Heredia, un jeune et charmant poète que nous voyions pour la première fois, était à Neuilly, ce jour-là. — L’artiste racontait, entre autres, une excursion en Égypte, au cours de laquelle il avait dû soutenir un combat singulier avec un boa, qui avait failli le dévorer.

Théophile Gautier suivit le récit jusqu’à la fin, puis il dit à son ami, de sa voix la plus tranquille :

— Mon cher X…, écoute ceci pour ta gouverne ! Quand tu raconteras ta petite histoire, dans les sociétés, remplace le boa par un crocodile : il n’y a pas de constrictors en Égypte…

Épris des arts plastiques comme il l’était, Théophile Gautier rédigeait ses Salons avec moins de répugnance que ses chroniques dramatiques. Parmi les tableaux et les marbres il pouvait encore choisir ses thèmes, et il s’ingéniait à transposer l’art des formes, en son style coloré et pittoresque. Il travaillait à la maison, ou quelquefois, pour aller plus vite, il écrivait ses articles, sur son carnet de notes, à l’Exposition même.

Moi aussi, j’écrivis un Salon : mon père m’avait beaucoup engagée à le faire, pour m’exercer, disait-il, à la critique, et il paraissait dans le journal l’Entracte. Ce compte rendu était extrêmement gauche et succinct, car je n’avais pas — et je n’eus jamais — l’esprit d’analyse, sachant très mal expliquer, le pourquoi de mes enthousiasmes et de mes haines, néanmoins très violentes et intransigeantes. Un passage de ces articles, si maladroits, eut cependant une gloire imprévue. Il se rapportait à un tableau d’Ernest Hébert :

À côté de la Perle noire est un tout petit cadre admiré de tous : c’est simplement un banc de pierre au fond d’une allée, dans un coin de parc solitaire (personne n’est assis sur ce banc). Mais des souvenirs doux et tristes semblent l’envelopper. Autrefois, de tendres promeneurs s’y sont reposés, se parlant bas et longuement ou bien, peut-être, silencieux et émus ; alors les arbres complices ont caché, de leur verdure impénétrable, de frais baisers rapides et tremblants. Puis le vent d’hiver a soufflé ; la ruine et la mort ont passé par là, et le parc est resté désert ; le banc s’est recouvert d’un linceul de mousse, et les arbres, autour de lui, laissent traîner tristement à terre leurs branches dépouillées.


Pour m’encourager et me persuader que c’était très bien, Théophile Gautier reprit cet embryon d’idée ; il en fit un chef-d’œuvre, le fameux poème, qu’il dédia au peintre lui-même :


LE BANC DE PIERRE

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Au fond du parc, dans une ombre indécise, Il est un banc solitaire et moussu, Où l’on croit voir la Rêverie assise, Triste et songeant à quelque amour déçu. Le souvenir dans les arbres murmure, Se racontant les bonheurs expiés ; Et, comme un pleur, de la grêle ramure

Une feuille tombe à vos pieds.

Ils venaient là, beau couple qui s’enlace, Aux yeux jaloux tous deux se dérobant, Et réveillaient, pour s’asseoir à sa place, Le clair de lune endormi sur le banc. Ce qu’ils disaient, la maîtresse l’oublie ; Mais l’amoureux, cœur blessé, s’en souvient, Et dans le bois, avec mélancolie,

Au rendez-vous, tout seul, revient.


Pour l’œil qui sait voir les larmes des choses,
Ce banc désert regrette le passé,
Les longs baisers, et le bouquet de roses,
Comme un signal à son angle placé.
Sur lui la branche à l’abandon retombe,
La mousse est jaune et la fleur sans parfum ;
La pierre grise a l’aspect de la tombe
Qui recouvre l’amour défunt !…


Ces réunions d’artistes illustres, ou inconnus encore, qui formaient, à cette époque du Salon, une véritable cour autour de mon père, m’effarouchait assez, et, si elles n’étaient pas composées de quelques-uns de mes bons amis, tels que Puvis, Paul Baudry, Hébert et quelques autres, je fuyais, car je redoutais les peintres et les sculpteurs par-dessus tout. Cela, à cause de mon nez : mon père ne manquait jamais d’en faire admirer le style classique à ceux qui étaient capables de l’apprécier ; il me poussait du doigt, par le menton, pour me mettre le visage dans la bonne pose, et rien ne m’humiliait et ne m’agaçait autant que cette cérémonie.

Je ne voulais pas le contrarier, mais, aux coups de sonnette, du haut de la fenêtre, j’examinais les nouveaux venus : dès que je devinais, en l’un d’eux, un peintre ou un sculpteur, non encore initié à mon profil, je me hâtais de disparaître, sous la penderie du cabinet de toilette, où je m’ennuyais, patiemment, de longues heures. L’instant venait où l’on me cherchait, où l’on m’appelait avec insistance, mais je ne répondais pas, et je sortais seulement de ma cachette quand la porte de la rue avait chiqué derrière le visiteur.

  1. Cette féerie a été publiée depuis, par Émile Bergerat, dans la Vie moderne.