Le Second Rang du Collier/Chapitre III

Félix Juven (p. 102-138).


III


Le Capitaine Fracasse paraissait dans la Revue Nationale. Nous le lisions à mesure, et rien n’était plus agréable que d’en causer ensuite avec l’auteur. Cela lui plaisait beaucoup et, malgré tous ses travaux, il avait toujours du temps à perdre avec nous. Je lui déclarai une fois que le personnage que je préférais parmi les héroïnes de son roman, c’était cette belle Yolande de Foie, si hautaine et si méprisante. J’avais même l’impression que Sigognac n’aimait vraiment qu’Yolande et cédait au chagrin d’être dédaigné par elle, quand il se décidait à suivre les comédiens et à essayer d’aimer Isabelle.

— Je vais te confier quelque chose à mon tour, dit mon père ; c’est que, moi aussi, secrètement, je préfère Yolande. Au fond, c’est d’elle que je suis amoureux. Je ne me l’avouais pas ; mais ton observation m’éclaire. Comme tous les amoureux, je me suis laissé deviner. Des mots plus profonds, une émotion plus poignante quand il s’agit d’elle, m’ont sans doute trahi. Je crois bien que Sigognac partage mon sentiment : Yolande est l’amour douloureux et impossible, le vrai, et son souvenir reste dans le cœur du jeune baron comme la pointe cassée d’une flèche. Ça ne l’empêchera pas de vivre et d’être heureux, relativement, auprès d’Isabelle.

— Je suis contente d’avoir pensé juste, lui dis-je ; mais pourquoi ne pousses-tu pas davantage la figure d’Yolande ?

— Il vaut mieux peut-être la laisser dans ce lointain. Vue de près, elle perdrait de son prestige.

Un jour, mon père, revenant de chez Charpentier, cria du haut de l’escalier, comme il le faisait quelquefois :

— Tout le monde sur le pont !

Alors ma mère sortit de sa chambre. Les tantes Lili et Zoé, descendirent des hauteurs de l’atelier. Ma sœur et moi, occupées en bas, nous grimpâmes lestement l’escalier.

Théophile Gautier, qui avait repris son costume d’intérieur, était dans son cabinet, assis par terre, sur un tapis, avec un coussin sous chaque bras.

— Il s’agit de confabuler, dit-il quand nous fûmes toutes réunies, pour résoudre une question qui me rend perplexe… Je viens de voir le vieux Charpentier, et il a voulu, puisque nous approchons du dénouement, connaître d’avance la fin du Capitaine Fracasse. Je la lui ai racontée telle que je l’ai conçue. Sigognac, qui a tué en duel le duc de Vallombreuse, ne peut plus épouser Isabelle et revient, plus pauvre que jamais, dans son Château de la Misère. Il y rentre vaincu par la vie, n’ayant plus maintenant aucune velléité d’espérance. Je reprends alors la description du château, dans des teintes encore plus sombres qu’au commencement. Le baron se laisse couler dans le malheur définitif, sans faire aucun effort pour y échapper. Successivement, Bayard, Miraut et Belzébuth meurent de vieillesse ; puis, l’intendant Pierre, chargé d’années, s’éteint à son tour. Le jeune homme, trop triste et trop découragé pour pourvoir lui-même à ses besoins, prend la résolution de se laisser mourir de faim ; mais il est si seul, si ignoré, qu’il n’aurait pas même un serviteur pour l’ensevelir. C’est pourquoi il descend dans la chapelle en ruines où reposent ses aïeux, soulève la dalle verte et effritée d’un sépulcre, puis s’assoit au bord du caveau béant, pour attendre que la Mort vienne le pousser du doigt dans le trou noir. De cette façon, le dernier des Sigognac dormira au moins auprès de ceux de sa race… Vous voyez quel parti j’aurais tiré de ce thème. Cette fin eût été très poignante, très logique et très vraie, car c’est de cette façon que procède la vie. Mais Charpentier a une tout autre opinion : il pousse les hauts cris et prétend que l’avenir du livre est perdu, que la vente et le succès sont compromis, car le public sera déçu, trompé dans ses justes prévisions. Ce qu’il faut c’est la récompense de la vertu, le bonheur des amants et l’apothéose finale dans le temple de l’hyménée… Que vous en semble ?… C’est là-dessus que je désire avoir votre avis. Dois-je céder à Charpentier, ou maintenir ma première conception ?

Ma mère n’hésita pas à déclarer que Charpentier avait raison, que le véritable but d’un livre était le succès, et que cette fin lugubre ne serait pas du tout amusante.

La tante Lili, comme d’ordinaire, pouffa d’un rire contenu, en grognant on ne sait trop quoi. Zoé dit simplement :

— Fais comme tu voudras.

Ma sœur et moi, par exemple, toutes griffes dehors, nous éclatâmes en invectives, contre le bourgeois, dont l’opinion, à notre avis, n’avait aucune importance, pas plus que le succès ni la vente. Le dénouement conçu par l’auteur était le seul bon, celui qu’il fallait garder.

La délibération fut orageuse ; la question resta pendante.

Le soir, Toto venait diner avec nous. On lui expliqua le cas et on continua de discuter, à table. Il était d’avis, comme nous, qu’il fallait opter pour le dénouement aussi superbement lamentable.

C’était bien l’opinion de Théophile Gautier. Mais la crainte de faire perdre de l’argent à son éditeur, et d’endurer à n’en plus finir ses jérémiades, le troublait beaucoup. Après quelques jours passés dans l’indécision, Charpentier étant revenu à la charge, ce fut l’auteur qui céda, en adoptant de conclure son roman d’une façon heureuse.

Avec un peu de mélancolie, mon père nous fit part de sa défaite, en nous assurant que, sous sa plume, cette fin-là serait aussi bonne que l’autre, dans un autre genre. Mais il sentait bien que nous ne l’approuvions pas d’avoir cédé ainsi au bourgeois, et que nous étions tristes de le voir vaincu. Pour nous consoler, il promit d’écrire, à notre intention, le dénouement primitif, — que l’on pourrait publier un jour comme variante. — Ce projet nous séduisit fort, et nous le lui rappelions souvent. Il ne se fit pas faute de nous « parler » le dénouement qu’il devait toujours écrire. Il y introduisait même des changements, des améliorations. Yolande reparaissait ; il y avait une suprême rencontre entre elle et Sigognac : lui, pareil à un spectre ; elle, toujours belle et hautaine, avec une ombre de tristesse pourtant. Tout près de la mort, Sigognac lui avouait qu’il n’avait jamais aimé qu’elle et que c’était devant ses méprisants regards qu’il avait fui, quitté le pays pour se jeter dans une vie d’aventures ; mais, comme les étoiles que l’on voit de partout, ces yeux farouches et splendides, toujours, avaient scintillé au-dessus de lui. Yolande lui laissait entrevoir qu’il y avait eu, peut-être, un peu d’amour dans sa colère et du regret dans son mépris…

Hélas ! à travers le labeur forcé, comment trouver du loisir pour écrire des pages inutiles ? Le projet ne se réalisa pas. La promesse jamais ne fut tenue.



Théophile Gautier avait une prédilection marquée pour la société des femmes, et cela, quoi qu’on en puisse dire, sans arrière-pensée de galanterie. Cette « amitié voluptueuse », dont parle Edmond de Goncourt, il l’éprouvait pour quelques-unes, et surtout pour sa princesse : l’impériale amie si bonne, si simple, mais qui l’éblouissait un peu. Avec toutes il était, comme il disait, « chevalier français », ou « Régence ». Auprès d’elles il devenait sentimental, élégiaque, il se plaignait de la vie et échafaudait des rêves et des châteaux en Espagne. Ses préférées étaient le plus souvent d’honnêtes bourgeoises, de mœurs irréprochables, mais intelligentes, enthousiastes et aspirant à quelque chose de plus élevé que le niveau moyen de la vie.

Parmi celles à qui il resta toujours fidèle, les plus intimes étaient Alphonsine Lafitte, qu’il avait connue toute petite et qu’il tutoyait (son mari, Alexandre Lafitte, était compositeur de talent et organiste à Saint-Nicolas-des-Champs) ; Mme  Clermont-Ganneau, qui n’était pas, elle, une ancienne connaissance, mais l’avait séduit tout de suite, par son caractère et sa beauté si nobles, et aussi par son fanatisme maternel, dont il aurait bien voulu voir, plus près de lui, une faible imitation.

Mais sa favorite était, je le crois bien, Mme  Regina Lhomme. Leurs relations dataient déjà d’assez loin. Il les avait rencontrés, elle et son mari, sur un bateau à vapeur, en traversant la Manche pour aller en Angleterre, et il s’était lié avec eux.

Ils firent, de compagnie encore, une autre excursion à Londres, et, vers 1850, Théophile Gautier fut le parrain d’un de leurs fils. Peu de temps après, ils allèrent ensemble en Italie. C’est de Mme  Regina Lhomme qu’il s’agit dans ce passage d’un chapitre sur Venise :

Au dessert, pendant que nous buvions une bouteille de vin de Samos, cuit et miellé comme un vin homérique, la vieille qui nous servait vint causer avec nous gaiement et familièrement, à la façon d’une hôtesse antique ; elle offrit un bouquet, arraché à la hâte dans son jardin et noué d’un brin de jonc, à la femme de l’ami qui partageait notre repas, charmante personne à la physionomie espagnole, dont le bras rond et blanc sortait du jabot de dentelles noires qui terminait sa manche.

La vieille se récria sur la beauté et la blancheur de ce bras, qu’elle baisa à plusieurs reprises avec cette grâce familière du bas peuple de Venise, dont la courtoisie respectueuse n’a rien de servile.

Mme  Regina Lhomme était charmante, en effet. Brune, pâle, mignonne et de proportions exquises, elle avait, comme le dit mon père, l’air d’une Espagnole, s’habillait volontiers dans le style de son type, et accrochait souvent une dentelle à son peigne en manière de mantille. Je me souviens que toujours un grand éventail noir pailleté voletait devant son visage.

Théophile Gautier avait aussi beaucoup d’amitié pour Alphonse Lhomme, le mari, qu’il appelait toujours « l’être subtil et malicieux » ou « le plus malin des bourgeois ». Avec lui, c’étaient des dissertations métaphysiques à n’en plus finir.

La causerie était certainement ce que Théophile Gautier aimait le plus. Aucune distraction ne le divertissait autant. Mais c’était la causerie tout intime, à deux ou trois. Un seul ami à la fois, même, lui plaisait le mieux. Et c’était quand nous étions seules auprès de lui qu’il causait le plus volontiers avec des gamines comme nous. Il cherchait à nous apprendre la manière de bien parler, et s’amusait de l’indépendance de mes opinions. Il me poussait à discuter : j’avais l’audace de lui tenir tête et d’être très souvent d’un avis contraire au sien. Mais mes arguments n’étaient pas d’ordinaire très convaincants. Ils se bornaient, en général, à des affirmations rageuses et à des trépignements d’impatience. Alors mon père s’arrêtait et me disait, avec beaucoup de calme :

— Tu discutes très mal ton affaire. La colère et les injures ne prouvent rien. Il y a beaucoup de choses à dire, que tu ne dis pas. Si tu veux, changeons d’opinion. Je vais défendre le contraire de ce que j’ai soutenu, et tu verras comment il fallait s’y prendre.

Mais cette déclaration m’exaspérait. Puisqu’il n’était pas sincère et ne me prenait pas au sérieux, je ne voulais plus discuter du tout.

Le soir, après dîner, il s’installait dans un fauteuil en tournant le dos à la lampe et lisait un journal ; presque toujours il s’endormait dessus. Il dormait là, comme dans son lit, d’un bon sommeil réparateur, que l’on se gardait bien de troubler.

Vers les onze heures, il s’éveillait très en train, prêt à soutenir, avec une verve admirable, les plus extraordinaires paradoxes : nous lui tenions tête, de notre mieux, jusqu’à minuit ou une heure. Puis des signes de lassitude se manifestaient, malgré nous ; timidement, on parlait de s’aller coucher. Alors, son indignation éclatait ; il nous traitait de marmottes, d’aïs, de loirs…

— Puisque personne ne veut m’écouter, s’écriait-il, je louerai un Auvergnat, que je paierai quarante sous l’heure. Il m’écoutera, lui, en donnant de temps en temps quelques signes d’approbation.

Nous lui faisions observer que les Auvergnats eux-mêmes dormaient, et qu’il obtiendrait surtout des ronflements comme marques d’approbation.

— Je le paierai plus cher la nuit, et j’aurai tant d’esprit qu’il sera aussi éveillé qu’une potée de souris.

S’il aimait la causerie et même les anecdotes gaies, terminées par un trait d’esprit (il s’amusait souvent à en conter lui-même), Théophile Gautier détestait les potins, les indiscrétions et les bavardages calomnieux. Ainsi dit-il, un jour, à une jeune amie, Mlle  X… (appelée familièrement Tata), comme elle se plaignait à lui d’avoir vu mal interpréter des propos innocents qu’elle avait tenus :

— Sachez, ô Tata ! qu’il ne faut jamais dire quoi que ce soit, à qui que ce soit…

Sous l’influence d’un sentiment analogue, il improvisa ce distique à l’honneur du silence :


La parole est d’argent, mais le silence est d’or ;
La parole est un don, le silence un trésor !


Avec la chère Regina Lhomme, sa conversation était élégiaque, poétique, entremêlée de compliments et de madrigaux, mais quelquefois aussi très sérieuse : car, malgré sa douceur et son charme, l’amie avait beaucoup de fermeté dans le caractère et de gravité dans l’esprit. Elle élevait ses enfants avec méthode et les tenait sous une discipline sévère. La musique surtout était cultivée très assidûment. Alphonse, le fils aîné, jouait du violon. — Nous n’avons pas connu Théophile, dont mon père avait été parrain, et qui mourut tout enfant. — Reine, aujourd’hui Mme  Paul Hillemacher, étudiait le piano, et Henriette, sa sœur, le violoncelle, sans parler de l’harmonie, du contrepoint et du solfège. Toute la famille était de petite taille, et les fillettes paraissaient encore moins que leur âge : le violoncelle, bien réduit pourtant, avait l’air d’un mastodonte à côté de la mignonne Henriette, qui était forcée de monter sur un tabouret pour l’atteindre de son archet.

Ma sœur et moi, beaucoup moins avancées et surveillées dans nos études musicales, nous nous vengions de nos studieuses camarades, toujours occupées quand nous voulions nous divertir avec elles, en les traitant de « petits phénomènes », ce qui, je ne sais trop pourquoi, les terrifiait singulièrement.

Nous nous essayions cependant quelquefois à de la musique d’ensemble, avec Alphonse, quand sa mère l’amenait à Neuilly. Mais il faut avouer que, dans ces séances, où nous étions livrés à nous-mêmes, c’était le fou rire, le plus souvent, qui battait la mesure.

Tandis que les portes fermées étouffaient un peu notre charivari, Regina et Théophile Gautier causaient ensemble, longuement, et avec un très vif plaisir. Mais il y avait dans la maison de Neuilly un continuel va-et-vient. Des importuns, des visiteurs, rompaient le tête-à-tête des deux amis, et les empêchaient de dévider tranquillement le fil de leur conversation. Aussi mon père préférait-il encore aller voir Mme  Lhomme chez elle, où l’on était sûr d’être moins dérangé. Témoin cette lettre qu’il lui écrivit un jour :

Ma chère Regina,

J’irai demain lundi chez vous dîner si cela ne vous dérange pas dans vos projets. Je vous aurais bien invitée à la maison de Neuilly, mais on n’y peut dire un mot sans être interrompu et je voudrais bien causer un peu librement avec vous puisque vous êtes seule.

Je serai très heureux de vous trouver a casa, comme disent les Italiens. Vous avez été souffrante ; moi, je n’ai pas été bien brillant non plus, mais je vais mieux.

Bien à vous de cœur,
théophile gautier

Mme  Lhomme fut certainement une des personnes à laquelle il a le plus écrit, lui qui détestait tant écrire des lettres ! Et il variait affectueusement, dans les en-tête, ce prénom de Regina qui lui plaisait : Regina felicitatis, Regina la bien nommée, Reine de bonheur, Regina cœli

Avec Alphonsine Lafitte, qu’il avait connue toujours, sa causerie avait plus de gaieté et de laisser-aller.

Quand c’était avec Mme  Ganneau, il y avait dans le discours une nuance de respect et de retenue. Il lui faisait doucement la guerre, cependant, sur son manque absolu d’égoïsme, qui la poussait à oublier presque qu’elle était femme, et des plus belles. Il la taquinait sur son absence de coquetterie, sur ses toilettes toujours sombres et d’une simplicité monacale. Il approuvait seulement la coiffure austère, dont les belles lignes s’harmonisaient si bien avec le profil de médaille romaine. Mme  Ganneau se défendait en souriant, et son sourire avait un charme extrême, grâce à des dents petites et délicieuses, que mon père admirait sans réserve. La beauté des dents était, d’ailleurs, une des choses qui l’intéressaient le plus chez la femme. Il y attachait une importance capitale, proclamait que lorsque la nature vous a fait don de cette parure précieuse, il fallait en prendre soin et la sauvegarder comme un trésor. Aussi nous surveillait-il de très près, à ce point de vue, nous apportant les opiats et les élixirs les plus raffinés. Il se fâchait tout rouge si nous commettions devant lui la moindre imprudence où nous risquions de nous abîmer les dents.

Un jour, à table, Mme  Ganneau assise à côté de lui, cassa une noisette avec ses dents : d’un brusque mouvement, mon père, indigné, se retourna, et ne put se retenir d’envoyer un bon soufflet à la coupable.

Aujourd’hui encore Mme  Ganneau ne peut se souvenir sans attendrissement de cette affectueuse et mémorable gifle…



Ma mère persistait à vouloir nous faire apprendre le piano, à ma sœur et à moi ; mais nous ne montrions aucune ardeur à l’étude. Pour ma part, j’avais gardé de ma première instruction musicale, et des verges vinaigrées de la sœur Fulgence, un souvenir plein de rancune : j’étais bien persuadée que je n’aimais pas la musique. De vagues professeurs étaient parvenus cependant à nous en donner quelque idée. Dans les derniers temps, même, le mari d’Alphonsine, Alexandre Lafitte, s’était chargé de nous instruire. Mais, comme nous étions très peu empressées au travail, il ne s’intéressait guère à ses élèves. Il nous faisait étudier d’assez mauvaise musique : je m’acharnais particulièrement sur une Valse espagnole, d’Ascher, boléro quelconque qui « faisait de l’effet ». Nous avions l’ordre, pendant les heures d’étude, de nous exercer au déchiffrage, et l’on m’avait confié, pour cela, un cahier de polkas, valses, quadrilles et autres pages de danses vulgaires.

Un jour, tournant les feuillets, je lus ce titre : l’Invitation à la Valse, par Karl Maria de Weber. Cela ne m’apprenait rien de particulier, et je commençais à déchiffrer, nonchalamment, comme d’habitude… Mais, alors, une espèce de miracle se produisit ; il fut si brusque, si inattendu, que toutes les vieilles métaphores sont les meilleures pour l’exprimer : « les écailles me tombèrent des yeux » ; « un voile se déchira devant mon esprit » ; « la lumière resplendit soudain dans les ténèbres »… Après quelques lignes, et jouées Dieu sait comment, il me sembla que je découvrais la musique : une émotion extraordinaire s’empara de moi, une passion nouvelle m’envahit. « Catalepsie ! — Épilepsie ! » aurait dit mon père. Mais, en moi, l’épilepsie avait bien souvent du bon. Par un phénomène qui m’est resté incompréhensible, je compris ce chef-d’œuvre absolument, à travers mes fausses notes, ma mesure fantaisiste, et j’allai jusqu’au bout du morceau, malgré la difficulté extrême d’exécution. Seul ce mot de valse était cause qu’on avait relié le morceau de Weber avec les ineptes danses qui formaient le recueil ; et c’est à ce hasard, peut-être, que je dois la révélation d’un art qui eut pour moi tant d’attraits et prit une si grande place dans ma vie.

Le jour de la leçon prochaine, j’ouvris le cahier devant M. Lafitte, et je lui dis d’un ton décidé et sans réplique, en lui indiquant l’Invitation à la Valse :

— Je veux apprendre cela.

— Pourquoi ce morceau plutôt qu’un autre ? demanda le maître surpris. Il est trop difficile pour vous.

— N’importe ! Je veux l’apprendre, répondis-je, ou bien je ne toucherai plus jamais au piano.

Il y avait, sans doute, quelque chose de particulier dans mon attitude, une lueur dans mes yeux, un frémissement insolite dans ma voix, car M. Lafitte me regarda profondément et me dit, après un instant de silence :

— Est-ce que vous aimeriez la musique ?…

— Jusqu’à présent, je crois que je ne l’aimais pas, répondis-je. Maintenant, c’est changé. Je veux jouer ce morceau…

M. Lafitte, très étonné et très intéressé, ne répondit rien ; il me regarda encore, puis s’assit au piano, et joua, d’un bout à l’autre, l’Invitation à la Valse. Je fus enthousiasmée de l’entendre exécutée ainsi en perfection ; mais cependant rien de nouveau ne me fut révélé ; je l’avais comprise à première vue, et tout à fait.

— Si vraiment vous aimez la musique, dit M. Lafitte, tout est à recommencer : nous pouvons jeter au feu nos anciens cahiers, et je vous guiderai désormais parmi les chefs-d’œuvre.

— Pourquoi ne me les avez-vous pas fait connaître plus tôt ?

— Je tiens la musique pour un art sublime et sacré, dit M. Lafitte gravement. Vous y montriez si peu de goût que je trouvais inutile de vous ouvrir le sanctuaire. Jusqu’à présent, je vous donnais des leçons pour faire plaisir à votre famille. Désormais, si votre nouvelle impression est sincère et durable, je serai heureux de vous initier à la musique. Ce serait vraiment singulier que cette aversion pour la musique quelconque eût été justement chez vous une intuition.

Il n’y eut pas de leçon ce jour-là. Mais, quand il revint, M. Lafitte nous apporta une gavotte de Sébastien Bach et le Clavecin bien tempéré.

À partir de ce jour, un grand changement se produisit à la maison : la musique prit une importance excessive : « la musique allemande, la vraie, la seule», — à ce que ma sœur, facilement conquise, et moi, nous proclamions avec l’intransigeance de la jeunesse. — Cela amena un conflit : ma mère, préférait, naturellement, le style italien, tandis que nous n’avions plus pour lui que haine et mépris.

Mon père, prudemment, restait neutre ; en apparence, car, en réalité, il était de notre parti et le favorisait.

On a toujours affirmé que Théophile Gautier détestait la musique. On en a donné comme preuve irréfutable cette phrase célèbre : « La musique est le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits ». La vérité est qu’il n’est pas l’auteur de cette boutade. Il n’a fait que la citer, en ces termes, dans Caprices et Zigzags :

Un soir, j’étais à Drury-Lane. On jouait la Favorite, accommodée au goût britannique et traduite dans la langue de l’île, ce qui produisait un vacarme difficile à qualifier et justifiait parfaitement le mot d’un géomètre qui n’était pas mélomane assurément : « La musique est le plus désagréable et le plus cher de tous les bruits. » Aussi, j’écoutais peu, et j’avais le dos tourné au théâtre…

Théophile Gautier ne dit pas quel était ce géomètre (et il serait curieux de le rechercher), mais cette omission, en tout cas, ne prouve rien.

Ce qui est certain, c’est que les compositeurs aimaient le poète et le sollicitaient souvent de collaborer avec eux. Ernest Reyer est celui qui savait le mieux s’y prendre pour obtenir ce qu’il voulait. D’autres, très illustres, eurent moins de bonheur :

Meyerbeer, par exemple, alors à l’apogée de sa gloire.

La partition de Struensée se trouvait parmi les volumes, de musique assez frivole, qui composaient la bibliothèque de ma mère. La présence de cette œuvre, que nous considérions comme la meilleure du maître, nous étonnait beaucoup. Cependant Meyerbeer avait offert à ma mère, avec de belles dédicaces, ses principaux opéras ; mais, dans Struensée, il n’y avait pas de chant, et cette œuvre, éditée en Allemagne, personne ne la connaissait alors à Paris. C’était à mon père que Meyerbeer l’avait donnée, car il fut longtemps question, entre eux, d’une collaboration. Il s’agissait de vers déclamés sur la musique et expliquant le drame, dont l’auteur était Michel Beer, frère du maître. Meyerbeer s’engageait à fournir les éclaircissements nécessaires, et il écrivit à mon père cette curieuse lettre[1] :

Monsieur,

M. Brandus est venu deux fois pour avoir l’honneur de vous rencontrer. Il voulait vous amener un pianiste prêt à vous jouer les morceaux mélodramiques pour savoir sous quelles mesures de la musique il faut placer les paroles déclamées.

J’ai eu également l’honneur de passer deux fois chez vous pour vous prier de vouloir bien me donner (ainsi que nous en étions convenus), la partition de piano de Struensée, afin de vous indiquer le sens des paroles allemandes qui doivent être déclamées sous la musique ; votre concierge me dit que vous habitez la campagne, et que je ne puis pas espérer de vous trouver à Paris. Comme je ne possède pas un autre exemplaire de la partition de piano de Struensée, j’ose donc vous prier d’avoir l’extrême bonté de m’envoyer le vôtre ; j’y ferai ce travail en vingt-quatre heures et je vous renverrai la partition, pour que vous puissiez continuer votre travail poétique.

Veuillez agréer, monsieur, l’expression de mes sentiments les plus distingués de votre très dévoué.

MEYERBEER.

Samedi. — Écrit dans la loge de votre concierge.

Un traité avait été signé, quelque temps avant, avec l’éditeur Brandus. Cependant l’œuvre ne fut pas réalisée. Théophile Gautier écrivit seulement le prologue en vers, qui est publié dans son Théâtre, sous ce titre : Prologue de Struensée ; je crois qu’il n’a jamais été récité dans les concerts, où la partition fut exécutée sans le drame de Michel Beer.

Vers la même époque, Théophile Gautier avait composé pour Meyerbeer un oratorio intitulé Josué. Mais le musicien égara le manuscrit et en fut très désolé. Il redemanda avec insistance à mon père une nouvelle copie ; mais, comme celui-ci n’en avait pas, sauf quelques vers qui semblent faire partie de cette œuvre, le poème fut définitivement perdu.

La première fois que je vis Meyerbeer, ce fut dans son escalier, qu’il descendait, tandis que nous le montions avec ma mère, qui nous présenta à lui. Nous étions encore très jeunes, ma sœur et moi, mais grandes pour notre âge, et il s’écria avec surprise :

— Pas plus petites que ça ?…

Meyerbeer aimait beaucoup le contralto vibrant et velouté de ma mère ; il composa pour elle, et lui dédia, une romance dramatique, mêlée de récitation, sur des paroles de Méry, la Fiancée du vieux Château, — le château de Bade, — et c’est à Bade que ma mère chanta la mélodie encore inédite.

La dernière fois que je vis le maître, il m’apparut dans une situation assez bizarre : debout, sur un banc de bois, au milieu du Champ-de-Mars, où avait lieu l’ascension du ballon de Nadar : le Géant.

Meyerbeer, qui était de petite taille, ne voyait rien, sans doute, perdu dans la foule, et s’était hissé sur ce banc, apporté là par un industriel de circonstance. Serré dans un petit paletot marron, le nez chargé de lorgnons superposés, tenant des deux mains son parapluie, il regardait en l’air l’énorme ballon, et paraissait complètement absorbé par le spectacle et enchanté. Il avait vraiment, dans cette posture, une silhouette inoubliable, et nous le contemplâmes longtemps, d’en bas, sans rien dire. Mais sa position n’était pas sans danger : toujours sans nous faire connaître, nous nous assîmes chacune à un bout du banc, afin de le caler et de l’empêcher de faire la bascule.

Rossini, lui aussi, voulut collaborer avec Théophile Gautier. Le fameux chanteur Paolo Barroilhet s’était chargé de la négociation. Il s’agissait d’une « chanson militaire » que Théophile Gautier devait refaire en y ajoutant un couplet. Les paroles, sur lesquelles le compositeur avait déjà écrit la musique, étaient stupides au delà de toute expression :


REFRAIN


À la Patrie
Brave Français
Donne sa vie,
Et sans regret.
Vive tendresse
Brûle en son cœur
Pour sa maîtresse
Et son Emp’reur !


1er  COUPLET


Vite il s’apprête ;
Rien ne l’arrête.
Si la trompette
Vient à sonner,
Il prend les armes,
Court aux alarmes :
Son plein de charme
Va l’entraîner…

À la Patrie…, etc.


Rossini désirait qu’avant le retour du refrain il y eût quelques vers de « tendresse militaire », afin qu’il pût y adapter une phrase sentimentale et douce, mezza voce.

Théophile Gautier ne savait pas trop ce que pouvait être la « tendresse militaire » ; le sujet, le rythme de ce morceau ne l’inspiraient guère ; il eût voulu au moins ne pas signer, mais on tenait beaucoup à sa signature. Barroilhet écrivait : « Il s’agit d’accoupler heureusement le nom du grand Théo au grand nom de Rossini. » Théophile Gautier, qui n’osait pas refuser franchement, traînait l’affaire en longueur ; mais on revenait souvent à la charge, en l’accablant de reproches.

Un jour, au moment de sortir, mon père nous dit qu’il allait à Passy voir le maëstro. Théodore de Banville était venu, ce jour-là, à Neuilly ; il s’en allait aussi, et nous les reconduisions jusqu’à la porte.

Tout à coup, je dis à mon père :

— Tu sais, si tu vas voir Rossini, je ne te parlerai pas pendant un mois.

Banville, très surpris, demanda l’explication de cette bizarre menace.

— Les gluckistes et les piccinistes ! répondit le père en riant. Ces demoiselles sont devenues, depuis quelque temps, des musiciennes intransigeantes et du parti le plus classique. Elles jouent les fugues de Bach (il disait cela avec un certain orgueil) et n’admettent plus que Beethoven, Weber, Mozart et autres illustres Allemands. Le grand chef du parti opposé leur est, naturellement, en horreur…

Et il ajouta, pour moi :

— Prends garde : Catalepsie ! — Épilepsie !… Mais je veux bien condescendre à t’expliquer que, si je vais voir Rossini, c’est pour tâcher de me dépêtrer poliment de cette « chanson militaire », qui est pour moi comme serait pour un chien une casserole attachée à la queue.

— En ce cas, je te pardonne et je t’approuve ! lui dis-je avec gravité.



Une « International Exhibition » s’ouvrait à Londres. Dalloz pria Théophile Gautier d’en faire le compte rendu dans le Moniteur universel, journal officiel de l’Empire français.

Les conditions étaient bonnes ; et mon père, toujours enchanté de voyager, accepta avec plaisir. À notre grande joie, il nous annonça que nous serions du voyage.

Nous n’avions jamais encore traversé la mer et nous étions très émues à l’idée d’aller en Angleterre. Nous aurions bien voulu voir une tempête. Cependant l’appréhension du mal de mer, qu’on nous dépeignait si affreux, nous tourmentait et nous faisait préférer une traversée moins pittoresque, mais tranquille. Toutes sortes de palliatifs nous furent recommandés par nos amis. Notre cher camarade Nono, que nous considérions comme un oracle, incapable de se tromper, nous affirma très sérieusement qu’un petit carré de papier posé sur l’estomac était ce qu’il y avait de mieux. Il expliquait que le frottement du papier contre la peau occasionnait une diversion qui préservait du mal de mer.

Le directeur du Moniteur, Dalloz, partait aussi pour Londres, et il emmena mon père, qui devait assister avec lui à des inaugurations et à des cérémonies officielles. Il était convenu que nous le suivrions quelques jours après avec ma mère, et Henriette, une nouvelle femme de chambre, car depuis quelque temps Marianne, la bonne qui nous avait élevées, était promue à la dignité de cuisinière.

Nous devions entrer à Londres par la Tamise, après nous être embarquées à Boulogne. C’était au mois de mai : le temps était beau, et pourtant la mer moutonnait un peu ; en dépit du préservatif recommandé par Nono, je dus subir le mal de mer, auquel ma sœur échappa. À l’aube, j’étais affalée dans ma cabine, affreusement malade et me récitant tout bas, avec une rapidité fiévreuse et sans pouvoir m’en empêcher, des vers de la Légende des Siècles, lorsque Estelle, très vaillante, et qui avait, paraît-il, le pied marin, vint me chercher, sous prétexte que l’apparition du soleil sur la mer était un spectacle admirable. Elle me traîna presque de force jusqu’au pont ; je ne pus atteindre que le haut de l’escalier, où je me laissai tomber au bord des marches de cuivre. La splendeur de l’aurore, avec ses roses et ses émeraudes, me laissa indifférente et ne me guérit pas. Un marin apitoyé m’aida à gagner un banc, puis il m’apporta un oreiller de crin et du thé.

Cependant, aussitôt que le bateau entra dans les eaux de la Tamise, le mal disparut, et je pus faire honneur au déjeuner, servi sur le pont, et composé d’œufs au jambon, comme les Anglais seuls savent les préparer, de roastbeef et d’excellent pale ale.

Mon père nous attendait à Londres, au débarcadère, et il nous conduisit à l’Hôtel de France, Leicester Square, où un appartement était retenu pour nous. Le soir même, des personnes vinrent nous rendre visite ; entre autre autres, Jules Gérard, le tueur de lions, et un M. S… qui s’offrait à nous servir de cicerone et d’interprète dans la capitale de l’Angleterre, qu’il habitait et qu’il connaissait à merveille. En dépit de ses bonnes intentions, je pris tout de suite ce monsieur en grippe, à cause de la fatigue qu’il nous imposa, en nous tenant éveillées jusqu’à plus de onze heures, le soir même d’un voyage aussi pénible. Il causait abondamment, donnant à mon père toutes sortes de renseignements qui n’en finissaient pas et feignant, à ce que nous croyions, de ne pas voir nos signes évidents de lassitude et d’impatience.

Nous étions très bien installés dans cet hôtel, mais, par ce temps d’exposition, le prix était exorbitant. Ce fut ce M. S… qui nous conseilla, très sagement, de quitter l’hôtel pour un appartement meublé. Ce fut lui encore qui découvrit, à Penton Square, la maison qui convenait. Mais, après le confort de l’hôtel et l’animation amusante de la place, ce nouveau logis nous parut triste et mesquin. Ce square, au bout d’une petite rue, formait comme une grande cour carrée très solitaire. La maison était juste en face de la rue qui débouchait dans Piccadilly et nous permettait seulement d’apercevoir, un peu et de loin, le mouvement de la ville.

Nous avions, au premier, un salon, qui servait de salle à manger, entre deux chambres où s’établirent mon père et ma mère. Ma sœur et moi, avec la femme de chambre, nous fûmes logées au second étage, dans un appartement qui donnait sur des cours et des toits très noirs. La propriétaire de cette maison se chargea de notre nourriture, mais elle fut très chiche, et nous avions l’impression de mourir un peu de faim. Aussi, il fut vite résolu que nous ajouterions un repas au maigre ordinaire de la maison : un souper, que nous allions, en bande, acheter dans les petites rues commerçantes, très éclairées par des torches de gaz et dont l’aspect nouveau et pittoresque nous intéressait beaucoup.

Nous revenions les bras chargés de gargantuesques victuailles : homard et saumon marinés, jambon d’York, langues de mouton, bœuf fumé, stilton, chester, tarte à la rhubarbe, plumcake, Dundee marmelade, stout, pale ale, porto.

Henriette avait dressé le couvert et allumé des lampes. Nous nous installions et nous faisions longuement honneur au repas. Jules Gérard était quelquefois des nôtres, et M. S… presque toujours. Mon père, très en train et très gai, évoquait le souvenir du radeau de la Méduse, se comparait à Ugolin réduit, si l’heure du souper avait tardé, à dévorer ses enfants. Pour moi, qui n’avais pas la tête forte, cette bière capiteuse me grisait immédiatement. Je divaguais un peu ; puis je m’endormais d’un sommeil si profond qu’on était obligé de m’emporter dans mon lit.

Londres nous amusait beaucoup. Nous parcourions la ville en badauds, marchant lentement, le nez en l’air, ce qui paraissait surprendre extrêmement les Anglais, toujours si pressés et qui ne se faisaient pas faute de nous bousculer : ils avaient une façon de se faire place à coups de coudes, — des coudes pointus et durs, — qui m’exaspérait. Comme je m’en plaignais une fois à un aquarelliste de grand talent, ami de mon père, nommé Wyld, il me dit que la coutume en Angleterre était de rendre les coups, pour avertir le passant qu’il vous avait heurté, ce qu’il feignait d’ignorer jusque-là. Ces représailles n’étaient pas très aisées, car les coupables marchaient si vite qu’ils étaient tout de suite hors de vue. Cependant, sans être bien sûre que M. Wyld ne s’était pas moqué de moi, je tenais à exercer ma vengeance, et souvent on me voyait me mettre à courir à la poursuite d’un monsieur à qui j’allongeais un grand coup de poing dans le dos. Je n’étais pas très rassurée, la première fois que j’accomplis cette prouesse. Mais l’anglais, comme on me l’avait annoncé, se retourna et me dit poliment :

I beg your pardon.

Et je fus convaincue que le procédé était bon.

Nous étions très intéressés par les industries de la rue. La mendicité est interdite à Londres ; mais la rue appartient à tout le monde (pas le trottoir). Aussi les mendiants sont-ils censés faire un métier : de petits garçons se précipitent sur vous, mais sans quitter la chaussée, et, de force, vous cirent vos souliers ; ou bien ils balayent avec frénésie votre chemin, vous empêchant de marcher. Les compagnies de faux nègres, vêtus de coutil rose et blanc et exécutant de bizarres musiques, qui déambulent par la ville, suivies d’un public sympathique, nous semblaient surtout très originales.

Une fois, à Penton Square, pendant le déjeuner, nous entendîmes une aubade exécutée sous nos fenêtres d’une façon vraiment assez remarquable. Il y avait un violon, un alto et une voix de femme. Je fus chargée de jeter des pence par la fenêtre ; mais, en apercevant les musiciens, je poussai un cri de surprise :

— La famille Lhomme !

Tout le monde se leva et vint près de moi. Il n’y avait pas à s’y tromper. M. et Mme  Lhomme et leur fils Alphonse, notre camarade, venus à Londres, sans doute pour l’Exposition, s’étaient déguisés, dans l’idée de nous faire une farce. Nous étions très contents de les voir et bien amusés de leur invention.

— Le bel ensemble de votre musique vous a trahis ! leur criait mon père du haut de la fenêtre. Assez, maintenant ! Venez déjeuner avec nous.

Mais, imperturbables, ils persistaient à tenir leur rôle, à racler les violons et à chanter.

Nous eûmes vite fait de dégringoler l’escalier pour aller les chercher. Mais alors nous nous arrêtâmes, stupéfaits : malgré cette triple et extraordinaire ressemblance, ces musiciens étaient bien des personnages anglais, et pas du tout la famille Lhomme !…

La société de Londres faisait grand accueil à mon père. Beaucoup d’artistes venaient le visiter. Nous vîmes une fois Thackeray, colossal et superbe. Nous avions lu la Foire aux vanités, ce qui le flatta beaucoup. Il fut très aimable pour ma sœur et pour moi ; je me souviens qu’il admira notre coiffure, et nous demanda des détails afin de pouvoir apprendre à ses filles la façon d’arranger leurs cheveux de même.

Dans cette maison meublée, de Penton Square, il y avait, au second étage, d’autres locataires que nous, entre autres un horse-guard tout habillé de rouge, si étonnamment maigre et long, que nous ne pouvions nous retenir de le regarder, peut-être avec trop d’insistance : il était plus timide qu’une jeune fille, et notre effronterie lui causait une peur folle, tellement que s’il lui arrivait d’ouvrir sa porte au moment où nous ouvrions la nôtre, il se rejetait en arrière, la refermait brusquement et n’osait plus sortir de longtemps.

Un matin, à notre grande terreur, tandis que nous nous habillions, deux ramoneurs, noirs comme le diable, en chapeau haut de forme, entrèrent dans notre chambre par la fenêtre qui s’ouvrait sur des toits en terrasse !… Nos cris, nos réclamations indignées, dans une langue qu’ils ne comprenaient pas, les laissèrent parfaitement impassibles. Ils farfouillèrent dans la cheminée, sans se presser le moins du monde, puis s’en allèrent bar le même chemin.

Le sans-gêne des anglais est d’ailleurs ce qui me frappa le plus à Londres.

J’ai gardé peu de souvenirs de l’Exposition universelle, mais je n’ai jamais oublié une aventure qui m’arriva au cours d’une de mes visites dans ses galeries, à la section des beaux-arts : accoudée à la balustrade, séparant du public la muraille où sont pendus les tableaux, j’étais en contemplation devant un Gainsborough… Tout à coup, un visiteur, qui trouvait sans doute que j’avais assez vu, m’enleva par les coudes et me posa plus loin ; puis il s’accouda à ma place. Fidèle à mon principe, après le premier moment de surprise, je me mis à taper sur ce monsieur, à le tirer, avec des saccades, par les basques de sa redingote ; mais il tourna vers moi une bonne face réjouie, se cramponna à la barre de fer et ne démarra pas.

Un jour, je fis dans la ville une rencontre qui me laissa une impression ineffaçable. Nous nous promenions, ma mère, ma sœur et moi, dans un passage (je ne saurais dire lequel) quand nous vîmes, en face de nous, deux personnages très étranges, suivis par une foule de curieux. C’étaient deux Japonais, dans leur costume national. Ils feignaient de ne pas voir tout ce cortège de badauds, qui les obsédaient cependant, car ils entrèrent, pour y échapper, dans une boutique élégante où l’on vendait toutes sortes d’objets de toilette en ivoire et en écaille. Nous ne pûmes y tenir : nous entrâmes aussi dans la boutique, tandis que la foule se massait derrière les vitres.

J’étais fascinée… Ce fut là ma première rencontre avec l’Extrême-Orient ; et, par lui, dès cet instant, j’étais conquise.

L’un de ces Japonais paraissait grand, dans les longs plis souples de sa robe de soie. Sa figure pâle, au nez fin et busqué, du type (je l’ai su depuis) le plus aristocratique, avait une expression particulière, mélange de dignité, de grâce mélancolique, de douceur et de dédain. Il était coiffé d’un chapeau, en forme de bouclier, retenu par des bourrelets de soie blanche qui lui passaient sur les joues. Hors de la ceinture, en brocart tissé d’or, qui lui serrait la taille, se croisaient, haut sur sa poitrine, les poignées délicatement ciselées de deux sabres. À côté dépassait un éventail qu’il prenait fréquemment et ouvrait d’un seul geste.

Le teint de l’autre Japonais était couleur d’or foncé, et quelques marques de petite vérole lui donnaient l’aspect d’un bronze ancien un peu meurtri par le temps. Il portait aussi deux sabres, aux riches poignées, dans sa ceinture de velours.

Leurs sandales, qui tenaient à peine sur leurs chaussettes de toile blanche articulées au pouce, leur donnaient une démarche molle et nonchalante.

Ces deux inconnus nous examinaient avec beaucoup de curiosité. Ils savaient quelques mots de français et d’anglais et nous essayâmes de causer. Débarqués en Angleterre depuis quelques jours à peine, ils faisaient leurs premiers pas dans cette Europe qu’ils ne connaissaient pas du tout. On eût dit qu’autour d’eux, sans que rien s’en fût encore dispersé, flottait le parfum et comme l’atmosphère de leur fabuleux pays.

Quelle rencontre fatidique pour moi, quelle vision inoubliable ! Tout un monde inouï m’apparaissait, et une sorte d’intuition (que j’avais toujours en face des choses qui allaient me passionner) me fit l’entrevoir dans son ensemble et me révéla ses beautés spéciales.

Quand, plus tard, j’ai essayé de faire revivre le Japon féodal, dans un roman intitulé : la Sœur du Soleil, c’est toujours l’image saisissante de cet inconnu, aux allures si nobles, qui me servait de modèle pour peindre un de mes personnages, le prince de Nagato.

Qui sait si ces deux samouraïs n’étaient pas ces deux jeunes officiers, d’un prince de Nagato justement, qui, à cette époque, où le Japon était encore très fermé aux étrangers, firent, sur l’ordre de leur seigneur, un voyage d’études à travers la civilisation de l’Occident inconnu ?… Qui sait si ce n’étaient pas là, Ito Shunshé et Inouyé Bunda, qui jouèrent, depuis, et jouent encore, un rôle si éminent dans la politique de leur pays ?…

Au moment même où nous essayions, dans ce magasin, d’échanger quelques mots avec eux, tandis qu’ils maniaient de leurs doigts minces des babioles d’ivoire et d’écaille, un soulèvement terrible — dont la nouvelle n’était pas encore parvenue en Europe — ensanglantait le Japon. J’ai donné, dans mes Princesses d’Amour, une esquisse de cette guerre civile, de cette étrange révolution, unique dans la chronique du monde, qui fit éclore, de la façon la plus imprévue, le Japon nouveau.

C’est en étudiant l’histoire de cette guerre que j’ai cru retrouver la trace de ces deux jeunes hommes, dont je me souvenais si bien. Quand, après deux années de voyage, ils revinrent au Japon, enthousiasmés par ce qu’ils avaient vu, ils se heurtèrent à la bataille, qui durait toujours, au cri de : « Mort aux étrangers ! »



De tous les points du monde, des êtres venaient à Théophile Gautier, pour lui demander aide et protection. Il ne se défendait pas du tout, écoutait toutes les doléances ; et l’on peut dire que l’on entrait chez nous comme dans un moulin. Ses conseils, son influence, l’appui de sa plume, c’était tout ce qu’il avait à donner ; mais il donnait royalement.

Parmi tous ces solliciteurs inconnus, qui venaient sans être présentés et sans recommandation, j’ai gardé le souvenir d’une certaine madame Key Blunt qui fut particulièrement tenace et nous tourmenta longtemps. Elle arrivait d’Amérique et avait été la femme, à ce qu’elle disait, d’un président des États-Unis, mort récemment. Il l’avait laissée avec des enfants et sans ressources : mais elle avait l’amour et, à ce qu’elle croyait, le don du théâtre, qui l’aiderait, pensait-elle, à relever sa fortune. C’était une femme assez jolie, de taille moyenne, et toujours endeuillée de voiles de crêpe : « Mon mari est toujours mort », répondait-elle à ceux qui lui faisaient observer que le temps du deuil était passé.

Mon père s’était laissé toucher par cette infortune exotique. Cependant il combattit autant qu’il le put le singulier projet de la belle veuve : elle voulait jouer, à Paris, et en anglais, un grand drame de Shakespeare. Pour consacrer son talent, et lui donner de l’éclat en Amérique, il fallait qu’elle eût été entendue à Paris. Jouer, en anglais, devant des Parisiens, quelle folie !… Mais elle ne voulait pas en démordre.

Mon père finit par renoncer à la convaincre ; et, devant son insistance, jugeant aussi que c’était le seul moyen de se débarrasser d’elle, il songea à faire aboutir le projet, en le réduisant le plus possible.

Taillade, que Théophile Gautier soutenait beaucoup et admirait infiniment, consentit, sur sa demande, à entrer dans la combinaison. Il s’agissait de jouer, en anglais, un acte de Macbeth, celui du meurtre de Duncan. Taillade ne savait pas l’anglais, ou à peine ; mais cela ne démontait nullement madame Key Blunt, qui se chargeait de seriner à l’artiste français la bonne prononciation.

Le Vaudeville prêta complaisamment sa salle, et, après d’innombrables et laborieuses répétitions, la représentation eut lieu. Mais il se trouva — ce que l’on soupçonnait déjà — que madame Key Blunt avait fort peu de talent et que Taillade en avait beaucoup, même en anglais. Il sut se faire comprendre du public parisien, fortement ahuri par ces mots inconnus, et il emporta tout le succès.

Mon père, dans son compte rendu, essaya d’en laisser une part à l’artiste américaine ; mais on le devine plus sincère quand il parle de Taillade :

Par un prodige de volonté, par une idolâtrie passionnée pour Shakespeare, il est arrivé à dire le texte, même avec un très bon accent, et à produire, dans cet idiome presque étranger pour lui, tous les effets qu’il obtenait à l’Odéon dans l’excellente traduction de Jules Lacroix. Chose étrange : loin d’être gêné en grandeur, en puissance, en énergie, son jeu avait quelque chose de direct, de natif, d’original. On ne sentait plus rien entre lui et le poète. Les idées jaillissaient avec leurs mots, leurs sons, leurs couleurs ; et d’une représentation qui pour la plupart des spectateurs n’était guère qu’une pantomime, le sens profond, caché, mystérieux de l’œuvre colossale se dégageait avec plus de clarté que dans tous les commentaires.

Taillade, en effet, était superbe. Il avait, entre autres, quand il sortait à reculons de la chambre du crime, un sursaut de peur en heurtant par hasard, un fauteuil, qui donnait le frisson à toute la salle.

Mais je crois bien que madame Key Blunt n’a jamais pardonné à mon père le succès de son partenaire Taillade.

  1. Citée par le vicomte Spoelberch de Lovenjoul dans son Histoire des Œuvres de Théophile Gautier.