Le Scepticisme moderne - Pascal et Kant

Le Scepticisme moderne - Pascal et Kant
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 469-497).
LE
SCEPTICISME MODERNE

PASCAL ET KANT

Le Scepticisme. — Énésidème, Pascal, Kant, par Émile Saisset ; Paris 1865.

Il est remarquable que les deux puissances les plus affirmatives et les plus dogmatiques qu’il y ait sur la terre, je veux dire la théologie et la science, aient l’une et l’autre un secret penchant pour le scepticisme dans les matières qui sortent de leur domaine. L’une et l’autre, dont l’accord est si difficile sur tout le reste, s’entendent assez volontiers dans leur défiance commune envers la philosophie. Fières toutes deux du critérium d’absolue vérité qu’elles croient posséder, elles regardent avec dédain les tentatives incertaines et toujours renouvelées des métaphysiciens et des philosophes, et souvent elles se sont liguées contre la prétention de la raison humaine à pénétrer par ses seules forces les mystères de l’invisible.

Le théologien, appuyé sur la base solide d’une autorité extérieure, ou, même à défaut de cette autorité, qui assez souvent peut chanceler, sur un critérium tout intime, supérieur à tout contrôle et à toute discussion, la foi, — le théologien, dis-je, si éclairé qu’il soit, ne peut se défendre d’un sentiment de pitié pour ceux qui, sans autre gouvernail que la raison, osent braver l’océan des opinions humaines, et croient pouvoir s’y diriger avec assurance. Je ne dis pas sans doute que la théologie enseigne dogmatiquement le scepticisme philosophique, car je sais au contraire qu’elle l’a souvent condamné ; mais, tout en le condamnant, il est bien rare qu’elle ne manifeste pas quelque sympathie pour lui : elle y retombe toujours plus ou moins à son insu. Tout en reconnaissant une certaine valeur spéculative à la raison, elle se défie d’elle dans la pratique ; elle ne lui accorde qu’une très faible action sur la vie humaine, et conteste son droit à gouverner et à améliorer les sociétés. Si telles sont les dispositions des théologiens en général, il n’est pas étonnant que de temps à autre on voie s’élever quelques esprits violens et passionnés, qui, déchirant les voiles, mettant à nu les racines des choses, prenant plaisir à voir « la superbe raison froissée par ses propres armes, et la révolte sanglante de l’homme contre l’homme, » sacrifient sans mesure la raison à la foi, et prétendent édifier la religion sur la base ruineuse d’un absolu pyrrhonisme. Tel a été Pascal au XVIIe siècle, tel encore de nos jours l’abbé de Lamennais.

La science, de son côté, a également un critérium qu’elle considère comme infaillible : c’est l’expérience, aidée du calcul ; je ne parle pas de cette expérience interne de la conscience, dont chacun peut toujours, s’il le veut, récuser l’autorité, mais de l’expérience des sens, qui, aidée de tous les moyens les plus ingénieux et les plus subtils de la méthode et de l’analyse, confirmée par les déductions du calcul, met sous les yeux de tous avec une rigueur irrécusable les faits de l’univers sensible, ainsi que les rapports constans et universels, c’est-à-dire les lois de ces faits. Une fois qu’une question a été tranchée par l’expérience, il n’y a plus de débat : partout la même solution est acceptée et enseignée ; philosophes ou croyans, catholiques ou protestans, déistes ou athées, tous s’y soumettent. Il n’y a qu’une physique et qu’une géométrie, et c’est là qu’on peut dire en toute vérité : La science a parlé, la cause est entendue. Bien plus, le nombre de ces vérités universellement admises augmente sans cesse ; aucune ne se perd, et de nouvelles viennent toujours s’ajouter aux précédentes. Enfin la certitude incomparable de ces sortes de vérités se démontre encore par les innombrables applications qui en sont faites, qui vérifient la solidité du principe en même temps qu’elles améliorent et perfectionnent la condition de la société. Telles sont les raisons pour lesquelles les savans comme les théologiens contemplent avec quelque indifférence, et souvent même avec une hostilité prévenue, les systèmes philosophiques, toujours en lutte les uns contre les autres, toujours vaincus, toujours renaissans, et dont aucun ne paraît avoir jusqu’à présent réussi à établir définitivement une seule vérité à l’abri de toute controverse et de toute interprétation contradictoire. Ce genre de scepticisme est, en pratique, l’état d’esprit de la plupart des savans : il est philosophiquement représenté parmi nous par l’école de M. Littré, par l’ingénieux et subtil M. Cournot ; parmi les lettrés, il compte un adhérent de la plus rare intelligence, et merveilleusement apte à toutes les choses de la pensée, M. Sainte-Beuve ; il a été exposé par M. Renan avec toutes les grâces et toutes les facettes de son talent. On peut dire néanmoins que c’est parmi les philosophes eux-mêmes que le scepticisme scientifique a trouvé, à la fin du siècle dernier, son plus sérieux, son plus profond interprète, Emmanuel Kant, le plus grand des philosophes allemands, l’un des plus grands philosophes modernes.

Pressé entre le théologien et le savant, il faut avouer que le philosophe est dans une situation assez pénible. À l’égard du premier, il est lui-même un savant : il est exigeant, interrogateur, difficile à contenter ; il relève les contradictions de ses adversaires, et se fait gloire de ne rien accepter qui ne lui paraisse évident ; mais à l’égard des savans le rôle du philosophe change, et il n’est pas loin de ressembler à un théologien. Il est alors sur la défensive : il demande à ne pas être serré de trop près, il accorde qu’il y a des difficultés, des obscurités ; il se retranche derrière la morale ; il s’indigne, il s’émeut, il en appelle à la foi du genre humain. Le philosophe est en un mot déchiré entre deux tendances contraires : d’une part, il craint d’être entraîné au mysticisme et au surnaturalisme, de l’autre au matérialisme et à l’athéisme. La philosophie de notre temps avait essayé d’échapper à ce double péril en se séparant énergiquement et de la théologie et des sciences, et en ne leur permettant pas de mettre le pied chez elle ; mais une telle situation n’a pu durer. La théologie d’une part, les sciences de l’autre ont protesté contre un isolement aussi arbitraire. Les philosophes eux-mêmes semblent avoir éprouvé le besoin d’en sortir. Ici toutefois se manifesteraient volontiers deux tendances différentes qui, à un moment donné, pourront avoir d’importans résultats. Les uns, en effet, seraient assez tentés de s’allier aux théologiens, au moins à ceux d’entre eux qui ne sont pas aveuglément et systématiquement ennemis de la raison et de la liberté ; les autres, au contraire, auraient plutôt un secret penchant qui les entraînerait vers les savans, et ils donneraient volontiers la main à ceux d’entre eux qui ne seraient pas systématiquement ennemis de toute pensée spiritualiste. D’une part, une philosophie un peu plus théologique que par le passé, de l’autre une philosophie un peu plus scientifique, telles sont les nuances qui s’accusent déjà parmi nous. C’est ainsi qu’on essaierait de désarmer (peut-être au risque d’être un peu désarmé soi-même) les deux classes d’adversaires que nous avons signalées, et de conjurer ce double scepticisme si funeste à l’humanité et à la philosophie, le scepticisme scientifique et le scepticisme théologique.

Les faces nouvelles que tend à prendre parmi nous l’éternel problème de la certitude n’avaient sans doute point échappé au pénétrant et généreux esprit, l’une des gloires du spiritualisme français, qui s’était proposé de consacrer toutes les forces de sa maturité à une histoire du scepticisme, et qui a été si tristement interrompu par la mort dans cette œuvre à peine commencée : je veux parler de M. Emile Saisset. De cette histoire, qui eût été sans doute l’un des plus curieux livres de notre temps, grâce à la beauté du sujet et à l’éminent talent de l’auteur, il ne reste aujourd’hui que des fragmens dont les uns déjà publiés, les autres inédits, viennent d’être réunis avec un soin religieux par son frère, M. Amédée Saisset, lui-même excellent professeur de philosophie de l’Université[1]. Parmi les divers morceaux dont se compose ce volume, on remarquera l’étude sur Enésidème, le plus grand sceptique de l’antiquité. Ce travail très étendu, l’une des thèses les plus remarquables de la faculté des lettres de Paris, l’un des meilleurs morceaux philosophiques de l’auteur, était depuis longtemps fort estimé par les bons juges, et il résume à lui seul en quelque sorte toute l’histoire du scepticisme ancien ; mais il était devenu fort rare, comme les travaux de ce genre : les amis les plus intimes de l’auteur ne l’avaient même pas. C’est donc rendre un vrai service à la science que de le publier de nouveau. On remarquera encore quelques écrits de philosophie théorique, tous relatifs à la question du scepticisme, et où se rencontrent beaucoup de vues personnelles et originales ; mais ce qui donne à ce nouveau volume son plus grand prix, ce qui nous a paru de nature à provoquer le plus de réflexions intéressantes, c’est un travail entièrement inédit sur le scepticisme de Pascal, où l’auteur a touché, avec autant de fine réserve que de hardiesse, aux points les plus délicats des rapports de la religion et de la philosophie. Une étude sur Kant, publiée autrefois dans la Revue, complète ces travaux sur le scepticisme des temps modernes. Par ces deux morceaux, M. Saisset atteignait dans ses racines les plus profondes le scepticisme contemporain.

Lui-même indiquait ce but et cette occasion à ses recherches dans la leçon éloquente et spirituelle par laquelle il ouvrit, au mois de décembre 1861, son cours sur l’histoire du scepticisme. Voici en quels termes il décrivait, dans ce discours, le scepticisme théologique : « Les théologiens, disait-il, quoique adversaires déclarés du matérialisme, s’accordent avec lui pour nier ou tenir à l’écart la philosophie. Il y a les violens qui disent : La philosophie est une chimère, la philosophie est un bavardage. Il y a les doux, les mielleux, les moelleux qui disent : La philosophie n’est pas impuissante ; mais qu’elle est insuffisante ! qu’elle est stérile ! qu’elle est faible ! Combien sa place est petite ! Il appartient à la théologie d’habiter et de remplir le temple de la vérité. Quant à la philosophie, on ne la chasse pas, mais on la conduit tout doucement dans le vestibule ; on la charge d’ouvrir la porte et de chasser les gens sans aveu qui rôdent autour. » Il caractérisait en même temps le scepticisme scientifique en termes non moins vifs et non moins vrais. « Je sais qu’il y a des faits sensibles, je sais que ces faits ont des rapports de concomitance qu’on appelle des lois ; je ne sais rien de plus. Y a-t-il des forces ? y a-t-il des fins ? Je l’ignore. L’homme est-il esprit ou matière ? Je n’en sais rien. Existe-t-il un principe vital, une âme ? Je l’ignore. Enfin y a-t-il un Dieu ? C’est ce que j’ignore le plus. Je ne suis pas athée. L’athéisme s’oppose au théisme, et je ne suis ni pour ni contre Dieu. Je ne m’en occupe pas. »

À ces deux classes d’adversaires, M. Emile Saisset répondait « que si un peu de philosophie mène au scepticisme, beaucoup de philosophie en éloigne, et assoit l’esprit dans un dogmatisme limité, mais inébranlable. » Telle est pour nous aussi la vérité. Un dogmatisme absolu tombe dans la chimère ; un scepticisme absolu se dévore lui-même et se condamne au silence. Il faut un dogmatisme, mais un dogmatisme limité. L’exemple des excès où sont tombés de part et d’autre, dans un sens opposé, Pascal et Kant attestera la solidité de cette conclusion.


I

Un fait bien remarquable, c’est la prédilection particulière de notre siècle pour Pascal, et surtout pour le livre des Pensées. Ce n’est pas sans doute que les Provinciales nous laissent indifférens ; c’est un beau, un charmant livre, mais qui ne passionne plus, tant il a eu raison ; tout au plus, quand recommencent quelques-unes de ces émeutes périodiques de l’opinion dont les jésuites sont de temps en temps l’objet et dont ils ont aujourd’hui l’habitude, tout au plus alors s’échauffe-t-on encore un peu pour ou contre les Provinciales ; mais ce n’est que la surface de notre esprit qui est agitée. Les Pensées au contraire remuent le cœur, et le plus profond de notre cœur. C’est là pour nous qu’est le véritable Pascal. C’était le contraire aux siècles passés : au XVIIe siècle, on disait bien, de M. Pascal qu’il était un beau génie, mais on entendait surtout parler de l’auteur des petites lettres. Quant aux Pensées, elles ne semblent pas avoir été vivement goûtées par les contemporains : quelques paroles de Nicole, citées par M. Cousin, nous apprennent que les amis mêmes de l’auteur en étaient médiocrement satisfaits. Mme de Lafayette avait dit : « C’est méchant signe pour ceux qui ne goûteront pas ce livre. » Nicole répondit : « Pour vous dire la vérité, j’ai eu jusqu’ici quelque chose de ce méchant signe. J’y ai bien trouvé un grand nombre de pierres assez bien taillées et capables d’orner un grand bâtiment, mais le reste ne m’a paru que des matériaux confus, sans que je visse assez l’usage qu’il en voulait faire. » M. Cousin a fait également remarquer le silence universel des contemporains ; pas un mot dans Fénelon, dans Malebranche, dans Bossuet. On croyait trop alors, et trop paisiblement, pour être sensible à une apologie aussi ardente et aussi troublante que celle de Pascal. Je me représente en particulier Bossuet lisant les Pensées : ou je me trompe fort, ou il devait en être singulièrement scandalisé, lui qui ne supportait même pas la foi si pure et si entière de Fénelon, parce qu’elle était trop subtile. Cette logique à outrance, ce défi perpétuel jeté à la raison, ces mots terribles sur l’ordre factice des sociétés, ce mépris de la raison commune et des vérités moyennes, ce besoin de démonstrations rares, ce renversement de toutes choses, ce style heurté et violent, tout ce qui confondait et révoltait le solide bon sens de Nicole devait profondément déplaire à la majestueuse et impassible raison du grand évêque du grand siècle. Cet étrange personnage, géomètre et théologien, écrivain sans le savoir, plaisant et tragique, jugeant la vie comme Shakspeare et mourant comme un moine du moyen âge, n’était certainement pas de la famille de Bossuet, ce grand représentant de la discipline théologique.

Si Pascal a été peu goûté au XVIIe siècle parce qu’il ne croyait pas assez, il ne l’a pas été non plus au XVIIIe, parce qu’il croyait trop : les uns le trouvaient téméraire, les autres fanatique ; les uns étaient inquiets de son scepticisme, les autres peu sympathiques à sa foi. L’esprit critiqué du XVIIe siècle n’aimait pas l’enthousiasme religieux. Voltaire ne pardonnait à Polyeucte qu’à cause des amours de Sévère et de Pauline, il pardonnait de même à Pascal pour quelques-unes de ses maximes philosophiques ; mais en général il ne voyait en lui qu’un fanatique éloquent. Condorcet en jugeait de même, et, dans son édition de Pascal, il répandait un froid géométrique sur les pensées les plus pathétiques et les plus touchantes. Il est facile de comprendre maintenant pourquoi notre siècle a plus aimé Pascal qu’aucun des deux autres qui nous ont précédés : son scepticisme, qui scandalisait le XVIIe siècle, est précisément ce qui nous plaît en lui. Nous l’aimons pour avoir douté, pour avoir souffert, pour avoir appelé la lumière en gémissant ; mais en même temps que nous aimons et que nous comprenons son doute, nous aimons aussi et nous comprenons sa foi. Il y a aujourd’hui bien peu de croyans qui n’aient quelque sympathie pour le doute, bien peu de sceptiques qui n’aient quelque sympathie pour la foi. Dans la poésie, l’enthousiasme religieux nous plaît et nous émeut autant qu’il choquait au siècle dernier, et nous préférons Polyeucte à Sévère ; la poésie lyrique de notre temps a dû à la foi religieuse quelques-uns de ses plus beaux accens. Autant nous sommes émus par les invectives hardies de Pascal contre la raison humaine, contre les lois de la société, je dirais presque contre les preuves traditionnelles et banales de la religion, autant nous le sommes de sa pieuse humilité et des effusions religieuses qui s’échappent de son cœur. La Prière sur les maladies, le Mystère de Jésus, l’Amulette elle-même nous émeuvent profondément, et nous ne sommes pas persuadés qu’un enthousiaste soit nécessairement un fou. Enfin Pascal est un de nous, car ce qui domine en lui est aussi ce qui domine en ce siècle, une foi qui doute et un doute qui veut croire. Si de ces deux choses, la foi ou le doute, l’une triomphait définitivement, Pascal perdrait peut-être une partie de son prix ; mais il est à craindre que ce partage ne dure encore longtemps, et que Pascal ne reste par là le plus fidèle et le plus profond interprète de nos déchiremens et de nos douleurs.

Aussi voyons-nous que la plupart des grands écrivains, des critiques considérables de notre temps se sont exercés au portrait de Pascal, et ce qui est digne de remarque, c’est qu’ils y ont presque tous réussi. Chateaubriand, M. Villemain, M. Sainte-Beuve, M. Nisard lui ont dû tous quelques-unes de leurs plus belles pages ; mais parmi tous ces écrivains, tous ces critiques, celui qui s’est emparé de Pascal de la manière la plus triomphante a été M. Cousin. Il a rendu à Pascal son texte authentique et original ; il en a retrouvé un fragment sans prix, et par le sujet, et par la manière, le Discours sur les passions de l’amour ; il a jugé l’écrivain en quelques lignes souveraines où le souffle du grand critique a passé. Enfin, dans un morceau des plus approfondis, il a établi avec un surcroît de preuves et une dialectique irrésistible ce que l’on savait sans doute, mais sans le bien comprendre et sans y trop penser, le scepticisme philosophique de Pascal[2]. Après que tant et de si grands maîtres avaient touché à cet inépuisable sujet, quel honneur pour M. Havet d’avoir su encore trouver de quoi nous intéresser et nous émouvoir ! Cette plume si fine et si rare, qui s’est trop économisée, nous donnait en tête d’une édition fidèle des Pensées de Pascal une introduction lumineuse et animée, qui mettait en relief quelques-uns des traits éminens du grand maître, oubliés par d’illustres prédécesseurs.

Parmi les écrivains qui auront parlé de Pascal, de son scepticisme et de sa foi avec le plus de force et d’émotion, il faudra maintenant compter M. Emile Saisset, qui a laissé sur ce sujet, avons-nous dit, un certain nombre de leçons à peine rédigées, mais pleines de souffle, et qui seront lues encore après ce que M. Cousin a écrit. Peut-être est-ce dans ces leçons que M. Saisset s’est le plus livré lui-même. Esprit circonspect et réservé la plume à la main, il s’abandonnait beaucoup plus devant ses auditeurs : sans être entraîné par sa parole, ou plutôt précisément parce qu’il s’en sentait maître, il ne craignait pas certaines expansions ; il semblait que la présence même du public vivant lui inspirât plus de confiance que ce public abstrait et invisible auquel on parle en écrivant. De là une liberté pleine de mouvement, qui compense dans ces leçons ce qui peut leur manquer pour la perfection du style et le développement de la pensée. Du reste, les Pensées de Pascal, ces débris sublimes d’un monument interrompu, pourraient-elles avoir un plus sincère, un plus touchant écho que ces leçons mutilées, fragmens aussi d’un monument philosophique dont une même jalousie du destin n’a pas permis l’achèvement ?

M. Emile Saisset distingue au XVIIe siècle trois sortes de scepticisme : le scepticisme janséniste, le scepticisme jésuitique, le scepticisme érudit ; le premier représenté par Pascal, le second par Huet, le troisième par Bayle. Celui-ci, selon les mots de Voltaire, est « l’avocat-général du scepticisme ; mais il ne donne pas ses conclusions. » Quant à Huet, M. Saisset a laissé de lui un portrait charmant. « Huet, dit-il, est un homme du monde ; ce n’est pas l’Alceste, c’est le Philinte du scepticisme théologique. Il insinue le scepticisme plutôt qu’il ne le professe. Il le verse à petites doses, d’abord dans la Démonstration évangélique, puis dans les Questions d’Aulnay sur l’accord de la foi et de la raison. Il ne se montre à visage découvert que dans son Traité de la faiblesse de l’esprit humain. Je dis à visage découvert, et j’ai tort : ce genre d’esprit a toujours un masque. Huet admet qu’il y a des vraisemblances à défaut de vérités. Il admet même des clartés et des certitudes, mais des clartés qui ne sont pas tout à fait claires et des certitudes qui ne sont pas tout à fait certaines, un peu à la manière de ces grâces suffisantes qui ne suffisent pas. À cette marche oblique, doucereuse, gracieuse, accommodante, ne reconnaît-on pas l’habile et insinuante compagnie de Jésus ? On me dira : Huet n’était pas jésuite ; c’est vrai, mais il logeait chez eux ; il était leur ami, leur hôte. Il passa chez les jésuites de la rue Saint-Antoine les vingt dernières années de sa vie et leur légua sa bibliothèque. Il avait pris l’air de la maison. »

Tel n’était pas l’ardent et mélancolique auteur des Pensées, de cet adversaire implacable de la molle casuistique de son temps, de celui qui dans les derniers jours de sa vie, bien loin de se repentir des Provinciales, disait encore : « Si j’avais à les refaire, je les referais plus fortes. » Pascal n’a jamais reculé devant aucune conclusion. Il est même plus enclin à exagérer sa pensée qu’à la voiler. Son scepticisme sera donc aussi hardi dans la forme que dans le fond. Cependant ce scepticisme a donné lieu à des interprétations différentes. Lorsque M. Cousin, en 1844, souleva cette question, deux opinions se produisirent. Selon les uns, Pascal avait seulement voulu montrer l’insuffisance de la philosophie et de la raison, sans cependant condamner l’une et l’autre en termes absolus. Suivant les autres, ce n’est pas seulement l’insuffisance, c’est l’impuissance radicale de la raison et de la philosophie, c’est le scepticisme sans mesure et sans frein que nous trouvons dans les Pensées de Pascal. M. Saisset pense que les deux opinions sont également vraies, tantôt Pascal fait la part à la raison, tout en la déclarant insuffisante ; tantôt il lui refuse tout, et se range parmi les pyrrhoniens absolus.

Lorsque Pascal nous dit en effet : « Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, se soumettre où il faut, » lorsqu’il dit : « Il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison, ensuite qu’elle est vénérable, en donner le respect, la rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fut vraie, enfin montrer qu’elle est vraie, » n’est-ce pas là la méthode d’un sage apologiste qui veut fonder la religion sur une solide philosophie, et non l’établir sur les ruines de la philosophie même ? « La foi, ajoute-t-il encore, dit bien ce que les sens ne disent pas, mais non pas le contraire de ce qu’ils voient. — Elle est au-dessus et non pas contre. » Ainsi il ne condamne pas absolument la nature et la raison. Ce qu’il affirme, c’est que la philosophie est insuffisante à satisfaire, à consoler, à fortifier l’âme de l’homme. La science ne suffit pas ; il faut l’amour, il faut la grâce, il faut la foi. « Qu’il y a loin, dit-il, de la connaissance de Dieu à l’aimer ! » Bossuet avait exprimé aussi la même pensée en ces termes éloquens : « Malheureuse la connaissance qui ne se tourne pas à aimer ! » Pascal dit encore : « Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point. » Ce n’est donc pas précisément la raison en elle-même que Pascal conteste, c’est sa valeur pratique, efficace pour la vie et pour le salut. Là au contraire est le triomphe du christianisme. « Nous ne connaissons Dieu, dit-il, que par Jésus-Christ ; sans ce médiateur est ôtée toute communication avec Dieu. » C’est de la même manière que jadis saint Augustin était arrivé au christianisme. Les platoniciens, disait celui-ci, lui avaient révélé Dieu, mais sans lui donner le moyen qui y conduit. Ce moyen, ce chemin, c’est Jésus-Christ, selon la parole : « Je suis la voie, je suis la vie. » La voie et la vie, voilà, selon les chrétiens, ce que la philosophie ne donne pas ; voilà pourquoi elle est non impuissante, mais insuffisante. Si Pascal était resté dans ces termes, il serait d’accord avec tous les théologiens et avec la doctrine universelle de l’église, car il est de toute évidence que, si la philosophie n’était pas insuffisante, la foi serait inutile.

Après avoir ainsi posé le problème, M. Emile Saisset aurait pu, dans ses leçons de la Sorbonne, en éluder, en ajourner la solution. De graves et délicates convenances semblaient l’y autoriser. Il ne le fit pas, et on remarquera avec quelle netteté et franchise de parole il défendit en cette circonstance les droits et le rôle de la philosophie. Jusqu’à quel point la philosophie est-elle insuffisante ? Voilà ce qu’il fallait chercher. M. Saisset n’hésite pas à reconnaître qu’elle l’est pour la grande masse du genre humain, pour cette multitude d’hommes qui n’ont pas de loisirs, qui ont à peine le temps d’étudier, de lire, de penser. Elle ne suffit guère davantage aux âmes poétiques, qui ont besoin de symboles non-seulement pour charmer leur imagination, mais pour captiver leur raison Elle ne suffit pas aux âmes mystiques, qui veulent avec Dieu un commerce affectueux et familier : témoin cet admirable dialogue de Pascal et de Jésus-Christ dans le Mystère de Jésus, fragment découvert par M. Faugère. À toutes ces âmes la philosophie ne suffit pas ; elle ne donne pas un commerce direct, immédiat entre l’homme et Dieu. Elle donne de Dieu une connaissance spéculative ; elle n’en donne pas une vue précise, un goût sensible et pratique. De là, vient qu’elle n’a jamais pu organiser un culte ni au temps de l’école d’Alexandrie, qui voulut régénérer le paganisme, ni au XVIIIe siècle, où l’on inventa la théophilanthropie, la déesse Raison, le culte de l’Être suprême, ni de nos jours, où les saint-simoniens ont essayé de parodier le culte catholique, tout en organisant la dictature de l’industrie et en donnant le bien-être comme fin suprême à la destinée humaine.

Mais, si la philosophie est insuffisante pour un grand nombre d’hommes, elle ne l’est pas cependant pour tous. La philosophie convient et suffit, selon M. Emile Saisset, à trois classes d’hommes : d’abord à ceux qui veulent voir clair en toutes choses et qui s’arrêtent dans leurs affirmations là où commence l’obscurité, ce sont les esprits cartésiens, — en second lieu aux esprits défians qui ont un vif sentiment du réel, un grand mépris des choses chimériques, et qui surtout ne veulent pas être dupes : ce sont les esprits voltairiens. Enfin il est une dernière classe d’esprits, la plus rare de toutes : ce sont ceux chez lesquels une volonté fortement trempée est capable de se déterminer par les seuls conseils de la raison, ce sont les esprits socratiques ou stoïciens. « Pourquoi la philosophie, dit M. Saisset, ne suffirait-elle pas à de telles âmes ? La philosophie leur donne une religion, puisqu’elle leur donne la foi en Dieu ; elle leur donne une morale, puisqu’elle leur enseigne le devoir. Elle leur donne même une certaine piété, puisqu’elle leur inspire la foi en la Providence, par suite la résignation, non pas une résignation passive et forcée, mais une résignation volontaire et douce, celle qui dit dans la douleur même : Fiat voluntas tua. Enfin elle leur donne l’espérance. Socrate n’est pas sûr de l’autre vie ; mais il ne regrette pas d’avoir agi comme s’il y en avait une, et il l’espère de la bonté des dieux. Ainsi le philosophe ne manque ni de religion ni de piété. Il croit en Dieu. Il l’adore et le contemple avec ravissement dans la beauté de ses œuvres. Il prie, il espère. »

Cette leçon hardie, où M, Émile Saisset divisait d’une main si ferme l’humanité en deux choses, les âmes religieuses et les âmes philosophiques, dut soulever de vives objections, non malveillantes, mais inquiètes, mais émues, et qui amenèrent notre ami à s’expliquer encore avec plus de fermeté et de précision. On lui reprocha d’avoir fait de la philosophie un privilège aristocratique, d’avoir parlé comme ceux qui disent qu’il faut une religion au peuple. M. Saisset répondit avec énergie à ces pressantes instances. Il blâmait ceux qui disent que la religion n’est nécessaire qu’au peuple. Il y a des âmes très éminentes, très cultivées, qui ont besoin d’une religion positive. « J’ai cité Pascal et saint Augustin, disait-il : est-ce là le peuple ? La religion est bonne pour ceux qui ont le besoin et le pouvoir d’y croire. » On insiste et on dit : « Vous admettez donc que certaines âmes n’ont ni le besoin ni le pouvoir de croire au surnaturel et peuvent s’en passer ? — Oui, Socrate, Platon, Caton, Marc-Aurèle, Épictète, ont vécu heureux et honnêtes sans avoir de religion positive. Il est des sages modernes qui, sans avoir le prestige qui couronne ces grands noms, témoignent que la droiture, la vertu et même la piété n’ont pas besoin de religion positive. » Un autre adversaire, serrant la question de plus près, voulut attirer M. Saisset sur le terrain brûlant du surnaturel et des. miracles. Celui-ci ne recula pas devant cet appel, et il répondit : « En fait de surnaturel, j’admets Dieu et la Providence ; en fait de miracle, le miracle éternel et perpétuel de la création ; en fait de révélation, j’admets que Dieu se révèle par les lois de la nature et fait éclater sans cesse sa puissance, son intelligence, sa sagesse, sa justice, sa bonté. J’admets cela, rien de moins, rien de plus. Je ne sais si cette déclaration plaira à tous mes auditeurs ; mais on m’accordera que j’ai été fidèle à ma maxime : netteté dans les idées, sincérité dans les déclarations. » Cette ferme et noble déclaration de principes fut accueillie par tous les auditeurs avec une sympathie respectueuse, et le succès croissant de ses leçons vint prouver à M. Emile Saisset que la franchise unie à la modération désarme et subjugue toutes les opinions.

Ces leçons, d’un caractère si accentué, ont été presque les dernières qu’ait prononcées à la Sorbonne Emile Saisset. Elles seront importantes pour l’histoire du spiritualisme contemporain. Jamais, depuis Jouffroy, l’école spiritualiste n’avait accusé ses doctrines rationalistes avec autant de fermeté et de décision. Ceux qui croiraient qu’en cette circonstance elle a manqué à la sagesse en se découvrant avec trop de sincérité ne se rendraient pas un compte bien exact de la situation actuelle de la philosophie. Les questions sont aujourd’hui serrées de trop près pour que l’on puisse rester dans le vague des formules indécises et d’un incertain christianisme qui n’est ni orthodoxe, ni hétérodoxe. Un historien illustre, qui vient de toucher à toutes ces questions avec la hauteur qui lui est habituelle, met en demeure les spiritualistes de s’expliquer sur la question du surnaturel. Ce grand et éloquent défenseur de la liberté de discussion est le premier à désirer que les causes s’accusent et se découvrent avec franchise, et que chacun porte son propre nom, son propre drapeau. Ce n’est pas lui qui reprocherait à M. Saisset (s’il vivait encore) d’avoir répondu d’avance à son appel et d’avoir dit : « Voilà ce que je crois ; rien de moins, rien de plus. »

S’il m’était permis d’ajouter un mot à la discussion si vive et si franche de M. Emile Saisset, je dirais volontiers : Lorsqu’on accuse la philosophie d’insuffisance, qu’entend-on conclure de là ? J’avoue volontiers que la philosophie est insuffisante, qu’elle ne donne ni toute lumière, ni toute consolation, ni tout espoir ; mais pourquoi la philosophie serait-elle suffisante, et pourquoi supposerait-on que l’homme doit avoir nécessairement à sa disposition quelque chose qui le satisfasse entièrement ? Tout étant incomplet et défectueux ici-bas, pourquoi s’étonner que nos lumières soient incomplètes, et que les secours qui nous ont été accordés soient proportionnés à la faiblesse et à la médiocrité de notre nature ? Si l’on dit qu’un Dieu bon ne peut avoir laissé ses enfans sans secours suffisans, on oublie que c’est pourtant là l’état où ont été pendant des siècles les nations les plus illustres et les plus éclairées de l’antiquité. Il n’y a donc pas de contradiction à supposer que la Providence n’a donné aux hommes que des moyens très faibles pour percer les mystères de leur destinée. On n’a rien dit contre la philosophie en montrant qu’elle ne donne ni toute la force, ni toute la joie désirable, car il est possible qu’il soit dans la destinée humaine de se contenter de faibles lumières et de faibles secours. Si l’on réfléchit d’ailleurs que les formes les plus variées des croyances humaines donnent toutes des consolations et ont inspiré des prodiges de courage et de sacrifice, on verra que le fait de donner des consolations et des forces n’est pas une garantie suffisante de vérité.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs, si Pascal s’en était tenu à la doctrine que nous venons d’exposer, il ne se distinguerait de la plupart des théologiens que par l’énergie de sa conviction et l’ardeur entraînante de son éloquence. Ce ne serait pas là le scepticisme, car le scepticisme ne consiste pas à limiter la raison, mais à la nier. Malheureusement c’est là une extrémité devant laquelle Pascal n’a pas reculé. De l’insuffisance de la philosophie et de la raison, il est passé, par un entraînement facile à comprendre, à la doctrine d’une impuissance radicale, absolue, irrémédiable, au moins hors de la révélation et de la grâce. Il parle de la philosophie de la manière la plus insultante dans ce passage si connu : « Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher. Nous n’estimons pas que la philosophie vaille une heure de peine. » Il prononce cette parole hardie et décisive : « Le pyrrhonisme est le vrai. » Enfin il serait difficile aujourd’hui, après la démonstration victorieuse de M. Cousin, de nier que dans Pascal se rencontrent à chaque page des traits qui trahissent un absolu scepticisme. Il attaque la philosophie dans ses sources psychologiques en niant la légitimité de tous nos moyens de connaître, il ébranle la morale et la religion naturelle en niant la justice et en n’admettant que la force, en justifiant l’athéisme comme une marque de force d’esprit, en substituant aux démonstrations philosophiques de l’existence de Dieu la fameuse preuve tirée du calcul des probabilités, qu’il venait d’inventer, jouant Dieu à croix ou pile. Il n’est pas moins sceptique sur les affections que sur les idées, et il a écrit cette phrase odieuse, que Hobbes ne désavouerait pas : « Les hommes se haïssent naturellement les uns les autres. » La force et le hasard lui sont les maîtres de la vie humaine, et son imagination épouvantée ne voit sur cette terre qu’un cachot, et dans les hommes que des condamnés à mort attendant leur exécution.

De cette philosophie subversive ne pouvait sortir qu’une religion servile et tyrannique, que M. Cousin définissait éloquemment en l’appelant « cette dévotion malheureuse que je ne souhaite à personne ; » ce qui se comprend du reste aisément par l’alliance naturelle (aussi naturelle en philosophie qu’en politique) de l’anarchie et du despotisme. Après avoir dit qu’il faut présenter la religion comme raisonnable et aimable, il la présente au contraire comme terrible et incompréhensible, et il se jette dans toutes les extrémités du credo quia absurdum. Il dit que, s’il y a quelque chose de scandaleux et d’énorme[3], ce n’est pas « la justice envers les réprouvés, c’est la miséricorde envers les élus. » Aveuglé par un mysticisme insensé, il dit que « la maladie est l’état naturel du chrétien, et qu’il faut vivre dans l’attente continuelle de la mort. » Il combat toutes les affections humaines, il ne veut pas qu’on s’attache à lui et prétend « que l’on est coupable de se faire aimer. » Enfin il condamne le mariage comme un homicide, ou plutôt comme un déicide. Tel a été le christianisme janséniste de Pascal, exagération repoussante du principe de la foi, et qui inspire à M. Saisset ces excellentes paroles : « Je ne reconnais pas à ces traits la morale chrétienne, la charité chrétienne, l’esprit chrétien. Le Christ mourant au Golgotha n’est pas un symbole d’ascétisme, mais un symbole de bonté, de charité et d’amour. »

On voit par l’exemple de Pascal (je prends le plus grand) ce que devient une théologie quand elle est privée du soutien d’une saine et forte philosophie, et lorsqu’elle s’allie au scepticisme pour obtenir l’entier abattement de la raison. On ne peut sans doute demander aux théologiens de consentir à l’indépendance absolue et souveraine de la philosophie, car ce serait sacrifier leurs propres principes ; mais ils peuvent voir qu’une trop grande défiance à l’égard de la raison conduit à des extrémités aussi périlleuses pour l’orthodoxie que pour le bon sens. Que cela soit un avertissement pour les théologiens excessifs qui ne voient que des ennemis dans les libres penseurs. Le rationalisme a du bon, ne fût-ce que comme correctif aux entraînemens fanatiques d’un mysticisme déréglé.

Au reste, il est juste de le reconnaître, à part la défiance bien naturelle qu’inspire toute philosophie indépendante à la théologie révélée, il est certain que le scepticisme théologique a reculé plutôt qu’il n’a fait de progrès dans ces dernières années. Un exemple solennel, celui de l’abbé de Lamennais, a prouvé qu’une telle tactique n’est pas une garantie bien solide pour la foi. Nos théologiens les plus éclairés, le père Gratry, l’abbé Hugonin, Mgr Maret, sont tous très opposés à cette fausse doctrine. Saint-Sulpice, qui est le centre des bonnes études théologiques en France, l’a toujours combattue, et récemment encore nous entendions à Notre-Dame un prédicateur éclairé, le père Hyacinthe, défendre fortement et noblement la cause de la raison et de la philosophie, j’ajouterai même de la société moderne, contre l’école traditionaliste. Rome elle-même, dans quatre propositions célèbres promulguées il y a une dizaine d’années, a expressément condamné l’opinion qui conteste à la raison le pouvoir d’établir l’existence de Dieu et de l’âme, les grandes vérités de la morale, enfin les principaux articles de la théologie naturelle. Comme la philosophie n’a pas toujours le bonheur d’être d’accord avec Rome, c’est un devoir pour elle de reconnaître qu’en cette circonstance Rome a montré autant de sagesse que de lumières, et il serait fort à désirer, dans l’intérêt de la paix et de la fraternité, qu’il en fût toujours ainsi.

Lorsque la théologie combat la philosophie et veut la détruire parmi les hommes, elle entreprend l’impossible, car il faudrait pour cela qu’elle supprimât un instinct irrésistible de la nature humaine, le besoin d’examiner et de comprendre. Le théologien comprend médiocrement la force d’un tel besoin, parce qu’en général il ne l’éprouve pas (autrement il est un philosophe) et ne cherche guère à le satisfaire. La théologie répond pour sa part à un tout autre besoin de l’âme, le besoin de croire et de systématiser ses croyances. C’est par l’ordre et l’enchaînement des doctrines que la théologie, j’entends la théologie catholique, a un côté scientifique ; mais elle ne fait qu’ordonner et enchaîner, elle ne cherche pas, si ce n’est peut-être dans la controverse, où le besoin de se défendre la force à découvrir des armes nouvelles : par là elle commence à ressembler à la philosophie, sans jamais se confondre avec elle tant qu’elle persiste à s’appuyer sur une doctrine consacrée. La philosophie au contraire est fille de l’examen, elle ne veut rien affirmer qu’elle n’ait trouvé par l’analyse et la réflexion. Ses dogmes sont ses conquêtes et non pas ses chaînes. Elle va donc à la découverte, et c’est pourquoi elle va souvent à l’aventure, c’est pourquoi aussi chaque philosophe va de son côté, persuadé qu’il a trouvé le vrai chemin et que tous les autres se trompent. Cette recherche libre et personnelle est et sera toujours la tentation et l’appât du philosophe. Le théologien, habitué à la sécurité que donne une foi bien établie, comprend difficilement qu’on puisse prendre plaisir à vivre au sein des mouvemens et des oscillations du sol philosophique. Il s’en faut en effet que ce soit là un plaisir sans mélange, et je ne le conseillerais pas volontiers à ceux qui n’aiment que la paix ; mais penser par soi-même et n’obéir qu’à la lumière de sa raison, c’est une des plus fortes et des plus hautes passions de l’homme. Celui qui l’éprouve assez pour lui consacrer sa vie est un philosophe, celui qui ne l’éprouve pas peut très bien se dispenser de se livrer à la philosophie ; mais qu’il ne cherche pas à en détourner les autres.


II

Comment passer de Pascal à Kant ? Quelle transition liera l’un à l’autre deux personnages si dissemblables, et qui paraissent appartenir à deux mondes ? Chez l’un, toutes les pensées ont traversé le cœur et se sont échauffées de toutes les ardeurs de la passion. Troublé par le problème de la destinée humaine jusqu’au point d’en perdre presque la raison, sceptique et croyant à la fois, portant une sorte de fanatisme dans le doute comme dans la dévotion, maudissant la vie avec tant d’exagération qu’on pourrait croire qu’il l’avait trop aimée et qu’il lui en voulait de ne pas lui avoir donné ce qu’il en espérait, ayant jeté des éclairs dans la science comme dans la philosophie, mais par-dessus tout grand écrivain, apologiste original et paradoxal de la religion, mais, malgré tous ses efforts, ayant contribué pour sa part à la dissolution des antiques croyances, tel a été Pascal, qu’on peut définir d’un mot : un homme, une âme, une flamme.

Transportons-nous maintenant sur les confins du nord, à l’extrémité orientale de la Prusse, dans cette ville froide et lointaine de Kœnigsberg où bien peu de voyageurs ont la curiosité d’aller chercher les vestiges et les souvenirs de la Critique de la raison pure. C’est là qu’est né, c’est là qu’est mort, c’est là qu’a enseigné pendant trente ans l’immortel Kant, le maître et le roi des philosophes allemands. Là l’enseignement de la philosophie n’est pas, comme ailleurs, plus ou moins lié par la tradition, par les convenances, par les habitudes, à un système d’idées consacré. La pensée est souverainement libre ; elle n’a jamais connu depuis une telle liberté. Comme Pascal, Kant associe à un scepticisme illimité une foi austère, et il rend à la pratique ce qu’il refuse à la raison spéculative ; mais il n’obéit jamais qu’à la science pure, et la passion n’a aucune part à ses raisonnemens : ce n’est pas une personne, c’est une idée… Quelquefois du sein de ces froides abstractions s’élève tout à coup un cri noble et fier qui part de l’âme et parle à l’âme ; mais rien n’est plus rare, et d’ordinaire c’est à peine si l’algèbre est plus abstraite, plus impersonnelle, que cette philosophie hérissée et enveloppée, qui recouvre les plus rares finesses de la pensée des formes les plus repoussantes du pédantisme scolastique. Néanmoins, sous cette forme surannée, que de hardiesse, que de liberté, quelle jeunesse de pensée, quelle absence de préjugés, quelle profondeur ! Et dans la morale que de grandeur et de sérénité ! Quant à l’homme lui-même, il paraît avoir assez peu connu les troubles et les tumultes de la vie. Il n’a jamais quitté sa ville natale, tout entier à sa chaire et à la construction de sa doctrine, vivant seul et dans la retraite avec une régularité toute monastique. N’ayant pas eu de ménage et, selon toute apparence, n’ayant guère connu la passion, il n’a aimé que la science et la vérité. Sur la fin de sa vie seulement, un éclair d’enthousiasme a traversé cette âme austère et virile : ce fut la révolution française qui l’alluma. Ce grand espoir d’une émancipation universelle fit sortir de sa mesure habituelle ce penseur abstrait et glacé, et l’on vit le noble vieillard courir chaque jour sur la grande route pour avoir plus tôt les nouvelles attendues par tous avec anxiété. Il meurt après quatre-vingts ans, ayant eu le temps d’édifier tout son système, d’en publier lui-même toutes les parties, n’ayant laissé aucune région de la science étrangère à ses études, et entouré d’une puissante école appelée au plus florissant avenir. Sereine et froide, pleine de jours et d’œuvres, telle a été la vie de Kant ; ardente, désolée, mutilée prématurément, telle a été la vie de Pascal. Leur philosophie reflète leur existence. L’un et l’autre sont sceptiques ; mais l’un avec amertume et insolence semble défier la raison et prendre plaisir à l’insulter, l’autre froidement et méthodiquement analyse, discute, critique, demande à cette même raison ses titres et ses comptes avec l’impitoyable tranquillité d’un juge. Tous deux unissent à un scepticisme illimité une foi profonde, et essaient de reconstruire d’un côté ce qu’ils détruisent de l’autre ; mais la foi du premier est une foi religieuse et mystique, jaillissant de l’âme comme un coup de grâce dans une extase mystérieuse ; la foi du second est une foi stoïque et morale, ayant son point d’appui dans une conscience aussi ferme que pure. Pour l’un, la foi a pour objet la croix et Jésus, pour l’autre le devoir et la vertu. Tels ont été, aux points les plus opposés et les plus extrêmes, les deux grands maîtres du scepticisme moderne.

Un système aussi compliqué et aussi fortement lié que celui de Kant est bien difficile à résumer. M. Emile Saisset a rempli cette tâche autrefois dans la Revue[4] avec un rare bonheur, et c’est cette large et rapide analyse qui est devenue le chapitre consacré à ce grand nom dans le livre qui vient d’être publié. Nous n’avons plus aujourd’hui qu’à en recueillir les principaux traits dans ce qui touche à notre sujet, c’est-à-dire au scepticisme de Kant.

Pour bien comprendre le système du philosophe de Kœnigsberg dans ses principes généraux et dans ses grandes lignes, il faut observer que, dans toutes les pensées de notre esprit, on peut distinguer deux choses : d’abord ce qui nous vient du dehors, ce qui est l’objet de la sensation, et ce que l’on appelle le phénomène, par exemple la chaleur, la couleur, le mouvement ; — en second lieu, ce qui vient de l’esprit, c’est-à-dire un certain nombre d’idées qui, s’appliquant à ces phénomènes, nous permettent de les coordonner, de les enchaîner, de les généraliser. Ces idées sont les vrais principes de la pensée. On se représente assez bien la séparation de ces deux choses, si l’on réfléchit à l’état de ces pauvres d’esprit qui sont privés de toute réflexion et de toute intelligence et ne sont doués que de la faculté de sentir. Les phénomènes les affectent tout comme nous, mais ils ne les redoublent pas dans leur conscience par la puissance de la réflexion ; ils ne savent pas les convertir en pensées, ce qui est, à proprement parler, ce que l’on appelle comprendre. Sans doute, même chez les idiots, Kant trouverait encore quelques principes purement intérieurs, qui viennent s’appliquer aux phénomènes pour rendre possible la perception des choses extérieures ; mais, les idiots étant privés des idées supérieures de l’entendement et de la raison, cet exemple rend assez bien compte de la distinction établie par Kant entre la matière et la forme de la connaissance, — la matière, qui est fournie par le dehors, et la forme par le dedans.

Maintenant la connaissance des choses, suivant Kant, se compose de trois degrés. À un premier degré, le plus simple de tous, qui est commun à l’animal et à l’homme, à l’idiot comme à l’homme raisonnable, nous percevons les choses extérieures. Cette perception suppose, comme on vient de le voir, une matière extérieure, à savoir les phénomènes. Or ces phénomènes, pour être perçus, sont soumis à une condition : il faut qu’ils soient placés dans l’espace. L’espace n’est pas l’objet direct d’une perception ni d’une sensation ; mais il est la condition qui rend possibles l’une et l’autre : c’est un cadre, un moule en quelque sorte, où viennent se placer les phénomènes à mesure qu’ils sont sentis ; c’est, pour employer le langage de Kant, une forme de la sensibilité. On peut dire la même chose du temps à l’égard des phénomènes internes, des phénomènes de conscience.

Les phénomènes placés et coordonnés dans le temps et dans l’espace deviennent des objets d’intuition et de perception, mais ils ne sont pas encore des objets de pensée. Se représenter un arbre placé en un certain point de l’espace, à une certaine distance d’un autre, ce n’est pas penser un arbre. Le penser au contraire, c’est réfléchir à l’unité et à l’individualité qui le constituent, à l’ensemble des effets et des causes dont il est la résultante ; c’est en affirmer l’existence actuelle, remarquer que cette existence est contingente et non nécessaire ; c’est enfin grouper et enchaîner les différens phénomènes que cet arbre peut présenter sous un certain nombre d’idées générales, et, comme dit Kant après Platon, ramener la multitude à l’unité. Les idées de cette seconde classe sont donc les conditions de la pensée, comme les premières étaient les conditions de la sensibilité : ce sont les catégories, expression empruntée par Kant à Aristote, et qui signifie les attributs généraux des choses.

La pensée, une fois qu’elle a pris possession des objets de la nature, les lie, les généralise, les subordonne, en forme une chaîne dont tous les anneaux se rattachent les uns aux autres. Cette chaîne est ce qu’on appelle la nature, et l’opération de l’esprit qui la forme est la science ? mais si l’esprit était obligé de poursuivre à l’infini cet enchaînement de phénomènes, cette course éternelle sans commencement ni fin accablerait la raison d’une lassitude infinie, et elle se perdrait dans cet abîme sans fond. Il lui faut s’arrêter. Ce point d’arrêt, dans quelque ordre et dans quelque série que ce soit, est ce que Kant appelle l’inconditionnel ou l’absolu. Il y en a de trois sortes : pour les phénomènes de conscience, nous concevons nécessairement un sujet qui ne soit plus phénomène, et que nous appelons âme ; pour les phénomènes extérieurs, nous concevons également un sujet en soi, un substratum qui n’est pas phénomène, et c’est ce qu’on appelle le monde. Enfin, au-dessus et au-delà de ces deux substances, qui ne sont, si j’ose dire, que relativement absolues, nous concevons un dernier absolu, l’Être infini ou parfait, Dieu. Ces trois notions, l’âme, le monde et Dieu, sont les idées de la raison pure, qui, de même que les catégories de l’entendement et les formes de la sensibilité, sont les lois nécessaires suivant lesquelles l’esprit conçoit les choses d’où il ne faut pas conclure cependant qu’elles sont les lois des choses en elles-mêmes.

Ainsi, il y a dans l’esprit trois étages de notions subordonnées les unes aux autres : au premier degré, l’espace et le temps, formes de l’intuition sensible ; au second degré, les catégories (substance, cause, unité, existence, relation, etc.), conditions de la pensée ; au troisième, les idées absolues, l’âme, le monde et Dieu. Ces dernières idées ne sont que des limites, des points d’arrêt ; les formes de la sensibilité (espace et temps) ne sont que des réceptacles, des moules vides, de simples contenans. Le vrai nœud, le cœur de l’action intellectuelle est dans les catégories. C’est là, c’est dans cette fusion intime des idées et des phénomènes, du général et du particulier, c’est dans cette opération essentielle que consiste la pensée. L’erreur des sensualistes, des empiristes de tous les temps est de croire que la pensée naît de la sensation, et n’est qu’une sensation transformée, comme si l’idiot n’avait pas des sens aussi bien que les autres hommes. Ce qui manque précisément à l’idiot, c’est la faculté de convertir les sensations en idées, ce qui ne se peut que par le moyen de ces idées élémentaires et constitutives que l’entendement porte en lui-même et qu’il applique aux choses du dehors.

Mais, de quelque notion qu’il s’agisse, formes, catégories ou idées, à quelque étage de l’esprit humain que nous nous placions, sensibilité, entendement ou raison, tout ce que l’esprit porte en lui-même n’a de valeur que par rapport à lui. Toutes ses idées sont subjectives, elles ne représentent pas les choses telles qu’elles sont en soi, mais telles qu’elles nous apparaissent, non comme des noumènes, mais comme des phénomènes. Si l’on demandait à Kant sur quoi il fonde une hypothèse en apparence aussi arbitraire, il répondrait sans doute que, ces idées naissant avec l’entendement humain et étant précisément la part qu’il apporte dans la connaissance, il ne peut en rien s’assurer que cette part corresponde à quelque chose de réel en dehors de nous. L’entendement ne connaît que lui-même, et il ne connaît rien autre chose que par lui. Pourvu de notions à priori, qui sont en lui avant tout commerce avec l’expérience, comment pourrait-il savoir que le dehors est conforme aux représentations anticipées du dedans ?

Outre cette suspicion générale, qui porte sur l’esprit humain tout entier, Kant trouve des sujets de doute tout particuliers dans les idées de la raison pure, dans ces trois idées absolues, qui sont précisément l’objet de la métaphysique, et il institue contre la valeur objective de ces idées une polémique dont la philosophie ressent encore les blessures. C’est à l’occasion de cette polémique, et surtout de la célèbre controverse où Kant soumet à une critique impitoyable tous les argumens les plus respectés de la théodicée, que le sceptique Henri Heine disait avec sa diabolique ironie : « L’on vit alors, après cette grande bataille, les argumens de l’école mis en déroute, les gardes-du-corps ontologiques jonchant la terre, et Dieu privé de démonstration ! » Hâtons-nous d’ajouter que Kant a fait tous ses efforts pour rétablir dans sa morale tous les grands principes qu’il avait si gravement ébranlés dans sa métaphysique. Si Dieu, l’âme, la liberté, ne lui paraissent pas susceptibles d’être démontrés par la raison spéculative, il les considère comme les postulats nécessaires de la raison pratique, comme les conditions et les garanties de la loi morale.

Sans vouloir suivre le système de Kant dans toutes ses parties (ce qui nous éloignerait du plan de cette étude), nous nous contenterons de quelques observations sur son idée fondamentale. On reconnaîtra ainsi que ceux qui disent que Kant en a pour jamais fini avec la métaphysique se font une entière illusion. La Critique de la raison pure a été au contraire le point de départ d’une nouvelle métaphysique, et cela par une logique nécessaire et inévitable. Que l’on réfléchisse un instant sur ce qu’il y a d’étrange dans l’hypothèse de Kant. Selon cette hypothèse, c’est l’esprit humain qui prête à la nature par son concours avec elle tout ce qu’elle nous offre de rationnel, d’intelligible, d’harmonieux et de. régulier. La nature, dépouillée de ce que l’esprit humain lui attribue, n’est qu’une multitude de phénomènes indéterminés et désordonnés, une matière sans forme, quelque chose de semblable à ce que les anciens poètes appellent le chaos. La raison, d’après Kant, joue à l’égard de la nature à peu près le même rôle que l’artiste divin remplit à l’égard du monde dans le système de Platon. La raison est le véritable démiurge, la suprême organisatrice de l’univers. Il faut bien se garder de confondre le scepticisme de Kant avec l’ancien pyrrhonisme, qui ne laissait rien debout, ni au dedans, ni au dehors de nous-mêmes, que la conscience de nos sensations ; Kant, instruit par le grand exemple des sciences, reconnaît que la pensée, soit sous une forme purement subjective (comme dans la logique et les mathématiques), soit appliquée à la nature (dans les sciences physiques et naturelles), forme un tout systématique et lié. C’est de la réunion de la pensée avec les phénomènes que résulte le cosmos avec ses merveilleuses harmonies. Si l’on songe en effet que l’espace, dans lequel les phénomènes sont contenus, le temps, dans lequel ils se succèdent, les rapports de cause et d’effet, d’action et de réaction, par lesquels nous les enchaînons, les idées d’unité et de pluralité, qui nous servent à les classer et à les distribuer, enfin que tout ce qui sert à lier les phénomènes vient de notre esprit, et non des choses elles-mêmes, on conviendra que, selon Kant, c’est l’esprit qui est le vrai créateur de la nature. Je demande alors quel est l’avantage d’une telle hypothèse. Pourquoi supposerais-je que c’est l’entendement qui apporte à la nature ce qui la rend intelligible et capable d’être connue scientifiquement, au lieu de dire tout simplement que la nature est intelligible en elle-même, qu’en elle-même elle forme un tout rationnel et intelligible ? La constance, le développement gradué des phénomènes suivant des lois, l’enchaînement, la liaison, la hiérarchie de ces lois, la combinaison des causes et des effets (je ne parle même pas des rapports de finalité, de convenance et d’harmonie), toutes ces conditions, qui seules rendent possible une science de la nature, nous apparaissent en même temps comme les conditions de l’ordre des choses. Quelle facilité et quel avantage trouve-t-on à concevoir que l’entendement porte en soi et produit spontanément le système entier de la nature, ce système qui se déroule avec une si merveilleuse majesté dans l’espace et dans le temps, et qui embrasse l’homme lui-même ? Plus j’étudie la nature, plus se confirme en moi la pensée qu’elle forme un tout raisonnable. Jamais les idées qui me servent à la comprendre ne se sont trouvées démenties : autrement il n’y aurait point de science. Le champ des découvertes a beau s’étendre : tous les phénomènes viennent les uns après les autres se coordonner dans le système général, et l’avenir même se plie à nos prévisions. Pourquoi donc supposerions-nous que tout cela est notre œuvre, et que nous sert-il, suivant la comparaison de Kant, de faire tourner la terre autour du soleil, au lieu de faire tourner, comme Ptolémée, le soleil autour de la terre ? On remarquera d’ailleurs que cette hypothèse, qui se présente en apparence comme modeste, puisqu’elle prétend ne pas vouloir se prononcer sur les choses telles qu’elles sont en soi, est au contraire passablement orgueilleuse, puisqu’elle consiste précisément à attribuer à l’esprit humain tout ce qu’il y a pour nous de plus grand et de plus merveilleux dans la nature elle-même.

Supposons cependant qu’on admette cette hypothèse, afin d’éviter les embarras qui pourraient naître de l’hypothèse opposée ; croit-on avoir par là coupé court à toute difficulté, réfréné à tout jamais la curiosité humaine, assuré à l’esprit humain cette tranquillité, cette ataraxie, suivant l’expression des pyrrhoniens, à laquelle ont toujours prétendu les sceptiques de tous les temps ? C’est ici que Kant me paraît avoir été sous le prestige de cette illusion, commune à tous les inventeurs de systèmes, qui consiste à croire que tous les esprits pourront s’arrêter là où l’on s’est arrêté soi-même, et se satisfaire de ce qui nous a satisfaits. Embarrassé du monde objectif, Kant a pensé que la solution de toutes les difficultés était de subjectiver toutes choses. Quand il avait fait passer un problème de l’objectif au subjectif, il croyait avoir tout fait, et il ne paraissait pas soupçonner que le subjectif à son tour ne pouvait se suffire à lui-même, qu’il y avait là un monde nouveau d’obscurités et de difficultés. On explique le dehors par le dedans, la nature par l’esprit, l’objet par le sujet… Fort bien ; mais le sujet lui-même, comment l’explique-t-on ? Dans ce sujet, il y a des formes à priori de la sensibilité, des catégories de l’entendement, des idées pures de la raison, et tout cela forme un système si bien lié que c’est grâce à lui que l’esprit pense la nature, et au-delà de la nature un monde intelligible, dont on ne peut pas nier au moins la possibilité. Je le demande, d’où viennent ces formes à priori, ces catégories, ces idées ? D’où vient cet entendement qui juge tout et qui crée tout ? N’est-il pas lui-même le plus étonnant des miracles ? Cette conception d’un monde supra-sensible, d’une nature soumise à un ordre rationnel, a beau être subjective : encore fautil nous l’expliquer. À propos de quoi, en vertu de quoi, par quel pouvoir, par quel privilège l’esprit pense-t-il, et qu’est-ce que la pensée ? On dira que cette question implique un cercle vicieux, que c’est en vertu des lois de la pensée que nous demandons la cause. et le pourquoi de quelque chose, que, recueillis une fois dans l’enceinte de la pensée, il n’y a plus à demander de pourquoi, et par conséquent qu’il n’y a pas à se demander pourquoi l’homme pense, car ce serait supposer quelque chose d’antérieur à la pensée, quelque chose qui expliquerait la pensée, tandis que la pensée explique tout. Cependant qui ne voit que répondre ainsi, c’est précisément poser la pensée comme quelque chose d’absolu, comme quelque chose en soi ? C’est en faire le principe des choses ; c’est, en un mot, passer, comme l’ont fait Fichte et Schelling, de l’idéalisme subjectif à l’idéalisme absolu.

Veut-on au contraire rester dans les limites mêmes de l’idéalisme de Kant, voici encore des abîmes de difficultés. Pour concevoir quelque chose de subjectif, ne faut-il pas qu’il y ait un sujet ? Or, dans la doctrine de Kant, il n’y a pas plus de sujet que d’objet. Ces formes pures et ces idées à priori planent dans le vide, sans savoir à qui s’attacher. Je comprends très bien, dans une doctrine où l’on admettrait, comme Descartes, une substance pensante, que cette substance se construise à elle-même l’univers d’après certains concepts innés ; mais, dans le système de Kant, à qui appartiennent ces concepts ? en qui résident-ils ? Ils sont à priori ; mais qui donc les possède à priori ? qui en fait l’application à la nature ? Ne dites pas que c’est l’esprit humain, car c’est là un mot vague et peu philosophique. Qu’est-ce que l’esprit humain ? Ce n’est pas une substance, car la notion de substance est elle-même une notion formelle et subjective dont nous nous servons pour constituer l’unité apparente des choses, sans que rien lui réponde dans la réalité. Est-ce le moi ? Non, car l’idée du moi, comme celle de substance, n’est encore, selon Kant, qu’une forme subjective. Enfin l’esprit humain n’est pas même, comme le définissait Condillac, une succession de phénomènes, puisque l’idée de succession est l’application de l’idée de temps aux phénomènes intérieurs, et l’idée de temps, comme toutes les autres, n’est qu’une forme qui ne représente aucune chose en soi. Il est donc impossible de se faire aucune idée claire de ce que c’est que le sujet pensant dans la doctrine de Kant, et lorsque nous disons que c’est le sujet qui produit des concepts à priori, nous ne savons en réalité ce que nous disons. Si l’on réfléchit ensuite à la ténuité de ce sujet phénoménal, qui n’est qu’une ombre, ne trouve-t-on pas aisément que ce vaste système de concepts et d’idées qui s’appelle la raison pure, qui contient en soi en puissance la nature tout entière, est d’un ordre bien plus élevé et d’une bien autre importance que le sujet lui-même ? Cette raison pure, qui donne au sujet l’unité, la liaison dans le temps, la conscience même, est vraiment la cause et le principe du sujet, au lieu d’en être l’effet et l’attribut. Possédant comme caractère essentiel la nécessité et l’universalité, portant partout avec elle dans la nature et dans le moi l’ordre, la liaison systématique, la vérité, que lui manque-t-il pour être la raison absolue, principe commun de l’objectif et du subjectif, de la nature et de l’esprit ?

D’ailleurs, lorsque l’on parle de la subjectivité de la raison, de quelle raison s’agit-il ? Est-ce d’une raison individuelle, celle de Pierre ou de Paul ? Est-ce au contraire de la raison humaine en général ? Kant ne paraît pas s’être jamais expliqué sur ce point. S’il s’agit de la raison individuelle, comment expliquera-t-on les autres raisons individuelles qui me sont données dans l’expérience, car l’expérience m’apprend qu’il y a d’autres hommes que moi ? Est-ce donc moi qui pense leurs pensées, qui éprouve leurs affections, qui me redouble ainsi moi-même en dehors de moi dans ces milliers d’individus dont les passions me sont antipathiques, dont les idées me sont nouvelles, ou hostiles, ou même entièrement inconnues ? Qui supportera de pareils rêves ? La philosophie de Kant est une philosophie trop sérieuse pour qu’on puisse lui imputer ces amusemens du pyrrhonisme antique, qui du reste lui-même n’a jamais examiné cette difficulté. Lorsque Kant parle de la raison, il est manifeste qu’il entend parler de la raison humaine en général, de celle des autres hommes aussi bien que de la mienne ; mais alors il y a donc quelque chose en dehors de moi, il y a des pensées, des êtres pensans. Ces êtres pensans ont un entendement constitué comme le mien, des lois intellectuelles semblables aux miennes. Dans tous les hommes, il y des formes à priori, des catégories, des idées pures, et ce sont les mêmes. De là on peut conclure que tout n’est pas subjectif : il y a, outre ma raison individuelle, une raison humaine en général, raison qui m’a précédé, qui me survivra, et qui s’étend bien au-delà de ma propre personne. Ainsi le domaine du subjectif s’étend considérablement, et dépasse de beaucoup les limites de la conscience individuelle. Bien plus, la raison une fois sortie de ces limites et devenant la raison humaine en général, qui m’empêche de concevoir cette raison comme plus générale encore, et embrassant non-seulement tous les hommes, mais encore tous les êtres pensans ? Sans doute cette raison serait toujours subjective, ce serait toujours à son propre point de vue qu’elle considérerait l’univers ; mais qui ne voit qu’à mesure que cette raison grandit, s’étend, se généralise, il devient de moins en moins nécessaire de supposer un monde en soi par derrière les phénomènes, car alors la raison absolue est le monde en soi lui-même ? Elle est l’archétype du monde, elle le crée en le pensant, et voilà encore une fois l’idéalisme absolu qui sort de l’idéalisme subjectif !

On voit par là que ceux qui croiraient pouvoir se maintenir au point de vue de Kant n’ont pas suffisamment creusé ce point de vue. On voit que cette grande critique de la métaphysique contient en soi une métaphysique, que l’apparent scepticisme de Kant est au fond très dogmatique, car il érige la raison humaine en arbitre absolu. Le vrai sceptique nierait tout, même la raison, même la pensée ; mais ramener tout à la pensée, c’est retourner le problème : ce n’est pas le résoudre, ce n’est pas le supprimer.


III

Le scepticisme de Kant est caché au fond de toutes les doctrines sceptiques de notre temps ; mais celles-ci n’en ont pas toujours conscience. L’analyse critique de tous les concepts de l’entendement humain est une œuvre trop compliquée, trop difficile, et la plupart des adversaires de la métaphysique aiment mieux employer une méthode plus simple, plus commode. Ils observent qu’en fait il y a des sciences, à savoir les sciences positives, qui, se bornant à constater et à relier les phénomènes de la nature, arrivent dans ces limites à une parfaite exactitude et à une certitude absolue. Sans examiner à quelles conditions se forment de telles sciences, quelles sont les idées de l’esprit humain qui s’y appliquent, et s’il n’y a pas déjà là une sorte de réfutation du scepticisme, ils se contentent de jouir de la sécurité pratique que leur assurent des méthodes cent fois éprouvées, et, enfermés dans le cercle où ils ont l’habitude de se mouvoir, ils traitent de rêve, de chimère, de poésie tout ce qui dépasse ce cercle étroit et familier. Dogmatiques sur le terrain de la science positive et de la vie pratique, ils sont sceptiques en métaphysique, sans se demander si peut-être ce ne sont pas là deux états d’esprit contradictoires.

Pour nous, nous sommes étonné de voir les sciences dites positives montrer tant de préventions contre la philosophie, car il nous semble que ces sciences, profondément méditées et considérées. dans leurs parties les plus hautes, touchent aux confins de la métaphysique, et n’en sont même pour ainsi dire que le premier degré. Quelle est en effet la prétention de la métaphysique ? C’est de nous conduire des choses sensibles aux choses intelligibles, du subjectif à l’objectif, c’est-à-dire de ce qui nous paraît à ce qui est, des phénomènes aux substances et aux causes, et enfin du relatif à l’absolu. Or nous allons voir que ce passage a lieu dans les sciences, et qu’il est même précisément ce qu’on appelle la science.

On pourrait croire en effet à première vue que, dans les sciences de la nature, ce sont les choses sensibles qui sont l’objet de la science, et que les sens en sont l’instrument ; mais un peu de réflexion nous fait voir qu’il n’en est rien. Les sens ne sont que des agens secondaires obéissant à un maître supérieur qui est l’entendement. le sensible n’est que l’occasion de la pensée et le signe de l’intelligible. Par exemple, lorsque le physicien traite de la chaleur, croit-on qu’il entende parler de la sensation de chaud ou de froid qu’il peut personnellement éprouver ? Cette sensation est-elle autre chose pour lui qu’un avertissement de la présence d’un certain agent, dont il étudie les lois sans se préoccuper de ses propres impressions ? De même l’électricité se confond-elle avec la sensation de commotion douloureuse qu’elle provoque, les propriétés chimiques des corps avec les sensations de salé, d’acide ou d’amer qui les accompagnent ? Ces sensations sont des signes que le savant ne fait que traverser pour atteindre ce que les sens ne peuvent connaître, ce qui ne se découvre qu’à l’esprit, à savoir les rapports généraux des phénomènes, les lois, les genres, les types, en un mot le pur intelligible. Plus la science s’élève dans ses généralisations, plus elle élimine le sensible et s’en dégage. Ainsi dire avec les physiciens d’aujourd’hui que la chaleur est, selon toute apparence, identique à la lumière, et que l’une et l’autre ne sont que des mouvemens, n’est-ce pas écarter, je dirai même fouler aux pieds toute représentation sensible ? Car, pour les sens, quoi de moins semblable que la chaleur et la lumière, la lumière et le mouvement ? On peut conclure de ces faits que, si la métaphysique prétend s’élever au-dessus des choses sensibles pour atteindre jusqu’aux derniers intelligibles, elle ne fait en cela que continuer, en traversant peut-être un peu trop vite beaucoup d’intermédiaires, elle ne fait, dis-je, que continuer et imiter la méthode des savans.

De ce qui vient d’être exposé, on peut conclure aisément que les sciences passent sans cesse du subjectif à l’objectif, de ce qui paraît aux sens à ce qui est en réalité, car elles passent de ce qui n’est vrai que pour celui qui l’éprouve à ce qui est vrai pour tous les observateurs en général, et par conséquent indépendamment de chacun d’eux en particulier. On connaît cette pensée de Pascal : « L’un dit : Il y a deux heures ; l’autre dit : Il n’y a que trois quarts d’heure. Je regarde à ma montre, et je dis à l’un : Vous vous ennuyez, et à l’autre : Le temps ne vous dure guère, car il y a une heure et demie. » C’est l’image du vulgaire et de la science. Trois personnes sont réunies dans une chambre. L’une dit : Il fait chaud ici ; la seconde : Il fait froid. Le savant consulte le thermomètre, et fixe le degré de température indépendamment des impressions de chacun. Voilà la température objective de la chambre. En généralisant cette observation, on peut dire que les sciences nous donnent une véritable démonstration du monde extérieur, si souvent mis en doute par les sceptiques. Tant qu’on n’a vu dans le monde extérieur, comme le pyrrhonisme de l’antiquité, que des phénomènes variables et changeans, sans autre lien que celui qu’établissent l’imagination et l’habitude, on comprend jusqu’à un certain point le scepticisme à l’égard du monde extérieur ; mais lorsque, par l’analyse, l’expérimentation et le calcul, on vient à déterminer à priori l’ordre dans lequel les phénomènes devront se produire, lorsque l’induction, dépassant les limites de toute expérience, pénétrant dans le passé, reconstruit l’histoire du monde avec une admirable précision, qui pourrait ne voir là que le rêve de l’imagination, le fantôme d’une raison subjective ? A propos de quoi irais-je supposer que ces phénomènes si complexes, soumis à tant d’influences entrecroisées, et cependant dérivant tous de quelques lois très simples, à quel propos irais-je supposer que ces phénomènes viennent de moi et ne résident qu’en moi ? Passe encore pour Kepler et pour Newton, qui ont découvert les lois du système du monde. On peut dire que c’est leur propre raison qu’ils ont objectivée ; mais, pour moi, ou pour tout autre, qui ne savons pas même formuler ces lois, qui les comprenons à peine, qui n’en connaissons ni la démonstration ni les conséquences, de quel droit pourrions-nous supposer qu’elles sont l’œuvre de notre esprit ? Voici la Mécanique céleste de Laplace, à laquelle il est impossible de rien comprendre sans être versé dans les plus hautes et les plus profondes mathématiques. Ce livre explique avec la plus merveilleuse précision des mouvemens que je n’ai jamais observés, des phénomènes dont je ne sais pas même le nom. Et tout cela, ces phénomènes, ces mouvemens, ces lois, ces nombres, ces calculs, ce grand système de mécanique, serait l’œuvre de mon esprit ! On voit que d’absurdités pour l’idéaliste qui voudrait aller jusque-là. Quant à celui qui, moins excessif, se contenterait de soutenir la subjectivité de la raison humaine en général, la science lui donne encore une sorte de démenti, car il n’y a pas toujours eu de raison humaine, il n’y a pas toujours eu d’hommes sur la terre. Si haut que la géologie fasse remonter l’origine de l’homme, on n’ira pas jusqu’à dire que l’homme est éternel, car la vie même n’est pas éternelle. Cependant, avant l’homme, le monde existait. Supposez donc, comme le disait autrefois Protagoras, que l’homme soit la mesure de toutes choses : que signifie cette histoire du monde antérieur à l’homme ? A quel propos et comment l’homme aurait-il pu tirer de la série de ses phénomènes subjectifs une induction qui lui représenterait un monde antérieur à lui, et dans lequel il serait apparu un jour ? Si tout est subjectif, comment l’homme peut-il concevoir quelque temps où il n’aurait pas été ? Supposer avec Fichte que c’est l’esprit qui crée le monde actuel est déjà une singulière fiction ; mais imaginer que l’esprit trouve dans ce monde actuel, déjà fictif, les traces d’un monde antérieur qui n’a pas existé, c’est le comble de la fantaisie et du paradoxe.

Il n’est pas aussi facile d’établir, je le reconnais, que les sciences nous font passer des phénomènes aux substances et aux causes, et pour le démontrer il faudrait des analyses trop délicates et trop difficiles pour être utilement abordées ici. Contentons-nous de dire que les sciences nous font passer du relatif à l’absolu ; elles le font par exemple lorsqu’elles établissent entre les phénomènes des rapports fixes, mesurés, indépendans de mon propre point de vue, de mes affections et même de mon existence. Ces rapports sont en soi toujours les mêmes, et on peut toujours les retrouver dans quelque circonstance que ce soit. Sans doute ces rapports paraissent changer avec les circonstances elles-mêmes ; mais si l’on décompose les phénomènes complexes qui résultent de la rencontre des circonstances, on voit que la loi qui les régit n’est que la résultante de toutes les lois élémentaires qui régissent chaque classe de phénomènes en particulier, de telle sorte que la complexité même de ces rapports est une vérification merveilleuse de la parfaite exactitude des lois simples qui se sont combinées pour les produire. Ces lois sont donc quelque chose d’absolu : sans doute elles sont loin d’être le dernier absolu ; mais elles le supposent, elles y conduisent, soit qu’on les considère comme la manifestation d’un être infini, dont elles seraient l’essence même, ce qui est l’hypothèse du panthéisme, soit qu’on les suppose décrétées et portées par une intelligence et une volonté absolues, ce qui est la doctrine théiste. Vous dites qu’il suffit de constater que de telles lois existent, sans qu’il soit nécessaire de rechercher si elles sont absolues ou relatives ; mais n’est-ce pas là trop présumer de l’incuriosité humaine, et comment voulez-vous nous apprendre qu’il existe dans la nature des rapports permanens, généraux, absolus au moins en apparence, sans que nous soyons tentés de demander s’ils ne seraient pas l’expression ou l’œuvre de quelque être absolu ?

En un mot, bien loin de voir entre les sciences et la métaphysique, comme on est tenté de le croire, une opposition et une rivalité naturelles, il nous semble au contraire qu’elles sont intimement liées, que les sciences doivent nécessairement éveiller la curiosité métaphysique, non pas peut-être chez les savans, qui ont autre chose à faire, mais chez les hommes que leur esprit prédispose à ces sortes de recherches. Les sciences, quoi qu’elles en aient, plongent de toutes parts dans l’intelligible et dans l’absolu. À la vérité, elles peuvent toujours en revenir quand elles le veulent, reprendre pied dans le monde phénoménal et vérifier leurs conjectures par l’expérience. De telles vérifications échappent à la métaphysique ; mais, si elle n’a pas l’expérimentation et le calcul, elle a l’induction, l’analyse et le raisonnement, et ce ne sont pas là des moyens absolument impuissans. Sans doute il faut toujours un point d’appui : si haut que l’on s’élève dans l’atmosphère, c’est encore l’air qui nous pousse, et il ne faut pas, suivant la charmante image de Kant, imiter la colombe qui, fière de la facilité de son vol, s’imagine qu’elle volerait plus rapidement encore, si elle planait dans le vide. La métaphysique ne peut donc se passer d’un point d’appui : ce point d’appui, on l’a vu, elle peut le trouver dans les sciences elles-mêmes et dans les hautes généralités scientifiques, qui ne sont d’ailleurs que les applications des idées fondamentales de l’esprit humain, telles que la psychologie les découvre dans la conscience.

Pour finir par où nous avons commencé, nous voudrions que tous les savans et tous les théologiens, bien loin de chercher toujours à décourager la philosophie par leurs envieuses critiques, lui applaudissent au contraire et la suivissent de leurs vœux. La métaphysique n’offrira jamais sans doute cette absolue certitude que l’on trouve soit dans un dogme religieux, soit dans une science rigoureusement démonstrative, et, si elle est sage, elle se contentera de ce que M. Emile Saisset appelait si justement « un dogmatisme limité. » La métaphysique a néanmoins deux grandeurs par où elle est immortelle : d’un côté, elle est le plus haut effort de la liberté de la pensée ; de l’autre, elle nous ouvre des perspectives profondes sur les régions de l’éternel et de l’invisible. Par la liberté, elle est la sœur de toutes les sciences ; par l’infini, elle est la sœur de la religion. L’esprit humain n’a nul intérêt à se mutiler lui-même, et il est impossible de fixer des limites infranchissables au cercle de la vérité. Si l’on voulait limiter l’espace, on verrait qu’au-delà de ces dernières limites il y a encore de l’espace ; ainsi en est-il du champ de la vérité. L’esprit humain franchira toujours ces limites arbitraires, et ne s’arrêtera qu’à la conception du dernier intelligible, de la dernière substance et de la dernière cause. Ainsi monte de degrés en degrés la métaphysique dans la région des idées pures : c’est de là qu’elle a jusqu’ici défié les attaques du scepticisme, qui, bien loin de la couper par la racine, n’a jamais réussi au contraire qu’à lui imprimer un élan nouveau. Du haut de ce monde intelligible, elle défiera encore le scepticisme dans l’avenir comme par le passé, à la condition toutefois, je l’avoue, de redescendre de temps en temps prendre pied parmi les hommes, et de ne point trop dédaigner la caverne de Platon.


PAUL JANET, DE L’Institut.

  1. Indépendamment des volumes sur le Scepticisme (chez Didier), M. Amédée Saisset a encore publié deux volumes de son frère dans la Bibliothèque de Philosophie contemporaine, chez Germer Baillière, le premier intitulé l’Ame et la Vie, le second Fragmens et Discours. Ces deux volumes achèvent et complètent de la manière la plus intéressante l’œuvre philosophique de M. Emile Saisset.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1844 et du 15 janvier 1845.
  3. Dans le sens latin, enormis, hors de règle.
  4. Voyez la livraison du 15 février 1846.