Flammarion (p. 65-72).

VIII

Les mains autour du cou

On se souvient encore de l’énorme sensation produite par la nouvelle orientation que prit l’enquête dès ce moment.

L’assassinat de la Pierreuse n’avait guère ému l’opinion. C’était le meurtre banal d’une fille publique par un souteneur, réglant un compte professionnel, ou par un amant de rencontre trop violent ou en difficulté au moment de solder ses satisfactions charnelles. Un crime comme il s’en produit si souvent dans la prostitution, un des risques que courent quotidiennement les filles qui se livrent, au hasard des rencontres, à l’inconnu…

Les révélations d’Isabella, que devaient confirmer les aveux de Fancy, lorsque dans le cabinet du Juge d’Instruction on les confronta toutes les deux, furent un coup de théâtre qui passionna le public du jour au lendemain pour cette affaire sensationnelle et faisandée, encore mystérieuse en certains points, et qui devint le scandale du Gazon Bleu.

Le fait important, le fait qui soulevait une curiosité générale, la réprobation des uns, l’intérêt trouble des autres, c’était que des gens du monde se trouvassent mêlés à cette affaire. Ainsi trois hommes élégants, dont un en smoking, accompagnés d’une femme jeune, belle, en robe du soir, courant les routes nocturnes dans une auto de grand luxe, se sont arrêtés au hasard de la rencontre et tous quatre ont bu du champagne, se sont grisés avec une pierreuse, un bandit et deux danseuses de carrefour, nues et provocantes. Et la fête est devenue partouse, est devenue une crapuleuse orgie où les couples se sont mêlés, possédés sur l’herbe… pour se terminer par l’assassinat d’une femme.

Tout le monde en parlait… Hypothèses, suppositions… Qui étaient les quatre inconnus ?… Des détails troubles, graveleux… Les journaux consacraient des colonnes au scandale du jour — scandale de mœurs qui faisait oublier les scandales financiers et politiques. — Les feuilles graves étalaient une vertueuse indignation… Ô temps ! Ô mœurs ! Les journaux de grande information publiaient des reportages sensationnels, des photographies de l’Auberge, de la pelouse, de la femme tuée, du sieur Dorlodoux que cette publicité gratuite ravissait, — des deux danseuses, qui étaient l’objet d’articles nombreux, fruit des enquêtes personnelles des meilleurs reporters. On décrivait leur confrontation, l’amitié équivoque qui les liait toutes deux : Fancy plus jeune, plus impulsive, plus naïve (si ce mot s’applique), plus touchante, non moins jolie dans sa blondeur et avec plus de féminité que la presque brune Isabella, volontaire, dominatrice, virile en quelque sorte malgré toute sa grâce délicate, et dont la distinction native, l’aisance un peu hautaine et pourtant si simple, la correction, oui, malgré tout, de vraie femme du monde, dévoyée peut-être, mais authentique, frappait les magistrats et les policiers eux-mêmes. Malgré toutes les recherches on ne put rien découvrir sur elles deux. Fancy comme Isabella restèrent énigmatiques. Quels étaient leurs vrais noms ? leurs vraies nationalités ? d’où venaient-elles ? qu’avaient-elles fait jusqu’alors ? On ne savait pas… On ne le sut jamais…

Ce mystère joint à celui qui entourait les trois hommes et la femme inconnue ajoutait du piquant au scandale du Gazon Bleu qui s’amplifiait tous les jours, d’autant plus que la saison d’été était par hasard calme et dénuée de toute autre affaire à grand orchestre qui eût pu détourner l’attention générale.

Aussi, contrairement aux prévisions de Patrice Martyl, le bruit soulevé par l’affaire prenait un retentissement effarant, se propageait chaque jour. Et la cause s’en trouvait dans les déclarations d’Isabella, — ces déclarations que l’avocat, selon ce qu’il estimait son devoir, — lui avait conseillé de faire — l’avait moralement contrainte à faire.

Patrice vivait des heures affreuses. Il attendait de jour en jour, d’heure en heure, la catastrophe qui le menaçait, le coup de tonnerre qui éclaterait, détruisant sa respectabilité, sa réputation, le respect qu’on lui portait, tout ce qui était sa vie. Il n’était pas de ceux pour qui le scandale ne compte pas. Élevé rigidement, dans des principes sévères, il n’avait jamais admis pour les autres la défaillance d’un moment de folie. Cette défaillance, il l’avait eue, elle l’humiliait, le brûlait comme une plaie secrète… Et cette défaillance, d’un instant à l’autre pouvait être révélée publiquement. C’était miracle que le chauffeur du taxi où Antoine avait oublié la bouteille de champagne vide n’eût pas encore donné signe de vie… Cet homme préparait peut-être un chantage. Et du reste tout était redoutable. N’importe quel incident pouvait survenir qui dévoilerait la vérité, qui les désignerait, lui et sa femme… Alors ce serait leurs noms livrés à la publicité, leurs actes racontés partout, leur participation à l’immonde débauche, à la criminelle fête… Dominique, la fière et chaste Dominique, soupçonnée, convaincue de s’être livrée au premier venu en présence de son mari… et lui, Patrice Martyl, suspecté d’avoir tué une prostituée qu’il étreignait lubriquement, en plein air, en pleine orgie… Ce serait la déchéance irrémédiable, la honte définitive… ce serait — il y était décidé — le suicide.

Sous la pression de pareils tourments, la force d’âme de Patrice fléchissait. Il ne pouvait plus être seul en face de ses angoisses dévorantes. Il ne pouvait plus vivre ainsi, torturé par l’appréhension… À qui se confier ? demander sinon secours, au moins réconfort ?… Il ne voyait plus Richard et Antoine. Leur présence l’humiliait. N’avaient-ils pas été témoins et complices ? Il les haïssait aussi, furieusement, de tout son être, de tout son doute jaloux. À qui se confier ?… Il a besoin de secours… Alors une seule créature au monde… Dominique…

Sous l’empire de cette idée, un soir il rentra du Palais plus tôt que de coutume. Il était à bout de forces.

Jusqu’à présent, il avait tenu Dominique à l’écart de la tempête, lui laissant tout ignorer des pensées qu’il avait, des dangers qu’il redoutait, de la marche de l’enquête. Et Dominique, sans une protestation, sans une plainte, sans une question, s’était soumise à ce régime d’isolement du monde, d’ignorance des faits. Avec une volonté opiniâtre, elle avait dompté ses curiosités, ses inquiétudes. Elle ignorait tout. Depuis dix jours, elle n’avait échangé avec son mari, aucune parole intime. C’en était assez, Patrice décidait de rompre ce silence. Tous deux allaient causer librement, franchement.

Patrice ignorait l’état d’âme de Dominique. Physiquement, après sa cure de demi-solitude, la jeune femme allait mieux et même allait bien. Sa vigoureuse jeunesse avait réagi sans peine contre l’accablement d’un moment. C’est moralement qu’elle était atteinte. Elle ne pouvait accepter la déchéance qu’elle avait subie, si brève eût-elle été, cette déchéance qui avait creusé un abîme entre elle et son mari. Une autre qu’elle, avec plus de maîtrise de soi, plus d’expérience du mensonge, eût pu sauver leur intimité, leur amour, en altérant la vérité. Pourquoi Dominique n’avait-elle pas eu la présence d’esprit au premier moment de mentir, ou tout au moins de ne pas tout dire ? Puisqu’elle avait cru de bonne foi qu’elle était tombée dans les bras de son mari en cette soirée fatale, pourquoi ne pas l’affirmer hautement, effrontément ? Elle le croyait… Elle n’en était pas sûre… Quelle imprudence ! Quelle folie ! Quelle affreuse erreur d’avouer ce doute ! Pourquoi ne pas crier sa certitude relative :

— Mais c’est toi qui m’as prise ! C’est toi ! Je le sais, j’en suis sûre, c’est toi ! Si tu n’as pas vu clair dans la nuit, si le champagne t’a égaré, si tu n’as pas reconnu ma caresse, Patrice, crois-moi, j’ai reconnu la tienne. C’est à toi, mon mari, mon amant, que je me suis donnée. Il n’y a pas de griserie qui tienne, crois-tu que j’aurais pu me donner à un autre ? Tu m’affirmes que tu ne sais pas… Moi, je t’affirme avec certitude que je sais !

Mais elle n’a pas songé à mentir ainsi, à mentir utilement, charitablement pour eux deux. Elle a, naïvement et tout de suite, proclamé son doute, son angoisse de femme pure et honnête qui n’a jamais failli avant ce jour, qui craint maintenant d’avoir failli, et de la façon la plus vile, la plus grossière, la plus honteuse…

Ah ! quelle dévorante incertitude ! Comme elle cherche à se souvenir dans ses longues heures de solitude qui, des journées, font des mois, dans le silence des brèves nuits d’été qui lui semblent interminables dans leurs fiévreuses insomnies ! Mais elle ne peut rien se rappeler… Rien de net. Seulement des sensations confuses… Confuses ? Non, hélas, non, pas entièrement ! Dans le bouleversement de ces minutes atroces qu’elle essaye loyalement et vainement de reconstituer, un seul point demeure net, précis et s’impose despotiquement. C’est la sensation, c’est la conscience réelle et indiscutable d’une étreinte différente de la seule étreinte qu’elle eût jamais connue auparavant, un assaut plus violent, plus brutal, plus audacieux, plus fort… Et elle sait aussi, elle sait surtout, elle sait avec horreur, avec désespoir, avec une émotion frémissante, que, dès la seconde où elle a eu l’impression obscure que c’était un autre homme que son mari qui la possédait, en elle s’est déchaînée comme une rafale de volupté, comme un embrasement puissant et subit de tous ses sens, une joie charnelle éperdue et ignorée, qui l’a fait gémir de luxure consentante et dont elle a gardé dans sa chair le palpitant souvenir.

Et c’est là que réside le mal moral qui la ronge. C’est cet éclair fulgurant de sexualité déchaînée qui constitue sa faute, sa honte, et plus âpre parce que dans l’obscurité d’elle-même, elle en tressaille encore. Elle n’est plus la Dominique d’autrefois, elle ne peut le redevenir. Comment supporter cela, comment se consoler de cette flétrissure qu’elle n’arrive pas à détester ? Elle est seule, personne n’est capable de lui donner la force qui lui manque. À qui recourir ? Où se réfugier ?

Dominique, pour la millième fois, se débattait contre ses pensées quand Patrice entra dans sa chambre. Elle se dressa effarée, frissonnante.

— C’est toi ? Il y a du nouveau… Qu’as-tu à m’apprendre ?

Dans son désarroi, elle faisait peine à Patrice. Il l’avait tant aimée !

— Calme-toi, Dominique. Non, non, il n’y a rien de nouveau. Mais j’ai pensé que tout de même, il est préférable… Oui, tu dois être au courant.

— Parle donc, murmura-t-elle.

Elle retomba, gracieuse sans le savoir, sur la chaise longue où elle était étendue, un livre qu’elle ne lisait pas à la portée de sa main. Aux fenêtres ouvertes, les stores extérieurs rabattus, mettaient leur barrière contre les rayons du soleil qui brûlaient la terrasse. De plus, les persiennes étaient à demi closes, laissant la pièce dans la pénombre.

Patrice, les mains au dos, selon sa coutume, pendant quelques moments sans parler, marcha, en allant et venant dans la chambre, puis il s’arrêta en face de Dominique. Elle l’avait suivi des yeux, redressée. Elle s’assit sur sa chaise longue faisant à son mari place auprès d’elle. Il s’y assit, gêné, presque timidement. Et il s’étonna tout à coup de la séparation profonde qui s’était faite entre eux. En moins de deux semaines Dominique est devenue pour lui une étrangère. Que va-t-il lui dire ?… Quelle assistance peut-il réclamer d’elle ? En vain il se cramponne au souvenir du tendre passé. Il lui semble qu’il ne connaît plus cette femme qui est là. Ce qui s’est passé les a détachés l’un de l’autre. Une confidence qu’il voudrait faire se refuse à sortir de ses lèvres.

Cinq… dix minutes s’écoulent. Patrice s’est à présent habitué à l’obscurité. Il distingue mieux Dominique assise, là, près de lui ; elle a sa tête entre ses mains, elle est vêtue d’une robe d’intérieur légère sous laquelle, sans doute, elle est à peu près nue. Il voit la nuque blanche sous les cheveux d’encre. Un parfum doux, insidieux, monte d’elle ; le parfum qu’il a si souvent respiré aux heures d’amour… Il s’incline doucement pour le mieux retrouver.

Soudain il pense que, s’il était plus près encore de Dominique, peut-être pourrait-il mieux lui parler. Et il se souvient… aux heures lourdes de la vie, aux heures de doute et de découragement, que de fois il a reposé sa tête lasse sur cette poitrine vivante, ample, si douce, si soyeuse ! S’il osait maintenant ne l’accueillerait-elle pas ? Ne serait-ce pas le refuge endormeur où il abriterait sa détresse !… Oui, elle l’accueillerait encore, sûrement. L’étrangère redeviendrait l’amie, la compagne, l’épouse. On ne dirait pas un mot qui pût réveiller les mauvaises pensées, ressusciter les idées empoisonnées. Mais tout bas, comme s’il s’agissait d’une histoire qui ne ne les concernait pas, il raconterait comme on dit une fable à une petite fille : Il était une fois deux Colombes, la Police les a arrêtées… Et il parlerait de sa peur devant le danger qui croît.

Il se pencha davantage, découvrit l’épaule blanche, le haut de la gorge si douce, il retrouva sa place favorite, si tiède, si parfumée.

Du temps encore… Entre eux un silence plus intime, presque confiant… Et un tel apaisement ! Un souvenir si poignant des heures d’autrefois, qui se sont écoulées ainsi… La main de Patrice caresse l’épaule lentement, suivant le chemin d’autrefois ; elle glisse, s’insinue, écarte la chemise impalpable, frôle, saisit ce qu’il préfère d’elle, la gorge épanouie, les seins lourds pleins de sève, de vie frémissante, savoureux au toucher des doigts comme au toucher des lèvres. Mais Dominique, les yeux à demi clos, murmure :

— Non, Patrice, non, je t’en prie, reste sur mon épaule, ne bouge pas… Dis-moi ce que tu as à me dire…

Il est trop tard. Le désir est venu sournoisement, brusquement, soudain irrésistible. Les gestes de Patrice se précisent, sont plus nerveux, plus audacieux.

La jeune femme se redresse, le repousse.

— Non, non, je ne veux pas. Plus tard… non… C’est impossible ! je t’en prie !

Mais déjà elle ne peut plus résister. Le désir l’a saisie brutalement elle aussi, a fait d’elle une proie consentante et avide. Et Patrice, la tête perdue, secoué d’une fureur lascive où il y a tout à coup de l’hostilité et de la rancune, la renverse sur le divan et la prend comme s’il la violait, avec une frénésie si soudaine, qu’elle se débat effrayée… La rage de l’homme redouble, il semble une bête forcenée au moment du rut… Et subitement, inconsciemment, dans un transport presque délirant, de ses doigts crispés, il lui entoure le cou… serre… serre…

Elle pousse un cri, le repousse, se dégage, hagarde, horrifiée.

Patrice s’enfuit.

Jusqu’au soir, jusque très avant dans la nuit, sans songer à se reposer, sans songer à dîner, il erra par les rues, il ne sut jamais la direction suivie.

Ce cri… ce cri, c’est celui qu’il a déjà entendu une fois… oui, sur la pelouse en pente, dans la lumière des lampes bleues. Ce geste de dément, ce geste d’assassin qu’il vient d’ébaucher, c’est le geste qu’il a accompli déjà, sans doute possible, sur la Pierreuse ! C’est lui l’assassin de cette femme, comme il a failli être l’assassin de Dominique. C’est lui la bête humaine qui, dans le spasme, tue. C’est lui le fou sadique qui s’assouvit en devenant meurtrier ! C’est lui ! C’est lui ! Il n’en doute plus maintenant.

Vers l’aube enfin, il se retrouve au quai de Passy sans savoir comment. Il rentre furtivement, il se couche. Quelques heures hideuses : insomnie, cauchemars, terreur éperdue faisant vaciller sa raison. Au matin, épuisé, il s’endort pour quelques moments d’un sommeil accablé.

Soudain, il se dresse. La réalité impitoyable le ressaisit, il saute en bas de son lit. Huit heures sonnent, il faut reprendre l’existence quotidienne.

Dans la salle de bains, il s’asperge longuement d’eau froide et comme, ayant achevé sa toilette, il entre dans son cabinet de travail, le valet de chambre paraît, apportant une enveloppe fermée.

— Ce monsieur désirerait parler à monsieur.

Patrice, avec la prescience d’une catastrophe, déchire l’enveloppe. Elle contient une carte de visite :

Brigadier Romain Delbot
de la Police Judiciaire