Flammarion (p. 22-29).

III

L’enfer

Dans un même affolement, soudain hommes et femmes, brusquement s’étaient remis debout. En un nouveau tumulte, ils couraient çà et là, se heurtaient dégrisés par la peur… Ce cri… Ce cri sinistre…

— Par là-bas ! hurla un des hommes qui prit sa course vers les petites lumières assoupies dans la direction de l’auto. Deux femmes se penchaient vers le talus, vers une forme étendue et qu’on ne pouvait distinguer qu’à peine,

Dominique, cramponnée de nouveau au bras de Patrice, toute tremblante, gémit.

— C’est affreux ! Patrice, c’est affreux ! Tu as entendu ? Il faut secourir cette femme ! Courons !

Elle fit un mouvement en avant mais Patrice la retint.

— Tu es folle ! Ses amis sont là ! Partons d’ici ! Vite !

Il l’entraîna, la portant presque, lui fit en courant traverser la pelouse, atteignit son auto, ouvrit au hasard une portière. C’était celle d’arrière. Il jeta dans le fond de la voiture la jeune femme défaillante d’effroi.

Au même moment accoururent Antoine et Richard. Ce dernier, tentant de dominer son émoi, dit rapidement :

— C’est celle qu’on appelle la Pierreuse. Les deux autres la soignent. Je viens d’entendre l’une d’elles qui disait : « Ce n’est rien, une crise de nerfs. » Allons-nous-en !

Patrice était déjà au volant. Richard monta auprès de lui. Antoine, livide de terreur, se hissa dans le fond auprès de Dominique prostrée et qui ne parut pas s’apercevoir de sa présence.

L’auto bondit dans la nuit. Les lanternes, puis les phares s’allumèrent. Ce fut une fuite éperdue, irraisonnée, loin de cette scène de débauche où la surprise des sens surexcités par l’ivresse soudaine les avait mêlés à ces inconnus, loin de cette pelouse baignée d’ombre et de lune où s’était passé… ils ne savaient plus exactement quoi, obsédés par le seul souvenir du cri tragique, de l’affolement dernier.

Ils fuyaient. L’auto sortit de la forêt… par où ? Patrice n’aurait pu le dire. Ils fuyaient. L’auto suivit des rues pavées, traversa un pont sur la Seine, dépassa d’autres autos, des voitures lentes de maraîchers, dont l’une fut accrochée au passage, dans leur course folle qui continua, poursuivie par des malédictions vite distancées. Maintenant c’était la banlieue dont les décors pauvres ou riants défilaient dans l’aube naissante avec la rapidité d’un film qui se déroule. Personne ne parlait dans l’auto effrénée que guidait automatiquement Patrice, les mains crispées sur son volant. Antoine, dans le fond, auprès de Dominique, muette et enfiévrée, dormait, plié en deux comme un pantin désarticulé, en prononçant dans son sommeil des mots sans suite.

Voici Paris, la place de la Défense, le pont de Neuilly, la Porte Maillot, déserte dans le petit matin.

Patrice freina brusquement. Antoine se réveilla tout à coup. Sans qu’un mot eût été échangé il sauta sur le trottoir ainsi que Richard, ils firent signe à un taxi de nuit qui maraudait encore, cherchant des clients attardés.

Patrice remit en marche aussitôt. Se contraignant à une allure plus modérée, il suivit l’avenue de la Grande-Armée et dirigea la voiture vers le Trocadéro. Il rejoignit le quai de Passy et l’immeuble neuf où il s’est installé avec Dominique après leur mariage.

Le garage situé au sous-sol comprenait cinq boxes. Patrice faisant entrer sa voiture dans l’un d’eux mit pied à terre ainsi que Dominique et tous deux par l’escalier intérieur gagnèrent le rez-de-chaussée et l’ascenseur où ils entrèrent.

Ils n’avaient pas échangé une parole. Dans la cabine éclairée et qui montait lentement le long des étages ils se tenaient debout sans se regarder. Cependant Dominique entrevoyait le visage de son mari — un visage très pâle, bouleversé, et pourtant rigide, figé en une expression implacable.

L’ascenseur s’arrêta au septième et dernier étage de la maison, Patrice ouvrit la porte de leur appartement et s’effaça pour laisser entrer la jeune femme qui passa devant lui chancelante, les yeux égarés encore, et d’un mouvement instinctif entra dans sa chambre où elle tomba assise sur un siège, serrant encore de sa main crispée son manteau roulé et tordu autour de son cou et de ses épaules.

Patrice se tenait debout devant elle. Son smoking était fripé, verdi par l’herbe et la mousse, le plastron de la chemise était cassé et sali, la cravate noire, à demi dénouée pendait. Soudain, Dominique eut une exclamation étouffée.

— Oh !… Patrice, qu’est-ce que tu tiens là ?

Il répondit, sans regarder ce qu’il serrait d’un geste machinal dans sa main gauche :

— Eh bien, ton châle que j’ai ramassé en partant… là-bas…

L’épouvante remplissait les yeux de Dominique, faisait trembler sa voix.

— Mais non… mais non… balbutia-t-elle.

Il baissa les yeux sur ce qu’il tenait. C’était une écharpe, une écharpe jaune, celle que portait là-bas la Pierreuse.

Il échangea avec Dominique un regard effaré, terrifié.

— Mais ton châle ? demanda-t-il, baissant la voix comme si quelqu’un pouvait l’entendre.

— Mon châle, je l’ai sur moi.

— Sur toi… Montre donc !

Elle se dressa, hésitante. Il marcha sur elle.

— Allons, défais-toi !

Il avait jeté l’écharpe jaune sur une chaise. À pleine main, il saisit le vêtement de Dominique, arrachant violemment du même coup le manteau et le châle.

Le buste de la jeune femme apparut à peu près nu ; le corsage était en loques, la gorge sortait de la combinaison déchirée, la gorge nue zébrée de griffures, d’écorchures légères mais encore saignantes.

Pendant un moment Patrice, muet, contempla avec stupeur le spectacle que lui offrait Dominique, comme s’il doutait de sa réalité, comme s’il ne voulait pas croire à la vérité de cette chose dont l’idée, confuse et repoussée, le torturait cependant.

Il balbutia, hagard :

— Alors… toi aussi ?… toi aussi ?…

Et soudain la colère le saisit. Il secoua brutalement Dominique par l’épaule.

— Toi aussi !… toi aussi !… Avec qui ? Réponds, malheureuse ! Toi aussi… Toi aussi… Avec qui ?

Haletante, livide, elle répondit :

— Tu le sais bien. Avec toi !…

Il sursauta violemment :

— Ce n’est pas vrai ! Tu mens ! Moi… mais je ne sais pas ce que j’ai fait ! Je te tenais dans mes bras… Et puis il m’a semblé qu’on nous séparait, qu’une autre m’arrachait à toi… La Pierreuse sans doute… Tiens, regarde, j’ai son écharpe… Mais toi, toi ! Réponds, misérable. Alors toi aussi ! Tu ne t’es donc pas enfuie ? Tu as accepté ?…

— Patrice, je t’en prie… Non… non…

Et elle gémit.

— Je ne sais pas. Je ne me suis rendu compte de rien… Ou plutôt, Patrice, j’ai cru me donner à toi… À toi… Je le crois encore… Sa voix s’étrangla dans sa gorge. Le visage de son mari était déformé par une rage démente et désespérée.

— Tu le crois… Mais tu n’es pas sûre, n’est-ce pas ? Tu ne sais pas !

Elle gémit :

— Toi non plus, tu ne sais pas.

Il cria :

— Ce n’est pas pareil ! Mais toi ! toi !…

Elle ne répondit plus. Alors, emporté par une colère aveugle, éperdue, il la saisit aux épaules, à la gorge, frappant, meurtrissant cette admirable chair qui s’était donnée, qui s’était souillée dans une étreinte de hasard, dans des bras qui n’étaient pas les siens… Le seul fait de pouvoir en douter le rendait fou… Il oubliait que lui-même,… à la même minute, avec une autre femme… Il cria :

— Alors, tu t’es donnée ! Tu as fait cela toi ! Ce n’est pas vrai ! Toi ! toi ! tu as fait cela !

Il râlait presque, pantelant. Dominique une seconde essaya de se ressaisir, de protester.

— Mon chéri, mon chéri… Je te jure, c’est à toi que j’ai appartenu. J’en suis sûre. Jamais je n’aurais consenti !…

— Tu mens ! Pas plus que moi tu ne savais ce que tu faisais ! Tu viens de me le dire toi-même ! Quelques secondes d’aberration ! Tu t’es livrée au premier venu, à celui qui était là ! Avoue ! Avoue donc !

De nouveau, il l’avait saisie. Il lui broyait les bras et les poignets dans l’étreinte de ses mains furieuses. Il lui arracha ses derniers lambeaux de vêtements, la mit nue… et s’effondra en sanglotant.

— Ah, ton corps… ton beau corps !… mon beau corps que j’aimais tant… À un autre ! Tu l’as donné à un autre !…

Il resta à ses pieds, secoué de longs sanglots, la tête cachée dans ses mains.

Dominique avait, sur le lit, saisi une couverture dont elle s’était enveloppée. Maintenant elle demeurait là, debout, immobile, inerte, anéantie, les yeux fixes, dilatés, sans une larme. Il semblait qu’elle ne réalisât pas toute la signification de ce qui avait eu lieu. Par moments de grands frissons la secouaient toute.

Patrice se releva enfin. Il fixa son regard sur elle et tout à coup demanda :

— Ton collier de perles ?

D’une voix indifférente, comme si elle n’attachait aucune importance à l’événement, elle répondit en se rasseyant sur son siège :

— Volé… Je suppose qu’on m’a fait saigner en me l’arrachant.

Patrice eut un recul d’épouvante et d’horreur.

— Volé… Volé.. mais ce ne peut être que par l’homme… le mécanicien… celui qu’on appelait Julot… Alors… Alors, c’est celui-là ?…

Dominique, dans une révolte, cria :

— Non ! non, je te dis ! Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas possible. Je l’ai bien vu près de moi, oui… il a essayé de me saisir, sa figure a cherché la mienne… Mais on m’a arrachée à lui, j’en suis sûre… Il a été repoussé… Ce n’est pas lui !

Elle affirmait avec une assurance désespérée, comme pour se convaincre elle-même. Patrice plongea les yeux dans les siens.

— J’aimerais mieux que ce fût lui qu’un autre, dit-il d’une voix sourde. Oui, j’aimerais mieux lui… Mais si ce n’est lui… Alors qui ?… Antoine ?… Richard ?…

Les yeux de Dominique vacillèrent, effarés.

— Non, non ! Ce n’est pas non plus l’un d’eux ! C’est toi, Patrice, j’en suis sûre ! Ce ne peut être que toi !

Il y eut un silence. Puis Patrice, résolu, calme en apparence, s’approcha de Dominique, se pencha vers elle et à voix basse l’interrogea :

— Souviens-toi… je le veux… Précise… tu dois te souvenir… Un homme t’a prise dans ses bras… Il t’a couchée sur le talus… Sa bouche a pris la tienne… il a déchiré ton corsage, découvrant tes seins… Souviens-toi… il a relevé ta robe, arraché ta combinaison… Et il t’a prise… comment ? Tu l’as senti en toi… Comment était-il ?… Réponds… je le veux… je veux savoir… Comment ?…

Il continua, frémissant d’horreur et de dégoût aux détails sexuels qu’il voulait lui faire préciser, aux mots directs, obscènes, dont il se servait pour l’interroger avec une curiosité impitoyable qui le révoltait lui-même et où il insistait avec une sorte de joie mauvaise dont il avait conscience et qui lui faisait honte.

Lasse enfin de cet interrogatoire hideux, Dominique, tremblante elle aussi de honte, protesta :

— Je t’en prie, Patrice… tais-toi… tu nous martyrises… C’est abominable ! Quel cauchemar ! Ne parle plus ! Je ne peux plus ! Je vais devenir folle ! Ne parlons plus…

Le silence s’étendit, pesant, chargé d’angoisse, de doute, de dégoût humilié. Les minutes passèrent… Peu à peu, Dominique, brisée par ses émotions, brisée aussi par la scène de la pelouse qui avait assouvi sa chair soulevée de désir, sombra dans le sommeil.

Patrice, debout, enfiévré, hagard, allait et venait dans la grande pièce claire. Par moments, dans le jour éclatant, tout à fait établi à présent, il regardait, par les larges baies, l’horizon de Paris, là-bas, sur la rive gauche, sur le Champ-de-Mars et le cours paresseux du fleuve gris et rose sous le soleil levant, du fleuve qui s’en allait vers les collines de Meudon, vers la mer ; par moments, revenant vers le fond de la chambre il regardait Dominique prostrée sur son siège, la face pâle et encore bouleversée, la bouche entr’ouverte. Et il s’irritait : « Elle dort ! elle peut dormir ! » songeait-il.

Cependant l’agitation de Patrice tombait un peu. Lui aussi était harassé. Mais à présent il pouvait réfléchir. Des précautions étaient nécessaires pour que leur participation à la scène de la pelouse restât insoupçonnée s’il y avait enquête. Sortant furtivement de son appartement dans la maison encore endormie il descendit au garage, prit dans sa voiture le panier de champagne où restaient cinq bouteilles seulement et alla l’enfermer dans le second box. Il revint à son auto, en nettoya les roues, enlevant avec soin toute trace de boue et de sable.

Il regagna l’ascenseur et remonta chez lui. Dominique, se réveillant pendant son absence, s’était mise au lit après avoir fait disparaître ses vêtements déchirés et avoir effacé le sang qui maculait sa poitrine.

Patrice se coucha également. Personne ne devait savoir qu’ils avaient anormalement veillé. Rien ne devait déceler le drame qui s’était passé entre eux.

Côte à côte, allongés dans leur grand lit, ce lit où ils ont échangé tant de baisers, tant de caresses, immobiles, les yeux grands ouverts, ils attendent l’heure normale du réveil, l’heure de reprendre, comme si rien n’avait eu lieu, la vie quotidienne.

Ils ne se parlent pas. Ils n’ont plus rien à se dire. Ils savent que jusqu’à la fin de leur vie ils ne reparleront jamais de l’affreuse chose, mais ils savent aussi que son souvenir torturant est là, entre eux, qu’il y sera toujours, qu’il les obsédera sans trêve, qu’il fera désormais partie de leur existence, comme une maladie chronique, incurable, qui empoisonne toutes les heures par sa présence muette, toutes les heures jusqu’à celle de la mort…

Aucune mention de ce qui s’était passé, ne fut faite bien entendu par les journaux du matin qui, vu l’heure de leur parution, ne pouvaient rien savoir.

Mais la Feuille de Midi, que Patrice déplia fiévreusement, annonçait en « Dernière Minute » :

« Ce matin, dans la forêt de Saint-Germain, à proximité de l’Auberge du Gazon Bleu, on a découvert le cadavre d’une femme dont la mort semble toute récente. »