Le Satanisme et la magie/Livre II/Chapitre III

Ernest Flammarion (p. 180-209).


CHAPITRE III
LES MESSES NOIRES
(TEMPS MODERNES)


Dès que la messe noire quitte le plein-air du sabbat pour entrer dans l’église, — hypocrite et raffinée, elle perd sa grandeur, cet aspect religieux et si humain, quoique à rebours, dont elle sanglotait aux époques de large désespoir. C’est affaire d’ambitieux, jeu de dépravé, haine et amour à la fois, mais basses et viles toutes deux. Non plus le culte naïf des naturelles forces, non plus le priape instinctif, la souffrance des humbles, qui dansent, le ventre creux, afin d’étourdir la colère, mais la lubricité de prêtres sans vergogne, l’exaltation de nonnes viciées, le caprice des grands, la distraction des politiciens, l’empoisonnement des sociétés secrètes.

Satan semble avoir renoncé à cette tragédie mystique où il retrouvait le triomphe et les honneurs des anciens dieux qu’il fut[1]. Il a reconnu la suprématie de son ennemi, le Christ. Il n’ose plus, en face de lui, dresser un autel égal : il renonce à la guerre ouverte, se résigne à des hostilités d’embuscade, de dissimulation. N’ayant plus l’Église du Diable, il prend l’Église de Dieu, s’y insinue

Hostie consacrée par Vintras-Élie
Hostie consacrée par Vintras-Élie
HOSTIE CONSACRÉE PAR VINTRAS-ÉLIE
(Devenue d’elle-même sanglante et panlaculaire.)


aux heures indues, avant que les cloches du premier angelus n’aient sonné, ou bien quand nul profane ne pénètre plus au delà du seuil que la nuit a clos.

Le prêtre de Satan est en effet le prêtre de Dieu ; le Maudit combat avec les armes de la religion la religion elle-même. Et sacrilège il l’empuantit pour son ignoble gloire ; il ne fait pas de frais, n’ayant à payer ni entretien du temple, ni clergé, ni ornements ; il s’installe dans la maison de l’ennemi, capte ses desservants, endosse l’étole et escalade l’autel !

Tout est pour le mieux (c’est-à-dire au pire), l’apparente déroute cèle la profonde victoire, et si devant d’aussi sordides aberrations les documents historiques ne suffisent pas pour qu’elles soient crues des honnêtes et simples âmes, ce raisonnement les leur expliquera peut-être par une logique, que confirme le fait quotidien :

Qui peut, plus aisément que le prêtre, devenir magicien noir ? Sous sa main, tout est prêt pour le sacrilège, il n’a qu’à faire un geste pour salir, déchirer, assassiner son Dieu. Or, tout prêtre médiocre, — et combien y en a-t-il hélas ! — s’il a gardé sa foi, en sentant l’impossibilité pour son cœur de tout héroïsme, sombrera bientôt dans l’irréparable Crime, alléché par la promesse de ces réalisations immédiates et grossières que Dieu clément ne donne pas quand on le prie, mais, qu’impitoyable, il accorde parfois à qui l’outrage et le recrucifie encore !… La puissance d’évoquer Dieu fraternise par en bas avec le pouvoir d’appeler le Diable ; qui sait ouvrir le ciel n’ignore pas l’art d’arracher les portes de l’enfer. Puis, le suprême condiment du blasphème n’est-il pas de cracher en embrassant ou de mordre avec une bouche onctueuse ? La cafardise s’impose au disciple de Satan, à ce point que nous voyons les mages impurs de notre époque s’adjuger un vain sacerdoce, jouer avec l’hostie vide, — car leur consécration est heureusement impuissante, — manier le saint-chrême et d’un doigt érotique tacher des calices qu’ils firent bénir à des prêtres avares.


I
LOFFICE DE LA VAINE OBSERVANCE


Une seule de ces cérémonies dérisoires garde encore une austère allure, car son rite est vivifié d’un inéluctable souffle religieux. Cette Messe, en désuétude dès le xviie siècle, perpétue la doctrine des anciens Albigeois ; un gnosticisme trouble y chuchote, perverti encore par le souvenir de la Chaldéenne magie. Elle est célébrée en l’honneur d’un Sathan bifront, Dieu et Diable, Bien et Mal, Esprit et Matière, roi de l’Avenir.

La grille du chœur cède au tâtonnement d’une main qui se glisse hors d’un vaste manteau. Des plis du noir vêtement jaillissent trois livres. L’homme les dispose avec symétrie, un à chacune des extrémités de l’autel et le troisième au milieu, s’étayant au tabernacle[2].

Minuit tinte.

Le prêtre, à la douzième vibration, s’abîme contre les marches et son rigide corps, bras étendus, s’immobilise croix vivante.

Préparatoire veillée qui conjurera l’occulte Puissance ; le vouloir maudit se condense et s’affermit en celui qui prie Satan.

Quatre heures : les hauts cierges du chœur frétillent d’une flamme ; dans la sacristie, l’ombre téméraire s’enfonce pour revêtir l’aube, l’étole et la chasuble ; le calice, qui entre ses doigts s’affuble d’un voile noir, reçoit anti rituellement, l’eau puis le vin.

Maintenant un reliquaire étincelle entre ses doigts. Trois sceaux l’occlusent, rompus sur la pierre de la consécration. Voilà trois têtes humaines luisantes sous la mourante lune, mais si vieilles en leur décrépitude respectée, que l’on dirait les crânes d’anthropoïdes ou des premiers fils d’Adam.

Non, ce sont les ossements des trois rois Mages[3], de Theobens, de Menser, de Saïr, fils de Job, qui avait habité près du Caucase et disciples du prophète Balaam ; la légende les a nommés Gaspard, Melchior et Balthazar.


« Puissants astrologues, soyez-moi propices, marmonne l’évocateur, il faut que vos poussières soient éloquentes comme si les flammes de votre cœur décomposé y passaient encore en inspiratoires flambeaux.

« Mieux même ! car vos esprits attirés, mais non plus enchaînés par ces crânes qui furent leurs prisons, ont accumulé les pensées de la mort et la sagesse d’au delà le sépulchre ! »

Sans enfant de chœur, solitaire comme un lévite d’Hécate, le dissident, arraché à l’orthodoxie souveraine, dit sa messe nocturne à voix basse, sa messe d’avant l’éveil des cloches, l’office superstitieux qui n’est pas fait pour le vulgaire Dieu conculcateur de ces foules, ivres de soleil[4].

Il commence à rebours par l’Évangile de saint Jean, l’Évangile aux révélations gnostiques, et au lieu de s’écrier : « Et le Verbe s’est fait chair, » il affirme : « Et la Chair s’est fait verbe » ajoutant : « Car il a été dit que Nous serons sauvés par la chair ; il faut marcher nu dans la vie et anéantir le mal par le mal en s’y abandonnant avec frénésie[5]. »


Alors s’approchant des crânes immobiles, prenant un peu de poussière à leur ricanement, l’officiant le répand dans le calice :

« Béni sois-tu, dit-il, pain de la mort, béni mille fois plus que le pain de la vie, car tu n’as point été moissonné par une main humaine, aucun labeur inexorable ne t’a broyé, c’est le Dieu mauvais seul qui t’a porté au moulin du cimetière afin que tu deviennes le pain de la révélation[6]. »

L’hostie chrétienne se mêle à l’essence des mages.

Le prête mange et boit ; puis accomplissant enfin la promesse de sa secte, il extirpe du retable sa croix, met en loques ses vêtements sous ses pieds nus et crie : « Croix, je t’opprime en souvenir des anciens Maîtres du Temple.

« Je t’opprime parce que tu fus l’instrument de torture de l’Eon Jésus.

« Je t’opprime parce que ton pantacle oppose une promesse de supplice et de honte pour qui se hausse hors de l’humanité, répudie la condition d’esclave.

« Je t’opprime encore parce que ton Règne est fini, qu’il n’est plus nécessaire aux hommes de s’enfoncer dans les ténèbres et la douleur, mais qu’ils doivent ressusciter enfin pour saluer l’esprit de Manès qui est le Paraclet. » Puis regardant la pompe ecclésiastique éparse sur les marches et les dalles :

« Toi qui veux rappeler, par les dorures et par l’ampleur, qu’il y a des pouvoirs humains et des maîtres hiérarchiques, toi qui cèles l’auguste nudité seule agréable à Dieu et à la Dame, toi qui prétends faire croire, selon le mensonge de Pierre le faux apôtre, que l’exostérisme vaut mieux que l’ésotérisme, laisse à la chair glorieuse, — ô livrée qui n’est, malgré tes chamarrures, sur elle, que de l’ombre, — sa splendeur et sa lumière ! »

Le long silence semble troublé par le bégaiement de l’aurore aux vitraux ofiensés.

Et le prêtre, de la voix cadencée et monotone des incantations :

« Vie, écoute ; Mort, parle.

« Têtes puissantes vous qui fûtes l’Orient saluant l’Etoile d’Occident, Jésus annonciateur de Manès.

« Toi d’abord, Gaspard, ô très cruel, toi qui apportas, de l’or à nos pauvretés, livre-moi la sagesse de l’Avenir, apporte-moi le métal précieux du Conseil.

« Toi aussi, Melchior, vieillard orgueilleux, longue barbe semblable à la pâle Lune, toi qui offris l’encens à l’humilité, exalte ma sécheresse, fouaille ma lâcheté, enivre ma défaillance.

« Toi enfin, Balthazar, toi plus proche de moi, ô luxurieux ! tu aimas la reine de Sabba jusqu’à en mourir, aux pieds de la pureté tu répandis la myrrhe ; effréné la passion toute-puissante en mes sens rajeunis, marie-moi avec le Vertige afin que je sois inspiré sinon par la Grâce, ûu moins par l’irrésistible Désir.

« Chacun des trois livres est en face des trois crânes. Que les crânes aussi morts que les livres m’expliquent la vie.

« Ma main guidée par vos fantômes, en feuilletant ces pages éteintes, découvrira en trois versets les trois flambeaux de mon avenir ! »

Et la main du prêtre, conduite par de mystérieux effluves, fend chaque livre après avoir baisé d’une lèvre en fièvre le maxillaire édenté du mage initiateur.

Le parchemin, bordé de lacs de soie alternativement verts et jaunes formant sur la tranche du rouleau une longue touffe latérale et multicolore, s’ouvre, ici ou là, car chaque lac correspond à des passages et à des figures symboliques.


En voici quelques exemples relevés par M. Jolibois, archiviste paléographe de la préfecture d’Albi :


« Après le soleil se lèvent les étoiles, puis de nouveau revient le soleil. De même ton courage qui fléchit le viendra de Dieu avec la lumière. »

« Sur mer le vaisseau bien gouverné arrive au port, tu atteindras aussi ton désir, si tu invoques Dieu. »

« Les vents sont légers, prends garde aux tempêtes, ne te mets pas en mer. »

« Tu veux te jeter dans une forêt sans issue et pleine de serpents. »

« Garde-toi du grand Lyon. »

« Invoque Dieu, tu ne craindras pas la mort. »

« En ce moment le sort t’échappe, il ne te répond pas ; viens un autre jour le consulter et il te dira la vérité. »

« Tu dis que tu crains : tes ennemis tomberont et tu seras meilleur. »

« Tu veux fuir la lumière pour les ténèbres, prends garde de te créer des inquiétudes. »

« Le moment venu, la chienne mettra bas six petits : de même pour ce que tu recherches le courage te viendra et tu obtiendras satisfaction. »

« Tu recherches la richesse, c’est dangereux, mûris ta résolution et attends sagement. »

 

« Voilà les sorts des saints Apôtres qui ne trompent jamais. »


Et telle fut l’antique messe Albigeoise, la messe « vaine », car elle avait ritualisé la sensualité et l’orgueil.


II
LA MESSE SACRILÈGE DE LABBÉ GUIBOURG[7]


La magie vers la moitié du xviie siècle est si profondément ancrée dans les mœurs que des paroisses sont vouées — et non pas secrètement — au su de tous, à Taccomplissèment ritualisé des maléfices. L’église du Saint-Esprit sur la place de Grève entend des messes pour causer la mort des personnes détestées ; d’autres cérémonies empêchent encore les voleurs de fuir. L’abbaye de Montmartre, au sommet de la montagne, voit, le vendredi, les pèlerins de Sainte-Ursule l’envahir. Là un tableau de « Jésus et Madeleine » est le point de mire des hommages. Madeleine y dit à Jésus : Rabboni... etc. Ce mot (Rabboni, maître) devient un talisman, bien plus un personnage, bien mieux un saint. Les femmes, agitées par des inquiétudes de ménage, vont là-haut prier saint Rabboni de « rabonnir » leurs mauvais maris, parfois sans doute leur demandant de les « rabonnir, jusqu’à la mort ».

La foi n’est pas absente, mais rapetissée, mise à la geôle : on ne sait quoi de morne alourdit les âmes, épaissit l’entendement. La messe sert à tout. Dieu qui descend dans l’hostie doit infuser à ce qui avoisine ce miracle une force incomparable. Superstition qui veut une fatalité dans les dons du Christ et, profitant de cette infusion d’un dieu en ce pain et en ce vin, l’oblige dès lors à fortifier les adultères, les honteux négoces, la prostitution, le massacre — et jusqu’à la puissance des démons. Poussés par des grands seigneurs libertins ou ambitieux, des bourgeois curieux, le sorcier et la sorcière, prêtres, femmes de joies, aventuriers et sacristains glissent à d’odieuses et niaises pratiques : courtiers d’amour, maîtres chanteurs exploitant le cadavre futur auprès de celui qui, lâche, leur confie le soin d’assassiner pour lui ; marchands de poudres abjectes, détrousseurs de cimetières, voleurs de marmots, frôleurs d’hosties. Décidément ce siècle manqua de grandeur et il fut monotone. Le pittoresque manie y affecte un tel air cafard qu’on la vomit.

Cependant la messe noire y évolua d’une abjecte façon et je me dois d’inscrire ici l’office de Guibourg, dont l’érotisme sanglant s’encrasse d’avarice et de servilité.

Guibourg n’est pas le seul prêtre noir de son époque abondante en courtisanerie de laquais sacrilèges. Gille Lefranc, évêque, Davot, Mariette, Lesage qui fait office de clerc[8] et tant d’autres, ne se contentent pas, vêtus du surplis et de Fétole, d’asperger d’eau bénite la riche ambitieuse sur la tête de qui repose l’évangile des rois. C’est préliminaire simagrée que les pigeons brûlés, la passion de N.-S. lue les pieds dans l’eau, le mystère de la quarantaine » enseigné par « l’apostolat des Sybilles », le livre des conjurations et des blasphèmes placé sous le calice afin d’en être fortifié. Le complet blasphème fait resplendir la messe de l’enfant égorgé sur la nudité lubrique de la femme.

…Les acolytes de Guibourg sont allés boire au cabaret : les uns manient sur une table envinée, cartes crasseuses ou dés faussés, d’autres jouent aux boules ; mais l’enjeu, c’est toujours le gain d’un sacrilège.

Cette fois, c’est pour une grande dame, une ardente pécheresse ; le sacerdote opère rue Beauregard, non loin de Notre-Dame de Bonne Nouvelle. Pour qui ? la d’Argenson, la de Saint-Pont, la Bouillon, Luxembourg, Vendôme, ou encore quelque Lord (Buckingham peut-être) jeune et déjà las des laïques voluptés ? En tout cas l’autel vivant, celle qui doit venir, pour qui, sur qui, en qui le Jésus damné va descendre, corps et sang, — sang surtout ! — c’est sous luxueux vêtements une nudité païenne, au sein de plénitude et de vigueur, aux hanches larges et profondes des Danaé où pleuvent les voluptés de Louis XIV — Jupiter… Ne serait-ce pas la Montespan ? Elle n’a point parlé à la vicieuse fillette, enfant de la magicienne qui ouvrit discrètement et salua très bas ce masque impatient et parfumé… Au fond d’un jardin, loin des bruits et des distractions, un pavillon tendu de noire étoffe. C’est là. Une hâte convulsé les lèvres du masque : « Malheur à Lui s’il résiste… mort à Elle… je serai reine. » Elle déchire sa robe, avec l’emphase des anciens prophètes qui — au nom de Dieu, non pas comme elle au nom du Diable — mettaient en pièces leurs vêtements. Ah, la Voisin, l’affreuse sorcière, élève de Brinvilliers, doit l’avoir reconnue. Certes une telle créature, qui la comparerait à ces trop timides ou moins belles sacrilèges, n’osant se livrer toutes, et, hypocrites ou demi-consentantes, s’étriquant seulement à un retrousis jusqu’à la gorge irritée ? Non, celle-là risque tout, voulant tout ; et elle y met cette fougue, cette sincérité dans l’atroce dont ne disposent point les coquettes curieuses, se faisant dire une petite messe niaise sur un bout de peau comme on ne demande, par économie, à la somnambule, que le « petit jeu ». Sa chevelure flambe. D’un seul élan, elle s’est étendue, impudiquement fière, sur le grossier matelas recouvert de ce drap sombre qu’on jette sur les cercueils ; sa tête pend, soutenue d’un oreiller, contre une chaise renversée ; les jambes au dehors glissent et comme un monticule de chair, le ventre saillit, plus haut que la gorge, capital, divin.

Le prêtre la regarde, tranquille, avec cette sorte d’indifférence des horribles sacrificateurs, lorsqu’ils n’ont pas encore pour tenailler leurs nerfs l’ivresse du sacrifice. Lumineux dans le noir du masque, les yeux de l’autel vivant fixent le prêtre : « Tu vois bien, vieux Guibourg, tu faiblis ; n’es-tu pas ivrogne ? Celles qui se confessèrent à toi ont épuisé ton énergie ; ta concubine qui depuis vingt ans t’attend au sortir des églises t’a fait ce visage hébété, où éclate seule d’un rouge de lie populaire ta laide trogne… Sauras-tu ? »

Mais Guibourg sans l’écouter a revêtu l’aube, l’étole et le manipule ; son œil louche lance une basse lueur :

« Sois respectueuse et assurée — ô trop altière femme ! j’ai soixante-dix ans, mais j’ai tellement bu et mangé les mets du Prince des ténèbres que mon âme, victorieuse de l’âge et de la mort, sait par un miracle rajeunissant affermir une chair ridée et fléchissante. Aie foi en l’alliance de Christ et de Lucifer qui s’accomplira sur toi. Fertilise ta fureur, où mugit l’impitoyable Vénus, par les mérites de cette alliance. L’opération du sacrilège te nantira Déesse, toi qui cependant ne convoites que la moitié d’un sceptre ! »

Déjà ce n’est plus Guibourg, le titubeur des alcools de banlieue, c’est l’homme de Satan, le renégat haussé à une majesté farouche à force d’avoir sondé les abîmes de la crapuleuse obscénité. La femme nue s’est rallongée dans le silence ; et le seul bruit dans le pavillon solitaire, c’est le rhythme sourd de son cœur et de son ventre gonflés. La petite Voisin étend une serviette sur cette charnelle colline, une croix s’insinue entre les globes dardés ; le calice s’incruste près des cuisses.

La messe commence ; la lèvre torse du pontife baise l’autel frissonnant… La minute de la consécration approche. Alors la porte s’ouvre ; la Des Œillets entre, tenant entre ses bras un paquet qui bouge et glapit. « La victime ! hurle le prêtre, apporte la victime ! » Les langes tombent et une chair débile et toute blanche, où coule un peu de bave, luit comme une hostie innocente dans la noire salle. Un canif tremble aux doigts du prêtre ; voilà que l’enfant, contre le monstre, s’accroche aux vêtements sacrés gracieusement. Alors Guibourg chuchote

« Notre Seigneur Jésus-Christ laissait venir à lui les petits enfants. Aussi j’ai voulu que tu viennes, car je suis son prêtre et tu vas par ma main, que tu dois bénir, t’incorporer à ton Dieu. »

Ceci dit, il frappe. La tête « languissante » se penche, miniature du Divin Mis en croix ; de la blessure tombe à flots le sang dans le calice et sur l’autel qui houle. La femme détend ses bras, qui s’écartent du corps, symbolisant le supplice surhumain de Jésus, eux qui forment avec le tronc pantelant une croix de luxure, où luisent, par chaque poing, les clous colossaux de deux candélabres allumés !… Puis le frêle cadavre enfantin vidé, tordu comme une éponge de chair, la Des Œillets le reprend, en arrache les entrailles qui doivent servir à d’autres enchantements.

Guibourg remue dans le calice le sang et le vin. L’hostie rompue épaissit le liquide rosâtre embourbé d’une poudre criminelle, os d’enfants broyés, cendres sans baptême. Telle doit être la matière du sacrement !

« Ceci est mon corps, ceci est mon sang, » prononce-t-il.

Il boit ; l’autel boit aussi ; la sanguinolente rosée inonde les lèvres, le ventre, les seins d’un divin flux de meurtre. Le drame palpite maintenant dans les trois mondes, sur terre, au ciel et dans les enfers. La Voisin, sa fille, la Des Œillets se penchent sur le définitif sacrilège qui s’achève par l’orgie d’un sacerdoce enragé secouant d’une étreinte le vivant autel parmi le ruissellement de Jésus-Christ !

Dégoûtantes pratiques, mais non inutiles, car Montespan, en disgrâce, le lendemain d’une messe regagnait, on eût dit par miracle, le cœur de Louis XIV. Seule son ambition dernière fut déçue ; convoitant le diadème, elle ne conquit que le roi.

Quand se inabille l’affreuse courtisane, non contente de cette cérémonie où Satan lui transmit ses pouvoirs — ô blasphémante ironie ! — par l’obéissante humiliation du Christ, elle emporte une arme qu’elle croit plus sûre que son inexorable désir, le mélange effroyable du calice où, pour grandir la royale concupiscence, s’ajoute du rut masculin et féminin, du sang mensuel et de la farine. — Pate conjuratoire ! tel était le pharmaceutique nom de cette innomable potion.


Il semble que l’athéisme et le scepticisme moderne aient exalté la messe noire au lieu de l’anéantir.

Si la religion dépérit, le mysticisme se relève, et le culte de Satan c’est du mysticisme encore.

Jésus, décloué de sa croix qui est son trône, son auréole dégrafée de son front douloureux, brille d’un éclat plus fauve, on dirait, qu’aux premiers soirs d’après le calvaire et l’ensevelissement. Blasphémé de tous, par les catholiques pourris et par les renégats impudents, il grandit sous l’universel outrage, plus vigoureux et plus vivant d’être massacré sans cesse et par d’innombrables adversaires.

Il semble que les grands jours prédits du combat acharné et décisif entre saint Michel et le Dragon appartiennent à nos temps.

Du choc de ce nouveau Satan contre Jésus, jaillit un suprême éclair où il y a du soleil, du Ciel et du brasier des gouffres.

Aussi ai-je pensé qu’Ézéchiel et Vintras, le prophète antique hanté par les hontes de Jérusalem et le voyant moderne tourmenté par les épouvantements de Rome, me seraient propices en cette tâche de ressusciter, grandiose, la Synagogue de Satan, sa légende, son symbolisme et le miracle de sa réalité.


III
LA MESSE NOIRE SELON ÉZÉCHIEL ET VINTRAS


Tout autour de la maison de l’Enfer pleurent des femmes ; elles pleurent sur la mort de Tammuz[9] et leur tâche éternelle n’est que de pleurer. Elles portent des voiles de veuves et leurs flancs sont serrés de cilices où elles se roulent soupirantes ; car elles sont destinées à l’amour inassouvi, à la complaisance solitaire, à l’unique joie de se lamenter intarissablement : « Tammuz, disent-elles, que d’autres ont nommé Adonis, toi qui es mort sans cesse, et qui renais, ô aussi cruel que notre cœur ! à seule fin de remourir ; toi notre désir inexpiable, notre inextinguible soif, notre mélancolie savoureuse et sans borne ! toi l’émasculé pareil à ce rut enflammé que nos caresses ne peuvent guérir d’une inquiétude toujours nouvelle, ô Dieu de la débauche mystérieuse, de la tristesse plus mystérieuse encore ! toi qui embrasses d’une lèvre froide, et dont les flammes dévorent paresseusement et qui fais toucher le dégoût au moment où l’on croit atteindre le plaisir, ô Tammuz, toi qui, étant divin, n’es même pas un homme, ô statue du Néant, ô signe du Vide, ô Tammuz creux et désolé comme notre envie et notre désespoir ! »

Quand tu auras franchi le cercle des lacrymantes, tu pénétreras dans le parvis du dedans et à l’entrée de la porte tu apercevras l’idole de la Jalousie.

Une couronne de soucis alourdit sa tête, cache les rides du front aussi profondes que des socs de charrue, chatouille les joues lacérées par les griffes de la maigreur. Elle est elle-même Satan, le Satan femelle qui guette et appelle, prostitueuse et prostituée. Car il doit être jaloux celui qui s’agenouille dans la maison de l’Enfer ! Mécontent irrassasiable, il convoite, loin des hommes qui l’ont dédaigné, le coin d’ombre où opérera royale sa colère, le lieu où, selon la promesse, les derniers seront les premiers, les vaincus écraseront les vainqueurs, les excommuniés régneront dans le sanctuaire, et jusqu’au fond du calice de pureté vomiront et excrémenteront les impurs !

L’idole de jalousie au mortuaire visage s’évase vers les hanches en double flot charnu de concupiscence ; Le jaloux se repaît d’ignobles frairies ; enragé de sentir sa tête vide, son cœur calciné, il fomente dans l’abjection sa voracité de haine et sa fringale grossière de vie.

Les murs de l’Eglise de Satan[10] s’enorgueillissent de fresques diaboliques qui glorifient meurtre, sacrilège et stérile amour.

Les statues, dressées contre ces murs ou sur des autels adjacents, telles dans nos temples les effigies des saints, révèlent l’abomination d’un vice qui amalgame la monstruosité d’un démon à la beauté tentatrice d’une païenne divinité. Une tare subite déforme la mensongère grâce. Tout autour de la nef, une procession silencieuse et immobile d’infirmes ricane, ctéiques et phalliques, archanges goitreux, martyres bossues, évêques aux tripes crevantes, Astartés dont les seins pendent en outres noirâtres, Apollons aux trognes phénoménales d’éléphant, papes lucifériens coiffés d’une mitre de bouc, Christs aux oreilles d’âne cloués, dos contre face, à un noir priape qui devient une lancinante croix.

Les soixante-dix assistants agitent tous des encensoirs de cuivre où les poisons les plus dangereux cuisent et fument : les solanées imposteuses, la jusquiame, l’aconit, la belladone qui insinuent l’ivresse du Sabbat, la rue, la sabine qui soulagent avant terme des enfantements.

Dans l’épaisse nuée des parfums les Démons doivent choisir les éléments vénéfiques d’une matérialisation.

L’office suprême verra Satan lui-même et les princes de sa cour : Belzébuth, Astaroth, Asmodée, Bélial, Moloch, Baal-Phegor. Ce corps latent de démons, cette vaporeuse liqueur, qui roule déjà leurs âmes, enivrent les fidèles abominables et propagent au fond de leurs sens l’illusion de ces prochaines présences.

Le prêtre à l’autel monte nu[11].


Déjà sur le rétable un bouc à face humaine est apparu, excité par quelques hommages préliminaires, créé par les parfums et par l’adoration.

Le prêtre a ouvert une boîte fermée avec un cadenas[12] ; il en a tiré les hosties servant d’ordinaire aux fidèles.

Le bouc dit au prêtre qui Tencense doublement, pour son caractère sacré et pour son obéissante abjection :

« Allons, Chien, mon sacrifice ; vêts-toi de la mascarade. »

Hélas ! les ornements du sacerdoce sont conformes au blasphème, défigurés par des hiéroglyphes de grimoires et d’obscènes rébus, souillés enfin tout fraîchement et dérisoires sur cette nudité !

Tandis que dans le Livre le sacerdote essoufflé lit d’une voix sourde et rauque, le monstre toujours debout sur le rétable se tord en une affreuse colique de joie, évacue une odeur infamante que hument religieusement les hommes et les femmes rapprochés.


Deux actes seuls sont essentiels dans le sacrifice pour sa validité de messe noire :

1° L’offrande du pain et du vin ;

2° La consécration du pain et du vin.

Un troisième acte est seulement partie intégrante, quoique indispensable : la Communion.

À l’offrande le Bouc pousse deux ou trois beuglements, saute de l’autel à terre, et de terre à l’autel ; puis à la consécration il disparaît dans une fumée noire.

« La puissance irradiée du Verbe au moment où il se fait chair est si irrésistible que Satan et sa horde seraient foudroyés s’ils persistaient en fluidique présence au milieu de leur Église tout à coup transfigurée par l’arrivée du Fils de Dieu. »

Mais dès que Jésus-Christ est emprisonné dans le pain et le vin, le prêtre suant et grommelant ayant chuchoté : « Hoc est enim corpus meum… » alors le Bouc reparait, maître de nouveau de la terre et de ce temple.

Indescriptible et honteux délice ! Le Bouc sort de sa gueule convulsée en un ignoble rire une langue qui, aussi laide qu’un pal rouge, pourléche et brûle ses babines ; serait-ce une lave de l’enfer coulant, en sang gluant, le long de son cratère ?

Cette face hideuse se penche vers le prêtre d’iniquité ; et, lui soufflant son infection, elle ordonne encore :

« Allons, Chien, l’hostie ! »

Effaré, l’homme donne l’hostie.

Le Bouc l’a recueillie dans sa griffe tendue ; alors la subodorant avec lenteur, s’en frottant le dos et le ventre, puis y crachant, puis y bousant, il vaticine, en une danse coupée de borborygmes :

« Je te tiens, mon vieil ennemi, je te tiens et ne te lâcherai plus maintenant que ta sotte pitié pour les hommes t’a lié à cette farine ; tu es emprisonné par ton vouloir et ta bonté, pendant qu’à loisir je t’insulte et te piétine, toi qui, remplissant le ciel et la terre, n’a pas craint de te faire aussi petit que cette hostie. Ton prêtre te vend ; ton sacrifice, au lieu de te glorifier, te dégrade ; ton miracle te fait mon esclave ; le pain et le vin de la vie éternelle se changent en ta moquerie ; voulant rédempter tous les peuples, tu n’as réussi qu’à les accabler sous plus de damnations. »

L’église infernale est prête pour le grand prodige, pour l’immense communion du mensonge, du libertinage et de l’horreur.

Renouvelant le mystère de la multiplication des pains, se souvenant aussi de cette apparition de Krishna unique, tout entier à chaque bayadère en même temps, le bouc simiesque, qui ne sait que contrefaire, levant I hostie dégoûtante, glapit :

« Qu’elle soit pour vous tous et que vous tous abominiez dans sa maison le Dieu vivant ! »

Alors les encensoirs tombent des mains convulsées, râlent vers l’autel les hoquets des dernières vapeurs empoisonneuses ; l’assemblée se mêle en folie d’amour etde carnage ; chaque baiser, chaque morsure, chaque coup d’ongle troue pour s’assouvir le bouclier sans cesse déchiré d’une grande hostie palpitante, d’où ruisselle un pus divin et à travers laquelle on se déchire, on se caresse.

 


Donc selon Vintras la messe noire serait surtout le grand sacrifice qu’accomplit le Bouc du Mal sur l’Agneau du Bien, afin que, de par le sacrifice, la puissance soit au méchant.

Conception peut-être pas très nouvelle de la messe noire ; mais, poussée à l’idée fixe, elle devient magique et solennelle, arc-boutée aux anciennes immolations des cultes passés. Hydre qui renaît. Bête de l’Apocalypse dont la gueule s’ouvre pour dévorer les anciens justes, glaive de Dieu volé par Satan, pour frapper Dieu.

Mais Vintras s’était arrogé un peu arbitrairement la puissance de briser la toute-puissance du rite infâme ; les fluides de sa pensée et de sa prière passaient en bourrasque sur l’Église du Bouc ; il s’imaginait à distance rompre le faisceau des méchants, sauver Dieu, des ultimes profanateurs de par sa volonté de prophète. Cette magnifique illusion fut partagée par le Dr Johannes (l’abbé Boullan), son successeur.

Voilà l’exemple d’une victoire de Pierre-Michel-Vintras-Elle ; elle a la beauté des cauchemars mystiques ; mais je ne lui accorde qu’une médiocre importance de documents.


IV
UNE MESSE NOIRE TERRASSÉE[13]


Le 28 février 1855, dans une petite ville, près de Paris, au fond d’une maison adossée à un cimetière, un occulte conciliabule s’agitait.

Trois personnes endormies du sommeil cataleptique : une jeune fille de vingt ans, un prêtre âgé, un homme viril.

Des fils de fer de diverses grosseurs s’enroulent à ces corps, dominés par l’action des fluides et la possession de certains esprits.

Ces fils passent à travers la cloison, en une chambre voisine où trois tables-guéridons entourent une autre table en autel, élevée sur deux degrés. Là, une croix sans christ et la statue d’une déesse nue. Au pied de la croix, un pain pour la célébration des Mystères. À droite, une petite coupe où du sang se fige ; à gauche, un serpent qui siffle sorti d’un bocal. La nuit s’éclaire sinistrement par deux autres vases où grésille une mèche enfoncée dans de la graisse humaine.

Les trois guéridons commencent à tourner avec lenteur d’abord, puis, sous l’influence des quatorze opérateurs, hommes politiques, dominicains, ecclésiastiques avec une furie qui communique le vertige.

Une lettre de Vintras ductilise les fluides du prophète jusqu’aux tables et de là aux sujets où, évoqué, il sera dominé.

Des deux chefs enveloppés de soyeuses douillettes, le premier enduit le fil de fer avec une huile empoisonnée.

Puis il crie :

« Omnipotente Intelligence qui vas t’habiller de nos fluides, révèle-toi. »

L’Esprit apparaît flottant dans l’air embué de maléfices, visage de terreur, serré de bandelettes, corps de brume.

« Je suis Ammon-Ra, répond-il, l’Ammon-Ra de l’Aminti ; je conduis les âmes des morts dans la barque impitoyable.

« Il me faut le sacrifice du grand Dieu des Chrétiens si vous voulez que j’écrase son dernier prophète.

« Que tous ici livrent à un brasier les noms maudits de leurs baptêmes — et je commence le combat. »

Tous, se découvrant, épelèrent leurs noms sur des papyrus que dévorèrent les flammes.

Alors l’Esprit :

« Vous me devez en récompense la chair virginale de la jeune fille endormie.

— Tu l’auras, répondit le chef des opérations ; mais fais que nous recevions ton active puissance comme nous t’abandonnons la nature immaculée de cette enfant. Ne nous cèle aucun de tes dons comme nous te faisons présent de cette vierge souple.

« Possède-la. Nous célébrerons tes voluptés par l’immolation du sacrifice. Soulève et excite le prêtre que nous t’avons consacré. »

La jeune fille entre nue, liée toujours aux fils dominateurs. Elle chante, quoique endormie. Sa grâce est telle qu’une lascivité matérielle émane de sa peau

Alors le chef enduit encore d’huile empoisonnée le fil de fer qui enveloppe le prêtre.

Celui-ci à ce commandement, sans interrompre son extase, vient de lui-même dans la chambre aux guéridons ; autour de lui, en cercle ouvert, les assistants se groupent.

Les crins presque droits, de petites gouttes de sueur brillant à leurs pointes, — la lumière du suif humain donnait à ce hérissement mouillé une étrange phosphorescence, — il laisse tomber ses vêtements, et nu, monte sur la table-autel.

Une joie belliqueuse enivre les opérateurs, sûrs désormais du triomphe.

Mais le vieillard fixe au-dessus de sa tête un point invisible et formidable… Il demeure inerte et muet.

« Consacre ! Consacre ! » hurlaient les hommes.

Le prêtre semble pétrifié, tandis que la jeune fille se tord comme un blanc serpent ; et les cercles de fer sonnaient sur le parquet.

« Qu’as-tu, lâche ? » interroge le chef, en tendant le bras vers le prêtre.

Une sueur glacée ruisselle maintenant de cette victime sacerdotale : « Il y a ici, invisible, un étranger », dit-il,

(C’était Vintras, qui de Londres entravait tout.)

— Réponds, est-ce Lui ?

— Je ne sais, mais j’ai cherché son rayon visuel que les fluides dégagés de cette lettre conduisent jusqu’à moi. J’ai pris la réflexion du feu ardent qu’il porte. Il est mille fois plus puissant que vous ne le croyez. On ne résiste pas en vain à son Verbe d’Autorité. Son commandement — plus fort que le vôtre — m’a couvert d’une onction impérative.

« Maintenant je suis lié par sa volonté.

— Consacre quand même !

— Vous voyez bien que mon corps chancelle, que ma langue s’embourbe, — je n’entends plus que l’onction magistrale de sa parole.

— Consacre, consacre ! »

De nouveau, les fils de fer reluisent sous l’huile infâme. La jeune fille agonisait ; les trois tables recommençaient à virer, vertigineuses. Trois spectateurs roulèrent sur le parquet frappés d’une foudre sans éclair et leurs têtes comme mues par des mains furieuses ébranlaient de chocs infatigables les murs. Le prêtre, en vésanie, bondit sur la table et sa vieillesse tout à coup rajeunie foula la croix maudite, la statuette de luxure, le pain profané… tout fut haché sous ses inflexibles pieds.

Le deuxième chef dit au premier :

« Continuez-vous la lutte et serez-vous de force pour enchaîner cet esprit adversaire que nous a lancé Vintras ?

— Tentons ! » dit l’autre.

Trois assistants s’affaissèrent encore sous le prodige, la bave coulait des coins de leurs babines et ils se mordaient.

« Arrêtons-nous, » dit quelqu’un.

— Non !

Le grand operateur d’un geste muet appela le jeune homme resté seul dans la chambre voisine. Il vint vêtu lui aussi des fils de métal.

La lettre de Vintras toucha le fer conducteur ; un cercle avec le sang humain séché fut tracé, prison magnétique du jeune homme.

Dans la chambre, ceux qui avaient pu se maintenir debout suffoquaient à s’en trouver mal, les cataleptiques se blottissaient le long des murailles. Les tables retentirent d’énormes coups intérieurs.

Le jeune homme resta droit :

« Prêtre, dit-il, viens te mettre sous mes pieds, je suis possédé par sept esprits qui veulent être entendus. »

Or, il était en communication avec le guéridon de la lettre.

« Lutte ! » crièrent les assistants.

Alors, ses efforts furent si impétueux, que le sang lui sortait par les yeux, par le front, par les oreilles. Tel un damné qu’agite et qui combat son tourment, il brandissait le poing.

« Lutte ! » reprit le maître.

Mais le jeune homme était tout à coup devenu doux comme un agneau victimal. Tombant à genoux, les mains en prière, tendues vers l’invisible volonté du prophète Vintras, il s’écria harmonieusement :

« Tu es bien celui qui précède la Grande Justice. »

Puis redressé comme un taureau furieux contre la Horde magicienne :

« Lâches assassins, féroces bêtes, monstres impies, vous entendrez la vérité malgré votre stupeur. Je suis le nouveau Balaam qui prophétise pour celui qu’on l’a envoyé maudire.

« Vos opérations ont échoué, violateurs de la vie, de la pureté des corps, de la vertu des âmes, de l’honneur des esprits.

« Écoutez, princes et dépositaires de l’Église Romaine, et vous, brutes maléfiques, liguées avec eux.

« Hypocrites qui, de votre lever à votre coucher, prêchez la pitié, l’oraison et la foi, cachant sous vos honorifiques vêtures, les huiles essentielles de la prostitution et des cadavres flétris, — Honte sur Vous, et Gloire à votre ennemi le Grand Prophète ! »

Le silence éteignit la chandelle humaine et la jeune femme qu’Ammon Ra avait possédée mourut.


V
CÉRÉMONIES POLITIQUES[14]


Voici d’autres documents transmis par Johannès ; je les restitue à peu près dans les mêmes termes emphatiques et crédules, voulant leur laisser leur bizarrerie plus poétique certes qu’historique.

« Les historiens les plus perspicaces sont impuissants à pressentir pourquoi la France osa attaquer la Prusse en 1870.

« Aux évocations, il faut en demander la vraie et décisive raison. Tous les esprits évoqués, — et l’on évoquait beaucoup aux Tuileries, surtout l’Impératrice, je l’ai appris du Père Ventura, — annonçaient la chute de l’Empire, pour le mois de septembre.

« Comment conjurer le danger ? La guerre parut être le moyen de salut ; en vérité, elle était la cause de la chute.

« La Prusse disposait d’une puissance évocatoire bien supérieure. Dans toutes les cours, sachez-le, on évoque. La cour romaine, à cause de son sacerdoce, depuis des siècles, dominait toutes les autres. À l’heure actuelle, il n’en est plus ainsi ; cela est dû à mon prédécesseur (Vintras), le gérant des pouvoirs d’En Haut.

« Maintenant, la plus grande force en politique est à la cour de Russie.

« Voici le résumé des dernières opérations de Napoléon III.

1. La première nuit après avoir laissé derrière soi les tours de Notre-Dame, Napoléon se demanda dix fois s’il avait bien pris la bonne voie. Alors, il fit son cercle kabbalistique, il s’oignit de ses huiles préparées, il revêtit sa triple chaîne magnétisée par Home.

« Il tira d’un étui d’or les trois aiguilles du cadran des mois, des jours et des heures kabbalistiques, puis, humectant son front de chrême théurgiste, il évoqua :

« L’Esprit des causes.

« L’Inscripteur des effets.

« L’Affirmateur des lois dominantes.

« Adoina parut, — c’est le génie des criminelles souillures — il confessa la présente opportunité, les avantages de l’idée, l’adresse de l’exécution.

Pinfenor, — le menteur quand même, — chanta son empire sur les oppositions dominantes, sa force sur les influences hostiles.

« Benhaenhac, — l’excitateur des passions, — avoua qu’il était grand temps de prendre ce parti de haute prudence ; qu’un nouveau baptême de l’Empire se préparait[15].

« L’Empereur se coucha ; dans la nuit, il eut des songes contradictoires aux affirmations des trois Démons.

2. La nuit qui suivit, il ne put se livrer au sommeil sans consulter les génies de sa famille et de son nom.

« Luhampani, — protecteur de la Vendette, — fat appelé le premier.

« C’est sous la carapace d’une tortue, qu’il se manifesta.

« Une goutte d’huile oint la carapace et une odeur dénonce la présence de l’Invisible. Une feuille de vélin, préparée par les frères Davenport, fut remplie en un clin d’œil[16]. Le chef des armées lut les signes et dit, joyeux : « Je les tiens, maintenant. »

« On recommença. La carapace traça neuf lignes, ayant été frottée d’un onguent rose, tiré d’un étui d’or.


3. L’Empereur prit dans son portefeuille deux petites cartes. Sur l’une étaient photographiées trois têtes de femmes, sur l’autre trois têtes d’hommes. Il ouvrit son étui d’or, en tira six petites dents qu’il roula dans ses mains. Il en plaça trois sur les têtes de femmes, trois sur les têtes d’hommes ; la carapace les recouvrit. Il enleva encore de son cou sa chaîne et un médaillon et les jeta sur la tortue ; malgré des passes réitérées, il n’obtint que le silence.

« Il persista. — Les signes les plus sinistres furent annoncés.

« Il s’acharna. — Tout fut balayé et jeté contre terre, carapace, dents, cartes, médaillon, chaîne.

« Alors il dit :

« Depuis le 1er janvier de cette année, cet esprit ne me fait que de l’opposition. »

« Il se coucha. Dans son sommeil un Ange écrivit en signes hiéroglyphiques cette première condamnation :


Ta Couronne sera maintenant l’Épouvante.


« Au Vatican, la même nuit, le front des Pontifes et le front de la Cour Romaine furent marqués d’un Thau, celui de l’Épouvante.

« Il m’a été permis de connaître, continue l’abbé Boullan, la grand sacrifice offert récemment en Prusse, par les chefs revêtus du pouvoir suprême.

« Il s’agissait de savoir jusqu’où irait leur prochaine victoire.

« Un homme fut tué, le sang recueilli fut versé sur une carte qui avait été préparée sur une table magique. Le sang couvrit la partie de la France qui sera envahie dans la prochaine guerre.

« Tout à coup, le sang s’arrêta, à la stupéfaction des nombreux assistants. On fit des commandements, on multiplia les conjurations. Rien n’y fit.

« Le lieu où la victoire des Prussiens prendra fin n’est pas connu. Je le sais par des voies, de Dieu d’abord, puis d’une révélation qui me fut faite sur ce sacrifice.

« Je pourrai montrer ce lieu, en temps favorable, à ceux qui aiment assez la France pour croire à sa haute destinée. Alors, j’ajouterai tous les détails qui complètent ce grand fait d’ordre politique »


Hostie consacrée par Vintras (Stratanael-Élie) (Et servant au Dr Johannes pour combattre les messes noires.)
Hostie consacrée par Vintras (Stratanael-Élie) (Et servant au Dr Johannes pour combattre les messes noires.)


HOSTIE CONSACRÉE PAR VINTRAS (STRATANAEL-ÉLIE)
(Et servant au Dr Johannes pour combattre les messes noires.)


La mort a scellé la bouche de l’étrange Johannès, mais qui pourrait nier l’éclat livide de ces flammes qui surgissent çà et là dans cet extraordinaire rêve, qui déroule et heurte les hypothétiques magies du mélancolique Empereur. Nul, certes, en plus trouble lyrisme, ne symbolisa cet esprit de vertige et d’erreur qui, selon le poète Racine, accélère la chute des Monarques.


  1. Sathan, dépouille enfin ton épais moyen âge
    Sois svelte et mélancolique, rappelle-toi
    Ta jeunesse à l’Inde et la Grèce et le visage.
    Du suave Iacchos que tu fus autrefois.

    Les Noces de Sathan.
  2. L’Aventure d’une Ame en peine de M. Gilbert Augustin-Thierry m’a mis sur la bonne piste de ce rite mémorable ; je dois dire aussi que dans Être, de M. Paul Adam, farandole un impétueux Sabbat.
  3. Voir les visions de Catherine Emmerich.
  4. Les calliarres célébraient leurs cérémonies sans lumière.
  5. Doctrine albigeoise issue de certaines gnoses.
  6. Il y a, dans Epiphane (Hæres. 66), des lignes qui prouvent le grand respect des manichéens pour la nature entière, leur quiétisme monacal et leur crainte en touchant à la terre de meurtrir un Dieu.
  7. Je délaisserai les vieilles histoires rebattues de Gaufridy, d’Urbain Grandier, du jésuite Girard. Je me contenterai de citer selon Là-Bas l’abbé Beccarelli qui, suivi de douze Apôtres et de douze apostolines, distribuait en guise d’hosties des pastilles qui donnaient aux sexes l’illusion d’être transposés, le prêtre Bénédictus (xvie siècle) qui cohabitait avec la démone Armellina et consacrait, la tête en bas ; et le carme déchaussé Jean de Longas (1743)…
  8. Tous les soirs, chez la Voisin, cet aigrefin empoisonneur donnait à sa maîtresse une comédie dérisoire et même inoffensive. Pendant quarante jours il se travestissait d’une jupe noire sur laquelle tombait une chemise blanche ; mouillant à des verres de cristal des branches de laurier, il faisait allumer deux cierges sur un autel improvisé adorné d’une croix ; il célébrait la messe se servant d’un des verres comme calice et disait en faisant le simulacre de la consécration sur l’hostie : « Seigneur, je vous offre cet holocauste, en attendant, comme je vous le promets, qu’il vous soit offert par les mains des prêtres. » Préparation carnavalesque au mystère infâme.
  9. S’en rapporter à Ezéchiel.
  10. Ezéchiel, ch. viii, v. 8, 9, 10, 11.
  11. Voir J.-K. Huysmans, Là-Bas, l’extraordinaire et inoubliable messe noire à laquelle assistent Durtal et Mme Chantelouve (de la page 365 à 383). Je juge inutile de revenir sur les détails définitifs selon l’art et la science apportés par le romancier inspiré ; je ne ressuscite que la plus excessive thaumaturgie satanique qu’il semble avoir délaissée. À lui d’ailleurs je dois la documentation de l’office ténébreux et de l’office qui le combat, sans compter son exemple qui guida mon style.
  12. Document de la 1re classe, extrait des archives de Vintras.
  13. J’ai interprète ici un extrait des archives de Vintras communiquées à M. J.-K. Huysmans.
  14. Documents de l’ordre politique pour M. Huysmans.
  15. Ceci fait allusion à la chute de l’Empire annoncée par les esprits. (Note des documents.)
  16. Napoléon III avait reçu des leçons des deux Américains et Home était reste un mois aux Tuileries. (Note des documents.)