Le Sang du pauvre/L’Avoué du Saint Sépulcre

Stock, Delamain et Boutelleau (p. 195-208).


XVIII

L’AVOUÉ DU SAINT SÉPULCRE


L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain, comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau.
Léon Bloy
Ce chapitre est dédié par l’auteur du
« Salut par les Juifs » à son ami Raoul Simon.

Oui ! du Saint Sépulcre ! et il s’agit d’un Juif, d’un poète Juif, tout à fait extraordinaire, qui ne s’est jamais converti. Mais il fut Juif dans la profondeur et, par conséquent, le plus grand poète qu’ait eu le Pauvre, ce qui le mit très-près du Tombeau de Jésus-Christ, infiniment plus près que la plupart des chrétiens.

On sait que Godefroi de Bouillon n’accepta pas d’être roi de Jésuralem, mais seulement Avoué ou Défenseur du Saint Sépulcre, « ne voulant pas », disent les Assises, « porter couronne d’or là où le Roi des rois porta couronne d’épines ». Il ne peut être question de royauté ni de couronne d’or pour le poète Morris Rosenfeld, mais jamais le pauvre n’eut un pareil défenseur. La Cité sainte de ses pères qu’il a conquise, c’est la poésie même qui est la Jérusalem des pauvres et des douloureux.

Poète des miséreux, miséreux lui-même et s’exprimant dans une langue de miséreux. « Ruinés et épuisés par le long exil, chassés et dispersés dans des pays étrangers, nous avons perdu notre langue sacrée et notre dignité de jadis et, aujourd’hui, nous devons nous contenter de soupirs exhalés dans un dialecte pauvre et ridiculisé que nous nous sommes appropriés pendant que nous traînions parmi les peuples ». Mais les poètes font ce qu’ils veulent. Ce jargon cosmopolite formé des guenilles de toutes les langues, il en a fait une musique de harpe lamentatrice.

Morris (Moïse-Jacob) Rosenfeld est né dans la Pologne russe. Là-bas, au bord d’une eau tantôt calme et tantôt furieuse, son père, un pêcheur très-pauvre, lui racontait des histoires de révoltes et de souffrances pour lui agrandir le cœur. « Nous n’avons pas toujours été un peuple capable seulement de pleurer… » Appelé à continuer tous les souffrants et à être plus pauvre encore que ses pères ne l’avaient été, il fut consolé toute sa vie par le souvenir de son humble enfance passée dans le voisinage de la rivière, des collines et des forêts.


Le soleil se couche derrière les montagnes… L’eau coule, coule toujours et murmure une langue que nul ne connaît. Une barque solitaire vogue au loin, sans batelier, sans gouvernail ; on dirait que des diables la poussent. Dans cette barque un enfant pleure… De longues boucles dorées roulent sur ses épaules, et le pauvre petit regarde en soupirant… Et la barque vogue toujours. En agitant dans l’air son mouchoir tout blanc, Il me salue de loin, Il me dit adieu le pauvre, charmant enfant. Et mon cœur commence à s’agiter. On dirait que quelque chose pleure… Dites-moi, qu’y a-t-il donc ? Oh ! ce superbe petit, je le connais. Mon Dieu ! c’est mon enfance qui s’envole !


Source limpide qui devient bientôt un torrent de larmes amères. Le pauvre homme pourtant n’est pas un révolté. Sa nature ne le porte pas à crier vengeance : Vrai Juif lamentateur, il ne sait que pleurer sur ses frères malheureux encore plus que sur lui-même. Mais ses larmes ont une force d’invocation plus redoutable que les déchaînements du désespoir. Je ne sais vraiment pas s’il existe en poésie quelque chose de plus angoissant que la pièce qui a pour titre : À un nuage :


Arrête-toi, nuage sauvage, arrête.
Et dis-moi d’où tu viens et où tu vas.
Pourquoi es-tu si sombre, si lourd et si noir ?
J’ai peur de toi, tu effraies mon âme.

. . . . . . . . . . . . . .

Dis-moi : n’est-ce pas l’horrible vent de la Russie noire

Qui te chasse ici ?

. . . . . . . .

Peut-être portes-tu en toi

La vieille patience, qui bientôt
Éclatera, sanglante et sauvage.

. . . . . . . . . .

Mais, comme ma tête était levée vers le ciel,
Tout à coup une goutte tomba du nuage ;
Une goutte amère tomba dans ma bouche, —
Amère, plus amère que la bile.
Et il me semble, frères — j’en suis même sûr,
Oh ! oui, oui, que c’est une larme juive, une larme de sang
Une larme juive, — que c’est affreux !
Elle m’a arraché l’âme et je perds la tête.
Une larme juive, mon Dieu ! je me perds, —
Mais c’est un mélange de fiel, de cerveau et de sang,
Une larme juive ! — je l’ai reconnue de suite.
Elle sent la persécution, le malheur et le pogrom[1].
La larme juive, oh ! je sens dans cette odeur
L’affreux blasphème de deux mille ans…
La larme juive… Maintenant je comprends
Quelle sorte de nuage c’était.


Cet écrasé au fond des cryptes semble avoir senti plus qu’aucun autre la tristesse épouvantable et surnaturelle de cette Semaine Sainte qui dure pour lui depuis deux mille ans et qui est toute l’histoire des Juifs après la Vendition de leur Premier-Né. Mais aussi, plus qu’un autre, il en a senti la beauté. Quelques-uns de ses poèmes sont comme des échos dans un sépulcre de la grandiose Liturgie de Ténèbres entièrement puisée dans le Livre divin que les Juifs portent par toute la terre, en essayant de le lire à travers le sombre tissu de leur Velamen :

Un livre vieux et déchiré. La couverture pleine de sang et de larmes. Connaissez-vous ce livre ? Sans doute vous le connaissez ce livre, j’en suis sûr. Le plus saint des livres saints. Nous avons déjà beaucoup donné pour ce pauvre livre…

Et ce cri sublime au spectacle des Juifs émigrants et de leurs paquets lamentables sur les quais de New-York :


Chez eux, dans ces sacs, — voyez-vous ? —
Se trouve le trésor du monde, — leur Thora ! —
Comment peut-on dire qu’une telle nation est pauvre ?
Un peuple qui traverse la nuit et les tombeaux ;
Qui sait passer par l’horreur, par le feu et par la mort,
Pour sauver ce qui lui est saint et cher ?
Un peuple qui sait résister à tant de malheurs ;
Qui sait tant souffrir et tant donner son sang ;
Qui ne craint rien et ne craint personne ;
Qui risque sa vie pour quelques pauvres feuilles.
Un peuple qui baigne toujours dans les larmes ;
Que chacun frappe et torture avec joie ;
Qui erre des milliers d’années dans les déserts,
Et n’a pas encore perdu courage ?
Pour prononcer le nom d’un pareil peuple,
Il vous faut essuyer vos lèvres. — À genoux devant lui, nations !


Celui qui parle ainsi est, aux yeux du monde, un peu moins qu’un ver. Mais il a raison infiniment et Dieu lui-même n’a pas pu mieux dire. Les Juifs sont les aînés de tous et, quand les choses seront à leur place, leurs maîtres les plus fiers s’estimeront honorés de lécher leurs pieds de vagabonds. Car tout leur est promis et, en attendant, ils font pénitence pour la terre. Le droit d’aînesse ne peut être annulé par un châtiment, quelque rigoureux qu’il soit, et la parole d’honneur de Dieu est immodifiable, parce que « ses dons et sa vocation sont sans repentance ». C’est le plus grand des Juifs convertis qui a dit cela et les chrétiens implacables qui prétendent éterniser les représailles du Crucifigatur devraient s’en souvenir. « Leur crime, dit encore saint Paul, a été le salut des nations ». Quel peuple inouï est donc celui-là à qui Dieu demande la permission de sauver le genre humain, après lui avoir emprunté sa chair pour mieux souffrir ? Est-ce à dire que sa Passion ne le contenterait pas, si elle ne lui était pas infligée par son bien-aimé et que tout autre sang que celui qu’il tient d’Abraham ne serait pas efficace pour laver les péchés du monde ?

Assurément Rosenfeld, qui n’était qu’un ouvrier fort ignorant, ne devait pas avoir lu saint Paul que ne lisent guère les Juifs. Mais son génie de poète et le sens profond de sa Race lui faisaient assez entrevoir ces choses. Aussitôt qu’il commença de chanter, sa place fut — je l’ai dit en commençant — à la droite du Tombeau de Jésus-Christ. Sans le savoir, il continua les Affirmations impérissables de l’Apôtre des nations et, n’ayant jamais été poète que pour les pauvres, il se trouva — dans le sens le plus mystérieux — l’Avoué du Saint Sépulcre, roi sans couronne et sans manteau de la poésie de ceux qui pleurent, sentinelle perdue au Tombeau du Dieu des pauvres bienheureusement immolé par ses ancêtres. Alors, par la seule force des lois adorables son judaïsme fut dépassé, débordé de tous les côtés par le sentiment d’une confraternité universelle avec les pauvres et les souffrants de toute la terre.

Son vagabondage perpétuel, vraiment hébreu, l’y prédisposait.

Sous le règne d’Alexandre III et de son ministre Ignatief, la situation des Juifs en Russie ne fut plus tenable. Outragés, chassés massacrés, le sauvage empire leur était devenu un enfer. Rosenfeld prit en main le bâton de la vie errante et partit.

« Pendant quatre ans », dit un de ses admirateurs[2], « les vents le chassèrent d’un lieu à l’autre ; pendant quatre ans, chaque flot de la misère l’engloutissait et le rejetait ensuite pour le laisser à la merci d’un autre flot ; pendant quatre ans il fut secoué par une sorte de fièvre qui n’existe que chez le peuple juif, la recherche d’un foyer. Cette impitoyable fièvre qui, depuis vingt siècles, ne laisse pas de repos aux enfants d’Israël ; cette vie de chien vagabond, sans droits et sans estime, sans pays et sans espoir, marchant, marchant toujours, de l’Orient à l’Occident et du Nord au Midi, franchissant des montagnes et traversant des Océans priant et criant, pleurant et luttant, cette vie ignoble et inique, on peut dire que notre poète l’a bien connue. »

Dans son ode Sur le sein de l’Océan, deux Juifs à qui on a refusé l’entrée de l’Amérique retournent en Europe :


Qui êtes-vous, malheureux, dites-moi,
Vous qui pouvez imposer silence à la plus terrible détresse,
Vous qui n’avez ni sanglots ni larmes
Aux portes même de l’affreuse Mort ?

. . . . . . . . . . . . . .

— Nous avions un logis, mais on l’a détruit,

On a brûlé ce qui nous était le plus sacré ;
On a fait, des plus chéris et des meilleurs, des monceaux d’ossements.
Les autres ont été emmenés, les mains liées.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous sommes Juifs, des Juifs déshérités,

Sans amis et sans joie, sans espoir de bonheur.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous sommes des misérables semblables à des pierres,

La terre ingrate refuse de nous accorder une place,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que le vent souffle et fasse rage, qu’il hurle avec fureur,

Que bouillonne, écume et rougisse l’abîme,
Quoiqu’il arrive, nous sommes des Juifs abandonnés.


Si les Juifs sont dignes d’un tel poète, ils lui pardonneront d’avoir souvent pleuré sur d’autres qu’eux-mêmes. Au delà de l’infortune colossale de l’ancien peuple de Jéhovah, l’âme universelle de Rosenfeld apercevait d’autres infortunes et ne se cachait pas d’en avoir le cœur déchiré. Il avait été si bien placé pour les connaître ! On l’avait vu travailler parmi les plus pauvres ouvriers de toutes les nations, à Amsterdam, à Londres, à New-York où, pendant dix ans, il n’eut d’autre moyen d’existence que le triste métier d’ouvrier-tailleur de fabrique. Ses vers sur l’esclavage infâme des fabriques sont peut-être les plus douloureux.

Abruti par le travail de la journée, l’ouvrier retourne chez lui. Sa femme et son enfant l’attendent :

 
Le travail me chasse tôt du logis
Et ne me laisse revenir que tard.
Hélas ! ma propre chair m’est étrangère !
Étranger le regard de mon enfant !


Sa femme lui parle de leur enfant. Il est sage et toute la journée ne demande que son père. Mais maintenant il dort. Le pauvre homme s’approche du berceau de l’enfant. Il lui tend un petit sou et lui parle pour le réveiller, pour se montrer à lui.

Un rêve agite les petites lèvres.
— Oh ! où est donc, où donc est papa ?
Je reste là, plein de détresse, de douleur
Et d’amertume, et je songe :
— Quand tu t’éveillerais au jour, enfant,
Tu ne me trouveras plus là.


Un jour, enfin, le poète, ayant été remarqué, quitta la fabrique et des protecteurs étranges lui offrirent le pire métier de journaliste qui lui devint presque aussitôt intolérable : « — Oh ! rouvrez les portes de l’atelier. J’y supporterai tout. — Suce mon sang, fabrique, oh ! suce mon sang ! Je ne pleurerai qu’à moitié. Je ferai mon lourd travail. Je le ferai sans protester. — Je peux louer mes ciseaux. Mais ma plume ne doit appartenir qu’à moi ».

Sa plume ! Est-ce bien là le mot qu’il faut écrire ? À tout moment le tailleur Rosenfeld me fait penser à ces tailleurs d’images d’il y a si longtemps, à ces artistes barbares, puérils et sublimes, qui ne savaient rien d’aucune science ni d’aucun art, n’ayant jamais reçu les leçons d’un autre maître que leur souffrance et travaillant comme ils pouvaient, avec de pauvres instruments, sous les hautes fenêtres d’un immense atelier de compassion.

Qu’il chante la peine du Peuple errant, les tourments d’enfer de la fabrique homicide, la plainte si douloureuse de la pauvre fille séduite : « Te rappelles-tu le soir où tu m’as déshonorée ? » ou l’éternelle beauté de la nature aimable et terrible, — je le vois toujours sculptant, avec fatigue, un bois très-dur qui n’est peut-être pas celui qu’il faudrait, au moyen d’on ne sait quel humble couteau qu’il aiguise, vingt fois par jour, sur la meule inusable des cœurs sans pitié. Cela ne va pas toujours comme il voudrait. Ce bois est pareil à du fer et l’outil s’ébrèche parfois sur quelque nœud invincible et imprévu qui dérange la composition. Puis le naïf artiste privé de méthode ne sait pas toujours à quoi l’engage telle ou telle figure commencée. Alors le couteau grince avec fureur et la difficulté lui devient une occasion de trouvailles qui font frémir.

Quelle que soit la variété de son œuvre, on a tout dit de Rosenfeld, quand on l’a nommé le poète des prolétaires. Il l’est plus que personne, parce qu’il est Juif et que le Juif est essentiellement prolétaire. Mais le prolétariat — comme les larmes — est de tous les peuples et de tous les temps. Seulement les larmes juives sont les plus lourdes. Elles ont le poids de beaucoup de siècles. Celles de ce poète ont été généreusement versées sur un grand nombre de malheureux qui n’étaient pas de sa Race et les voici maintenant, ces larmes précieuses, dans la balance du Juge des douleurs humaines qui ne fait pas plus acception des peuples que des personnes.

Quand le Père voudra que l’Aîné reprenne sa place, j’imagine que la nuit la plus splendide éclairera le festin, le doux croissant de la lune marquant la place du Saint Sépulcre et les larmes de tous les pauvres brillant indistinctement, inimaginablement, au fond des cieux !

  1. Massacre des Juifs.
  2. Fainsilber-Rusu. Conférence au groupe des étudiants sionistes de Montpellier. Juin 1906.