Le Sanctus (Hoffmann)

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E. T. A. HoffmannContes nocturnes

Le Sanctus
1817




LE SANCTUS
Le docteur secoua la tête d’une manière qui donnait beaucoup à penser.

— Comment ! s’écria avec violence le maître de chapelle en sautant de son siège, le catarrhe de Bettina pourrait donc vraiment avoir des suites fâcheuses ?

Le docteur frappa trois ou quatre fois le plancher de son bambou, prit sa tabatière et la remit dans sa poche sans avoir prisé, leva brusquement les yeux, comme s’il eut compté les rosaces du plafond, et toussa d’une voix caccophonique sans souffler mot.

Cette tenue déconcerta le maître de chapelle, car il savait que ces gestes du docteur signifiaient en langage clair et intelligible un cas grave, très-grave, et : — je ne sais comment me tirer d’affaire ; j’erre à l’aventure ; je procède empiriquement, ainsi que le docteur, dans Gil Bas de Santillane.

— Eh bien ! s’écria le maître de chapelle tout en colère, dites-moi au moins la pure vérité, et ne prenez pas un maudit air d’importance quand il s’agit d’un simple enrouement que Bettina s’est attiré pour avoir oublié de mettre son châle en sortant de l’église. Cela ne coûtera pourtant pas la vie à la petite.

— Que non ! dit le docteur en cherchant de nouveau sa tabatière et en portant réellement cette fois une prise à ses narines ; mais il est plus que vraisemblable que, pendant tout le reste de sa vie, elle ne pourra plus chanter une seule note.

À ces mots, le maître de chapelle porta ses deux poings à sa chevelure, dont la poudre sortit en nuages, courut de long en large dans la chambre, et s’écria dans une exaspération de possédé :

— Ne jamais chanter ! ne plus chanter ! Bettina, ne plus chanter ! Plus de ces magnifiques canzonettes, de ces merveilleux boléros et séguidillas, qui coulaient de ses lèvres comme du parfum de fleurs transformé en son ; plus de pieux Agnus, plus de Benedictus si consolateur dans sa bouche ! Oh ! oh ! point de Miserere qui me lavait de toutes les impuretés terrestres, de toutes les basses pensées, et qui, souvent, faisait éclore en moi tout un monde de beaux thèmes religieux ! Tu mens ! docteur, tu mens ! Le diable te tente et t’excite à me tendre des pièges. L’organiste de la cathédrale, qui me poursuit avec une jalousie infâme depuis que j’ai composé un Qui tollis à huit voix au ravissement du monde entier, voilà celui qui t’a honteusement séduit. Il t’a chargé de me plonger dans un affreux désespoir, pour que je jette au feu ma nouvelle messe ; mais il n’y réussira point, et tu n’y réussiras point ! C’est ici, ici que je les porte les soli de Bettina (il frappa un grand coup sur la poche de son habit, qui retentit bruyamment), et tout de suite la petite va me les chanter de sa voix sublime et sonore comme une cloche, d’une manière plus brillante que jamais.

Le maître de chapelle saisit son chapeau et voulut partir ; le docteur le retint en lui disant d’une voix douce et basse :

— J’honore votre respectable enthousiasme, très adorable ami ; mais je n’exagère rien, et je ne connais pas du tout l’organiste de la cathédrale : c’est comme je vous l’ai dit. Depuis le temps que Bettina a chanté à l’église catholique les soli dans le Gloria et dans le Credo, elle est attaquée d’un enrouement extraordinaire ou plutôt d’une extinction de voix dont mon art ne peut triompher, et qui, comme je l’ai dit, me fait craindre qu’elle ne puisse plus chanter du tout.

— Bon ! s’écria le maître de chapelle avec la résignation du désespoir, alors donne-lui de l’opium, de l’opium, et encore de l’opium, et si longtemps de l’opium qu’elle meure d’une douce mort ; car si Bettina ne chante plus, elle ne doit pas vivre non plus : elle ne vit que lorsqu’elle chante, elle n’existe que dans les chants. Divin docteur, fais-moi le plaisir de l’empoisonner au plus tôt possible ; j’ai des connaissances au tribunal criminel ; j’ai étudié à Halle avec le président, qui alors était très fort sur le cor ; la nuit nous exécutions des duos avec accompagnement obligé de chœurs de chiens et de chats. Tu ne seras pas poursuivi pour cet honnête assassinat ; mais empoisonne-la, empoisonne-la.

— On est, dit le docteur en interrompant l’effervescent maître de chapelle, on est déjà d’un certain âge, vu qu’on est forcé depuis maintes anées de se faire poudrer les cheveux ; et pourtant pour ce qui concerne la musique, on est vel quasi un blanc-bec. Il est inutile de crier de la sorte, de parler si témérairement de meurtre et d’assassinat ; qu’on se mette tranquillement dans ce commode fauteuil, et qu’on m’écoute avec sang-froid.

Le maître de chapelle s’écria d’une voix larmoyante :

— Que vais-je apprendre ?

Au reste, il fit ce qui lui avait été ordonné.

Il y a en effet, dit le docteur, quelque chose de tout à fait étrange et de merveilleux dans l’état de Bettina. Elle parle à haute voix ; la force de ses organes est dans toute sa plénitude ; on ne saurait supposer un mal de gorge ordinaire. Elle est même en état de proférer des tons musicaux ; mais dès qu’elle élève la voix jusqu’au chant, un je ne sais quoi incompréhensible, qui ne se manifeste ni par un picotement, ni par un chatouillement, ni enfin comme un principe de maladie affirmatif, la prive de ses facultés vocales, de sorte que chaque son, sans être faux ou étouffé, en un mot, sans se ressentir de l’influence d’un catarrhe, devient faible et sans expression. Bettina, elle-même, compare très bien son état à celui d’un rêve, où, avec la plein conscience de pouvoir voler, on essaye néanmoins inutilement de s’élever. Cet état de maladie négatif résiste à mon art, et tous mes remèdes sont autant de coups d’épée dans l’eau. L’ennemi que je dois combattre ressemble à un fantôme incorporel, contre lequel je m’escrime en vain. Vous avez raison, maître de chapelle, de dire que toute l’existence de Bettina dépend essentiellement du chant, car on ne peut se figurer l’oiseau de paradis que chantant ; voilà pourquoi la seule idée que son chant périt, et elle avec lui, agite continuellement ses esprits, augmente son malaise, et anéantit tout l’effet de mes efforts. Elle est de sa nature, comme elle le dit elle-même, très craintive, et avec cette disposition, après m’être, comme un naufragé, accroché pendant des mois entiers au moindre éclat de bois, après m’être complétement découragé, je finis par croire que la maladie de Bettina est plutôt psychique que physique.

— Bien, docteur ! s’écria ici l’enthousiaste voyageur1, qui jusqu’alors s’était tenu coi et les bras croisés dans un coin de la chambre ; d’un seul coup vous avez trouvé le véritable point, mon excellent docteur. La sensation maladive de Bettina est la réaction physique d’une impession psychique, et par cela même d’autant plus pernicieuse et plus dangerereuse. Moi, moi seul, je peux tout vous expliquer, messieurs.

— Que vais-je apprendre ? s’écria le maître de chapelle avec une voix plus larmoyante encore qu’auparavant.

Le docteur approcha sa chaise de celle de l’enthousiaste voyageur en le regardant d’un air étrangement goguenard ; mais l’enthousiaste voyageur leva les yeux au ciel, et dit, sans regarder le docteur ni le maître de chapelle :

— Maître de chapelle ! j’ai vu un jour un petit papillon diapré de brillantes couleurs qui s’était pris entre les cordes de votre clavicorde double2. Le petit être voltigeait gaiement de long en large ; il battait de ses petites ailes étincelantes tantôt les cordes supérieures, tantôt les cordes inférieures, qui alors rendaient des sons et des accords que l’oreille la mieux exercée pouvait seule distinguer. À la fin le petit animal semblait nager dans ces vibrations comme dans des ondes doucement agitées, ou plutôt semblait être porté par des flots d’harmonie. Mais souvent il arrivait qu’une corde plus fortement touchée frappait comme en colère les ailes du papillon., et leur faisait perdre en les froissant l’ornement de leurs couleurs variées. Mais le papillon, n’y faisant pas attention, tournoyait et allait toujours, produisant des chants et des sons continuels, jusqu’à ce que, les cordes le blessant toujours de plus en plus, il tomba mort dans l’ouverture de la table d’harmonie.

— Que voulez-vous nous dire par là ? demanda le maître de chapelle.

Fiat applicatio, mon très-cher ! dit le docteur.

— Il ne s’agit pas ici d’une application particulière, continua l’enthousiaste ; je voulais, comme j’ai entendu réellement le papillon jouer du clavicorde du maître de chapelle, faire entrevoir seulement en général une idée que j’ai eue alors, et qui peut assez bien servir d’introduction à tout ce que je vais dire sur la maladie de Bettina. Au reste, vous pouvez prendre le tout pour une allégorie, et à dessiner dans l’album d’une virtuose en tournée. Il me sembla alors que la nature avait construit autour de nous un clavicorde à mille touches, dans les cordes duquel nons manœuvrons. Nous en prenons les sons et les accords pour nos productions arbitraires, et souvent nous sommes blessés à mort, sans nous douter que c’est le ton discordant que nous avons excité qui est cause de notre mort.

— Très obscur ! dit le maître de chapelle.

— Oh ! s’écria le docteur en riant, oh ! prenez patience, il va tout de suite entamer sa matière favorite, et nous lancer au grand galop dans le monde des pressentiments, des rêves, des influences psychiques, des sympathies, des idiosyncrasies, etc., jusqu’à ce que, arrivé à la station du magnétisme, il descende de cheval pour déjeuner.

— Doucement, doucement, très docte médecin, riposta l’enthousiaste voyageur, ne rabaissez pas des choses que vous êtes forcé de reconnaître avec humilité et d’observer avec attention, quelque effort que vous fassiez pour vous y soustraire. N’avez-vous pas dit vous-même que la maladie de Bettina provenait d’une excitation psychique, ou plutôt qu’elle était un mal psychique ?

— Mais, dit le docteur en interrompant l’enthousiaste, qu’a de commun Bettina avec ce malheureux papillon ?

— S’il fallait, poursuivit l’enthousiaste, tout passer scrupuleusement au tamis, éplucher et examiner isolément chaque grain, ce serait un travail fastidieux en soi ! Laissez le papillon reposer dans le clavicorde du maître de chapelle !

— Au reste, avouez-le vous-même, maître de chapelle, n’est-ce pas un véritable malheur que la très sainte musique soit devenue une partie intégrante de notre conversation ? Les plus nobles talents sont rabaissés à la vie commune ! Autrefois les sons et les chants répandaient leurs rayons sur nous du haut d’un saint espace, et comme du royaume céleste même ; mais de nos jours on a tout sous la main, et l’on sait exactement la quantité de tasses de thé que la chanteuse et la quantité de verres de vin que la basse-taille doivent boire pour ne pas perdre la tramontane. Je sais bien qu’il y a des réunions qui, dominées par le véritable esprit de la musique, l’observent avec une ferveur réelle ; mais il est d’autres réunions misérables, raides, guindés… mais je ne veux pas me mettre en colère !

L’année dernière, quand j’arrivai ici, notre pauvre Bettina était justement la cantatrice à la mode ; partout on la recherchait et on ne pouvait presque plus avaler une tasse de thé sans le supplément d’une romance espagnole, d’une canzonette italienne, ou d’une chanson française, comme par exemple : Souvent l’amour, etc., que Bettina devait s’abaisser à chanter. Je craignais réellement que la bonne fille ne fût submergée avec tous ses talents dans cette mer de thé dont on l’inondait. Il en fut autrement, mais la catastrophe eut lieu.

— Quelle catastrophe ? s’écrièrent à la fois le docteur et le maître de chapelle.

— Tenez, mes chers messieurs, continua l’enthonsiaste, à proprement parler, la pauvre Bettina a été, comme on dit vulgairement, ensorcelée, et quelque pénible que me soit cet aveu, je suis moi-même le magicien qui ai accompli cette mauvaise œuvre, et maintenant, comme l’apprenti sorcier3, je suis incapable de la délivrer du charme.

— Folles facéties !… et nous sommes ici tranquillement à nous laisser mystifier par ce scélérat de railleur.

Ainsi parla le docteur en sautant de sa chaise.

— Mais, au nom du diable ! la catastrophe ! la catastrophe ! s’écria le maître de chapelle.

— Silence, messieurs ! dit l’enthousiaste ; je viens au fait, à un fait que je puis vous garantir. Au reste, prenez mon sortilège pour un plaisanterie, quoique parfois je me sente le cœur oppressé d’avoir servi, à mon insu et contre ma volonté, de médiateur à une force psychique inconnue qui s’est développée et a agi sur Bettina. J’ai servi, voulais-je dire, de conducteur, ainsi que dans une ligne électrique ou chacun frappe son voisin sans qu’il y ait activité et volonté propres de sa part.

— Hop ! hop ! s’écria le docteur, voyez donc comme son dada exécute de brillantes courbettes !

— Mais l’histoire ! l’histoire ! s’écria en même temps le maître de chapelle.

— Vous disiez, maître de chapelle, continua l’enthousiaste, que Bettina, avant d’avoir perdu la voix, avait chanté dans l’église catholique. Souvenez-vous que c’était le premier jour de Pâques de l’année passée. Vous aviez endossé voire habit de fête, et vous dirigiez la sublime messe de Haydn en ré mineur. En fait de soprano, il y avait un riche parterre de jeunes demoiselles élégantement mises, qui en partie chantaient, et en partie ne chantaient pas ; parmi elles se tenait Bettina qui, d’une voix merveilleuseinent forte et pleine, chantait les petits soli. Vous savez que j’avais pris place parmi les ténors ; je me sentais trembler du frisson du sentiment religieux le plus profond, quand un bruit qu’on fit derrière moi me dérangea. Je me retourna, et je vis, à ma grande surprise, Bettina qui cherchait à passer à travers les rangs des instrumentistes et des chanteurs pour quitter le chœur.

— Vous voulez partir ? lui demandai-je.

— Il en est temps, répondit-elle en souriant ; il faut encore que je me rende à l’église de *** pour chanter dans une cantate, et puis que je répète ce matin quelques duos que je dois chanter ce soir au thé-concert de *** ; puis il y a souper chez ***. Vous y viendrez, n’est-ce pas ? nous exécuterons quelques chœurs du Messie de Hændel, et le premier final du Mariage de Figaro.

Pendant ce dialogue, les premiers accords du Sanctus retentirent, et l’encens s’éleva en nuages bleus jusqu’à la haute voûte de l’église.

— Ne savez-vous donc pas, lui dis-je, que c’est un péché qui ne reste pas impuni que de quitter l’église pendant le Sanctus ? Vous ne chanterez pas de sitôt dans une église.

Je voulais plaisanter, mais, je ne sais comment cela se fit, mes paroles étaient devenues solennelles. Bettina pâlit et quitta silencieusement l’église. Depuis ce moment elle a perdu la voix.

Pendant ce temps, le docteur s’était assis et tenait son menton appuyé sur la pomme de sa canne ; il resta muet, mais le maître de chapelle s’écria :

— C’est étonnant, en effet, très étonnant !

— À dire vrai, continua l’enthousiaste, je ne pensais à rien de positif en prononçant ces paroles, et je n’établissais pas d’abord le moindre rapport entre l’extinction de voix de Bettina et ma scène avec elle dans l’église. Ce n’est que ces jours-ci, à mon retour, quand j’appris de vous, docteur, que Bettina souffrait toujours de cette indisposition, que je me rappelai avoir alors songé à une histoire que j’avais lue, il y a quelques années, dans un vieux livre, et que je vais vous communiquer, vu qu’elle me paraît belle et touchante.

— Racontez, s’écria le maître de chapelle, peut-être y trouverai-je de l’étoffe pour tailler un bel et bon opéra.

— Mon cher maître de chapelle, dit le docteur, si vous êtes en état de mettre en musique des rêves, des pressentiments, des états magnétiques, vous aurez ce qu’il vous faut, car certainement son histoire ne renfermera pas autre chose.

Sans répondre au docteur, l’enthousiaste voyageur toussa légèrement et commença d’une voix élevée :

— Le camp d’Isabelle et de Ferdinand d’Aragon s’étendait à perte de vue sous les murs de Grenade…

— Dieu du ciel et de la terre ! interrompit le docteur, à en juger par le commencement, voilà un récit qui ne finira pas avant neuf jours et neuf nuits ; et moi, je suis ici et mes malades se morfondent ! je me moque pas mal de vos histoires mauresques. J’ai lu Gonzalve de Cordoue et entendu les séguidillas de Bettina ; cela me suffit ; rien de trop ; Dieu vous garde !

Le docteur s’élança d’un bond vers la porte, mais le maître de chapelle resta tranquillement assis en disant :

— Ce sera une histoire prise dans les guerres des Sarrasins avec les Espagnols, à ce que je vois ; depuis longtemps je désirais en mettre une en musique. Combats… tumulte… romances… processions… cymbales… plain-chant… tambours et grosses caisses… Ah ! grosses caisses ! Puisque nous voilà ensemble, racontez-moi cela, très aimable enthousiaste. Qui sait quel germe cette histoire désirée peut jeter dans mon âme, et quelles fleurs gigantesqes peuvent y pousser !

— Pour vous, maître de chapelle, répliqua l’enthousiaste, tout se change en opéra, et c’est pour cela que les gens raisonnables, qui traitent la musique comme un verre d’eau-de-vie forte dont on ne doit user qu’en petite quantité pour réconforter l’esomac, vous prennent parfois pour fou. Mais je vais vous satisfaire, et vous êtes libre de mêler audacieusement par-ci par-là quelques accords à mon récit, si l’envie vous en prend trop fortement.

L’auteur de ce livre se sent dans l’obligation de prier le lecteur bienveillant de vouloir bien lui permettre, à cause du peu d’espace qui lui est accordé, de placer le nom du maître de chapelle dans les endroits où ses accords servent d’intermède à cette narration. Au lieu donc d’écrire ici, le maître de chapelle dit : etc., il annoncera les interruptions de ce personnage au moyen de l’indication suivante : LE MAÎTRE DE CHAPELLE. —

Le voyageur enthousiaste commença en ces termes :

Le camp d’Isabelle et de Ferdinand d’Aragon s’étendait à perte de vue sous les murs de Grenade. Attendant vainement du renfort, cerné de jour en jour plus étroitement, le lâche Boabdil se désespérait, et raillé amèrement par le peuple, qui ne le désignait que sous le nom de roitelet, il ne trouvait de consolation momentanée que dans les victimes qu’il immolait à sa cruauté sanguinaire. Mais plus l’abattement et le désespoir s’emparaient du peuple et de l’armée de Grenade, plus l’espoir de la victoire et la soif du combat devenaient vifs dans le camp espagnol. Il ne fallait pas livrer d’assaut. Ferdinand se contentait de diriger ses pièces contre les remparts de la ville et de repousser les sorties des assiégés. Ces petits combats ressemblaient plutôt à de gais tournois qu’à des batailles sérieuses. La mort même contribuait à relever les âmes des survivants, vu qu’elle apparaissait avec la pompe des cérémonies religieuses et l’auréole rayonnante du martyre de la foi.

Aussitôt qu’Isabelle fut entrée dans le camp, elle y fit construire au milieu un édifice en bois flanqué de tours, du haut desquelles la bannière de la croix voltigeait dans les airs. L’intérieur en fut disposé en cloitre et en église, et des religieuses bénédictines y furent installées pour célébrer journellement l’office divin. La reine, entourée de sa suite et de ses chevaliers, vint chaque matin entendre dire la messe à son confesseur ; les répons étaient chantés par les religieuses rassemblées au chœur.

Un matin, Isabelle distingua une voix qui dominait merveilleusement les autres. Son chant ressemblait aux accents mélodieux du rossignol, ce roi des foréts, qui commande à tout le peuple des oiseaux. Et pourtant la prononciation des paroles était si étrangère, la manière de chanter était même si originale et si singulière, qu’elle annonçait une chanteuse encore peu faite au style de l’église. Isabelle étonnée jeta les yeux autour d’elle, et s’aperçut que sa suite partageait son étonnement ; mais elle comprit bientôt qu’il s’agissait ici d’une aventure particulière, quand elle arrêta son regard sur le noble général Aguillar, qui se trouvait parmi les courtisans. À genoux sur son prie-Dieu, il tenait fixés sur le chœur ses yeux sombres et remplis d’une ardeur brûlante. La messe finie, Isabelle se rendit à la chambre de la prieure dona Maria pour prendre des renseignements sur la chanteuse étrangère.

— Veuillez, ô reine ! dit dona Maria, vous souvenir qu’il y a un mois, Aguillar conçut le projet de surprendre et d’emporter cet ouvrage extérieur, qui est orné d’une magnifique terrasse et sert de promenade aux Maures. Chaque nuit les chants voluptueux des païens retentissaient jusque dans notre camp, comme des voix séduisantes de sirènes, et c’était à cause de cela que le vaillant Aguillar voulait détruire ce repaire du crime.

Déjà il s’en était emparé, déjà les femmes prisonnières étaient emmenées pendant le combat, quand tout à coup un renfort inattendu le força, malgré la plus courageuse résistance, à se désister de son entreprise et à se retirer dans le camp. L’ennemi n’osa pas le poursuivre, et ainsi les prisonnières et un riche butin lui restèrent.

Parmi les prisonnières, il y en eut une dont les longues lamentations et le désespoir attirèrent l’attention de don Aguillar. Il s’approcha de cette femme voilée et lui adressa des paroles bienveillantes ; mais elle, comme si sa douleur ne connaissait d’autre langage que le chant, prit une mandoline suspendue à son cou par un ruban d’or, et après avoir tiré de l’instrument des accords étranges, entonna une romance dont les sons exprimaient la douleur mortelle de se séparer de son amant et de toutes les joies de la vie. Aguillar, profondément ému de ces merveilleux accents, résolut de faire reconduire cette femme à Grenade. Elle se précipita à ses pieds en relevant son voile.

Alors Aguillar, hors de lui-même, s’écria :

— N’es-tu pas Zuléma, l’astre des chants de Grenade ?

C’était elle en effet, c’était Zuléma que le général avait vue lors d’une mission à la cour du roi Boabdil, Zuléma dont le chant retentissait depuis dans le fond de son cœur.

— Je te rends la liberté ! s’écria Aguillar.

Mais le révérend père Agostino Sanchez, qui, la croix à la main, avait participé à l’expédition, prit la parole en ces termes :

— Souviens-toi, messire, qu’en relâchant ta prisonnière, tu lui fais bien du mal ; car, arrachée au faux culte, et éclairée par la grâce du Seigneur, elle serait peut-être retournée dans le sein de l’Eglise.

Aguillar répondit :

— Qu’elle reste un mois parmi nous, et si au bout de ce temps elle ne se sent pas pénétrée de l’esprit du Seigneur, elle sera ramenée à Grenade.

Il arriva, ô reine ! que Zuléma fut reçue dans notre cloître. D’abord elle se livra à la douleur la plus déchirante, et tantôt c’étaient des romances sauvages qui faisaient frémir, tantôt des chants plaintifs dont elle remplissait notre clôitre, car partout on entendait sa voix vibrante et sonore.

Un jour, nous étions rassemblées à minuit, chantant les heures d’après cette mélodie sainte et mystérieuse que Ferreras, le grand maître du chant, nous a enseignée. Je remarquai, à la lueur des cirges, Zuléma se tenant à la porte du chœur et nous regardant d’un air grave et pieux. Quand nous quittâmes deux à deux le chœur, Zuléma se mit à genoux dans le corridor, non loin d’une image de la sainte Vierge. Le lendemain elle ne chanta pas de romance, mais resta tranquille et recueillie. Bientôt elle essaya de reproduire sur son instrument les accords du chœur que nous avions chanté à l’église, et puis elle se mit à fredonner à voix basse et à tâcher même d’imiter les paroles de notre chant, qu’elle prononça naturellement d’une manière assez singulière, et comme si on lui eût eu lié la langue. Je m’aperçus bien que l’esprit du Seigneur lui avait parlé par notre bouche d’une voix douce et conslatrice, et que sont cœur s’ouvrirait à la grâce divine. J’envoyai donc la sœur Emanuela, la maîtresse de chœurs, auprès d’elle, afin d’attiser l’étincelle qui brûlait dans son âme. Ainsi les saints chants de notre église firent luire à ses yeux le flambeau de la foi.

Zuléma n’est pas encore admise dans le sein de l’Églisé par le baptême, mais elle a reçu la permission de s’associer à nos chœurs et d’élever sa voix à la gloire de la religion.

La reine devina ce qui s’était passé dans l’âme d’Aguillar quand, suivant l’objection d’Agostino, au lieu de la renvoyer à Grenade, il la fit recevoir dans un cloître, et elle fut d’autant plus réjouie de voir Zuléma revenue à la vraie croyance.

Peu de jours après, Zuléma fut baptisée et reçut le nom de Julia. La reine elle-même, le marquis de Cadiz, Henri de Guzman, les géneraux Mendoza, Villena, furent les témoins de cet acte solennel.

On aurait dû croire que désormais le chant de Julia exprimerait avec encore plus de verve et de vérité la magnificence de la foi. C’est ce qui arriva en effet pendant quelque temps ; mais bientôt Emanuela s’aperçut que Julia s’écartait souvent du chant noté en y mêlant des accords étrangers. Souvent le murmure d’une mandoline accordée en sourdine résonnait tout à coup dans le chœur ; ce bruit ressemblait à celui que rendent les instruments quand un vent violent a frôle leurs cordes.

Alors Julia devint inquète, et il lui arrivait malgré elle de mêler quelques mots mauresques à l’hymne latine. Emanuela exhorta la nouvelle convertie à résister à l’ennemi ; mais Julia n’y fit pas attention, et, au grand scandale des sœurs, elle chantait souvent des chants d’amour mauresques pendant que des chœurs religieux et sévères du vieux Ferreras retentissaient dans l’enceinte sacrée. Elle s’accompagnait de sa mandoline qu’elle avait accordée de nouveau et montée de plusieurs tons, et les accents de son instrument, qui troublaient souvent le chœur, étaient bruyants et désagréables, et presque semblables au sifflement aigu des petites flûtes mauresques.

LE MAÎTRE DE CHAPELLE. — Flauti piccoli ! Mais, mon cher, il n’y a jusqu’à présent rien, rien du tout pour faire un opéra. Point d’exposition, et c’est la chose principale ; mais l’idée d’accorder en sourdine et de monter de plusieurs tons une mandoline m’a passablement charmé. Ne croyez-vous pas que le diable a une voix de ténor ? il est faux comme… le diable ; par conséquent il chante en fausset.

L’ENTHOUSIASTE. — Dieu du ciel ! vous devenez tous les jours plus spirituel, maître de chapelle ! Mais vous avez raison ; abandonnons au principe diabolique tous les sfflements et glapissements peu naturels du fausset, et continuons notre histoire, dont le récit me fait suer sang et eau, parce que je risque à chaque instant de sauter quelque passage digne de toute votre attention.

Or, il arriva que la reine, accompagnée des nobles généraux de son royaume, s’acheminait à l’église des Bénédictines pour y entendre la messe, selon sa coutume. Devant la porte gisait un misérable mendiant couvert de haillons ; les satellites de la reine voulaient lui faire quitter sa place ; mais, se relevant à moitié, il s’arracha de leurs bras et retomba en hurlant. Dans sa chute, il toucha les vêtements de la reine. Aguillar en colère s’élança vers ce misérable, prêt à le renvoyer d’un coup de pied ; mais celui-ci se redressa encore et cria :

— Foule aux pieds le serpent, foule aux pieds le serpent, il te piquera à mort !

Et en même temps il fit vibrer les cordes d’une mandoline cachée sous ses baillons d’une manière aiguë et si désagréablement sifflante, que tous, frappés d’un frisson mystérieux, reculèrent en tremblant.

Les gardes écartèrent ce spectre. On disait que c’était un Maure prisonnier, privé de la raison, qui, par ses folles plaisanteries et par la manière dont il jouait de la mandoline, égayait les soldats du camp.

La reine entra et l’office commença. Les sœurs entonnèrent le Sanctus, et Julia allait d’une voix forte chanter comme à l’ordinaire, Pleni sunt cœli gloriâ tuâ, quand le son aigu d’une mandoline retentit dans le chœur ; Julia ramassa vite sa partie et voulut s’en aller.

— Que fais-tu ? s’écria Emanuela.

— Oh ! dit Julia, n’entends-tu pas les accords magnifiques du maître ? Il faut que j’aille à lui, il faut que je chante avec lui.

En disant cela, elle courut vers la porte ; mais Emanuela dit d’une voix sévère et solennelle :

— Pécheresse, qui profanes le culte du Seigneur, qui annonces par ta bouche ses louanges, tandis que ton cœur est rempli de pensées terrestres, va-t’en ! la force de ton chant est brisée, les sons merveilleux qui partaient de ta poitrine sont rendus muets, car c’était l’esprit de l’Éternel qui les avait mis en toi !

Frappée des paroles d’Emanuela, Julia s’éloigna d’un pas chancelant.

Les religieuses étaient sur le point de se rassembler à minuit pour chanter les heures, quand une fumée épaisse remplit subitement l’église. Bientôt les flammes pénétrèrent en sifflant et en craquant par les murs de l’édifice voisin et embrasèrent le cloitre. Les nonnes ne parvinrent qu’avec peine à sauver leur vie ; les trompettes et les cors réveillèrent le camp ; les soldats accoururent, troublés dans leur premier sommeil. On vit le général Aguillar, les cheveux et les habits bûlés, se précipiter hors du cloitre ; il avait en vain essayé de sauver Julia, qui avait disparu sans laisser de traces.

On essaya en vain d’arrêter les progrès de l’incendie. Attisé par le vent, il s’étendit rapidement, et en peu de temps le beau camp d’Isabelle fut réduit en cendres. Les Sarrasins, espérant que le malheur des chrétiens leur procurerait une victoire aisée, firent une sortie en grand nombre ; mais jamais combat ne fut plus glorieux pour les armes des Espagnols. Quand, au son joyeux des trompettes, couronnés par la victoire, ils se retirèrent derrière leurs retranchements, la reine Isabelle monta sur son trône, qu’on avait érigé en plein champ, et ordonna qu’on bâtit une ville à la place du camp incendié. Ceci devait faire voir aux Maures de Grenade que jamais le siège ne serait levé.

LE MAÎTRE DE CHAPELLE. — Si l’on pouvait s’aventurer à transporter des sujets religieux sur la scène ! Mais on a déjà tant de peine avec ce cher public lorsqu’on fait entrer quelque part un peu de plain-chant ! sans cela Julia ne serait pas un personnage ingrat. Figurez-vous le double genre dans lequel elle peut briller : d’abord les romances, puis les hymnes religieux. J’ai déjà fait quelques gentilles chansons espagnoles et mauresques ; la marche triomphale des Espagnoles ne ferait pas mal non plus, et je serais tenté de traiter d’une manière mélodramatique l’ordre donné par la reine ; mais le ciel sait comment il serait possible de faire de cet amalgame un tout uniforme. Toutefois, continuez, revenez à Julia, qui, je l’espère, ne sera pas brûlée.

L’ENTHOUSIASTE. — Figurez-vous, très cher maître de chapelle, que la ville que les Espagnols ont bâtie en vingt et un jours et entourée de murs est la même qui existe encore aujourd’hui sous le nom de Santa-Fé. Mais, en m’adressant ainsi directement à vous, je sors du ton solennel qui convient seul à ce solennel sujet. Ayez la bonté de me jouer un de ces responsorio de Palestrina, que je vois là sur le pupitre du piano.

Le maître de chapelle le fit, et l’enthousiaste voyageur continua ainsi :

— Les Maures ne manquèrent pas d’inquiéter les chrétiens de toutes les manières pendant la construction de leur ville ; le désespoir leur donnait l’audace la plus inouïe, et il s’ensuivit que les combats devinrent plus acharnés que jamais.

Un jour Aguillar avait repousse un escadron mauresque, qui avait attaqué les avant-postes espagnols, jusque sous les murs de Grenade. Il s’en retourna avec ses cavaliers, s’arrêta non loin des premiers retranchements, près d’un bois de myrtes, et renvoya sa suite pour pouvoir livrer son âme à des pensées graves et à de tristes souvenirs. L’image de Julia se présenta vivement aux yeux de son imagination. Déjà, pendant le combat, il avait entendu sa voix tantôt menaçante, tantôt plaintive, et maintenant encore il lui semblait entendre sortir des myrtes touffus un chant moitie mauresque, moitié chrétien. Tout à coup un chevalier maure en cuirasse d’argent, monté sur un léger cheval arabe, sortit du bois, et au mème moment un javelot passa en sifflant tout près de la tête d’Aguillar. Celui-ci, tirant son épée, allait s’élancer sur son adversaire, quand une seconde flèche pénétra profondément dans le poitrail de son coursier, qui se cabra de rage et de douleur et fut renversé. Agaillar sauta vite de cheval pour ne pas être entraîné dans la chute. Le Maure s’était avancé au grand galop, et dirigea son glaive en forme de faux contre la tête désarmée d’Aguillar ; mais celui-ci para adroitement le coup mortel, et riposta si puissamment que le Maure n’échappa qu’en se courbant de l’autre côté de son cheval. Dans le même moment, le cheval du Maure s’approcha tellement d’Aguillar, qu’il devint impossible à celui-ci de porter un second coup. Le Maure tira son poignard, mais avant qu’il eût pu s’en servir Aguillar, avec une vigueur de géant, l’avait enlevé de dessus son cheval et jeté à terre. Il lui mit le genou sur la poitrine. Puis, ayant saisi de la main gauche le bras droit du Mauve avec assez de force pour l’empêcher de faire le moindre mouvement, il tira à son tour son poignard. Déjà il avait levé le bras pour percer la gorge de son adversaire, quand celui-ci murmura avec un profond soupir :

— Zuléma !

Pétrifié, immobile comme une statue, Aguillar ne put porter le coup fatal.

— Malheureux, lui cria-t-il, quel nom viens-tu de prononcer !

— Tue-moi, répondit le Maure ; tu tueras celui qui a juré ta perte et ta mort. Oui, sache-le, perfide chrétien, je suis Hichem, le dernier de la tribu d’Alhamar, à qui tu as ravi Zuléma. Sache que le mendiant en haillons qui, sous le masque de la folie, se glissait dans votre camp, était Hichem le Maure. Sache que j’ai réussi à incendier la sombre prison dans laquelle tu avais enfermé l’étoile de mes pensées, et à sauver Zuléma.

— Zuléma !… Julia vit encore ? s’écria Aguillar.

Hichem partit d’un horrible éclat de rire, et dit avec un ton de dérision amère :

— Oui, elle vit, mais votre idole sanglante et couronnée d’épines la tient sous l’empire d’un charme maudit. La fleur de sa vie s’est fanée dans les linceuls de femmes insensées que vous appelez les épouses de votre Dieu. Sache que le chant est éteint dans sa poitrine comme si le souffle empoisonné du simoun l’avait anéanti. Tous les plaisirs de la vie sont morts avec les douces chansons de Zuléma ; tue-moi donc, tue-moi, puisque je ne puis me venger de toi, qui m’as pris plus que la vie.

Auillar lâcha Hichem et se releva en ramassant lentement son épée.

— Hichem, dit-il, Zuléma, qui par le saint baptême a reçu le nom de Julia, devint ma captive loyalement et par le droit de la guerre. Éclairée par la grâce du Seigneur, elle a quitté le culte fatal de Mahomct, et ce que toi, Maure aveuglé, tu prends pour le charme malin d’une idole, n’est que la tentation de l’esprit infernal à laquelle elle n’a pas su résister. Si tu nommes Zuléma ton amante, que Julia, la convertie, soit la dame de mes pensées, et à son honneur, son image dans le cœur, je soutiendrai contre toi le combat pour la gloire de la véritable foi. Reprends tes armes et attaque-moi comme tu voudras, à la manière des gens de ta nation.

Hichem saisit promptement son épée et son bouclier ; mais au moment où il courait sur Aguillar, il poussa un cri terrible, se jeta sur son cheval, et s’éloigna ventre à terre.

Aguillar ne savait trop comment s’expliquer cotte scène, quand il vit derrière lui le vénérable vieillard Agostino Sanches, qui lui dit avec un doux sourire :

— Est-ce que lhcbem me craint, ou redoute-t-il le Seigneur, qui est en moi et dont il dédaigne l’amour ?

Aguillar lui raconta tout ce qu’il avait appris de Julia, et tous deux se souvinrent des paroles qu’Emanuela avait prononcées, quand Julia, séduite par les accents de Hichem, étouffant en elle toute piété, avait quitté le chœur pendant le Sanctus.

LE MAÎTRE DE CHAPELLE. — Je ne pense plus à un opéra mais le combat entre le Maure Hichem en cuirasse et le général Aguillar s’est présenté à mon esprit comme accompagné de musique. Le diable m’emporte ! comment peut-on mieux peindre l’attaque et la défense que Mozart ne l’a fait dans son Don Giovanni ? Vous savez… dans la première…

L’ENTHOUSIASTE VOYAGEUR. — Taisez-vous, maître de chapelle ! je vais mettre la dernière main à mon histoire. J’ai encore beaucoup à dire, j’ai besoin de recueillir mes pensées, d’autant plus que je pense toujours à Bettina, ce qui me dérange déjà par trop. Surtout je ne voudrais pas qu’elle sût jamais un mot de mon histoire espagnole, et pourtant quelque chose me dit qu’elle écoute à cette porte-là ; mais je me trompe, ce n’est qu’une erreur de mon imagination. Ainsi donc je poursuis :

Toujours battus, décimés par la famine continuellement croissante, les Maures se virent enfin forcés de traiter avec leurs enemmis, et Ferdinand et Isabelle entrèrent avec pompe et au bruit de l’artillerie dans la ville de Grenade. Les prêtres avaient consacré la grande mosquée pour en faire la cathédrale, et ce fut vers elle que se dirigea la procession, pour remercier le Dieu des armées par une messe et un solennel Te Deum laudamus, de la glorieuse victoire qu’il avait fait remporter aux Espagnols sur les serviteurs de Mahomet, le faux prophète. On connaissait la fureur des Maures, qui, contenue avec peine, se réveillait sans cesse ; on avait donc posté des troupes armées de toutes pièces dans les rues adjacentes pour couvrir la marche de la procession dans la rue principale. De cette manière, Aguillar, à la tête d’une division d’infanterie, se rendant par un chemin détourné à la cathédrale, où l’office était déjà commencé, se sentit tout à coup blessé d’une flèche à l’épaule gauche. Dans le moment même, une troupe de Maures sort de dessous une voûte sombre, et attaque les chrétiens avec la rage du désespoir. Hichem, à leur tête, s’élance sur Aguillar, qui, légèrement blessé et s’en ressentant à peine, esquive adroitement l’atteinte du fer ennemi, et étend Hichem à ses pieds d’un coup qui lui fend la tête.

Les Espagnols furieux se jetèrent sur les perfides agresseurs, qui bientôt s’enfuirent en hurlant, et se retranchèrent dans une maison de pierre, dont ils fermèrent aussitôt la porte. Les Espagnols l’attaquèrent ; mais une pluie de flèches lancées des fenêtres les assaillit et les fit reculer.

Aguillar ordonna de jeter dans la maison des torches enflammées. Déjà les flammes se montraient au-dessus du toit, quand, à travers le fracas des armes, on entendit une voix merveilleuse partir de l’édifice incendié :

Sanctus, sanctus, sanctus, Dominus Deus Sabaoth ! disait la voix.

— Julia ! Julia ! s’écria Aguillar désespéré.

Les portes s’ouvrirent, et Julia, couverte de l’habit des bénédictines, en sortit en chantant d’une voix forte : Sanctus, sanctus, sanctus, Dominus Deus Sabaoth ! Derrière elle venaient des Maures courbés les mains jointes en croix sur leur poitrine. Étonnés, les Espagnols se retirèrent ; et à travers leurs rangs Julia se rendit avec les Maures à la cathédrale. En y entrant elle entonna spontanément le Benedictus qui venit in nomine Domini. On eût dit une sainte descendue du ciel pour annoncer aux élus du Seigneur les merveilles de sa puissance.


Le peuple entier se mit à genoux. D’un pas ferme, ayant les regards d’un bienheureux transfiguré, Julia s’approcha du maître-autel, se plaça entre Ferdinand et Isabelle, chantant l’office et exerçant les pratiques du culte avec une dévotion fervente. Aux derniers accents du Dona nobis pacem, Julia tomba sans vie dans les bras de la reine ; tous les Maures qui l’avaient suivie, convertis à la foi, reçurent le même jour le saint baptême.

L’enthousiaste venait de terminer ainsi sa narration, quand le docteur entra avec grand fracas, frappa violemment le plancher de sa canne, et s’écria tout en colère :

— Les voilà encore assis à se raconter des histoires folles et fantastiques, sans égard à leur voisinage, et rendant encore plus malades les gens qui le sont.

— Mais qu’est-il donc arrivé, mon très-cher ? demanda le maître de chapelle tout effrayé.

— Je le sais très bien, dit froidement l’enthousiaste.

— Il n’y a rien de plus ni de moins, sinon que Bettina, nous ayant entendus parler chaleureusement, est entrée dans ce cabinet et a tout entendu. Voilà, vociféra le docteur, voilà les suites de vos maudites histoires mensongères, enthousiaste insensé ! Vous empoisonnez les âmes sensibles, vous les perdez avec vos récits extravagants ; mais je saurai vous en faire démordre.

— Excellent docteur ! dit l’enthousiaste en interrompant le cours de cette colère, ne vous emportez pas, et, songez-y, la maladie psychique de Bettina a besoin de remèdes psychiques, et peut-être mon histoire…

— Silence ! silence ! dit tranquillement le docteur ; je sais déjà ce que vous voulez dire.

— Ce n’est pas bon pour faire un opéra ; mais il y a néanmoins là-dedans des motifs d’airs fort originaux, murmura le maître de chapelle en prenant son chapeau et en suivant ses amis.

Trois mois plus tard, le voyageur enthousiaste baisait avec effusion et transport les mains de Bettina. Elle était rétablie, et, d’une voix éclatante, elle avait chanté le Stabat mater de Pergolèse, non toutefois dans une église, mais dans un assez vaste appartement.

— Vous n’êtes pas précisément sorcier, lui dit-elle, mais vous avez un caractère bizarre, et vous aimez parfois à contrarier.

— C’est comme tous les enthousiastes, ajouta le maître de chapelle.



NOTES DU TRADUCTEUR

1. C’est un nom sous lequel Hoffmann se désigne lui-même.

2. Espèce de clavecin.

3. Allusion un poème de Goethe, dans lequel l’apprenti sorcier a su évoquer les esprits; mais il ignore la formule pour les forcer à s’en aller.