Le Salut par les Juifs/Chapitre 25

Joseph Victorion et Cie (p. 103-106).

XXV


Je n’ai certes pas lieu de supposer que les chrétiens du Moyen-Âge possédaient, en général, de si transcendantes aperceptions sur Dieu et sur sa Parole. Mais, n’ayant pas vu le dix-septième siècle ni la Compagnie de Jésus, ils étaient simples et lorsqu’ils ne croyaient pas d’une âme amoureuse, ils croyaient tout de même d’un cœur tremblant, comme il est écrit des démons[1], — et c’était assez pour qu’ils devinassent au moins quelque chose, pour que leurs craintes ou leurs espoirs allassent plus loin que les horizons de cheptel entrevus par les somnolents bestiaux de la piété contemporaine.

« Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée », entendit un jour la visionnaire sublime de Foligno. Ce naïf mot raconte l’histoire de plusieurs centaines de millions de cœurs.

La religion n’était pas risible alors et la Vie divine aperçue partout était, pour ces simples gens, la chose du monde la plus sérieuse, la plus péremptoire.

Il est parlé dans l’Évangile d’un certain Simon de Cyrène que les Juifs contraignirent à porter la Croix avec Jésus qui succombait sous le fardeau. La tradition nous apprend que c’était un homme pauvre et pitoyable qui voulut, aussitôt après, devenir chrétien pour avoir le droit de pleurer sur lui-même en se souvenant de la Victime dont il avait eu la gloire de partager l’ignominie.

Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, qu’un tel adjoint du Rédempteur mortifié est une évidente préfiguration de ce Moyen-Âge plein de potences et de basiliques[2], plein de ténèbres et d’épées sanglantes, plein de sanglots et de prières, qui, durant l’espace de mille ans, mit sur ses épaules tout ce qu’il put de l’immense Croix, — cheminant ainsi dans les vallons noirs et sur les collines douloureuses, élevant ses fils pour la même angoisse, et ne se couchant sous la terre que lorsqu’ils avaient assez grandi pour substituer aisément leur compatissance à la sienne ?

Prodigieuse, inlassable résignation !


Point de pain quelquefois, et jamais de repos ;
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
— C’est, dit-il, afin de m’aider
À recharger ce Bois…..


Ah ! La Fontaine s’est trompé. Ce n’était pas un fagot que les bûcherons priaient la Mort de les aider à remettre sur leurs épaules.

C’était le BOIS du Salut du monde, l’« Espérance unique » du genre humain que les Juifs les forçaient impitoyablement à porter.

Ils ne disaient jamais non, bien qu’ils fussent exterminés de fatigues, enveloppés dans un perpétuel brouillard de misères, et si, parfois, ils se ruaient contre les perfides, c’était, comme je l’ai dit, parce que ceux-ci refusaient de mettre fin aux Langueurs du Christ ; — sentiment d’une tendresse ineffable que personne jamais ne comprendra plus !


  1. Épître catholique de saint Jacques, II, 19.
  2. Paul Verlaine