Le Salon de M. Jacques Deschamps

Le Salon de M. Jacques Deschamps
Librairie ancienne Honoré Champion (*p. 24-25).


Le Salon de M. Jacques Deschamps.

 
Pour consoler mes yeux du tableau plein d’ennui
Que nous offrent les gens et les temps d’aujourd’hui,
Je remonte parfois au passé si prospère,
Et je songe souvent, Émile, à votre père.
Parmi nous, jeunes gens, je crois le voir encor
Ainsi qu’au camp des Grecs jadis le vieux Nestor,
Voila bien son air noble, et sa tête blanchie
Aux travaux de l’Empire et de la Monarchie,
Voilà son parler sage et pourtant chaleureux.
...............................................................
Vous souvient-il, Ami, de ces belles soirées
Aux poétiques chants près de lui consacrées,
Où tout ce que la Muse avait de favoris
D’un éloge venait se disputer le prix.
Et lorsqu’il approuvait, hardiment pouvait croire
Accepter de sa main des prémices de gloire.
Vous a-t-il donc trompés, poètes généreux,
Dont le monde charmé redit les noms heureux,
Soumet, Victor Hugo, de Vigny, Lamartine,
Ruisseaux qu’il salua fleuves dès l’origine,
Astres naissants alors, rois du ciel aujourd’hui ?
...............................................................
Car votre père, Émile, eut le rare bonheur
De voir un siècle mûr et le nôtre en sa fleur.
D’avoir (et vous aussi) pour amis du même âge
Tout ce qui dans son temps de la gloire eut un gage,
Tout ce qui mit la main au grand-œuvre inconnu
Dont le nom par Dieu seul se laisse lire à nu.
Dans ses récits charmants et pleins de sel attique
Ah ! comme revivait l’âge philosophique !
Comme ressuscitaient à sa voix les acteurs
De ce drame abouti dans le sang et les pleurs !
Je m’en souviens toujours ; d’une bouche légère
Tantôt il nous contait cent propos de Voltaire,
Tantôt, à moitié table, arrivait Diderot,
Qui charmait un entr’acte, en attendant le rôt ;
Ou bien, c’étaient Boufflers et sa gentille Aline,
Puis ce pauvre Jean-Jacque à l’humeur si chagrine,
D’Alembert et Chamfort, Ducis et Palaprat,
Que sais-je ? tous enfin... jusqu’à Monsieur Dorat.
Mais parmi ces beaux noms, ces gloires éclipsées
Qu’il ravivait en nous du feu de ses pensées,
Oui, parmi tous ces noms la plupart si fameux,

Vieil amant de la scène et de ses nobles jeux,
C’est à Lekain surtout qu’il donnait le grand rôle,
Géant à qui Talma ne venait qu’à l’épaule,
Nous disait-il souvent, et nous tous, sur ce point,
Épris du temps présent, nous ne lui cédions point,
Et de là des débats, des colères charmantes,
Où son esprit lançait des flammes plus brillantes.
Il fallait voir alors son jeune et beau courroux
Quand, loin du droit sentier, quelques-uns d’entre nous
Cherchaient à débaucher la sainte poésie,
Et comme il foudroyait la naissante hérésie !
...............................................................
Si, quoique novateurs par génie et nature,
Certains ont conservé pourtant quelque mesure,
Certains qu’il chérissait et que nous connaissons,
Ils le doivent peut-être à ses sages leçons.