Le Salon de 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 604-639).
02  ►
LE
SALON DE 1887

I.
PEINTURE.

On ne saurait comprendre l’évolution qu’accomplit en ce moment l’art de peindre, si l’on ne partage l’amour toujours croissant de la génération actuelle pour le paysage et, en général, pour tous les phénomènes extérieurs. Depuis qu’à la suite de Jean-Jacques Rousseau et de Chateaubriand, les grands écrivains de 1830, George Sand, Balzac, Victor Hugo, Michelet, Théophile Gautier, ont rouvert nos yeux longtemps aveugles aux joies inépuisables du spectacle des choses ; depuis qu’ils ont inventé et perfectionné, en l’honneur de la nature, une langue assez souple et assez éclatante pour en exprimer les aspects les plus variés et pour en traduire les plus vives couleurs, les peintres, de leur côté, ont vaillamment mené la besogne dans le même sens. Paul Huet, Corot, Théodore Rousseau, Troyon, Millet, et bien d’autres, ont renouvelé, avec une sincérité oubliée depuis les grands Hollandais du XVIIe siècle, l’art de fixer, sur des toiles, les émotions profondes et douces que communiquent à des âmes saines l’inaltérable beauté de la campagne et la simplicité puissante des occupations rustiques. Les effets de cette passion prolongée pour le paysage, dans la littérature et les arts, se font sentir aujourd’hui dans toutes les branches de leur production ; on les y voit même s’accentuer de plus en plus à mesure que les facilités plus grandes de déplacemens, les habitudes nouvelles de voyages, le développement des sciences d’observation, rendent nos mœurs moins casanières et nous accoutument à des sensations plus variées. Quant aux peintres, quel que soit leur genre, spécialistes ou non, les voilà, tous ou presque tous, gagnés par ce courant de grand air et de lumière. Le soleil, le vrai soleil, brisant les barrières des routines et des conventions, pénètre à grands jets dans les écoles les plus indifférentes ou les plus hostiles pour y troubler, par l’envahissement des réalités éclatantes, la vieille foi dans les combinaisons traditionnelles et la tranquillité des méditations rétrospectives. Où qu’on s’arrête, dans les salles du palais des Champs-Elysées, toutes bondées jusqu’au faite de tableaux de toute sorte, la sensation qui vous saisit est une sensation de paysage. A droite, à gauche, en bas, en haut, autour des figures grandes ou petites, nues ou costumées, graves ou grotesques, ce ne sont que verdoiemens de feuillées, frissonnemens d’herbes, trouées de ciel, ruissellemens de vagues, couchers de soleil, levers d’étoiles, non-seulement dans les scènes champêtres, dans les paysages proprement dits, mais même dans les décorations, allégories, anecdotes, intérieurs et portraits. Presque partout, au second plan si ce n’est au premier, comme accessoire si ce n’est comme principal, la nature conquérante, avec son ciel, sa végétation, ses fleurs, apparaît résolument, reprenant sa place et réclamant son rôle. Dans cette atmosphère rafraîchie, d’une clarté joyeuse et nouvelle, tous les tableaux faits à l’ancienne manière, dans l’atelier clos, sous une lumière disciplinée et froide, s’assombrissent avec un air de tristesse renfrognée, et semblent au premier abord des survivans démodés d’une époque disparue.

Il n’y a pas à s’y tromper ! cette préoccupation, chaque jour plus vive, des réalités générales, cette recherche, de plus en plus hardie, des effets extérieurs, cette analyse, de plus en plus subtile, des phénomènes lumineux, encouragées par le mouvement des esprits vers les sciences naturelles, préparent, dans l’art de peindre, une transformation beaucoup plus grave que toutes celles auxquelles nous avons pu assister. Les étrangers surtout, les hommes du Nord, les Hollandais, les Suédois, les Allemands, d’abord poussés par nous dans cette voie, y marchent avec une audace qui commence presque à nous dérouter. Ce qui est certain, c’est que presque personne n’échappe à l’influence de ces idées, sinon nouvelles, au moins formulées avec une netteté nouvelle, dont les conséquences, bonnes ou fâcheuses, commencent d’apparaître dans tous les genres. Le Salon de 1887, qui contient peu de chefs-d’œuvre et qui montre même, dans cette crise sérieuse, le désarroi des esprits porté à son comble, permet du moins de reconnaître la nature et d’examiner la portée de ces conséquences : d’une part, c’est la rupture complète avec toutes les formules, la recherche, avant tout, d’une impression vive et simple devant un spectacle réel, c’est-à-dire un développement utile de l’esprit d’observation ; d’autre part, c’est un mépris non dissimulé pour l’imagination, pour la pensée et pour le rêve, avec une indifférence croissante pour la figure humaine, pour sa constitution intime et pour sa beauté plastique, c’est-à-dire un affaiblissement fatal des facultés les plus nécessaires à l’artiste, les facultés d’invention, de réflexion, d’exécution.

S’il y a, dans ce mouvement, certains élémens de rénovation qu’il ne faut pas dédaigner, les élémens de dissolution et de corruption qui s’y mêlent y sont donc plus nombreux encore et tout à fait dangereux. C’est notre école, disons-le nettement, qui peut s’en trouver le plus rapidement et le plus gravement atteinte. Si, depuis deux siècles, acceptant l’héritage des grands génies de la renaissance en Italie et dans les Pays-Bas, les peintres français tiennent la tête en Europe, c’est grâce à des qualités nationales, permanentes et nécessaires, absolument liées à notre tempérament, dont la disparition entraînerait notre déchéance : la science réfléchie de la composition équilibrée et significative, la précision et la souplesse du dessin, l’intelligence de la grâce et de la beauté. À ces qualités traditionnelles, l’école de 1830 ajouta l’éclat et la solidité des colorations, la vivacité et la simplicité du sens pittoresque. Or c’est précisément ce fonds, soit naturel, soit acquis, héritage solide et précieux d’une expérience séculaire, que des novateurs irréfléchis ou trop pressés ne craignent pas de compromettre, sans que la légèreté du public, à la fois étourdi par la multiplicité des expositions inutiles ou ridicules, et par la cacophonie des réclames, des quolibets et des flagorneries qui les suivent, prenne le temps de s’en émouvoir. Notre devoir, à nous, est de le défendre.


I

C’est dans les genres qui s’éloignent le plus du paysage, dans l’histoire et dans la décoration, qu’il est surtout curieux d’observer, tantôt heureuse, tantôt néfaste, cette action récente de la peinture rustique. Si la liberté d’imagination, la force de réflexion, l’unité de composition, le respect de la forme, sont quelque part nécessaires, c’est sans doute en des ouvrages de grande dimension destinés, presque toujours, à prendre place dans des lieux publics d’enseignement ou d’édification, écoles, mairies, églises, musées, où le spectateur est toujours en droit de leur demander, outre le plaisir des yeux, quelque matière à réflexion. La réalité naïve et brutale, la réalité subie et non choisie, n’est guère de mise en de semblables ouvrages, soit à cause même de leur placement dans des plafonds, tympans ou voussures, soit à cause de la signification morale qu’elles doivent contenir et de l’impression élevée qu’elles doivent répandre. Une vérité générale, condensée, simplifiée, dégagée de tous les accidens de hasard, soit pour les formes, soit pour les expressions, y devient presque toujours seule acceptable ; c’est avec une extrême prudence qu’on s’y peut servir des études faites directement sur nature. Toute œuvre de ce genre qui n’émane pas d’une exaltation réfléchie de l’imagination et qui, par conséquent, n’agit pas, à son tour, sur l’imagination, demeure, quoi qu’on dise, une œuvre inutile et insuffisante.

La ville de Paris, les municipalités provinciales, l’administration des beaux-arts, fournissent, chaque année, aux peintres, des occasions de faire des expériences à ce sujet. Plusieurs tentatives ont déjà été faites sous leurs auspices, soit pour substituer, dans les décorations murales, à l’idéalisme suspect un réalisme banal, soit pour rajeunir, avec de plus habiles ménagemens, les vieilles traditions scolaires, fondées en général sur des nécessités invariables, par l’introduction d’un élément poétique dû à l’observation contemporaine. M. Puvis de Chavannes a, depuis longtemps, embrassé ce dernier parti ; son projet de décoration pour le grand amphithéâtre de la Sorbonne nous le montre plus affermi que jamais dans des convictions qui nous semblent, en principe, les seules fécondes et les seules raisonnables. M. Puvis de Chavannes, l’un des premiers, a mis à profit les leçons des paysagistes en appliquant à la décoration murale cette harmonie calme, pénétrante et douce dont Corot et Millet, à peu près seuls, donnaient alors un utile exemple, mais il s’est, d’autre part, rattaché plus énergiquement même que l’école académique à la vraie tradition classique, puisqu’il est allé surtout demander pour la disposition, le style et l’expression de ses figures, des conseils aux fresques de l’antiquité gréco-romaine et de la première renaissance florentine. Le grand carton qu’il expose, et dont la mise en couleur, nous le savons, modifiera peu le grave et tranquille aspect, est le résultat, comme ses œuvres antérieures, de cette double préoccupation.

Cette composition majestueuse forme un vaste tryptique dont les parties sont reliées entre elles par un fond de forêts et de clairières alternés, d’un aspect très français, qui déroule, derrière les figures espacées à la façon antique, ses masses feuillues ou rocheuses et ses lignes profondes d’horizon. Ce paysage, nous n’en pouvons douter, sera, dans la peinture définitive, la note claire et émue dont l’harmonie apaisée enveloppera de sérénité la composition entière. Les personnages symboliques s’y disposent, en groupes expressifs, avec cette simplicité naïve et mate qui donne aux créations savantes de M. Puvis de Chavannes un charme comparable à celui des créations spontanées de l’art primitif. Au fond, devant un roc solide, se tient assise, chastement drapée comme une madone érudite, la vieille Sorbonne, ayant à ses côtés deux éphèbes nus, aux têtes laurées qui portent des couronnes et des palmes. L’Éloquence, la main sur son cœur, s’avance vers elle, tandis qu’à droite et à gauche, assises ou debout, rêveuses ou causeuses, les Muses immortelles, disposées en deux groupes, se reposent au pied des lauriers et des pins. Sur le devant coule le ruisseau de l’éternelle poésie, un jeune homme agenouillé s’y abreuve, tandis qu’un autre adolescent, ayant puisé l’eau sainte dans une coquille, l’offre à un vieillard, couronné de lauriers, qui la reçoit d’une main avide. Dans l’un des compartimens voisins sont symbolisées, de la même façon, la Philosophie idéaliste et la Philosophie matérialiste, l’Histoire et l’Archéologie ; dans l’autre, les Sciences naturelles, Géologie, Minéralogie, Botanique, Physique, Chimie, par des groupes de figures en action, d’une signification claire et vivante. L’ingénieux arrangement de toutes ces allégories ne nous toucherait guère et ne serait qu’un mérite littéraire, si l’artiste n’avait pas fait valoir, presque toujours, la délicatesse de sa conception par les qualités supérieures de l’exécution. Nous savons tout ce qu’on peut reprocher à M. Puvis de Chavannes, la simplification excessive de ses modelés, la raideur souvent maladroite de ses attitudes, parfois même de surprenantes incorrections et des gaucheries presque puériles. Son éloquence, pittoresque, abondante, lumineuse, magnifique, comme l’éloquence poétique de Lamartine, roule, en effet, dans ses généreuses improvisations, toutes sortes d’inégalités et de négligences qu’il est facile au plus mince écolier de signaler. Malgré les solécismes et les barbarismes, le génie de Lamartine n’en reste pas moins hors d’atteinte ; malgré les ankyloses et les entorses, le talent de M. Puvis de Chavannes n’en demeure pas moins hors de pair. Où se trouve aujourd’hui un autre dessinateur sachant donner à une figure, nue ou drapée, une allure à la fois si naturelle et si noble, un geste si ample et si juste, une expression si haute et si délicate ? Parfois, cela est vrai, tout cela n’est qu’indiqué avec des bavures même et des négligences, comme il s’en trouve dans presque toutes les merveilleuses statuettes de Tanagre, dans presque toutes les délicieuses peintures de Pompéi, comme on en pourrait surprendre peut-être, avec un peu d’attention, sur les plus beaux bas-reliefs de la Grèce. Ayons le courage d’avoir pour nos contemporains, lorsqu’ils nous donnent encore, même incomplètement, mais résolument et clairement, la divine émotion de la beauté, les indulgences dont nous sommes avec raison si larges pour leurs prédécesseurs. Dans ce carton, d’ailleurs, qui est peut-être sa meilleure œuvre, M. Puvis de Chavannes semble vouloir répondre aux justes reproches qui lui ont été adressés. La plupart de ses figures y sont accentuées, dans leur structure interne comme dans leur apparence extérieure, avec une précision mieux soutenue. M. Puvis de Chavannes a senti lui-même, en voyant ce que devient sa façon de faire chez ses imitateurs, qu’il est grand temps de s’arrêter dans la simplification ; il a compris que l’excès systématique de l’abréviation dans la forme deviendrait promptement aussi intolérable que le système contraire du détaillage à outrance ; nous pouvons espérer que, dans l’exécution définitive, le peintre se souviendra aussi que l’atténuation excessive des colorations n’est pas une condition indispensable de l’harmonie.

En face du carton de M. Puvis de Chavannes pour la Sorbonne se trouve une grande toile décorative, par M. Besnard, pour la mairie du Ier arrondissement (salle des mariages) qui suggère à peu près les mêmes réflexions. M. Besnard, ancien pensionnaire de Rome, ayant ensuite, durant un séjour à Londres, subi le charme des préraphaélites et des aquarellistes anglais, semble, plus encore que M. Puvis de Chavannes, préoccupé du renouvellement de l’art décoratif par une introduction des types, des costumes, ou, tout au moins, des sentimens modernes. C’est un praticien habile et raffiné, qui se plaît aux analyses subtiles des illuminations rares. La pratique de l’aquarelle et du pastel exagère en lui le goût des colorations exquises. Ses excentricités, dans ce genre, comme la Femme en jaune, de l’art dernier, et la Femme vue de dos à la lumière, de cette année, lui ont fait plus de réputation que ses œuvres originales et poétiques, telles que ses décorations à l’École de pharmacie. Il ne faut pas le condamner sur ces fantaisies, il ne faut pas non plus l’en trop louer. Une pratique prolongée de ces décolorations quintessenciées le rendrait vite impropre à peindre vigoureusement de grandes compositions ; et, en vérité, ce serait dommage. Dans l’effroyable pénurie d’inventeurs où nous sommes, M. Besnard semble encore de ceux qui sont capables de mettre dans leurs œuvres une bonne part d’imagination et de poésie. Dans tout ce qu’il fait, on sent l’homme cultivé qui voit de haut et qui peut regarder loin ; s’il apportait dans son exécution autant de vigueur qu’il apporte d’intelligence dans sa conception, il produirait des œuvres supérieures. Son Soir de la vie est une composition simple et grande, excellemment appropriée, moralement et matériellement, à sa destination. C’est le dernier compartiment d’une suite de peintures qui présenteront l’histoire de l’hyménée, le dernier acte du drame humain dont les fiançailles sont le prologue, la conclusion mélancolique du livre de la vie. Sur les degrés extérieurs d’une maison rustique, au-dessus de leur village dormant dans la plaine, sont assis côte à côte un vieillard et une vieille femme, deux paysans, deux époux, usés et ridés par le labeur commun d’une existence dure et honnête. Le soleil est couché ; du ciel vague où s’allument les premières étoiles tombe sur la plaine confuse une lueur douce et grise. Tous deux, se reposant devant le seuil qu’ils vont bientôt abandonner, se pressent avec une tendre résignation l’un contre l’autre, regardant en haut avec l’espoir vague et profond des âmes simples et des consciences paisibles. Derrière eux, en haut, dans la maison éclairée, une jeune femme prépare le repas du soir et ses enfans jouent sur le perron, sans s’occuper de ces vieux qui contemplent. L’impression est nette, haute et profonde. Pour que cette mélancolique idylle d’un sentiment si juste, d’une émotion si vraie, d’une ordonnance si décorative, soit une œuvre excellente, que lui manque-t-il donc ? Une force d’exécution proportionnée à l’ampleur de la conception et à la dimension du cadre, force que M. Besnard est très capable de donner, mais qu’il semble, comme plusieurs de ses confrères, éviter de parti-pris, comme si l’unité indispensable à la composition monumentale était incompatible avec la résolution du dessin et avec la solidité des couleurs.

C’est bien là, nous le savons, un des récens paradoxes inventés par l’ignorance, la précipitation ou l’impuissance contemporaines. l’art dernier, nous avons déjà en l’occasion de combattre ces théories commodes, qui ne tendent à rien moins qu’à l’anéantissement de la peinture par l’affaiblissement volontaire et progressif des colorations et des formes. S’il nous fâche de voir un homme de la valeur de M. Besnard se perdre dans ces brouillards, il ne nous fâche pas moins de voir M. François Flameng y entrer. Ses trois compositions pour l’escalier de la Sorbonne marquent, dans la formation de son talent, un progrès marqué vers la simplicité et vers la grandeur. Le compartiment central, Abélard et son école sur la montagne Sainte-Geneviève, se présente avec un bonheur de mise en scène qui implique une intelligence très vive des ressources qu’on peut trouver dans les études archéologiques, en même temps qu’un sens très juste de la fonction du paysage dans une scène historique. Le paysage, ici encore, une vue du Paris au XIIe siècle, occupe tout le fond de la scène et contribue puissamment à lui donner sa date et sa signification. La vieille basilique mérovingienne qu’on est en train de démolir dans la Cité, les ruines de la colonnade antique qui s’échelonne sur la rive droite, l’édifice isolé qui s’élève au loin sur la cime déserte de Montmartre, sont des détails exacts que l’artiste a su placer avec intérêt dans l’horizon calme et lumineux sur lequel se détachent doucement les silhouettes du vaillant théologien et de ses auditeurs attentifs. Si, pour la disposition et pour l’éclairage de ce paysage magnifique, M. Flameng n’a consulté que la nature et les maîtres français, il s’est adressé à l’Italie pour les poses et les gestes de ses auditeurs ; bien que les bas-reliefs de Notre-Dame sur ce sujet lui eussent pu fournir des renseignemens suffisans, nous ne songerions pas à lui en faire un reproche, s’il s’en était tenu à consulter les graves et sévères Florentins du XVe siècle ; mais, dans son enthousiasme pour ces maîtres incomparables, il s’est laissé entraîner jusqu’au XVIe siècle. Entraînement facile à comprendre, on l’avouera, et que M. Flameng n’est pas le premier à subir ; de Ghirlandajo à Michel-Ange, de Michel-Ange à Primatice, la pente est glissante : ne s’y tient pas qui veut ! Parmi les auditeurs d’Abélard, on reconnaît Michel-Ange assis, à l’arrière-plan ; cela toutefois n’est point pour nous choquer. Le masque écrasé et puissant de Buonarotti n’est jamais déplacé dans un groupe de penseurs. Ce qui nous blesse bien plus, comme un anachronisme d’imagination, c’est l’agitation, sur les épaules de quelques écoliers, de ces vastes draperies soufflées et ronflantes, aux couleurs passées, dans lesquelles les géans musculeux de la Sixtine se peuvent seuls débattre sans s’y empêtrer. Quelques autres souvenirs du Vatican, notamment le liseur exaspéré, qui, de face, compulse, d’un geste orageux, les feuillets agités d’un énorme manuscrit, contrastent encore avec l’aspect général de la scène, ainsi qu’avec la tenue calme et réservée, plus conforme à la vraisemblance, de la plupart des auditeurs aux profils ascétiques et vêtus d’étroits bliaux. La tête brune, douce, convaincue, du jeune Abélard, est d’un beau caractère, très celtique et très ecclésiastique, mais prendrait mieux sa valeur si le corps avait plus de souplesse sous sa longue tunique rouge d’un ton vif et discordant. Le souvenir des miniatures du moyen âge est resté trop présent ici à l’esprit de l’artiste, comme plus loin celui des fresques du XVIe siècle. Imperfections de détail, inégalités d’exécution, dernières traces d’études consciencieuses, qu’une révision attentive peut aisément faire disparaître, mais qui n’enlèvent point leur prix à ce travail estimable. Il est probable que la mise en place prouvera à M. Flameng la nécessité d’accentuer aussi quelques modelés intérieurs ; à cet égard, on ne saurait rien dire d’avance. La lumière violente du Palais de l’Industrie, notamment dans les grands salons, creuse et dévore si cruellement la peinture, que telle figure y peut sembler vide qui reprendra sa solidité dans un milieu mieux approprié. Les compartimens latéraux, de dimensions moindres, qui complètent le triptyque de M. François Flameng, représentent, l’un, Saint Louis octroyant à Robert de Sorbon la charte de fondation de la Sorbonne ; l’autre, le Prieur Jean Huystin installant la première imprimerie dans les caves de la Sorbonne ; ce dernier surtout, avec les costumes éclatans et bizarres du XVe siècle, est d’un arrangement très pittoresque.

Faut-il attribuer aussi au brutal éclairage du salon d’entrée l’impression de sécheresse que donne, à certaines heures, la toile la plus importante qui s’y trouve exposée, celle que nous considérons comme l’effort le plus honorable et le plus complet fait cette année par un artiste respectueux des traditions françaises pour conserver, sur le terrain historique, vis-à-vis de l’invasion croissante des vulgarités et des niaiseries, les positions acquises depuis deux siècles ? Faut-il voir, au contraire, dans ces hésitations et ces maigreurs de facture assez surprenantes chez le brillant auteur de l’Age de pierre, les marques d’une recherche plus attentive, mais plus laborieuse, à laquelle le temps aurait manqué, comme il manque toujours à la veille de l’exposition, pour se cacher et s’envelopper dans l’éclat hardi d’une illumination triomphale ? Nous serions disposé à le croire. Quoi qu’il en soit, malgré ces timidités d’exécution que nous ne voulons pas cacher, les Vainqueurs de Salamine, par M. Cormon, restent, dans le domaine historique, l’œuvre maîtresse du Salon ; nous y saluons, de tout notre cœur, cette vieille conscience française qui nous valut autrefois notre grandeur et qui, dans les œuvres d’art comme dans les œuvres littéraires, ne se dissimulant aucune des difficultés de la tâche, ne se dérobe non plus, par aucun subterfuge, à aucune d’elles. Certes, il est beaucoup plus difficile d’atteindre le but lorsqu’on veut unir, dans une vaste représentation d’un événement lointain, la vérité des sentimens à la vérité des formes, l’exactitude des détails à l’unité de l’ensemble, la correction du dessin à l’harmonie des couleurs, que si l’on fait d’avance le sacrifice d’une partie de ces obligations et si l’on se contente de développer avec insistance une seule qualité, à l’exclusion de toute autre. C’est le plus sûr moyen sans doute de faire impression sur le public, qui, ne pouvant avoir la tête à tout, prête surtout l’oreille à ceux qui crient fort. Le procédé, dans ces derniers temps, a souvent réussi. Il n’en est pas moins vrai que les artistes supérieurs répugneront toujours à l’employer. Quelles que soient les théories paradoxales où nous puissent jeter l’ennui des amateurs blasés, la cupidité des spéculateurs ingénieux ou la fantaisie des artistes paresseux, on aura grand’peine à nous persuader qu’il suffit de retourner aux pratiques des âges primitifs pour retrouver la force des vieux maîtres. Dans une civilisation avancée comme la nôtre, tous les problèmes d’art se présentent avec une complication qu’il n’est pas en notre pouvoir d’éviter. Pour la peinture historique, en particulier, il est certain que les exigences y seront d’autant plus grandes que la science de l’histoire fera plus de progrès. A moins de n’être qu’un manœuvre grossier, tout artiste intelligent, chargé d’un travail de ce genre, ne pourra désormais s’abstenir de consulter les documens contemporains, mis à sa portée par mille moyens nouveaux. La passion de la vérité nous a saisis ; elle nous tourmente, là comme ailleurs ; les artistes n’y échapperont pas plus que les autres. Nous aurions pu déjà signaler ce sentiment très moderne chez M. Flameng, qui doit certainement à une étude un peu hâtive, mais intelligente et vive, du moyen âge et de la renaissance, les traits les plus intéressans de son œuvre ; nous le constatons mieux encore chez M. Cormon, qui depuis longtemps montre, par le choix comme par l’exécution de ses sujets, la Mort de Ravana, Caïn, l’Age de pierre, une intelligence préparée, par l’étude des légendes antiques, aux conceptions héroïques. Si l’on examine la chronologie des œuvres de M. Cormon, on peut même supposer que son ambition est de nous montrer, dans une suite de scènes poétiques, les phases successives de la civilisation, une sorte de Légende des siècles en peinture.

Dans la merveilleuse et rapide ascension du peuple grec vers la liberté, la gloire, la beauté, rien de plus noble que ces premières heures de sa lutte victorieuse contre la brutalité asiatique. Salamine, après Marathon, c’est le second chant matinal de cette trop courte épopée qui s’achèvera sitôt dans les hontes de Chéronée. Salamine, c’est l’émancipation définitive de l’âme libre de l’Europe, c’est le triomphe de la raisonneuse et éloquente Pallas, c’est la radieuse floraison dans Athènes reconstruite de toutes les sciences et de tous les arts, c’est le clairon triomphal qui suscite Eschyle, Sophocle, Périclès, Ictinus, Phidias ! Le monde n’a rien vu depuis et ne reverra sans doute jamais rien de pareil. Le retour des Vainqueurs de Salamine, quel sujet incomparable ! Sujet qui porte, sujet qui écrase. Parmi nos contemporains, qui donc serait de taille à le traiter comme l’eût pu faire un Raphaël, un Rubens, un Delacroix ? L’honneur restera à M. Cormon de l’avoir entrepris sans succomber à la tâche, et d’avoir ainsi donné un exemple bon à suivre. Nous l’avons dit, ce qui manque à M. Cormon, c’est l’éclat décisif et dominateur, c’est l’exaltation radieuse de la forme et de la couleur qui convenait a une telle scène, chez un tel peuple, sous de tels cieux. Une lumière plus ardente répandue sur ces promontoires solides aux fermes arêtes, sur cette mer tranquillisée aux vagues d’azur, sur ce pêle-mêle agité de draperies polychromes, de visages enflammés, d’armes étincelantes, un accent de beauté plus noble et plus passionné sur les visages ensoleillés de ces filles joyeuses et de ces éphèbes héroïques, eussent donné à son œuvre le caractère supérieur qui lui manque. Certes, à l’heure de Salamine, la beauté grecque, telle qu’elle nous apparaît dans les œuvres de Polyclète, de Phidias, de Praxitèle, n’avait point encore été fixée par leur souverain génie ; en fait de plastique, on en était encore aux figures sévères et rudes des Sicyoniens et des Éginètes. S’inspirer des marbres du Parthénon pour imaginer les belles Athéniennes des générations antérieures n’était pas une stricte obligation pour le peintre, qui, d’ailleurs, à travers les œuvres d’art, ne doit chercher, par un effort d’imagination, que la créature vivante et la nature agissante ; mais, à défaut des chefs-d’œuvre attiques, M. Cormon ne pouvait-il consulter ces peintures archaïques de vases où la beauté souple, vive, ardente des femmes ioniennes est si naïvement et si fortement marquée ? On éprouve donc, malgré tout, quelque surprise de le voir s’en tenir, sur la gauche, dans son groupe de danseuses, à un seul type de visage épais, lourd, un peu bestial, type qu’on trouve sans doute dans les pays méridionaux, mais chez des peuples mêlés et abâtardis, dans des milieux moins purs que le milieu hellénique au Ve siècle avant notre ère.

On pourrait aussi chicaner M. Cormon sur son titre. Ces soldats de tout âge et de toute arme, qui reviennent, bras dessus, bras dessous, chantant à tue-tête, escortés par les femmes et par les gamins, tout chargés des dépouilles luxueuses de la Perse, avec leur chef caracolant, tête nue, sur un cheval au milieu de leurs rangs, le long de la mer, ces chœurs joyeux de jeunes filles, en costumes frais et bariolés, qui s’avancent, en dansant, au-devant d’eux, c’est bien plutôt le retour de Platée que celui de Salamine. Lors de la bataille navale de Salamine, Athènes, détruite et brûlée, était occupée par les barbares ; sa population, entassée sur les vaisseaux, n’y put retourner tout de suite ; dans la chaleur de la lutte, les navires ennemis avaient été coulés ou mis en fuite plutôt que pris. C’est après la victoire décisive de Platée, victoire en rase campagne, suivie du pillage des tentes asiatiques, que les Athéniens purent s’acheminer en triomphe vers les ruines de l’Acropole. Quoi qu’il en soit, vainqueurs de Platée ou de Salamine, ces soldats-citoyens, vaillamment affublés de ces casques bizarres et de ces armures étranges que nous font connaître les peintures antiques, poussiéreux et fatigués, quelques-uns fort éclopés, marchent en rangs serrés avec une ivresse de victoire sincère et communicative. L’agitation heureuse de cette multitude bruyante est exprimée avec une émotion sincère et une science réelle. Dans la vivante et claire disposition des groupes, dans la variété intéressante des allures, des expressions et des types, dans le choix ingénieux et la subordination habile des accessoires, on reconnaît un compositeur bien informé et un exécutant expérimenté. Par le temps qui court, quand nous voyons nos plus célèbres virtuoses impuissans et déroutés dès qu’il s’agit de traiter un sujet déterminé ou de mettre en scène deux figures, ce ne sont pas là de faibles mérites. Le groupe même des danseuses, malgré la vulgarité des types, est d’un élan joyeux qui complète l’impression, et le grand fond des côtes et de la mer couverte de voiles blanches enveloppe toute cette scène populaire dans un cadre majestueux d’une délicieuse splendeur. Harmonie de l’ensemble, équilibre des ordonnances, expression des figures, exactitude des détails, précision du dessin, éclat des colorations, M. Cormon, en artiste vaillant et loyal, s’est donc efforcé, comme faisaient les vieux maîtres, de réunir, dans sa peinture, toutes les qualités dont l’union fait seule une œuvre parfaite. Trouve-t-on au Salon d’autres toiles où des ambitions si nobles et si hautes aient été si près d’atteindre complètement leur but ?


II

M. Rochegrosse, dans une génération plus jeune, n’a pas de moins fières visées. Comme M. Cormon, c’est un lettré, c’est un curieux ; son intelligence est ouverte à toutes les leçons de l’histoire comme à toutes les exaltations de la pensée. Depuis longtemps son imagination, en quête de superbes spectacles et de fortes émotions, remonte, à l’aide de l’archéologie, vers les peuples disparus et les drames oubliés. On a pu même craindre, un moment, que cet amour du passé, naturel à tous les esprits virils, ne s’emprisonnât dans un dilettantisme d’atelier et n’altérât en lui cette vision vive et passionnée de la réalité vivante sans laquelle il n’y a pas de peintre. Les deux peintures, de styles divers, qu’expose M. Rochegrosse, montrent que ce danger n’est plus à craindre, car, pour y échapper définitivement, il se rattache énergiquement, d’une part, à la nature vivante, et de l’autre à la tradition classique. Son drame romain, la Curée ou la Mort de César, lui a été inspiré par le célèbre passage de Plutarque : « Les conjurés, tirant leurs épées, l’environnent de toutes parts. De quelque côté qu’il se tourne, César ne trouve que des épées qui le frappent aux yeux et au visage. Tel qu’une bête féroce assaillie par les chasseurs, il se débattait entre toutes ces mains armées contre lui ; car chacun voulait avoir part à ce meurtre et goûter à ce sang comme aux libations d’un sacrifice. Brutus lui-même lui porta un coup dans l’aine. Il s’était défendu, dit-on, contre les autres et traînait son corps de côté et d’autre en poussant de grands cris. Mais quand il vit Brutus venir sur lui l’épée nue à la main, il se couvrit la tête de sa robe et s’abandonna au fer des conjurés. Soit hasard, soit dessein formé de leur part, il fut poussé jusqu’au piédestal de la statue de Pompée, qui fut couverte de son sang. » Le moment choisi par M. Rochegrosse est celui où César tombe, sur la gauche, au pied de la statue, se cache la tête devant l’effroyable poussée de tous ces conjurés qui se bousculent sur leur proie terrassée comme des mâtins à jeun sur la dépouille du cerf. Ces sénateurs, gesticulant et vociférant, ont la plupart des mines de dogues carnassiers tout à fait conformes à leur action ; le bouvier sauvage des monts Albains réparait sous le patricien en toge blanche. Ce réalisme vigoureux des têtes carrées et basanées donne à cette boucherie une vraisemblance tragique qu’accentue encore la vive et furieuse lumière dont tout le groupe est éclairé. Une circonstance historique a permis à M. Rochegrosse de donner au soleil et à l’air dans sa peinture ce rôle prépondérant que lui accorde volontiers l’école contemporaine. C’est, en effet, dans une salle découverte, une salle hypètre, le théâtre de Pompée, qu’eut lieu, par exception, la séance du sénat dans laquelle César fut assassiné ; cette superposition de gradins en marbre blanc, sous une colonnade en marbre blanc, où s’agitent des figures vêtues de laine blanche, sous le ruissellement de la clarté libre, était de nature à tenter un coloriste audacieux. La grande difficulté, sous un pareil éclat, c’est de conserver aux figures la solidité qui leur est nécessaire par une résolution équivalente du dessin et par une vigueur proportionnée des modelés. M. Rochegrosse s’est tiré à son honneur de ce pas difficile, au moins dans ses personnages de premier plan, dont la plupart sont fermement accentués. Les silhouettes des fuyards qui gravissent en hâte les degrés de l’hémycicle, à l’arrière-plan, paraissent en revanche un peu sommairement indiqués. Tout en respectant, d’une façon générale, les enseignemens de l’archéologie, M. Rochegrosse a donc, cette fois, parfaitement compris que, dans une scène de cette importance, il ne fallait pas en compromettre l’effet par la multiplicité des accessoires. Son œuvre se présente avec la simplicité d’une œuvre classique ; il lui suffira de marcher dans cette voie, en perfectionnant sa science de dessinateur, pour prendre décidément dans l’école le rang supérieur auquel il aspire.

Son petit tableau de Salomé dansant devant Hérode montre des qualités d’un autre ordre dans le genre anecdotique. Là, le dilettante chercheur pouvait se livrer, sans inconvénient, à sa passion pour les curiosités archaïques, pour les costumes bizarres, pour les somptuosités éclatantes du luxe asiatique, à son penchant parisien pour l’observation satirique et comique. Il n’a pas manqué de le faire, avec esprit, avec science, avec goût. La collection de Sémites, jeunes et vieux, rangés derrière la table du festin pour admirer les beautés provocantes de la danseuse court-vêtue, offre une exactitude et une variété de types fort amusantes. Les figures du premier plan sont précisées avec une attention rare, qui fait paraître, il est vrai, un peu négligées les figures placées à droite sur l’estrade, mais qui montre jusqu’où peut aller, au besoin, la virtuosité du jeune artiste. Là, comme dans la Curée, on sent enfin une recherche d’exactitude et un souci de précision qui sont du meilleur augure pour l’avenir de M. Rochegrosse ; car, sans cette recherche et sans ce souci qui rendent l’artiste de plus en plus difficile pour lui-même, l’habileté n’est qu’un leurre et la facilité n’est qu’un péril.

L’influence, bien comprise, des paysagistes qui nous ont rendu l’amour de la lumière, de l’air, de la vérité, n’aura pas été inutile à M. Rochegrosse ; la même influence suscite, à côté de lui, un autre peintre d’histoire, M. Tattegrain. Celui-ci a débuté naguère par une scène maritime d’une exécution simple et forte, les Deuillans, qui lui assura, presque du premier coup, une bonne place parmi les poètes de la vie rustique. Sa Reddition des Casselois à Philippe le Bon est encore une scène populaire, mais une scène plus importante qui, par les dimensions comme par le style, sort tout à fait du genre familier. M. Tattegrain, je m’imagine, doit être un paysagiste fervent et convaincu, accoutumé à vivre à la campagne parmi les campagnards, et, comme on disait au moyen âge, « fort pitoyable au pauvre peuple. » C’est une phrase touchante d’un vieux chroniqueur qui l’a frappé au cœur : « Tous les hommes au-dessus de XV ans et au-dessous de XL, apportant leurs habillemens de guerre, teste nue, deschaux et nuds pietz, se mirent à genoux en l’eau et la boue… Il fit ce jour si horrible temps de vent et de pluie, qu’il n’estoit homme qui peust durer aux champs, tellement que c’estoit grand pitié à voir… Le duc les reçeut à merci et leur pardonna leurs rébellions, réservé à vi qui eurent les têtes coppées… » C’est avec une sympathie visible que M. Tattegrain a entassé, sur la droite de son tableau, pataugeant dans les marécages, se bousculant sous une pluie battante, traînant dans les fondrières leurs targes peintes, toute cette cohue de vilains crottés, aux têtes blondes, qui s’agenouille en criant merci, tandis que, sur la chaussée haute, à l’arrière-plan, s’efforce d’avancer vers le vainqueur une procession suppliante de prêtres et d’enfans de chœur, défendant à grand’peine, contre la rafale, ses bannières en lambeaux. C’est un désastre lamentable ; M. Tattegrain a vraiment su donner à ces pauvres Flamands, qui se querellent encore dans la commune honte, un accent naïf de dépit et de terreur tout à fait émouvant. Voilà du bon réalisme et bien appliqué. L’exécution est consciencieuse, un peu molle encore dans certaines parties, sans liaison toujours suffisante, mais la note est nouvelle et vivement donnée. M. Jean-Paul Laurens avait déjà indiqué, dans quelques-unes de ses œuvres, le parti qu’on peut tirer de l’étude attentive des types populaires, notamment des types provinciaux et rustiques. On voit que son indication était bonne, et tous ceux qui traiteront désormais nos sujets nationaux ne pourront se dispenser de cette étude préalable.

Quels que soient l’indifférence ou le dédain des marchands, des industriels, des amateurs, des reporters pour la peinture d’histoire, il est certain que c’est la forme d’art qui deviendra de plus en plus nécessaire dans notre pays à mesure que l’instruction s’y développera, que les édifices publics s’y construiront en plus grand nombre, que le sentiment patriotique s’y condensera et s’y fortifiera. Son développement et son encouragement devraient être la plus haute préoccupation de l’état, et nous ne comprenons guère, pour notre part, l’acharnement que met, en général, la critique française à décourager actuellement tous les efforts faits, presque chaque année, dans ce sens, par des jeunes gens plus ou moins habiles, mais bien intentionnés, qu’il suffirait de soutenir quelque peu pour les empêcher de tomber, comme.tant d’autres, dans le mercantilisme ou dans la pornographie. Ce qui est clair aussi, c’est que la peinture d’histoire ne peut plus désormais être traitée d’après les formules académiques, en vue d’un pur effet de décoration, de couleur ou de style, et qu’on lui demandera de plus en plus la vraisemblance des choses retrouvée à la fois par l’étude des documens anciens et par l’observation de la réalité contemporaine. Nous disions tout à l’heure l’action heureuse qu’aura eue sur ce point M. Jean-Paul Laurens ; nous constatons que cette action n’est pas près d’être épuisée, car le petit tableau qu’il expose, l’Agitateur du Languedoc, montre, chez l’illustrateur énergique des Récits mérovingiens, une force d’évocation, en fait de physionomies, de plus en plus sûre, pour toutes les périodes de notre moyen âge. On continue à constater, en même temps, un progrès régulier dans l’exécution de M. Laurens, dont la peinture devient plus souple, plus libre, plus lumineuse ; son exemple doit encourager ses imitateurs à proportionner les dimensions de leurs cadres à l’intérêt de leurs sujets.

C’est donc à la fois par les études archéologiques et par l’observation réelle que la peinture légendaire et historique peut être renouvelée, mais un seul moyen n’y suffirait pas. L’archéologie seule ne peut faire des peintres, le naturalisme seul ne peut faire des historiens. Verser entièrement du côté de l’archéologie, c’est s’exposer, comme MM. Lecomte du Nouy, Aman-Jean, Rachou, à ne produire que des imitations glaciales des documens fournis par l’érudition. Qu’il y ait chez l’auteur de Rhamsès dans son harem une connaissance très attentive des peintures de l’antique Égypte, chez celui de Jeanne d’Arc un respect exalté des miniatures pieuses du moyen âge, chez celui de l’Entrée du dauphin à Paris un emploi curieux des armures et des costumes du XIVe siècle, cela n’est pas douteux ; mais la recherche d’une exactitude toute matérielle a éteint leur verve d’artistes ; leurs restitutions sont figées, sans accent, sans force, sans vie. Or, manquer dévie, dans une œuvre d’art, de vie réelle ou idéale, c’est un crime inadmissible ; au contraire, le moindre accent de vie y fait pardonner bien des maladresses. Les Derniers momens de Chlodobert, par M. Maisonneuve, le Saint Louis distribuant des aumônes, par M. Lesur, ne sont certes pas des œuvres d’une inspiration bien originale ni d’une exécution bien sûre ; néanmoins, on y remarque quelques morceaux compris et traités avec une vigueur saine qui donnent un certain espoir dans l’avenir de leurs auteurs.

Les renseignemens fournis par l’érudition ne sont bons pour un artiste que lorsqu’il sait s’en servir en artiste et trouver dans les détails précis des architectures, des mobiliers, des ajustemens d’autrefois des effets nouveaux au point de vue de l’expression pittoresque. C’est ce que cherche à faire M. Benjamin Constant lorsqu’il prend un nom historique comme prétexte à une étude d’étoffes éclatantes et de scintillantes orfèvreries. Sa Théodora, assise ou plutôt enchâssée dans son siège de marbre, comme une idole chargée de pierreries sur un autel émaillé, donne une impression d’immobilité dominatrice assez orientale et byzantine ; néanmoins, la valeur de l’œuvre réside presque tout entière dans le jeu de la lumière sur les ors de la couronne, les pierreries du gorgerin, les perles des bagues. M. Cabanel a placé sa Cléopâtre dans une situation plus dramatique, en lui faisant essayer des poisons sur des condamnés à mort ; la colonnade polychrome du temple d’Edfou, devant laquelle agonisent les victimes de cette expérience, dans un éloignement discret, forme, en contre-bas, un agréable fond de décor fuyant. L’archéologie égyptienne ne sert là qu’à donner un attrait plus piquant à une belle femme assise, au premier plan, sur un divan, dans un luxueux costume, la gorge et les bras nus, tenant des fleurs de lotus à la main, près d’une esclave qui porte un éventail. M. Cabanel a tiré bon parti de tous les détails brillans fournis par les musées pour ressusciter une Égyptienne en grand apparat avec l’aisance d’un artiste consommé, sans effort comme sans pédantisme. C’est vraiment plaisir, par le temps qui court, de trouver encore un homme qui pose une figure avec soin, qui l’ajuste avec attention, qui exécute les draperies avec souplesse et les nus avec précision, qui donne à chaque chose, dans un tableau, sa valeur plastique et son intérêt décoratif. Il n’est pas certain que cette Cléopâtre, malgré la fixité de son regard noir, soit une femme bien cruelle, non plus que la panthère inoffensive qui rêve à ses pieds, M. Cabanel n’étant point le peintre ordinaire des meurtriers ni des fauves, mais c’est assurément une fort belle femme ; malgré les déclamations réalistes, n’est-ce pas quelque chose ?

Conventions pour conventions, celles qui élèvent l’art valent mieux que celles qui l’abaissent. S’en tenir à l’imitation de modèles réels pour représenter des personnages légendaires ou historiques est une convention aussi, flagrante que de leur imposer invariablement des physionomies et des vêtemens d’une noblesse imaginaire ; c’est seulement une convention plus grossière et d’un usage plus facile. C’est en vain qu’on s’autorise des Flamands, des Hollandais, des Vénitiens, gens naïfs, on le sait, qui ne se gênaient point, même en des époques de culture avancée, pour affubler à la mode du jour les plus vénérables personnages de l’antiquité profane ou sacrée. Il est facile de répondre que la naïveté du moyen âge n’est plus notre fait, que la fausse naïveté est une hypocrisie ridicule, qu’au XVIIe siècle même ce système ne passait pas pour excellent, qu’enfin Paul Véronèse et Rembrandt, tous ceux qu’on cite, ne se sont fait pardonner qu’à force de génie dans l’exécution, génie de virtuose chez le premier, génie de rêveur chez le second. Encore doit-on remarquer, pour Rembrandt, qu’en introduisant les juifs de la synagogue d’Amsterdam dans ses scènes bibliques et évangéliques, il recherchait justement la couleur historique et locale négligée par ses devanciers, et que, s’il plaçait son Christ, toujours vêtu de sa tunique blanche, au milieu des loqueteux et des infirmes de l’hospice voisin, c’était le Christ idéal des paraboles, le Christ remplissant son rôle d’intercesseur. La continuité d’action attribuée par les âmes pieuses, soit au Christ, soit à la Vierge, soit aux saints, permet de les faire vivre dans un milieu moderne avec moins d’invraisemblance que des figures historiques, nettes et humaines, d’une réalité et d’un type bien déterminés. Si l’Adoration des bergers de M. Binet s’éclairait d’une façon moins arbitraire, si le Sommeil de Jésus, de M. Louis Deschamps, présentait des figures mieux charpentées, des membres mieux attachés, des visages mieux étudiés, au lieu d’offrir l’aspect d’un paquet de chiffons blancs et rouges suspendus dans une chambre noire, nous ne serions pas choqués de la modernité de leurs bergers. M. Courtois, en donnant à une belle jeune femme, d’un type grave et pur, aux regards doux et tristes, enveloppée dans un manteau noir et serrant dans ses bras un enfant, le titre de Madone, n’a fait aussi que suivre un usage légitime ; cette figure, d’un style délicat et d’un charme élevé, tout en restant une figure moderne, peut se fixer pieusement dans une imagination chrétienne.

En fait, l’anachronisme commis par M. Uhde, par exemple, qui fait manger le Christ, dans une chambre misérable, avec des paysans allemands, est moins blessant que l’anachronisme commis par M. Matejko, qui donne pour escorte à Jeanne d’Arc entrant dans Reims des seigneurs et des dames costumés somptueusement dans les vestiaires d’Anvers et d’Augsbourg. Leurs deux toiles remarquables montrent combien, au-delà du Rhin, la lutte est brûlante sur ces questions d’art, et combien on s’y engage à fond de part et d’autre. Nous ne trouvons dans aucune œuvre française le réalisme contemporain poussé plus rigoureusement à ses dernières conséquences que chez M. Uhde, ni l’idéalisme scolaire soutenu avec autant d’énergie et de virtuosité que par M. Matejko. Ce n’est pas la première fois que M. Uhde tente à Paris ce rajeunissement des sujets évangéliques par l’introduction à haute dose de l’élément moderne. Naguère, il avait traduit en langue rustique le Laissez venir à moi, dans une salle de ferme pleine de couples campagnards et de gamins joufflus, avec une simplicité éloquente qui avait ému à la fois les raffinés par les qualités de la peinture et les simples par le charme du sentiment. Sa Sainte Cène, toile bien plus importante, lourdement peinte, par malheur, d’une brosse pâteuse, terne, inégale, ne nous parait pas en progrès pour l’exécution ; on ne saurait nier pourtant que les hautes qualités expressives de M. Uhde ne s’y soient encore développées. Il n’y a pas, au Salon, une autre œuvre d’où se dégage, avec une telle intensité, un sentiment moral, grâce à l’unité qui y règne. On peut aimer ou ne pas aimer ces têtes brutales ou souffrantes de prolétaires résignés, de déclassés rêveurs, de misérables pensifs, que M. Uhde range autour du Seigneur, comme on peut aimer ou ne pas aimer les apôtres chauves et goitreux dont Rembrandt se plaisait à l’entourer ; on ne saurait rester indifférent à leur attention profonde et soutenue, à la bonne foi touchante qui anime et éclaire la laideur de leurs visages consolés. L’intensité de l’émotion personnelle et la franchise de l’observation réelle triomphent là de toutes les habitudes et de toutes les conventions. Dans cette peinture étrange, où la pureté des contours et la noblesse des formes tiennent si peu de place, Léonard de Vinci, qui, le premier, formula nettement la loi de l’unité expressive, reconnaîtrait mieux peut-être la vertu de ses enseignemens que dans nombre d’œuvres académiques copiées sur les siennes.

Le système de M. Matejko, que professent encore nombre d’habiles gens à Vienne et à Munich, est aux antipodes du système de M. Uhde. Nous en avons vu le triomphe en 1878, dans l’Entrée de Charles-Quint à Anvers de Makart. C’est la virtuosité fondée sur le dilettantisme et poussée à son comble à force de travail et de volonté. La Jeanne d’Arc à Reims de M. Matejko, composition tumultueuse et turbulente par les couleurs comme par les lignes, où s’agitent, dans un enchevêtrement inextricable, des têtes sanguinolentes et des robes de brocard, des bras et des panaches, des jambes et des joailleries, des enfans et des chiens, des fonds d’architecture et des apparitions célestes, est, au point de vue du métier, un tour de force qu’on eût peut-être fort admiré autrefois. Dans ce pêle-mêle rutilant et aveuglant, on pourrait signaler une quantité de morceaux de bravoure, groupes, figures isolées, accessoires, brossés avec une sûreté et une verve qui ne sont plus connus chez nous. À tout prendre, M. Matejko, qui eut de légitimes succès, n’a pas toujours fait mieux, mais notre cœur n’est plus du tout à ces fantasmagories théâtrales. La moindre clarté dans l’exposition, la moindre simplicité dans l’expression, feraient bien mieux notre affaire. Nous devons savoir gré à M. Matejko d’avoir pris tant de peine pour représenter, avec cet appareil splendide, une de nos légendes nationales ; nous reconnaissons volontiers la force d’imagination et la sûreté de pratique qu’il lui a fallu pour mener à bout une si rude tâche ; nous admirons même sincèrement un certain nombre de ses figures mouvementées, éclatantes, magnifiques, mais nous ne saurions nous dissimuler que c’est là le dernier rayonnement d’un art qui s’en va. À tort ou à raison, nous ne supportons plus qu’une œuvre d’art contemporaine reporte notre esprit uniquement à une œuvre d’art ancienne ; nous voulons qu’elle nous reporte franchement à la nature, au moins par la justesse de sa coloration ou par la sincérité de son expression. Une faute de syntaxe nous paraît moins révoltante qu’un mangue de sincérité, et nous pardonnons l’incorrection plus facilement que la banalité.

Tous les artistes qui se montrent trop insensibles à ce mouvement des esprits subissent forcément, comme M. Matejko, l’indifférence du public. Certainement M. Scherrer, qui a traité avec moins de hardiesse et plus de vraisemblance l’Entrée de Jeanne d’Arc à Orléans, dans un cadre plus exact, aurait mieux animé la scène s’il avait fait une part plus large à la vie et à la réalité, soit dans l’accentuation des types, soit dans la qualité de la lumière. Le même aspect terne et conventionnel nuit à la Velleda, prophétesse des Gaules, par M. Edouard Fournier. La jeune prêtresse, au milieu de ses compagnons de captivité, dans le cachot souterrain où les Romains les ont entassés comme un troupeau de bêtes fauves, se dresse, échevelée et blanche, le long de la muraille cyclopéenne, pour entonner le chant de la mort et l’hymne de l’espérance. La scène est tragique, la composition virile et puissante. L’effort énergique qu’y fait le jeune artiste pour atteindre au style épique n’est pas toujours inutile ; on sent, dans tout l’ouvrage, malgré les défaillances, le travail actif d’une volonté sérieuse et patiente qui marche résolument vers un but déterminé. Le tempérament de M. Edouard Fournier n’est pas celui d’un coloriste ; mais il possède l’intelligence de la composition, intelligence assez rare aujourd’hui, qui, soutenue par la science du dessin, peut parfaitement suffire à faire un artiste de valeur. Lorsque son imagination, encombrée pour le moment de souvenirs scolaires, comme il arrive souvent aux pensionnaires studieux de la villa Médicis, se sera éclaircie par l’observation de la nature, on peut espérer de lui des œuvres intéressantes dans l’ordre historique. Ce qui est à désirer, c’est qu’il persiste résolument dans la voie difficile qu’il a choisie, c’est qu’il ne se laisse pas, comme tant d’autres de ses camarades, décourager par les premiers déboires de la transplantation dans le milieu parisien. Jusqu’à présent, nous ne voyons pas bien le bénéfice qu’ont pu retirer de leurs inutiles concessions à la mode courante tous ceux qui, revenus d’Italie avec l’amour des vrais maîtres et des ambitions nobles, ont menti par faiblesse à leurs convictions. Ni anciens, ni modernes, ni Romains, ni Parisiens, ils ont, en général, perdu rapidement, dans ces recherches fiévreuses de lucre rapide ou de basse popularité, les qualités sérieuses qu’ils avaient acquises là-bas, et tiennent, dans l’école, une situation incertaine et fausse qui ne leur assure ni l’estime profonde qui s’attache aux convictions laborieuses, ni même cette richesse désirée, qui, d’ailleurs, ne console pas toujours l’artiste à la mode de son abaissement intellectuel.

III

C’est une banalité courante dans la conversation et dans la presse que, si nos peintres pensent peu, en revanche ils exécutent bien. Rien n’est plus faux, par malheur, et le Salon de 1887 le prouve mieux encore que les précédens. Le métier se perd en même temps que l’art, la main s’affaiblit en même temps que la tête. Les œuvres les plus méritoires, même la plupart de celles que nous avons signalées, portent des traces flagrantes d’une précipitation plus ou moins désordonnée qui ne les a pas laissées arriver à leur maturité, même extérieure et matérielle. Le nombre de peintures qui méritent le nom de tableaux, sinon par la conception, au moins par la facture, qui soient de bons morceaux pour les yeux, sinon pour l’esprit, est, en réalité, extrêmement limité. Ces bons morceaux sont presque tous dus à des praticiens de la vieille école, à ceux qui ont fait des études régulières, à ceux qui ont commencé par le respect des maîtres, à ceux qui ont poursuivi, dans leur carrière, un but précis, même aux dépens de leur popularité. Leur récompense est de se trouver encore, même à l’heure de la vieillesse ou du déclin, presque les seuls vivans parmi tant de morts précoces, presque les plus jeunes parmi tant de décrépitudes printanières.

C’est de quoi l’on se peut convaincre, si l’on cherche des chefs-d’œuvre dans le genre de peinture où l’on en devrait le plus aisément rencontrer, dans le portrait et dans l’étude de figure isolée. Là, en effet, l’habileté et la science jouent un rôle important ; à défaut d’inspiration originale ou élevée, il suffit d’un accent de dessin ferme ou d’un élan de pinceau chaleureux pour donner à l’interprétation d’une physionomie intéressante ou d’un beau modèle une réelle valeur esthétique ; mais il y faut cet accent ou cet élan, et cela ne s’obtient pas du premier coup, sans étude, sans expérience, sans conviction. Le portrait le plus vigoureux du Salon, celui de M. Alexandre Dumas, est dû à M. Bonnat, qui n’en est pas à son coup d’essai ; l’un des plus gracieux, des plus jeunes, des plus frais, sous le titre d’Étude, porte la signature d’un octogénaire, M. Gigoux. M. Bonnat n’a jamais précisé, avec une force plus concentrée, une physionomie plus expressive ; il l’a fait même cette fois en posant la figure claire sur un fond clair, avec une simplicité de moyens qui donne à son relief un effet encore plus calme et plus naturel. Quant à M. Gigoux, son retour de jeunesse est charmant ; nous souhaitons à nos impressionnistes d’en pouvoir connaître un jour de pareils. La conscience de l’observation, l’exactitude du dessin, la distinction de l’arrangement, la fermeté du style, la sûreté du rendu, le soin des détails, assurent aux Portraits de Mme C*** et de Mme R***, par M. Gustave Boulanger, et à ceux de Mlle Mary et de M. Robert G***, par M. Jules Lefebvre, une valeur durable et supérieure à toutes les fluctuations de la mode. M. Lefebvre joint à ce groupe d’enfans une étude de fantaisie, une de ces figures vaguement allégoriques, comme les artistes anglais en rêvent volontiers, une jeune fille au sein nu, chastement drapée de blanc, qui tient d’une main une gerbe de végétations printanières, et de l’autre attache une fleur dans ses cheveux. Ce Morning Glory, qui, comme les études de ce genre, vaut surtout par l’exécution, montre une fraîcheur d’aspect et une délicatesse de formes que l’artiste rêve depuis longtemps, mais qu’il a rarement si bien réalisées. M. Emile Lévy a deux excellens portraits où l’on trouve, dans la coloration comme dans l’expression, la distinction modeste et pénétrante qui caractérise son talent, celui du Contre-amiral M*** à la peinture, celui de Mme E. R*** aux pastels. C’est aussi à la fermeté du dessin, à la gravité de l’impression, à la belle tenue de la peinture que doit son légitime succès le Portrait de M. Buffet, par M. Monchablon. Dans un autre ordre d’idées, M. Carolus-Duran, avec son entrain accoutumé, met vivement en scène un groupe de famille, une jeune mère et ses deux enfans, et M. Fantin-Latour nous présente, dans la tonalité grise et harmonieuse qui lui est familière, un portrait d’homme et un portrait de femme d’une simplicité exquise. M. Fantin a de nombreux imitateurs, parmi lesquels on peut remarquer MM. Binet et Marioton : il leur reste supérieur par l’intensité calme du sentiment. MM. Boulanger, J. Lefebvre, Lévy, Monchablon dans le camp de l’Académie, MM. Carolus-Duran et Fantin-Latour dans le camp des indépendans, sont déjà des vétérans.

Chez les jeunes portraitistes, on saisit davantage l’influence des tendances nouvelles. Quelques-uns d’entre eux, comme M. Mathey, M. Moreau (de Tours), M. La Touche, Mlle Breslau, M. Carrière, reconstituent même avec talent, autour du personnage représenté, soit un milieu d’intérieur, soit un milieu de paysage ; la plupart s’en tiennent à la simple présentation sur quelque fond neutre, mais on reconnaît, en général, leur âge à une recherche, souvent heureuse et délicate, des harmonies claires et fraîches. Ainsi font MM. Morot et Aviat dans des figures de jeunes femmes d’une honnêteté et d’un charme du meilleur goût. Il est d’ailleurs une influence excellente qui contre-balance chez eux celle des théoriciens du plein air, ou plutôt qui s’y associe pour la bien diriger : c’est une admiration fréquente et sincère pour les vieux portraitistes flamands, allemands et français de la renaissance. Depuis que Paul Baudry, Delaunay, Bastien Lepage, suivant l’exemple d’Holbein et des Clouet, ont montré de nouveau qu’il suffisait du plus petit panneau pour donner à une effigie humaine toute sa signification, le goût des portraits en format réduit s’est beaucoup répandu chez les amateurs et chez les artistes. Le Salon actuel nous en offre un certain nombre où la précision est poussée quelquefois à un rigorisme minutieux qui, par instans, avoisine la sécheresse ; mais ce rigorisme nous effraie bien moins, nous l’avouons, que l’extrême relâchement auquel on semblait naguère s’habituer. Les ouvrages de MM. Dagnan, Friant, Maurin, Lignier, Grison, Crochepierre sont, sous ce rapport, curieux à étudier ; c’est dans ceux de MM. Dagnan et Friant que résonne la note la plus juste.

Quant aux figures d’étude, soit habillées, soit nues, si le nombre en est énorme, il en est bien peu qui fixent longtemps l’attention, soit par la poésie de l’attitude, soit par la beauté des formes, soit par l’originalité ou par la perfection de l’exécution. L’imagination des artistes ne se met guère en frais pour relever, par un semblant de rêve ou d’enthousiasme, les modèles grossiers qu’ils déshabillent ; jamais on n’a vu s’étaler purement et simplement, dans les ateliers mêmes où elles ont posé, des femmes le plus souvent fort imparfaites, qui se chauffent, lisent, fument, bâillent, s’étirent avec un sans-gêne plus répugnant que provocant. On a quelque peine à voir des praticiens aussi habiles que M. Bompard et M. Lucien Doucet apporter un sentiment si peu respectueux dans l’étude de la beauté féminine. Donner aux carnations roses ou pâles toute la fraîcheur délicate de la nature, aux étoffes souples ou cassantes leur brillant ou leur matité, inventer des nuances délicieuses pour passer harmonieusement de la figure aux fonds, c’est sans doute quelque chose, c’est même beaucoup pour un peintre. Sous ces rapports, M. Doucet, dans son étude au pastel, se montre déjà maître ; mais croit-il que la poésie de l’attitude n’y compléterait pas bien la poésie de la chair ? On ne peut sans doute exiger de tous les artistes qui se livrent à ce genre d’études d’enseigner la vertu par les nudités, bien que la Grèce et l’Italie aient trouvé, dans la forme humaine, un instrument d’exaltation pure et noble qui ressemble fort à une action morale. On peut du moins leur demander, lorsqu’ils ont la délicatesse du talent, d’apporter la même délicatesse dans la présentation de ce talent. Quelque admiration qu’on doive éprouver pour la dextérité du plus habile d’entre eux, M. Chaplin, ne peut-on regretter qu’en faisant une telle part à l’idéal dans ses combinaisons subtiles et exquises de colorations imaginaires, il lui en fasse parfois une si restreinte dans l’expression sensuelle de ses figures ? La dame couchée, les yeux clos, la poitrine haletante, dans un fouillis de chiffons et de fleurs, qui se pâme Dans ses rêves, est au moins égale, pour la qualité de l’exécution, à la célèbre étude du musée du Luxembourg ; c’est certainement une figure poétique, mais d’une poésie qui s’inspire plus chez Dorat et Parny que chez Virgile ou Lamartine.

On peut donner pourtant, sans affectation, par la seule délicatesse-de la sensation personnelle, une expression pure et presque élevée au sujet le plus vulgaire. Nous en avons la preuve dans le tableau de M. Dantan, Un moulage sur nature. Il s’agit d’une jeune femme nue, posée de face sur un socle, sous un jour vif et cru, dans un-atelier de sculpteurs dont les murs blancs sont couverts de moulages blancs. On vient de mouler sa jambe. Deux ouvriers, en blouses blanches, sont en train de retirer, en deux morceaux, la couche de plâtre qui enveloppait son pied et son mollet. Il n’est guère de sujet plus réaliste, compris d’une façon plus conforme aux théories les plus radicales de l’école du plein air. La simplicité délicate avec laquelle M. Dantan l’a traité en a fait une œuvre d’une impression charmante et presque une, œuvre supérieure. Tout le monde, ouvriers et modèle, est si naturellement à sa besogne dans cet atelier paisible ; la jolie fille, aux chairs frissonnantes, rougit si simplement, doucement satisfaite en voyant sa jambe sortir de cette enveloppe pesante ; une lumière si douce, si pure, si calme, enveloppe et fond dans une harmonie si pénétrante toutes les notes de cette symphonie blanche, qu’on éprouve, devant cette toile de modeste taille, une sorte d’apaisement heureux. La beauté, fraîche et naïve, de la jeune femme, dans cette atmosphère recueillie, devient presque une apparition poétique, comme le fut sans doute le modèle vivant pour l’imagination chastement émue de l’artiste.

Si un peintre de genre, dans une scène d’atelier, peut dégager, d’un simple modèle, une expression de beauté, pourquoi les peintres de figures mythologiques ou poétiques, beaucoup plus libres vis-à-vis de la réalité, ne seraient-ils pas tenus d’en faire autant ? Plusieurs l’ont cherché sans doute, et ce ne sont pas des études vulgaires que celles de MM. Feyen-Perrin, Benner, Fouace, Barré, Mayet, Callot. La femme qui dort sur un gazon, par M. Franck Lami, est, dans quelques parties, d’une exécution charmante. Les figures décoratives de MM. Mazerolle, Lafon, Weiz, Lionel Rover, Blanchard marquent des recherches de style plus élevées ; ce sont des œuvres consciencieuses et intéressantes. Le Brumaire de M. Berton, où l’on voit une jeune nymphe inquiète et tremblante sous un ciel d’automne menaçant, près d’un petit faune effaré qui se tapit en grelottant le long d’un tronc d’arbre jauni, est une composition plus originale. M. Berton, dont on avait déjà remarqué des essais distingués, continue à poursuivre, dans l’atmosphère mystérieuse qu’ont aimée Léonard et Prudhon, des rêves pâles de beautés souriantes et mélancoliques. Il a de la distinction, de la tendresse, du charme ; il réussira, s’il est pénétré, comme ses maîtres, de la conviction que plus le rêve est vague, plus sa forme doit être palpable.

M. Carolus Duran ne se perd pas dans les rêves ; ce qu’il aime, c’est la réalité ; il la saisit d’ordinaire, avec une verve communicative et joyeuse, dans l’éclat puissant et sain de ses plus vives couleurs. Son Andromède, immobile devant son rocher, attendant, avec une tranquillité païenne, son libérateur, est une de ces études franches et savoureuses comme il se plaît à en faire de temps à autre. L’Andromède compose, avec la Madeleine de M. Falguière et l’Hérodiade de M. Henner, un trio de morceaux de bravoure dont il ne faut pas trop approfondir la signification mythologique ou évangélique, mais qui sont un régal pour tous les yeux sensibles à la musique des belles couleurs et aux raffinemens des pinceaux expérimentés. Le beau corps ferme de l’Andromède étalant sa splendeur cambrée dans la pénombre marine, les carnations brunes et souples de la Madeleine assise dans de vagues rochers, la jolie figure ivoirine, mystérieuse et pensive de la petite Hérodiade cachant le chef sanglant de saint Jean dans une ombre indécise, n’ajoutent certainement aucun commentaire sérieux aux légendes antiques, mais ce sont des peintures excellentes dans lesquelles l’œil charmé trouve une satisfaction durable. L’Hérodiade de M. Henner, notamment, la seule de ces figures où l’expression étrange et pénétrante de la physionomie s’ajoute à la qualité de l’exécution, laisse une impression profonde et douce comme son Orpheline d’autrefois. La gamme de M. Henner est toujours très restreinte ; cette fois, à son noir et à son blanc, qu’il réveillait parfois d’une pointe de bleu, il a ajouté une note rouge, d’un rouge vif et retentissant, très surprenant et très particulier. On retrouve cette note rouge dans le manteau d’une Créole en buste, exposée à côté de l’Hérodiade. Cette créole, qui semble un portrait, est une étude de jeune femme, aux cheveux soyeux, aux yeux bleus et clairs, aux chairs délicieusement pâles, d’un charme extraordinairement vif et pénétrant. Dans les ouvrages de ces trois virtuoses, MM. Carolus-Duran, Falguière, Henner, il y aurait bien, pour les puristes, plus d’une négligence et plus d’une incorrection à signaler, mais il faut prendre ces études pour ce qu’elles sont, des études exquises faites par les derniers maîtres du pinceau, dans lesquelles on reconnaît, sous une forme hâtive et libre, le résultat d’une longue expérience et de convictions originales.


IV

Serons-nous toujours un peuple d’entraînemens irréfléchis ? Il suffit qu’une idée émise soit juste en quelque point pour qu’on veuille l’appliquer en tout et à tous d’une façon absolue ; il suffit qu’un homme de quelque valeur apparaisse pour qu’on se jette à ses genoux et qu’on n’en veuille plus voir d’autres. Rien de plus raisonnable en soi, rien de plus utile sans doute, que ce retour à l’observation exacte de la nature vivante, que cet enthousiasme pour la vérité simple, déterminés par l’école de paysage ; mais pourquoi donc s’empresser d’en tirer tant de conclusions absurdes ? Pourquoi vouloir, sous prétexte de sincérité, renoncer à tout élan d’imagination, à tout entraînement de rêve, atout effort de réflexion ? Pourquoi, sous prétexte d’indépendance et d’originalité, se priver des armes qui peuvent seules les assurer, en délaissant les études techniques et en méprisant la discipline traditionnelle sans lesquelles on ne saurait être un artiste durable ?

Les conséquences de ces exagérations continuent à se dérouler sous nos yeux. Tandis que, d’une part, les yeux des jeunes artistes, très ouverts aux impressions vives et franches, trouvent en effet, dans le spectacle infini de la vie des choses et de la vie des hommes, un plus grand nombre d’heureux motifs qu’on n’en a jamais découverts, d’autre part, l’insuffisance du métier et le manque de réflexion les mettent continuellement dans l’impossibilité de donner à ces motifs les développemens convenables. Il nous serait facile de dresser, dans la nouvelle école, la liste lamentable des carrières brusquement avortées dans ces dernières années par suite de cette insuffisance foncière. Les peintres, plus que les autres artistes, peuvent facilement montrer, à leurs débuts, une sorte de beauté du diable, due à la jeunesse et à l’enthousiasme, dont la floraison est souvent trompeuse. Un premier succès, dû à une vivacité nouvelle d’impression ou à un heureux hasard de brosse, ne garantit point du tout chez eux les succès futurs, si le fonds d’études manque et si la conviction ne se forme pas. Ces avortemens seront d’autant plus nombreux que les hésitans, les déclassés, les déroutés se feront plus facilement une réputation provisoire parmi les apôtres tolérans et ignorons du modernisme, sauf à vouloir vainement, un peu plus tard, revenir sur leurs pas et augmenter ainsi le désarroi de cette foule sans volonté qui marche maintenant à la débandade. L’une des plus grossières erreurs commises par les théoriciens du modernisme, c’est d’attribuer à tous les sujets contemporains, quels qu’ils soient, la même valeur esthétique ; c’est de croire que tous peuvent également fournir matière à des développemens épiques. L’idée de glorifier le travail sous toutes ses formes, le travail des humbles comme celui des illustres, est une idée équitable, utile, élevée. Est-ce une raison pour donner, sur un mur d’édifice public, la même importance, par les dimensions et par la place, à un chiffonnier anonyme qu’à un homme d’état glorieux, à un porteur d’eau qu’à un poète, à une blanchisseuse qu’à une héroïne ? Mimi Pinson a-t-elle vraiment autant de droits à notre admiration que Jeanne d’Arc ? On peut croire, il est vrai, que cette exagération de dimensions donnée à des scènes insignifiantes a été, dans certains cas, un calcul plus ou moins conscient autant qu’une erreur intellectuelle, car on trouvait ainsi le moyen, sous prétexte de simplification, d’échapper aux critiques qui n’eussent pas manqué d’atteindre les mêmes sujets traités avec la même négligence en des cadres plus restreints. Quoi qu’il en soit et bien que le bon sens public commence à faire justice de ces extravagances, on y a perdu beaucoup de temps.

Trois sérieux artistes, armés d’une conviction évidente, doués d’un talent incontestable, ont peut-être, plus que tous les autres, contribué, par leurs exemples mal compris, à entraîner nombre d’imprudens dans cette voie périlleuse. MM. Lhermitte, Roll, Gervex exposent encore cette année des sujets modernes traités dans de grandes dimensions. On peut juger, en examinant leurs trois remarquables peintures, des difficultés qu’entraîne le système même pour les plus forts. Comme peintre des mœurs rustiques, M. Lhermitte occupe un rang hors pair. Ses dessins surtout, d’un arrangement si pittoresque, d’une facture si large, ont une haute saveur campagnarde. Il sait reconnaître et fixer, chez les paysans et paysannes, des attitudes et des gestes d’une simplicité noble et d’une grâce puissante, dans un style moins grave et moins austère, mais plus souple et plus varié que celui de Millet. Ses types de faucheurs et d’ouvriers dans la Paie et dans le Vin ont une franchise qui les a tout de suite imposés à l’imagination populaire. Dans sa Fenaison, deux figures au moins, celle du faucheur chauve, chaussé de gros sabots, en manches de chemise, qui, assis à terre, martèle sa faux, celle de la grande paysanne en corset lâche qu’on voit, de dos, accoudée sur une botte de foin, parlant à la petite fille chargée de râteaux, montrent la même simplicité saine et robuste. L’ensemble de la scène exhale une forte et bonne odeur champêtre. Dans cette toile intéressante, le peintre a-t-ii pourtant, aussi bien qu’il le devait, servi le dessinateur ? Les indications linéaires de ses grandes figures sont excellentes, les modelés extérieurs en sont soigneusement cherchés, mais la peinture s’y émiette et s’y détaille en une multiplicité de touches minces et sèches si bien que cette page, d’une inspiration majestueuse, prend presque l’aspect d’un travail minutieux au petit point. Entre la forme et le fond, entre la pensée et le rendu, il y a une contradiction que M. Lhermitte évite d’ordinaire dans ses fusains.

Si M. Roll déterminait la structure des corps et faisait agir leurs ressorts avec la même liberté que M. Lhermitte, il serait, de tous les naturalistes, le plus capable aujourd’hui de chanter l’épopée moderne des travaux, des souffrances, des joies populaires. Il apporte, dans ses peintures de la vie commune, un sens naturel et profond de l’unité expressive, un goût foncier pour la vigueur et pour la franchise, qui ont, de bonne heure, donné à ses tentatives une assez haute portée. La fermeté de sa conviction est évidente ; personne ne représente chez nous, avec une sympathie si forte et si simple, avec moins d’emphase et moins de fausse sentimentalité, les types plébéiens dans toute la sincérité de leur force et de leur inconscience. Ses succès se sont trouvés parfois compromis, soit par la dimension excessive de ses toiles, soit par une certaine pesanteur terne d’exécution dont il ne s’est jusqu’à présent tout à fait débarrassé que dans ses études de paysages, d’animaux ou de figures en plein air. Son tableau de la Guerre ; marche en avant, le plus puissant de ceux qu’il ait encore peints, n’échappe pas complètement à ce dernier reproche, notamment dans les figures de premier plan. Si justes que soient leurs mouvemens, le tambour qui trébuche à gauche dans les terres labourées en battant sa caisse, le soldat qui s’accroupit devant la boite d’optique pour allumer sa lampe, tout le groupe des troupiers qui s’élancent de la droite pour traverser la route, eussent singulièrement gagné à laisser deviner sous leurs vêtemens opaques et plats des reliefs plus fermes et des corps plus vivans. Cette simplification excessive des modelés, qu’on peut accepter dans une composition murale et décorative, où les effets en trompe-l’œil d’une perspective linéaire et aérienne trop exacte doivent être souvent évités, ne se comprend plus dans une peinture mouvementée et vivante où cette perspective joue précisément le rôle le plus important. Ces trois ou quatre figures brusquement plaquées, qui semblent manquer d’air dans une peinture pleine d’air, nuisent beaucoup, pour les yeux des passans rapides, à l’effet général de la composition, qui, à partir du second plan, devient pourtant grandiose et presque héroïque. Toute la cohue de troupiers, vus de dos, qui marche péniblement, sur une route boueuse, à travers les embarras de toute sorte, cacolets versés, chevaux tombés, fondrières ouvertes, dans la brume grisâtre du matin, vers les collines lointaines où l’appelle la bataille, est poussée en avant avec une vigueur et une décision rares. Le fond de paysage, solidement établi, est un des morceaux les mieux réussis qu’on ait jamais peints dans l’école. Si M. Roll faiblit quelquefois dans les dessous de ses figures, il excelle d’ailleurs dans l’indication vigoureuse et sommaire de leurs attitudes, de leurs mouvemens, de leurs expressions. Il sait très bien faire parler, non-seulement le visage, mais surtout l’allure générale de ses acteurs. L’officier à cheval, enveloppé dans son caban, le paysan en blouse blanche qui lui sert de guide, tous deux vus de dos, ont une expression d’une vérité saisissante, non moins que tous ces braves fantassins, si naïvement affairés, si gauchement héroïques, qui pataugent, chargés de leur fourniment, dans les mottes de terre gluantes. C’est vu avec conscience, avec simplicité, avec cœur. La Guerre prouve une fois de plus que M. Roll joint l’âme vibrante d’un artiste à l’œil sensible d’un peintre.

M. Gervex a toute la désinvolture, tout l’éclat, toute la liberté qui font parfois défaut à M. Roll. Il joue de la couleur avec une dextérité subtile et séduisante, il se sert souvent de la lumière avec une témérité heureuse. Ce n’est point, ce semble, un contemplatif lent et grave, un peu triste, comme M. Roll, mais c’est un peintre alerte et avisé, aimant la vie, la comprenant, la faisant comprendre, et l’exprimant de prime-saut avec l’aisance d’un habile improvisateur. Il ne va guère peut-être au-delà des apparences, mais il rend ces apparences avec éclat. C’est lui qui ouvre au Salon la série de ces scènes médicales et chirurgicales, ingénieux prétextes pour grouper, dans une salle d’étude, autour d’individualités célèbres, d’autres individualités qui désirent l’être. Ces réunions de savans, au-dessus desquelles plane toujours le souvenir de la Leçon d’anatomie, ont été remises en honneur, il y a une vingtaine d’années, par M. Feyen-Perrin lorsqu’il représenta, dans la salle des internes, à la Charité, le docteur Velpeau au milieu de ses élèves. L’opération, cette fois, est faite dans une salle de l’hôpital Saint-Louis. Le docteur Péan, ayant devant lui, couchée, une jeune femme à moitié nue, explique à quelques-uns de ses élèves ou confrères sa découverte du pincement des vaisseaux. Ce qui caractérise l’œuvre de M. Gervex, comme les œuvres du même genre faites d’après les purs principes de l’école nouvelle, c’est l’affectation, par opposition avec Rembrandt et les Hollandais, de n’intervenir personnellement en aucune façon ni dans l’éclairage de la salle, ni dans la disposition des figures, ni dans le groupement des accessoires, c’est de rester, en un mot, le pur et simple copiste de la réalité dans ce qu’elle a de heurté aussi bien que d’harmonieux, de brutal aussi bien que de délicat, d’irritant aussi bien que d’intéressant. Nous avons donc, comme cela pouvait être, en effet, dans la nature, un jour violent et cru qui nous éblouit, qui éclaire les fioles aux dépens des visages, qui exaspère à la fois l’opacité des draps noirs et la clarté des linges blancs pour les faire lutter dans un pêle-mêle aveuglant, qui accentue avec une indifférence brutale les rencontres malencontreuses des figures qui se coupent et qui se confondent. Toute cette réalité est peinte, il faut le reconnaître, avec une vivacité, une souplesse, une verve étonnantes. Que reste-t-il, cependant, lorsqu’on a admiré ce brillant bouquet de lumières ? Dans ce pêle-mêle tumultueux, dans cette bataille de clartés et d’ombres, de visages et de verreries, de chairs et d’étoffes, l’artiste, n’ayant insisté sur rien en particulier, ne nous a non plus attirés sur rien, ne nous fait réfléchir sur rien. N’ayant eu pour but suprême que d’être un instrument de précision perfectionné, que de rendre avec une exactitude rive et rapide toutes les attitudes et toutes les expressions, sans insistance comme sans préférence, il n’a presque rien ajouté de lui-même, ni de son émotion ni de sa réflexion, au spectacle qu’il avait sous les yeux ; il ne l’a point élevé, transformé, généralisé par cette introduction de l’imagination personnelle qui donne seule aux interprétations pittoresques une valeur propre, un caractère original, une portée durable. MM. Lhermitte et Roll, qui ne manient pas le pinceau, tant s’en faut, avec l’aisance de M. Gervex, mettent pourtant quelque chose de plus que lui dans leurs œuvres : ils s’y mettent eux-mêmes ; aussi les imitera-t-on moins aisément que M. Gervex. Le Salon même va nous en fournir la preuve.

M. Brouillet, qui traite un sujet du même genre dans des dimensions plus grandes encore, le traite à la façon de M. Gervex. C’est une Leçon clinique à la Salpêtrière, faite par le docteur Charcot. Il s’agit, cette fois, d’une femme hystérique, endormie, la poitrine nue, qu’une infirmière tient sous les bras, tandis que le professeur explique à un nombreux auditoire, composé d’hommes de lettres et de curieux autant que de spécialistes, le cas qu’ils ont sous les yeux. La salle est vaste, régulière, froide, avec des murs plats et nus, éclairée du fond par deux grandes fenêtres. La lumière s’y précipite sans aucun ménagement, et sous la crudité de cette clarté glaciale, les groupes s’émiettent, les visages se creusent, les vêtemens noirs s’assombrissent et se durcissent. L’artiste n’a point cherché à relier, par une harmonie quelconque, le désordre de lumières que lui donnait la nature. L’an dernier, nous avions grandement loué les recherches consciencieuses de dessin et de précision qu’on remarquait dans son Paysan blessé. Cette année, on ne saurait déjà plus toujours reconnaître chez lui les mêmes qualités. La plupart des visages connus qui se trouvent rassemblés dans la Leçon clinique n’y sont point ressemblans ; la précision qui leur eût donné une valeur historique leur fait constamment défaut, et, par malheur, pour dissimuler la monotonie de leurs attitudes et la raideur de leurs vêtemens noirs, M. Brouillet ne possède point encore, dans le maniement de la lumière, la dextérité qu’on doit reconnaître à M. Gervex. Ni concentration d’effet, ni unité d’ensemble, ni exactitude des détails, c’est vraiment trop peu pour une œuvre de cette taille, où cette hâte d’improvisation, que trahissent presque toutes les peintures du Salon, se manifeste par des négligences trop visibles. M. Brouillet est un des jeunes gens dont les débuts promettaient un artiste attentif et difficile pour lui-même, c’est-à-dire capable de progresser bien et longtemps ; il jouerait un jeu dangereux pour son avenir en renouvelant de telles expériences.

La recherche d’une mise en scène plus sévère et d’une expression intellectuelle plus marquée signale un troisième tableau médical, la Vaccine de la rage, dans le laboratoire de M. Pasteur, par M. Laurent Gsell. L’éclairage y est toujours donné par le jour à la mode, ce jour de fond, qui, en frisant de lueurs vives les profils des figures, les fait aisément saillir sur les fonds plus ou moins opaques en les cernant d’un trait clair et rayonnant ; mais ici ce jour, mieux tamisé, est aussi plus finement distribué. Les personnages, moins nombreux et plus attentifs, s’intéressent plus sérieusement à l’action que chez M. Brouillet ; ils nous intéressent donc davantage. Une autre étude de M. Laurent Gsell, les Boulangers, prouve que cet artiste se rend bien compte du rôle expressif ou dramatique que peut remplir la lumière naturelle ou artificielle dans une scène contemporaine, et de quel secours elle peut être pour simplifier, transformer, agrandir la réalité. La question est d’ailleurs à l’ordre du jour ; aussi les boulangers qui travaillent à la lueur des fours, ont-ils au succès notable. Il en est de même de tous les ouvriers dont la besogne se fait dans un milieu d’ustensiles, d’instrumens, de machines, aux silhouettes bizarres, où des lueurs de fourneaux, de forges, de fours entremêlent des éclairs et des reflets qui se combattent. Les usines et les ateliers sont, en effet, pleins de tentations pour des coloristes. La Forge, de M. Menzel, qui fut si remarquée à l’Exposition universelle en 1878, sert aujourd’hui de modèle à plus d’un. M. Rixens s’en souvient dans son Laminage de l’acier, où un groupe de rudes ouvriers, aux torses nus, est en train d’enfourner une énorme tige d’acier incandescent. L’effet est juste, vivement rendu, mais superficiellement ; dans un milieu où tout est solide, la peinture est molle ; les muscles saillans de ces Cyclopes, qui devraient être en fer, ne sont qu’en coton. Là, comme ailleurs, ce n’est pas la science qui a manqué, car on connaît de M. Rixens des morceaux très fermes, c’est le temps et c’est la patience. Un effort en sens inverse, un effort viril a été fait par Mme Virginie Demont-Breton, dans sa scène de boulangerie, le Pain. Bien que la scène, suivant le livret, se passe en Dauphiné, l’artiste a voulu, de toute évidence, la généraliser en l’ennoblissant ; le boulanger, sa femme, ses enfans sont taillés et musclés comme une famille de héros antiques ; il n’y a que le four qui reste moderne ; peut-être eût-il dû s’ennoblir à son tour. L’ensemble y eût gagné. La science académique de Mme Demont nous semble mieux à sa place dans sa Danse enfantine, où l’on voit une faunesse faisant jouer ses enfans. C’est moins, ce nous semble, par l’introduction d’un idéal étranger dans la vie moderne qu’on en peut faire jaillir la haute signification que par l’approfondissement patient et sympathique des grandeurs intimes de cette vie.

M. Fourié, à ce sujet, a développé des convictions qu’on pourrait taxer de colossales. Il ne demande aucun conseil aux Grecs pour peindre, dans sa Noce à Yport, des paysans et des paysannes de Normandie et pour leur donner des proportions presque surnaturelles ; il s’adresse seulement à Flaubert en pensant un peu à Paul de Kock. La scène est, comme on dit, prise sur nature. Sous les pommiers verts d’un grand verger, par un beau soleil d’été, la longue table fait briller, sous le remuement des branches, les victuailles, les faïences, les verreries accumulées sur la nappe éclatante. A droite, à la place d’honneur, la mariée, demi-bourgeoise, fraîche et haute en couleur dans sa parure blanche, reçoit les complimens d’un gros homme, en manches de chemise, qui s’est approché d’elle, par derrière, et choque son verre contre le sien en s’essuyant la bouche, du coin de sa serviette, avec un sourire malin. Aux deux côtés de la table sont assis, rubiconds et s’empiffrant, une dizaine de campagnards et campagnardes endimanchés, les femmes en cheveux ou en bonnets blancs, les hommes tête nue, coiffés de chapeaux melons ou de casquettes, tous éclatant d’une grosse joie. Scène à la Bovary, mais que Flaubert n’eût pas décrite du même langage ample et puissant dont il se servait pour décrire Carthage. Ces Normands, si normands qu’ils soient, ont une taille disproportionnée à leurs fonctions. La franchise imperturbable avec laquelle M. Fourié a précisé ces physionomies amusantes, la verve réjouissante avec laquelle il a illuminé tous ces visages rougeauds et ces toilettes hasardeuses de coups de soleil brillant et chaud, n’eussent pas été moins appréciables dans un cadre plus restreint, mais il y eût senti le besoin de modeler aussi avec plus de finesse l’intérieur de ces figures colorées et vivantes, parfois trop sommairement équarries. De toute façon, c’est une œuvre jeune, ardente, pleine de sève, qui promet beaucoup.

Les proportions que MM. P. Lagarde, Victor Gilbert, René Gilbert, Buland, ont données à un lanceur d’épervier, à des marchandes de volailles, à un pêcheur à la ligne, à des héritiers désillusionnés, nous semblent également excessives ; ils eussent obtenu de meilleurs résultats dans de plus petits espaces. Les paysanneries dont on se souviendra le mieux sont en définitive celles de MM. Jules Breton et Dagnan, qu’on pourrait accrocher dans le plus modeste salon. La chute du jour porte toujours bonheur à M. Jules Breton. Ses deux tableaux sont encore deux épisodes, éternellement vrais, de ce poème renaissant du travail champêtre. Dans l’un, le soleil, plein et rouge, est en train de descendre au fond, à l’horizon. Ses rayons aveuglans nous frappent de face, et, dans la grande lueur, deux paysannes s’en reviennent à travers champs ; c’est la Fin du travail. L’une, une fermière sans doute, une belle et maîtresse femme, portant haut, sous sa coiffe rustique, sa tête brune, aux grands traits, un peu fatiguée et mélancolique, se retourne, par un mouvement lent et superbe, pour regarder du côté du soleil, tandis que sa compagne, une servante, pliant sous le poids d’un sac plein, continue à marcher devant elle, dans son ombre. A quelque distance, une troisième paysanne les suit, portant aussi un sac sur sa tête. Çà et là, au loin, dans les plaines rougies, à travers la buée des vapeurs tièdes et des floraisons vives, on aperçoit des groupes de travailleurs s’apprêtant à regagner leur logis. L’impression est grave, douce, pénétrante, due tout entière à l’admirable distribution d’une lumière chaude et calme qui enveloppe et pénètre les figures transfigurées. Dans le tableau voisin, A travers champs, le soleil est déjà couché ; le croissant de la lune blanchit dans le ciel pâle ; il n’y a plus dans les champs que des retardataires, une pauvre femme, accroupie sur le sol, qui remplit encore un sac de pommes de terre, tandis qu’une autre, debout, prête à partir, se retourne pour répondre au groupe lointain de leurs compagnes, défilant sur la grande route, dont l’une s’est arrêtée pour hêler les lambines en se faisant un porte-voix de ses mains. C’est une impression presque identique rendue avec la même simplicité et avec la même science.

Le Pardon en Bretagne de M. Dagnan-Bouveret n’a peut-être pas la même unité d’aspect que son Pain béni de l’art passé. On pourrait signaler sur la droite une épaule une de dévote agenouillée dans les pierres qui détonne, sans raison, sur l’harmonie calme et grise de l’ensemble. Les figures qui marchent ne sont pas non plus très bien liées entre elles, et les visages, précisés avec une intensité surprenante, se fussent mieux trouvés peut-être d’une intensité proportionnelle de rendu dans les objets environnans. Quoi qu’il en soit, ces figures sont d’une vérité admirable. Ces quelques visages de Bretons et Bretonnes, choisis parmi les types les plus caractéristiques avec un tact remarquable de peintre, de poète, d’historien, ont une franchise et une profondeur d’expression tout à fait supérieures. Toute la vieille Bretagne, la Bretagne héroïque et naïve, fanatique et charmante, sauvage et douce, revit dans ces quelques physionomies, d’une exactitude saisissante, qui perpétuent, avec une fidélité singulière, au physique comme au moral, les traditions des races anciennes et des vertus oubliées. Chez M. Dagnan, comme chez M. Breton, c’est l’analyse approfondie de l’impression naturelle, c’est l’étude et la conscience jointes à une connaissance longue et sérieuse des sujets qui produit la perfection de l’œuvre, en agrandit l’effet, en assure la durée ; aussi sont-ils de ceux que nous pouvons glorieusement opposer, sur ce terrain, aux peintres étrangers, qui, nous devons le reconnaître, lorsqu’il s’agit de scènes familières et rustiques, y apportent souvent une conviction plus naïve, un sentiment plus simple, une création plus profonde que la plupart de nos peintres parisiens, trop souvent paysans d’occasion et de mode plutôt que d’habitudes et de goûts. Ceux qui ont examiné avec attention les ouvrages de MM. Kuehl, Liebermann, Skresdig, Artz, Kroyer, etc., comprendront ce que nous voulons dire.


V

Si nous voulions reproduire la physionomie complète du Salon, il nous faudrait encore parcourir de nombreuses séries de peintures militaires et de peintures mondaines où l’on trouve souvent de l’ingéniosité dans l’observation et de l’esprit dans la mise en scène. Là aussi l’influence des idées courantes s’exerce utilement pour imposer plus de liberté dans le choix et dans l’arrangement des sujets, plus de vérité dans les figures, plus de fraîcheur dans les colorations ; mais là aussi la victoire reste à ceux qui joignent à ce vif sentiment de la réalité les traditions des bonnes études, de la conception réfléchie, des patiens achèvemens. Les meilleurs tableaux de la vie militaire sont une Bataille de Reischoffen, en petite dimension, par M. Morot, destinée à la salle d’honneur du 3e régiment de cuirassiers, où l’impétueuse mêlée des hommes et des chevaux est représentée avec une ardeur de mouvement qui n’exclut ni la justesse du dessin, ni la variété des expressions, et un paysage charmant de M. Protais, où l’on voit passer sur une route le long du bois un régiment en marche. Les peintres de la vie mondaine mêlent aussi de plus en plus le paysage à leurs conversations spirituelles ou galantes, et M. Heilbuth, l’un de ceux qui ont des premiers le mieux réussi dans ces combinaisons séduisantes des toilettes fraîches et des floraisons printanières, a de nombreux imitateurs dans un genre où lui-même réussit toujours.

Quant aux paysagistes, aux promoteurs consciens ou inconsciens de ce grand mouvement qui change toutes les anciennes manières de voir, toujours aussi nombreux, mais marchant un peu au hasard, ils se trompent encore volontiers sur l’importance de leur rôle, tout en ne cessant de nous dire bien des choses nouvelles, ou graves ou charmantes. Chacun a été frappé de l’erreur commise par M. Duez, qui, voulant rendre une délicieuse impression de soir d’été au bord de la mer, a cru lui donner plus de force en peignant de grandeur naturelle les arbres désolés qui se tordent sur la falaise et les bestiaux pacifiques qui hument dans l’herbe grasse la fraîcheur du crépuscule. Dans cet agrandissement démesuré d’une étude certainement exquise, il est advenu ce qui advient presque toujours en pareil cas, c’est que l’impression s’est délayée et qu’elle a beaucoup perdu de son intensité. Il n’y a guère d’inconvénient à ce qu’une œuvre d’art paraisse trop pleine et donne longtemps à rêver, il y en a beaucoup à ce qu’elle paraisse trop peu remplie. La marine de M. Mesdag, le Soleil couchant, est venu, ce semble, juste à point pour en fournir l’exemple à côté de M. Duez. Il est impossible d’ouvrir aux yeux des horizons plus vastes et plus lumineux au-dessus de l’immensité sereine de la mer que ne l’a fait M. Mesdag par les moyens les plus simples, mais aussi les plus savans. Jamais le pinceau du maître hollandais n’avait montré pareille souplesse ni pareil charme ; ce chef-d’œuvre, où s’est condensée la longue observation d’une vie d’artiste, est de ceux qu’on ne peut oublier. On peut constater également une condensation puissante dans le meilleur paysage français, à notre gré, qui se trouve au Salon, dans la Solitude de M. Harpignies. La majesté du site, la grandeur de l’impression, la fermeté savante de l’exécution, font de cette scène crépusculaire un chef-d’œuvre classique. En se joignant à MM. François et Cabat, sur les traces de Corot, pour défendre avec opiniâtreté les traditions poétiques du paysage et prêcher la nécessité de la simplification réfléchie et des déterminations résolues, M. Harpignies a rendu un service éclatant à nos paysagistes, souvent disposés à s’éparpiller dans l’étude du morceau et à se contenter du rendu sommaire d’une impression. Aujourd’hui, la cause paraît gagnée, et ce n’est pas sans une profonde satisfaction que nous croyons reconnaître, chez la plupart d’entre eux, un retour marqué aux analyses exactes, au choix judicieux des motifs, à la liberté expressive de l’arrangement. De simples études sur nature, comme celles de MM. Jan-Monchablon et Binet, sont parfois poussées, avec une précision patiente, jusqu’à une exactitude si rigoureuse qu’on y retrouve l’accent même de la réalité ; et la plupart de leurs confrères ne s’en tiennent pas là. Ils interprètent les sites naturels, suivant leur tempérament propre, avec une liberté prudente qui donne un accent plus pénétrant et plus vif à leur amour de la vérité. C’est parce que MM. Vollon, Busson, Lansyer, Nozal, Desbrosses, Montenard, Guillon, Girard, Billotte, Hareux, entre cent autres, voient d’une façon particulière et qu’ils insistent franchement sur leurs façons de voir qu’ils donnent à leurs paysages un charme plus original et plus puissant.

Ce sont donc, en réalité, les paysagistes qui vivent le plus tranquilles au milieu de l’orage qu’ils ont déchaîné, et cela est bien naturel. Le travail en plein air, l’observation des réalités, l’analyse des lumières, c’est la vie même du paysagiste, et son éducation ne se peut guère faire autrement. Il n’en est pas de même pour les peintres de figures, qui doivent ajouter à ces impressions extérieures de longues études préparatoires de dessin et de composition. Tout ce qui peut altérer chez ces derniers les habitudes de recueillement et l’effort de la volonté serait donc pour eux une cause d’affaiblissement rapide. Le courant de plus en plus visible qui entraîne les artistes vers les représentations réelles et vers les effets naturels ne les mènera à bon port que s’ils s’y embarquent sans précipitation, avec la résolution de ne s’y point fier aveuglément. Autant il serait sot de fermer ses voiles au bon vent qui se lève, autant il serait imprudent de laisser à terre son gouvernail. Le bon vent qui souffle en ce moment, c’est l’amour de la vérité et de la lumière ; le gouvernail qu’il ne faut pas lâcher, c’est la tradition, c’est-à-dire l’expérience.


GEORGE LAFENESTRE.