Le Salon de 1882
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 561-586).
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LE
SALON DE 1882

I.
LA GRANDE PEINTURE ET LES GRANDS TABLEAUX.

Le Salon de 1882 a un caractère très significatif. Il marque l’intrusion des scènes banales ou vulgaires de la vie contemporaine dans la grande peinture. Il témoigne aussi, en des limites étendues, du renouvellement des procédés techniques sous l’inspiration de la petite église dont M. Manet a été le précurseur bafoué et dont M. Bastien-Lepage est l’apôtre glorieux. Le Salon est à la fois naturaliste et impressionniste.

Le triomphe de ces deux mouvemens similaires sera-t-il de longue durée ? Déjà, il semble qu’en littérature le naturalisme, ayant atteint les dernières couches de la boue, est désormais sans objet ; mais, en peinture, son champ est encore vaste. Les artistes ne sauraient résister au courant, sollicités qu’ils sont et par l’état et la ville de Paris qui imposent certains sujets, et par le public qui n’a de sincère curiosité que pour les scènes modernes. Ce qu’on est convenu d’appeler le vrai est seul à la mode aujourd’hui, comme si le vrai en art n’était pas aussi une convention. Pour nous, nous déplorons l’indifférence où est tombée la grande peinture telle qu’on la comprenait autrefois. Non-seulement nous avons la naïveté de croire qu’on peut mettre un sentiment plus élevé dans une Descente de croix que dans un Bar des Folies-Bergère, et nous pensons qu’une draperie grecque a plus de grâce et de noblesse qu’une blouse ou une redingote, mais nous regrettons surtout les mythologies et les scènes antiques, parce que ce sont les seuls sujets qui comportent le nu. Or, nous disons avec Théophile Gautier : « Sans le nu et sans la draperie, il n’y a ni peinture, ni statuaire dans le grand sens du mot. »

Puisqu’il le faut, que les peintres soient donc de leur temps. Qu’ils représentent les scènes et les personnages que la rue et les champs mettent journellement sous leurs yeux. Mais au moins doit-on leur demander d’être conséquens et d’avoir dans la peinture des sujets modernes une exécution moderne. L’impressionnisme, peinture qui procède des maîtres primitifs et des enlumineurs japonais, est un anachronisme. MM. Roll, Lhermitte, Aimé Perret, Soyer, Clairin, Comerre, Haquette, sont des interprètes de la vie moderne, mais leurs ouvriers, leurs danseuses, leurs faucheurs, leurs vignerons, ils les peignent d’après la vieille méthode, comme Géricault a peint la Méduse, comme Delacroix a peint les Barricades, comme Courbet a peint les Casseurs de pierres. Ils croient encore qu’il faut du relief aux corps, de l’air dans la perspective, de l’ombre et de la lumière dans le clair-obscur. O sancta simplicitas ! Aussi ne sont-ils qu’à demi à la mode. Ceux qui ont le vrai succès sont les impressionnistes ; — les impressionnistes dont on rit beaucoup à l’exposition indépendante de la rue Saint-Honoré et qu’on admire beaucoup au Salon des Champs-Élysées, les impressionnistes sur qui tombent tous les sarcasmes quand ils s’appellent Manet, Renouard, Caillebotte, Degas, toutes les couronnes quand ils se nomment Bastien-Lepage, Duez, Bompard, Dagnan-Bouveret, Edelfelt, Salmson. Nous en passons, et des plus mauvais ; nous avons compté au Salon au moins deux cents tableaux dans la manière de M. Manet et dans celle de M. Bastien-Lepage[1].

Ce n’est point sans raison que nous accouplons ces deux noms qui paraissent peut-être jurer ensemble. Entre M. Manet et M. Bastien-Lepage il n’y a que la différence d’un peintre qui ne sait pas son métier à un peintre qui sait très bien le sien et qui volontairement l’oublie la moitié du temps. Il y a aussi la différence d’un peintre sincère à un peintre habile. Celui-là, comme nous disions, est un précurseur ; celui-ci est un chef reconnu. M. Manet a semé ; c’est M. Bastien-Lepage qui récolte. Si l’on ne prend maître que dans le sens de grand peintre, M. Manet n’est pas un maître, il s’en faut ; mais si on prend ce mot au sens de professeur, ou plutôt d’initiateur, on doit saluer comme un maître le peintre d’Olympia. Son action sur tout un groupe de peintres contemporains est manifeste. C’est lui qui, dès 1860, préconisait, en prêchant d’exemple, l’éclairage cru de la lumière diffuse, les tonalités extra-claires, les larges taches imitées des imagiers japonais, la simplification du modelé des chairs, et l’effet général facilement obtenu par des parties très poussées et des parties laissées à l’état d’ébauche. Depuis dix ans, un certain nombre de peintres plus ou moins bien doués, plus ou moins habiles, ou plus ou moins naïfs, ont appliqué les procédés de M. Manet : les uns, les impressionnistes purs des expositions indépendantes, en les exagérant ; les autres, les transfuges de la tradition, en les modifiant et en les faisant accepter par une savante exécution. Mais M. Manet n’en reste pas moins leur initiateur. C’est en vain qu’ils voudraient revendiquer Courbet comme un ancêtre immédiat. Courbet donnait par le jeu des lumières et des ombres le relief à ses figures, soit dans les plaines largement éclairées, soit dans les épais sous-bois. Courbet ne pensait ni aux taches, ni à la lumière diffuse. Courbet est moins encore un impressionniste d’avant l’heure que Balzac n’est un naturaliste de la veille.

L’impressionnisme, nous le répétons, est un anachronisme. La lumière diffuse du plein air n’est pas une découverte. C’est dans cette lumière-là que les Byzantins, puis Cimabué, Giotto, Gozzoli, Rogier Van der Weyden, les primitifs allemands, les Siennois du xiv° siècle, les artistes de l’ancienne école de Bourgogne ont peint leurs figures plates et plaquées contre le fond. Si, dès le dernier tiers du XVe siècle, les vrais peintres, prédécesseurs des grands maîtres, ont dédaigné cet éclairage rudimentaire et lui ont substitué le jour de l’atelier, c’est qu’ils ont pensé qu’il faut ce jour d’atelier pour accuser les reliefs, faire vibrer les couleurs et donner à la peinture les magiques enchantemens du clair-obscur. Les tonalités claires, Véronèse et Rubens en ont trouvé l’éclatante harmonie, mais Angelico da Fiesole a peint plus clair encore. Les taches de couleur sont une importation japonaise. Léonard, Raphaël, Titien, ont réussi à perdre dans une pâte délicate tous leurs coups de pinceau, à dissimuler toute trace de métier ; Rubens et Rembrandt ont peint avec une souveraine largeur, avec une liberté superbe. Quand, après ces maîtres, M. Bastien-Lepage revient dans ses têtes au travail sec et minutieux des primitifs, trahissant la main à chaque touche, indiquant chaque cheveu et chaque poil de sourcil, il faut s’étonner, mais non crier à l’originalité. Lorsque ce même artiste jette avec une recherche précieuse sur ses premiers plans des fleurettes, des branchages et des touffes d’herbe scrupuleusement peintes pétale par pétale, feuille par feuille et tige par tige, cela rappelle le feuille pénible des paysagistes de l’école académique, contre laquelle ont si victorieusement réagi Théodore Rousseau et Paul Huet, avec leurs masses confuses de verdure et leur suppression des détails aux premiers plans. Le mouvement impressionniste n’est pas une révolution dans l’art comme le fut le mouvement romantique ; c’est une contre-révolution. Il restaure le préraphaélisme et le fait servir à la peinture des types les plus vulgaires du peuple. Il naturalise le japonisme. Il nous ramène aux paysages des Bidault, des Valenciennes et des Michallon.

Sans doute, tout le monde ne juge pas ainsi. Combien de gens voient dans la jeune école le renouvellement et l’avenir de l’art français ? En n’admirant pas les impressionnistes, nous serions alors aussi aveugle que Kératry, qui écrivait que le Naufrage de la Méduse déshonorait le Salon. Kératry se trompait, mais il était sincère, comme nous le sommes nous-même. Si le critique était assez timoré pour craindre qu’on lui reprochât un jour ses jugemens, il lui faudrait tout porter aux nues de confiance, sous prétexte que tout peut être consacré par la postérité. D’ailleurs, au cas où la postérité mettrait au même rang l’impressionnisme et le romantisme, le peintre de la Méduse et le peintre d’Olympia, le peintre de l’Entrée des croisés à Constantinople et le peintre du Père Jacques, qui assure que la postérité ne se tromperait pas ? Avoir eu au XVIIe siècle toutes les noblesses, au XVIIIe toutes les grâces, au XIXe toutes les grandeurs, et tomber au seuil du XXe siècle dans toutes les trivialités, quelle apothéose pour l’école française !


I

Si maître Petit-Jean avait à écrire le Salon de 1882, il ne dirait pas que ce qu’il sait le mieux, c’est son commencement. Par où commencer cette revue de deux mille sept cent vingt-deux toiles ! Jadis on trouvait des points de repère ; il y avait une division tout indiquée. La grande peinture comprenait les tableaux religieux, les tableaux mythologiques, les tableaux d’histoire. On passait de là au genre historique. Venait ensuite le genre proprement dit, les anecdotes, les intérieurs, les petites scènes et les petits personnages. Aujourd’hui, c’est peine perdue de parler des peintures religieuses que personne ne regarde plus ; les tableaux mythologiques et les tableaux d’histoire deviennent rares, et le genre historique est démodé. Le Salon est envahi par d’immenses toiles d’une catégorie nouvelle qui portera sans doute dans l’histoire de l’art le nom de peinture municipale ou celui de peinture civique. On ne sait si l’on doit classer tel artiste parmi les peintres de figures ou parmi les peintres de paysage. M. Paul Baudry et M. Félix Barrias posent, l’un sa Vérité, l’autre sa Femme romaine au bain, deux sujets que l’on aimerait à voir traiter avec des figures de grandeur naturelle, dans des cadres exigus ; et pour montrer trois invalides sur un banc et une danseuse espagnole, il faut à MM. Poirson et Sargent des toiles grandes comme des maisons ! C’est la confusion des genres, le renversement des proportions. Dans ce chaos, la logique commande de classer les tableaux par rang de taille, comme les soldats au régiment. Nous commencerons donc par les grands tableaux et nous finirons par les petits, tout en faisant cette réserve que grande toile est moins que jamais synonyme de grande peinture.

Cette remarque ne s’applique pas, il est inutile de le dire, au Ludus pro patria de M. Puvis de Chavannes, une grande œuvre au propre et au figuré. C’est une plaine de la Picardie étendant au loin ses vastes et plats horizons que ferme d’un côté la lisière bleuâtre d’une forêt. Admirable décor, grandiose et tranquille, empreint d’une mélancolique sérénité. Les figures sont réparties en trois groupes principaux qui bien qu’indépendans les uns des autres, se lient dans la composition générale et ne brisent pas son unité. Au centre, de jeunes hommes nus s’exercent à lancer le javelot contre le tronc d’un arbre mort qui sert de cible. A droite, au premier plan, debout devant les huttes gauloises, des vieillards et des enfans regardent ces jeux d’adresse et de force, tandis que des femmes s’occupent du repas du soir. Celles-ci puisent de l’eau, celles-là enfournent le pain ; de moins laborieuses causent entre elles. La partie gauche de la composition est remplie par un tertre herbeux où sont assises des jeunes femmes, l’une jouant avec son enfant, l’autre donnant le sein à son nouveau-né. Un homme qui s’est détaché du groupe des lanceurs de javelots se penche pour embrasser son fils, qui répond à ses caresses en lui tirant la barbe. Ce trait familier est charmant dans cette scène sévère, comme dans l’Iliade les cris du petit Astyanax effrayé par la crinière flottante du casque d’Hector. Tout le tableau est tenu dans cette tonalité claire et mate de la fresque qu’affectionne, et avec raison, M. Puvis de Chavannes. Les nus et les terrains, presque de même ton, bien que différens par les valeurs, forment une gamme quasi monochrome relevée par les roses, les lilas, les vert d’eau, les jaunes rompus, les bleus cendrés des draperies et les verts pâles des herbes et des mousses qui tachètent le sol. Cette couleur conventionnelle, mais d’une suave harmonie, convient mieux qu’aucune autre à la décoration des églises et des édifices. Il faut voir en place, dans leur cadre de pierre ou de marbre, ces peintures véritablement monumentales pour les apprécier avec toute connaissance. Les Jeux pour la patrie ont un effet grandiose et donnent une profonde impression. M. Puvis de Chavannes a évoqué là une vision de l’âge d’or dans sa pénétrante poésie et dans son calme souverain. Devant une telle œuvre, où se rencontrent la grandeur des lignes générales, la grâce mâle des figures, l’eurythmie des attitudes et le sentiment le plus élevé, il serait de mauvais goût de s’arrêter à des critiques de détail, de remarquer la lourdeur de certaines attaches, les imperfections du dessin intérieur des galbes. Il n’y a qu’à se laisser aller à une admiration franche et saine.

Ce rêve des douceurs sereines des âges évanouis, on est charmé de le continuer en regardant l’autre panneau de M. Puvis de Chavannes, qui a pour titre bien justifié : Doux pays. Des femmes demi-nues se sont arrêtées avec des enfans sur le rivage ombragé de citronniers de quelque île de la Grèce ou de l’Ionie. Tout en ramassant des fruits tombés des arbres, elles regardent une barque qui fuit au loin sur la mer d’un bleu intense, éclairée par un ciel safrané. Si cette œuvre n’a pas le caractère grandiose et héroïque du Ludus pro patria, on y retrouve la même poésie et une impression analogue de bonheur tranquille et de recueillement.

M. Roll nous ramène dans le temps présent. La Fête nationale du 14 juillet 1880 n’appartient pas précisément à l’âge d’or. Nous voici placé de la République, à l’amorce des grands boulevards, Restons là, car dans cette foule il nous serait difficile d’avancer. Aussi bien, le spectacle vaut qu’on le regarde. A gauche s’étend, dans la perspective oblique, la caserne du Château-d’Eau ; au fond s’ouvrent en deux larges trouées emplies de lumineuse poussière, le boulevard Voltaire et le boulevard du Temple. Au centre de la place s’élève la statue de la République, entourée de mâts supportant des écussons et des trophées de drapeaux. Le populaire couvre les trottoirs et les refuges, envahit la chaussée. Des ouvriers endimanchés et des jeunes filles dansent aux sons discords des cuivres d’un orchestre municipal établi pour la circonstance sur une estrade pavoisée. Un groupe d’amis fait halte devant une marchande de sirop de Calabre, qui a recouvert sa barrique, pour la tenir au frais dans cette fournaise, de menues branches vertes. Plus loin, voici une Victoria à deux chevaux forcée de s’arrêter. L’équipage attendra, comme on dit, que la rivière ait fini de couler. Les gamins, eux, se fraient facilement passage. Ils se glissent à travers les rangs pressés en braillant les refrains de la Marseillaise et en offrant des médailles commémoratives et des décorations civiques. Au troisième plan, défile, perdue dans les ondulations de la foule, la tête de colonne d’un régiment d’infanterie. « Vive l’armée ! vive la république ! » toutes les bouches s’ouvrent, tous les bras s’agitent ; casquettes et chapeaux mous volent en l’air. Gagné par l’enthousiasme général, un jeune homme, donnant le bras à une femme élégamment mise et venu là en curieux, se découvre et salue la troupe. Il en est de même du maître de la Victoria. Seul, le cocher, bien stylé, demeure impassible sur son siège. Cette scène populaire est rendue avec une vraie puissance, dans son aspect extérieur et dans sa nature particulière. On voit la presse, le grouillement et les poussées de la foule, les vibrations de la lumière dans la poussière chaude ; on entend ce bruit confus où tous les sons se mêlent et se neutralisent, des orchestres et des tambours, des appels des marchands et des saltimbanques et du piétinement, des paroles et des clameurs de vingt mille hommes ; on sent la gaité, l’enthousiasme et l’espèce de griserie patriotique qui avait saisi ce jour-là la grande masse de la population parisienne. Certes ce tableau a un caractère tout autre que les Jeux pour la patrie. Mais, pour être différent, le caractère n’en est pas moins marqué. Les deux peintres ont donné avec un bonheur égal l’impression juste des temps, des êtres et des sentimens qu’ils voulaient représenter et exprimer. Ce qu’il faut louer encore dans le 14 Juillet, c’est cette couleur gaie, claire et chaude ; c’est cette atmosphère légère qui enveloppe toutes les figures, les met bien à leur plan, éloigne les maisons dans la perspective aérienne et donne toute son étendue à cette vaste place. Sans doute, on pourra blâmer la fougue de cette exécution, qui touche parfois à la brutalité, ces hardies coulées de lumière qui appartiennent moins à l’art du peintre qu’à celui du décorateur de théâtre. Mais réfléchissons qu’une toile de plus de 60 mètres de superficie ne saurait être traitée comme un tableau de chevalet, et subissons sans révolte l’effet puissant de cette œuvre.

Si l’on admet assez facilement que M. Roll ait donné ces colossales proportions à la Fête du 14 juillet, parce que cette scène populaire, qui rappelle la distribution des drapeaux aux régimens, appartient en quelque sorte à l’histoire, on ne peut ne pas être choqué dans le tableau de M. Blanchon de la disproportion du sujet avec l’aire de la toile : 4 mètres par 5 mètres pour une Déclaration de naissance à la mairie. Un employé, assis devant un bureau chargé de dossiers et de cartons verts, examine le sexe d’un nouveau-né, que lui présentent une jeune femme et la nourrice du bébé. A droite, sur un banc, un serrurier, son sac d’outils à l’épaule, marivaude avec une (autre nourrice ; dans le fond causent des ouvriers et des employés. Ces diverses figures ne sont pas bien à leur plan, et, sauf la jeune femme et la nourrice qui porte l’enfant, elles manquent de relief. Tout se colore dans une agréable harmonie claire et rose. Quel joli petit tableau de genre M. Blanchon, qui a la touche vive et spirituelle, eût fait avec cette amusante scène prise sur le vif !

M. Gervex compte parmi les peintres officiels des mairies. Cependant son Mariage civil de l’an dernier donnait une idée un peu légère de la solennité de cette cérémonie. — Quand il n’y avait à Paris que douze arrondissemens, on aurait pu dire que c’était un mariage à la mairie du XIIIe arrondissement. — Le jeune peintre nous montre aujourd’hui les bassins de la Villette, où sont amarrés des barques et des chalands. Un fouillis de bâtimens, de cheminées d’usines, de grues et de poulies se découpent en silhouettes sur un fond de soleil couchant, dont les lueurs roses empourprent de leurs reflets les personnages et le terrain du quai, tout saupoudré de poussière de charbon. Les premiers plans sont occupés par des débardeurs, nus jusqu’à la ceinture, qui déchargent le « newcastle » et le « charleroi. » Ces hommes ne paraissent pas mettre beaucoup d’ardeur au travail ; on le leur pardonnera pour le beau caractère de leur attitude. A droite, un douanier lourdement ébauché paraît s’appuyer contre la bordure du cadre. En vérité, il a bien raison, car, sans cet appui inespéré, il tomberait inévitablement à la renverse. Les torses nus sont étudiés avec science et peints avec une fermeté dont M. Gervex semblait avoir perdu le secret. Les fonds, pleins d’air et de lumière, s’éloignent dans toute l’illusion de la perspective.

M. Moreau, de Tours, a représenté ou plutôt symbolisé la Famille. C’est la famille dans son caractère général et impersonnel, sans autre indication d’époque ni de nationalité. Le père, un homme de trente ans, demi-nu, ramène des champs une voiture de foin attelée de grands bœufs. Déjà il tient l’aîné de ses enfans dans ses bras, tandis que le cadet se presse contre ses jambes. A droite, devant une hutte, la jeune mère berce son nouveau-né, auquel sourit un quatrième enfant, et, derrière elle, les grands parens regardent cette scène, heureux d’être bénis dans leur postérité. C’est un tableau remarquable dont on aime la composition simple, la vigoureuse couleur, le sentiment élevé, et qui fait grand honneur à celui qui l’a signé.

Nous n’en avons pas fini avec la peinture municipale. Voici la belle frise décorative de M. Jules Didier. M. J. Didier n’a pas craint de placer tous ses personnages en silhouettes sur une teinte plate bleu pâle. Comment, avec ce procédé, éviter la dureté des contours et l’aspect découpé des figures ? Les peintres antiques ont quelquefois employé cette méthode. Mais, dans les fresques de Pompéi, les figures s’enlèvent en clair sur un ton foncé, ce qui leur donne de la légèreté, au lieu que les personnages de cette frise se découpent en valeur sur un fond atone. Cette réserve faite, il faut reconnaître le talent avec lequel M. J. Didier s’est tiré de ces sujets si anti-plastiques et par conséquent si contraires à sa nature : la charpente, la construction, la taille des pierres, la cuisson au four des céramiques. Il s’est retrouvé lui-même dans les scènes champêtres du labour et de la moisson. Dans une autre longue toile, M. Baudoin a retracé d’une façon pittoresque l’Histoire du blé. L’harmonie de cette toile est blonde ; c’était en situation. M. Paul Pompon a personnifié par deux belles femmes demi-nues la Marine marchande et la Marine militaire. Ce peintre entend bien la peinture décorative, ses tons clairs et ses partis-pris de largeur. Nous aimons à croire que le tableau de M. Henri Motte n’est point une commande de la mairie du XIe arrondissement, quoique la scène qu’il représente appartienne à l’histoire de ce quartier. C’est l’exécution des otages, à la Roquette, le 24 mai 1871. La vue est prise du mur du chemin de ronde contre lequel ont été fusillés les prisonniers. Au premier plan, l’archevêque de Paris, le sénateur Bonjean et des prêtres gisent à terre, frappés par les balles. Les attitudes sont quelque peu théâtrales. M. Bonjean tombe dans une pose à la Frédérick-Lemaître. Mais, au fond, le rang des fédérés qui, noyés dans la brume du petit jour et dans la fumée de la poudre, rechargent leurs armes, a une impression saisissante. On croirait que ces misérables s’apprêtent à tirer sur vous, et on aurait fort envie de prendre un fusil pour leur riposter. La Grève des forgerons, sujet inspiré à M. Soyer par les vers de François Coppée, n’est pas davantage une commande municipale, cela s’entend. Mais cette grande toile entre aussi dans la nouvelle peinture démocratique. Une heureuse distribution de la lumière sauve le tableau de M. Soyer de ressembler à une fin d’acte. Si ce n’était cette lampe à pétrole qui, suspendue au plafond, reflète sa clarté rousse sur les personnages du premier plan en laissant les autres dans l’ombre, on croirait ce tableau, non point composé par un peintre, mais mis en scène par un régisseur. D’ailleurs les attitudes sont bonnes et l’expression des physionomies bien rendues dans la colère et dans l’effroi.

M. Guesnet nous ouvre de plus rians horizons. Des hommes nus, montés sur d’ardens chevaux, courent le cerf dans un beau paysage qui verdoie à l’infini sous le soleil qui poudroie. C’est par cette même lumière dorée que M. Luminais a éclairé ses Gauloises de Pendant la guerre. Les hommes sont partis avec leurs chevaux pour combattre César ; pendant ce temps, les femmes traînent la charrue. Et soyez assurés que ces vigoureuses femelles, aux formes robustes et à l’air sauvage, font pénétrer le soc bien avant dans la terre. Ces formes robustes, ces chairs saines, cette couleur lumineuse, cette large exécution, on les retrouve dans les Satyres et le Passant de M. Foubert. Le rustre de la fable se dissimule dans la pénombre de la grotte, et les corps des satyres et des faunesses se modèlent dans la clarté blonde.

Des trois plafonds importans qui sont exposés, le meilleur est le Triomphe d’hyménée de M. Perrault. La composition s’agence en lignes heureuses et les figures plafonnent bien. M. Bin, qui à défaut des charmes de la couleur trouve ordinairement le caractère, — un caractère un peu massif, mais imposant, — l’a cherché en vain pour son Apothéose de la ville de Poitiers. M. Toudouze a peint le Triomphe de Diane dans une gamme froide et fausse, avec des contours découpés à l’emporte-pièce. Et quel singulier cortège : des Amours perçant de flèches des oiseaux bleus pour cette singulière Diane vêtue d’hermine comme un chat-fourré ! Puisque nous en sommes aux conceptions bizarres, c’est le moment de voir la France glorieuse de M. Jacquet. Pauvre petite France, bien gentille et bien musquée, costumée en danseuse de la Princesse d’Elide et portée sur une gloire de féerie ! Et dans le bas du tableau, des soldats de Rocroi ou des Dunes se font tuer pour cette mièvre allégorie !

M. Dubuffe fils a symbolisé la Musique sacrée et la Musique profane dans une toile de 96 mètres qui est d’un vide attristant. Qu’on s’imagine une sorte de diptyque dans une double arcade peinte en trompe-l’œil. Le compartiment de droite est occupé par un vaste escalier de marbre accédant à une église : décor pour la Musique sacrée. Dans le compartiment de gauche se développe un moins vaste escalier de marbre conduisant à un temple grec : décor pour la Musique profane. La Musique sacrée, c’est sainte Cécile touchant de l’orgue, au milieu d’apparitions angéliques. Un chérubin aux grandes ailes diaprées pousse même l’amabilité jusqu’à tourner les feuillets de la partition placée devant la sainte. Outre le vide de ce panneau et son éclairage surnaturel, il faut y critiquer l’alliance gauchement exprimée du fantastique et du réel. Nous comprenons fort bien la présence des anges, mais nous ne comprenons pas pourquoi les orgues, qu’on place généralement dans les églises, sont placées ici au pied de l’escalier qui conduit à l’église. Ce tabouret rond, sans doute à tige tournante, sur lequel est assise sainte Cécile, n’est-il point de fabrication trop moderne ? Enfin sainte Cécile, il nous semble, doit jouer d’inspiration ou de mémoire. Elle n’a pas besoin de déchiffrer les partitions, comme une pensionnaire du couvent des Oiseaux. Que servirait alors de porter le nimbe d’or des bienheureux ? La Musique profane est assez pauvrement personnifiée par un joueur de flûte, juché les jambes pendantes sur le piédestal d’un lion de basalte. Les anges translucides de l’autre panneau sont remplacés avec agrément par des femmes nues qui écoutent les sons de la flûte en prenant de charmantes attitudes où la manière le dispute à la vraie grâce. Le galbe de ces figures est élégant ; toutefois on y peut reprendre quelques fautes de dessin. Remarquez la femme couchée au premier plan en travers de la toile : les bras sont si singulièrement disloqués qu’ils paraissent se détacher du tronc. Certes ces carnations diaphanes et ces corps sans relief n’ont pas l’apparence vivante ; mais il ne faut pas demander à un peintre d’exprimer la vie quand tout justement il a voulu rappeler le rêve. Un tel tableau témoigne d’un grand effort ; c’est malheureusement un effort stérile.


II

Le talent donne toutes les audaces. C’est pourquoi en l’an d’indifférence 1882, M. Carolus Duran a peint une Mise au tombeau. Le Christ repose sur une civière recouverte d’une draperie pourpre. Saint Jean, assisté dans ces soins funèbres par une sainte femme qui porte un bassin, se penche vers le cadavre pour l’oindre selon la coutume juive de myrrhe et d’aloës. La Vierge pleure, le visage à demi caché par l’épaule du Sauveur, et Marie-Madeleine prosternée baise pieusement ses pieds. Les figures ressortent en clair sur la roche sombre du sépulcre et sur un ciel balayé de nuées noires, où le soleil se couche dans une éclaircie d’argent et d’or. Le corps du Christ baigné à la fois de la lumière divine et des ombres de la mort se modèle en plein relief. Le buste surtout est de la plus puissante exécution. Les tons intenses des draperies, les rouges, les roses, les bleus, tour à tour exaltés ou assourdis par les alternances savantes du clair-obscur, s’atténuent dans une forte et calme harmonie. L’œil se complaît au hardi groupement des masses de couleur et aux belles lignes de la composition qui s’équilibrent comme chez les maîtres. La Mise au tombeau a l’aspect et le caractère d’un tableau ancien. Est-ce un mérite ? est-ce un défaut ? Nous hésitons d’autant plus à prononcer que nous nous rappelons le magnifique Portrait de Mme V… du Salon de 1879. Ce portrait-là donnait aussi l’impression d’un portrait ancien, et cependant il a valu à Carolus Duran la médaille d’honneur, il a été considéré comme son chef-d’œuvre et il est, en effet, un chef-d’œuvre.

Très jeune encore, M. Gabriel Ferrier a obtenu la plupart des récompenses. Son nom est connu et son talent apprécié. Malgré tout, il travaille, il cherche, il se renouvelle, comme s’il commençait sa carrière. Il va des nudités claires et ambrées aux scènes religieuses noyées d’ombre chaude ; il demande tour à tour aux Vénitiens le secret de leur charme, à Rembrandt celui de son mystère. Cette recherche vaillante et obstinée est la marque du véritable artiste. Le Christ à la colonne indique dans la manière du peintre une heureuse transformation. La touche prend plus de largeur, la couleur plus de solidité, la composition se resserre en lignes plus précises. M. Ferrier enfin est passé maître dans la science du clair-obscur. M. Benjamin Constant, un peintre de talent qui est, lui aussi, un chercheur, a été mal inspiré en peignant un Christ au tombeau rigide et sec comme une statue de bois ; la couleur fauve elle-même, qui rappelle le chêne peint, ajoute à l’illusion. Un autre Christ au tombeau, exposé par M. H. Michel, a un modelé plus souple et un coloris plus vrai. Quant au Christ en croix de M. Perraudeau, pas un curé de campagne ne le voudrait mettre dans sa petite église. C’est le Christ de ces Yahous qu’a décrits Swift et que Grandville a dessinés.

L’Enfant prodigue de M. Friant est assis ou plutôt affaissé contre un mamelon au-dessus duquel des porcs paissent dans une chênaie. L’enfant est nu, avec des loques sanglantes autour des pieds. On est frappé du caractère de cette physionomie abattue et de ce corps brisé. Le modelé des chairs n’est point très poussé, mais cette facture sommaire s’harmonise du moins avec celle du paysage. Les terrains qui touchent au cadre manquent de dessous et paraissent ainsi un peu flou ; les plans sont cependant marqués avec précision et les fonds ont de l’air et de l’étendue. On retrouve l’Enfant prodigue dans un tableau de M. Mangeant, qui combine sans succès les procédés de MM. Puvis de Chavannes, Cazin et Bastien-Lepage. Le jeune homme, ennuyé de garder les porcs à perpétuité, — on se lasse de tout, — s’est décidé à regagner le toit paternel. Déjà il aperçoit la maison, et son père qui l’a reconnu de loin accourt à lui. Le fils repentant tombe à genoux, montrant au public le plus vilain corps du monde, des épaules en accent circonflexe, une épine dorsale en squelette de poisson et une paire de pieds nus, vus par la plante, qui sont d’une proportion véritablement comique. La couleur est terreuse et la composition a la naïveté ineffable d’une peinture chinoise.

La Symphorose condamnée au martyre avec ses sept fils, de M. Edouard Krug, nous ramène à l’art sérieux. L’empereur et les Romains sacrifient trop aux attitudes convenues, mais le groupe de Symphorose et de ses enfans sur lequel se concentre toute la lumière est traité avec un dessin sûr et un savant modelé. Les carnations sont excellentes. Comme Flandrin et comme M. Puvis de Chavannes, M. Krug circonscrit le galbe des figures dans un trait noir. Ce procédé qui prend son effet dans la peinture murale par l’optique de l’éloignement, nous parait plus discutable dans un tableau de dimension moyenne. Parmi les sujets religieux nous signalerons encore le Martyre de saint Symphorien, de M. Langrand, d’un caractère sévère et d’une touche énergique, et Jésus chez Marthe et Marie, de M. Buland, tableau si pâle et si atone qu’il semble peint avec du blanc d’œuf. Le Dictionnaire de la Fable, comme on disait autrefois, n’est plus guère ouvert par les peintres. C’est à peine si l’on découvre au Salon cinq ou six tableaux inspirés par les traditions ou les mythes grecs. Voici le Supplice d’Ixion, de M. Bramtot. Le criminel renversé sur la roue tourne dans une atmosphère embrasée. La pose est bien trouvée, et le torse est peint avec fermeté. Voici le grand triptyque où M. Lecomte du Nouy a représenté Homère dormant entouré de l’Iliade et de l’Odyssée personnifiées. Voici la Fuite d’Amphinomus et d’Anapias, par M. Ernest Michel. Voici enfin, dans un cadre rond, les Parques, de M. Agache. qui a modernisé les « Heures inexorables » avec la liberté des Vénitiens du xvie siècle, mais qui leur a donné aussi la belle couleur vénitienne.

A quelle mythologie du Nord ou de l’Orient, à quel monde féerique ou à quel cycle divin, à quelle religion ou à quelle légende appartient l’adorable et mystérieuse figure de M. Hébert ? Vient-elle des bocages de l’Élide comme une dryade ? Vient-elle de la forêt Hercynienne, comme une elfe, — cette sirène des bois ? Est-ce une océanide ou une ondine, une sibylle ou une saga, une ase des montagnes ou une korrigane des landes, une houri ou une muse d’Ossian ? Est-ce Titania ? Est-ce la Kolna des Sarmates, qui présidait au mariage des fleurs ? Si nous consultons le catalogue, nous lisons Warum ? C’est une interrogation et non une réponse. Prenons ce sphinx pour l’image même de la poésie évoquée par un maître.

Les compositions mythologiques proprement dites sont rares ; en revanche il y a un nombre considérable de nymphes, de naïades, de Sources, de Crépuscules, de Nuits, de Printemps. Ce ne sont, à dire vrai, ni des nymphes ni des Nuits, mais tout simplement des femmes nues, cherchées dans la réalité ou dans le rêve. Or, parmi toutes ces études de nu, dans ce concours de la beauté, la première place appartient au Joseph Barra, de M. Henner. Il y a plus de grâce dans ce corps d’adolescent que dans toutes ces Vénus, plus de vie dans ce cadavre que dans toutes ces Bacchantes, plus de poésie dans ce gamin que dans tous ces Crépuscules.

Le Joseph Barra, hâtons-nous de le dire, n’est pas un tambour de la première république. En dépit de cette caisse qui est heureusement perdue dans l’ombre, c’est un éphèbe grec ou un pêcheur de l’Arno. L’enfant est étendu dans le sens de te toile, les bras en croix, la tête renversée sur la nuque, le thorax légèrement élevé et s’infléchissant par un mouvement harmonieux vers le spectateur. Cette pose, qui rappelle l’Abel de Prudhon dans la Justice poursuivant le Crime, est bien celle d’un cadavre. Mais si le peintre a voulu donner par l’attitude l’illusion de la mort, il s’est gardé d’en compléter l’impression par la lividité des chairs. On n’oublie plus, quand l’œil en a été charmé une fois, la carnation chaude des nymphes de Henner, d’une blancheur ivoirine dans les clairs, d’un brun fauve dans les ombres. C’est dans ces mêmes tons éburnéens que le corps de l’enfant ressort en saisissant relief sur les fonds presque noirs des verdures et sur le terrain bitumineux du premier plan. Quel modelé large et ferme ! Quelle souplesse grasse dans la pâte ! quel dessin savant ! Mais ce qui est surtout admirable, c’est que la figure n’est pour ainsi dire dessinée qu’avec de la lumière. Les jeux du clair-obscur accusent seuls le galbe et en perdent le contour dans la forme même. Le Barra est le tableau le plus complet du Salon. C’est seulement devant l’œuvre de M. Henner qu’on peut songer à la perfection absolue des maîtres anciens. Si la médaille d’honneur doit glorifier les grandes conceptions, qu’on la donne à M. Puvis de Chavannes ; si la médaille doit sacrer l’art du peintre proprement dit, M. Henner la mérite plus que quiconque.

La Source de M. Thirion est sans doute la nymphe Hippocrène. Assise dans un fond de paysage dont les arbres aux verts métalliques et les rochers aux irisations de pierreries rappellent la manière de M. Gustave Moreau, elle regarde un poète qui est venu boire ses eaux magiques et auquel un petit Amour présente une coupe d’or. L’invention est, comme on voit, assez pauvre, mais la peinture est bonne : dessin correct, modelé souple, carnations d’un gris rosé très lumineux. L’Idylle de M. Raphaël Collin, un nom qui paraît cependant prédestiné, a pour personnages un Daphnis dans le costume d’Adam et une Chloé dans le costume d’Eve, devisant sur la lisière d’une forêt. Ces deux figures sont traitées dans le parti-pris de plein air à la mode ; c’est-à-dire que, sans ombre ni lumière, elles se découpent comme de plates silhouettes dans une demi-teinte uniforme. Si encore elles rachetaient ce manque de relief et de couleur par le sentiment ou par le dessin ! Mais quel galbe pauvre et vide ! quelle expression banale ! M. Priou fait réveiller la fée du Printemps par un essaim d’amours qui murmurent à son oreille des chansons voluptueuses et enlèvent les voiles diaphanes dont elle est vêtue. C’est la grâce par le maniérisme. Figurez-vous une nymphe de Bouguereau avec plus de légèreté dans les draperies, qui laissent transparaître des chairs d’une pâte plus ferme et plus grasse.

La Vérité, de M. Paul Baudry, a déjà été exposée, dans un cercle. Nous en avons loué ici[2] la couleur nacrée et l’adorable vénusté. M. Ary Renan portera dignement un nom illustre. Il n’est pas besoin de recourir au livret pour voir que ce tout jeune peintre est élève de Puvis de Chavannes. On le pressent à la vue de ce tableau qui, dans un petit cadre, a le caractère de la grande peinture. Le Plongeur vient de remonter à la surface de la mer. Brisé et mourant, il s’appuie contre un rocher et montre à la femme pour qui il meurt le rameau de corail rapporté du fond de l’abîme. Elle, debout sur le rocher, regarde sa victime avec une indifférence de statue. Ce n’est pas seulement le beau sentiment qui distingue ce tableau, c’est aussi le style du dessin, la recherche savante de l’exécution et la finesse de la couleur. Les Baigneuses de M. Benner sont un heureux pastiche, — autant qu’un pastiche peut être heureux, — des nymphes de M. Henner. Les éloges qu’on donne au tableau de M. Benner s’adressent donc surtout à M. Henner.

M. Lesrel, un coloriste, a hardiment couché sa Bacchante sur un tapis de peluche rouge, qui se marie dans une vive harmonie avec la chevelure rutilante de la jeune femme et avec le resplendissant éclat de sa chair. C’est « l’ivoire légèrement teinté de pourpre » dont parle le plus grand des coloristes : Homère. Le Crépuscule, de M. Georges Gallot, n’a point la couleur superbe de la Bacchante de M. Lesrel ; mais cette femme, à demi étendue dans une prairie que baigne la douce lumière reposée des soirs d’automne n’en est pas moins une des meilleures figures nues du Salon, par le choix des formes, la largeur délicate de la touche et la science des fines tonalités. Les chairs ont des gris-lilas qui rappellent la délicatesse infinie des beaux pastels. La Naïade de M. Landelle se penche vers une source pour y remplir une amphore. C’est donc moins une naïade qu’une jeune fille à la fontaine, — avec un costume qui n’est pas usité dans les villages ; — la tête trop grosse pèche par la proportion, et les contours accusent un caractère de rondeur. M. Jansen donne le nom de Réveil à une autre femme nue. Cette lourde et vulgaire personne a bien fait de se réveiller toute seule, car personne n’aurait l’idée de jouer auprès d’elle le rôle du Prince Charmant. La Jeune Fille de M. Jourdan, qui écoute dans une coquille marine l’écho de paroles d’amour, est fort jolie en ses roses carnations à la Chaplin. M. Guay s’est assurément torturé l’imagination pour poser sa Nymphe dans une attitude originale. Mais il n’a réussi qu’à donner une contre-épreuve d’une figure célèbre de M. Jules Lefebvre, et il n’a pas renouvelé le type par la maestria de l’exécution. On aime la poétique Nuit, de M. Roubaudy, s’élevant dans une pose malheureusement trop connue sur le ciel étoile, et la gracieuse Source, de M. Schutzenberger, qui montre au fond des bois sa nudité rose.

Lorsqu’on visite le Salon sans le devoir d’en rendre compte, on a entre autres agrémens celui de ne pas s’arrêter devant le Crépuscule de M. Bouguereau. C’est ici que nous nous rappelons le mot de Diderot : « Ah ! la terrible corvée que le Salon ! » S’il ne s’agissait que d’exprimer l’aversion, plus ou moins irréfléchie, qu’inspire cette peinture-là, rien de plus simple. Mais il en faut donner les raisons. Or, très sincèrement, on est fort embarrassé pour critiquer cette œuvre comme on le voudrait. On peut dire, avec tout le monde, qu’elle est trop parfaite. C’est un paradoxe, non une raison. La perfection, au moins en art, ne saurait être un défaut. On peut faire remarquer que la mer d’où monte ce Crépuscule n’est point de l’eau, mais du métal peint en vert de mer, — critique de détail. D’autre part, peut-on nier la grâce de cette figure, l’élégance du galbe, la jolie expression de la tête, l’heureux arrangement de la coiffure, le dessin serré, le modelé savant et délicat ? Il faut donc se rabattre sur les idées esthétiques, et dire, ce qui se sent, mais ce qu’il est impossible d’expliquer, que malgré tous ses défauts, une figure de Puvis de Chavannes a le style, et que malgré toutes ses qualités, une figure de M. Bouguereau manque de style. Où M. Bouguereau donne toute prise à la critique, c’est quand il peint des paysanneries comme Frère et Sœur. S’il nous montre des Crépuscules et des Aurores, il se place dans un monde conventionnel dont nous ne pouvons juger par comparaison. Ni vous ni moi n’avons vu apparaître le crépuscule ou l’aurore sous la figure d’une femme nue. Ainsi nous ignorons si sa chair est bise ou rose, mate ou diaphane. On a vu au contraire des enfans nus et des petites paysannes. Les uns ne sont pas si frais, si roses, si luisans, si porcelaines ! les autres n’ont point ces mains de duchesse ni ce teint délicat qui n’a jamais vu le soleil. L’idéal n’est l’idéal qu’à la condition de rester dans le caractère de la nature.

M. Feyen-Perrin, qui donne tant de vie et d’élégance à la femme lorsqu’il nous la peint en costume contemporain, ne sait pas la dévêtir. Dans son Ivresse, on ne sent ni l’anatomie ni le système musculaire. Cette couleur saumâtre, cette facture truitée et grenue ne sont point bonnes pour rendre les chairs féminines. Devant cette peau de chagrin, qu’on nous ramène aux carrières, c’est-à-dire au faire lisse et luisant de M. Bouguereau. Combien nous préférons, de M. Feyen-Perrin, la Jeune Fille cheminant sur un âne le long de la route rocheuse de la Corniche ! encore qu’il faille regretter que le baudet n’ait pas été peint par Palizzy, le Raphaël des ânes, comme Mind était le Raphaël des chats.

Après les naïades, les nymphes et les bacchantes, chez lesquelles la nudité est de nature et de tradition, viennent quelques beautés contemporaines qui se sont déshabillées pour la circonstance. Trois sorties de bain : la Baigneuse de M. Paul Rouffio se regarde dans un miroir en prenant une pose de danseuse. La Baigneuse de M. Thévenot s’est tout simplement couchée sur un lit à draps de dentelle et à rideaux de mousseline ; — le lit du Rolla, de M. Gervex, anathématisé par le jury de 1878. L’Iza de M. Bukovac est assise sur un tabouret de satin rouge ; le haut du corps renversé contre son lit, elle s’abandonne aux soins d’une chambrière qui la « couvre de parfums orientaux, » à ce que dit le catalogue. De ces trois déesses parisiennes, c’est celle de M. Rouffio qui a droit à la pomme par son galbe élégant et son joli coloris. La Jeune Femme de M. Balavoine, qui, au milieu d’une pièce tendue de tapisseries, vient de retirer sa belle robe mauve de la meilleure faiseuse, trahit quelque confusion par la gaucherie de son attitude. Ne croyez pas d’ailleurs que son trouble vienne d’être vue nue. C’est tout simplement parce que nous surprenons le secret de sa toilette. Elle avait une robe de soie, la malheureuse, mais pas de chemise !

Des figures contemporaines nues aux figures habillées la transition est naturelle. C’est aller du simple au compliqué. La Froufrou de M. Clairin est bien jolie. Les bras nus, la gorge à demi découverte, le petit chapeau empanaché sur l’oreille et la grande canne à la main, elle s’avance avec une grâce cavalière. Les couturières ont mis dans cette toilette tous les raffinemens de leur art. Ce n’est qu’une robe blanche, mais quelle robe blanche ! ruisselante de dentelles, enrubannée de satin, frangée de perles et de nacre. Les mille nuances de ce blanc qui brille ou s’assourdit, se moire ou se diapré au jet des plis et aux caresses de la lumière, ressortent sur un rideau vert bleu d’un ton fin et superbe. Depuis la pointe des mignons souliers Louis XV jusqu’au plus haut panache des marabouts du chapeau, tout est traité d’un pinceau souple et ferme, sans une défaillance. La chair respire la vie et la santé. Cette Froufrou est un morceau achevé de peinture riche et bien portante. C’est le meilleur tableau qu’ait jusqu’à présent exposé M. Clairin, un coloriste à qui il faudra bien rendre justice. La brune Catalane de M. Falguières n’est point d’humeur aussi accommodante que Froufrou. Embusquée au détour d’une rue, elle serre fiévreusement un poignard dans sa main. Affaire d’amour ! A l’éclat sombre de ses yeux, à la résolution terrible marquée sur son visage, on prévoit que le torero infidèle aurait moins à craindre de la fureur de vingt taureaux que de la colère de cette femme. Une belle fille d’ailleurs, avec son teint bronzé et ses formes statuaires.

C’est un astre du ciel de l’Opéra que l’Étoile de M. Comerre. Cette danseuse attend le moment d’entrer en scène ; elle est assise, les jambes croisées, sur un tabouret, et pour ne pas friper sa jupe, elle l’a relevée autour d’elle. Le buste et la tête de la jeune fille semblent ainsi émerger d’un Ilot de tulle et de satin. M. Comerre a cherché et trouvé dans cette toile la symphonie en blanc. Le costume est blanc ; blanc est le fond tendu d’un rideau de moire ; blanche est la peau d’ours qui couvre le plancher. Dans cette éclatante harmonie blanche, les carnations et le rose pâle du maillot se modulent avec des valeurs justes et des rapports d’une exquise finesse. L’exécution est digne du coloris. Remarquez le rendu de cette poitrine Jeune, où la clavicule est discrètement accusée sous là peau, et le délicat modelé des jambes moulées dans la soie transparente du maillot.


III

Peut-être M. Jean-Paul Laurens aurait-il dû s’en tenir aux tableaux de dimension moyenne qui ont fondé sa renommée. Nous n’avons point retrouvé dans les Emmurés de Carcassonne ni même dans la Mort de Marceau l’émotion et la grandeur pathétique de l’Excommunié, du Pape Formose, de l’Interdit. Ces caractères, nous ne les retrouvons pas davantage dans les Derniers Momens de Maximilien. Quel mauvais génie a refroidi cette imagination dramatique et retiré le don de vie à ce pinceau véhément ?

La scène se passe dans une cellule du couvent des Capuchinas, à Queretaro, qui depuis le commencement du procès sert de prison à l’empereur. La porte massive, dont les ais sont maintenus par de gros clous à tête saillante, s’ouvre et donne passage à un officier de l’armée républicaine portant l’ordre d’exécution. Le Mexicain se montre à Maximilien, et attend, le large sombrero sur la tête, immobile et impassible. Au centre du tableau, est l’empereur formant groupe avec un prêtre qui pleure et avec un serviteur qui, agenouille aux pieds de son maître, lui baise la main. Cette composition vise à la grandeur ; nous ne pensons pas qu’elle y atteigne. Tout d’abord, cet homme qui va mourir et qui, déjà dégagé des choses d’ici-bas, console le prêtre au lieu de recevoir de lui les suprêmes exhortations, est une conception d’un beau sentiment ; mais n’est-elle pas devenue banale à force d’avoir servi ? Il en est de même du valet de chambre prosterné en larmes aux pieds du souverain. On reconnaît trop le Parry de Charles Ier, le Cléry de Louis XVI. M. Jean-Paul Laurens a-t-il peint dans sa majestueuse élégance et dans sa physionomie étrange où à la noblesse d’un paladin s’alliait l’air inspiré d’un illuminé, Maximilien de Habsbourg-Lorraine, archiduc d’Autriche, empereur du Mexique ? A voir ce corps lourd, sanglé dans une redingote marron, et cette face sans éclair, on prendrait volontiers le condamné, si ce n’était le collier de la Toison d’or qu’il porte au cou, pour un tailleur anglais. Aussi bien, ce n’est pas par la distinction des types que s’affirme généralement le talent de M. Jean-Paul Laurens. En même temps qu’un effet dramatique, ce peintre a cherché avec complaisance un effet de lumière. Les mure gris de la cellule sont perdus dans la pénombre, et c’est par la porte qui s’ouvre que la lumière fait brusquement irruption, éclairant le groupe de l’empereur et du prêtre et projetant sur la porte, avec la netteté d’une découpure, la silhouette du Mexicain. Mais ceci a l’inconvénient de distraire les regards du personnage principal pour les attirer sur cette espèce d’ombre chinoise. De plus, cet effet de lumière, si bien rendu qu’il soit, est un pur amusement de peintre, puisqu’il ne donne pas le relief aux figures et ne marqué pas leur plan. En effet, bien que lourdes, massives et modelées comme avec une truelle, les figures manquent de relief, ne tournent pas et paraissent toutes les quatre occuper le même plan. Enfin, ce jour ardent du plein soleil est-il bien dans la vérité historique ? Nous avons lu que ce fut à six heures du matin, par un temps couvert, que les troupes vinrent prendre Maximilien et les généraux Miramon et Meija pour les conduire au lieu de l’exécution. Il paraît aussi que la cellule occupée par l’empereur ne s’ouvrait pas directement sur le cloître ; située au premier étage, cette cellule donnait sur un corridor intérieur. Par conséquent, cette irruption de lumière est singulièrement exagérée. Quand on cherche l’effet par les petits détails, on appelle la critique sur les détails.

Le bas-empire et le moyen âge sont représentés par deux immenses toiles qui iront sans doute encombrer les musées de province, au grand ennui des conservateurs. Dans l’une, M. Wencker montre saint Jean Chrysostome prêchant contre l’impératrice Eudoxie. Étrange tableau qui, par l’ordonnance de la composition et le groupement des colorations, dans un parti-pris de grandes masses distinctes, se présente à la vue comme quatre tableaux différens. Au premier plan, une rangée de peuple avec des costumes où dominent les bruns, les noirs et les bleus foncés ; au second plan, une rangée de sénateurs, uniformément vêtus de rouge ; à droite, en chaire, Chrysostome, portant le froc blanc ; tout au fond, à gauche, dans une tribune élevée, l’impératrice et les dames de sa cour, habillées de couleurs claires, de pourpre, de rose, de vert d’eau, de lilas. Cette composition sans lien forme, comme on voit, un tableau à compartimens. On ne peut guère louer dans tout cela que la jolie tête courroucée de l’impératrice ; — encore est-elle si loin qu’il faut une lorgnette pour la distinguer. Pierre le Justicier contraignant les seigneurs de sa cour à baiser la main du cadavre d’Inès de Castro, morte depuis deux ans, tel est l’agréable sujet que M. Layraud a déterré, c’est le cas de le dire, dans les vieilles chroniques de Portugal. La composition s’étend en largeur. Un troupeau de courtisans, maintenus par des hallebardiers et tremblant de peur, remplit la partie droite. Au centre sont rangés : 1° don Pedro, l’épée à la main. ; 2° le cadavre d’Inès revêtu du manteau royal ; 3° un moine debout, les bras sur la poitrine et la cagoule rabattue. Ces trois figures, placées exactement sur le même plan et à égale distance l’une de l’autre, ont l’aspect symétrique, mais peu pittoresque, de pions posés sur un échiquier : le roi, la reine et le fou. Le coloris est sans finesse ni recherche. Il semble que l’artiste ait employé les grosses couleurs des peintres en bâtiment.

L’histoire ancienne est dédaignée. Les peintres d’aujourd’hui craignent les Grecs et les Romains. Abusés par les conventions de l’école et les tableaux des néo-Grecs, ils se les imaginent comme de grands mannequins ou de jolies figurines. Là le poncif, ici la froideur ; où la vie ? Mais les anciens avaient, tout comme nous, du sang dans les veines, et comme nous ils remuaient, ils couraient, ils criaient, ils se passionnaient. S’imagine-t-on que les hoplites de Platées ou de Délion ne combattaient pas avec l’acharnement et le furieux mouvement des soldats de M. de Neuville ? Pense-t-on qu’à Rome, pendant les saturnales, la multitude du forum fût plus calme et plus « distinguée » que la foule du 14 Juillet de M. Roll ? On reviendrait vite à l’antiquité si au lieu de s’obstiner à la voir dans la froideur, l’atonie et l’immobilité du marbre, on la voyait, ainsi qu’elle était, dans le mouvement et la couleur de la vie.

M. George Rochegrosse a eu cette originalité. Il a peint la Mort de Vitellius comme il eût peint un épisode de la révolution ou de la commune. Vitellius vient d’être arraché de sa cachette par le tribun Placidus ; on le traîne aux gémonies. Souillé de sang et de boue, les bras attachés au torse avec des cordes qui étreignent son gros corps informe, il descend une ruelle étroite et montueuse de la ville aux sept collines, à la fois soutenu, poussé et porté par la foule furieuse. Il marche comme en un rêve, déjà à demi mort, la face hébétée d’effroi, les yeux hagards. Un homme qui précède le césar lui appuie sous le menton la pointe d’un glaive pour le forcer à montrer son visage, — détail donné par Suétone. Tout ce que Rome abrite de mendians, d’esclaves, d’histrions, de prostituées, de vagabonds, — toute la bourbe du grand cloaque, — se rue autour de Vitellius, l’accablant d’injures et de coups. Dans l’embrasure des fenêtres, des têtes hurlantes vomissent l’insulte, des bras s’étendent menaçans. C’est l’atroce curée humaine. C’est cette basse et cruelle populace qui, selon l’énergique mot de Tacite, outragea Vitellius mort avec la même lâcheté qu’elle l’avait adoré vivant :… Vulgus eadem pravitate insectabatur interfectum, qua foverat viventem. M. Rochegrosse, qui dans cette toile dramatique a accusé la vie par le mouvement de la foule et le pathétique par l’expression terrible du visage de l’empereur, n’a pas craint de marquer plus encore la vérité de la scène par des détails un peu réalistes, d’une vulgarité pittoresque : un étal de tripier tout dégouttant de sang, avec des cœurs de bœuf et des poumons de veau pendus à des crocs, et à l’angle d’une maison, un tas d’ordures où s’amoncellent des coquilles d’huîtres, des tessères, de vieilles semelles de crépides, des tranches des pastèques et autres détritus. Ce tableau, qui frappe par la composition mouvementée, la restitution érudite du décor et la vivacité du coloris, est un beau début. Nous demanderons seulement au jeune peintre de veiller mieux à la dégradation des tons. La perspective est bien rendue, mais les personnages des derniers plans et ceux des premiers plans, ayant les mêmes valeurs, se confondent au détriment de l’illusion optique. L’art du peintre vit de sacrifices. Comme qualité de touche, nous ferons remarquer, dans le groupe précédant le cortège, le modelé du corps grêle de l’enfant qui porte le glaive à poignée en tête d’aigle, et le relief de la tête de l’autre enfant qui s’est accoutré du manteau de pourpre.

Si un seul peintre s’est rappelé l’histoire de Rome, plusieurs se sont souvenus des mœurs et des usages des Romains. Voici la Veuve, de M. Fritel : une femme qui vient avec ses deux jeunes fils apporter des offrandes sur le tombeau de son époux. Pourquoi M. Fritel, qui a si bien trouvé le sentiment profond, n’a-t-il pas voulu donner un peu de vie et de couleur à cette figure ? C’est la même froideur, la même immobilité, le même ton éteint pour la femme et pour la statue couchée sur le sarcophage. Voici la gracieuse Flabellifer, de M. Gustave Boulanger, cette esclave qui avait pour tout service de porter l’éventail de sa maîtresse et de l’éventer pendant sa toilette et à l’heure de la sieste sur le lectulus. Voici la Fiancée, de M. Jules Lefebvre, que l’on pare pour la conduire devant l’autel domestique. Quelle grâce chaste dans son maintien ! quelle pureté radieuse dans son expression ! Et qui dira le ravissant sourire de la sœur aînée, qui lui attache le voile nuptial, et le sourire plus divin encore de la jeune sœur, qui, agenouillée près d’elle, lui tient les deux mains ?

M. Albert Maignan a vécu dans l’époque mérovingienne. Il sait en exprimer, comme un contemporain, le caractère farouche et la sombre tristesse. Voyez son Audovère répudiée qui fuit, portant son enfant dans ses bras et accompagnée d’une seule servante. Rien de sinistre comme ces deux figures traversant une plaine déserte, parsemée de bouquets de bruyère, qui s’étend à l’infini sous un ciel lourd de pluie. M. Richter a peint des truands et des ribaudes qui, comme le diable, ne sont pas si noirs qu’ils en ont l’air. Pierre Gringoire, de famélique mémoire, trouvait des consolations à la cour des Miracles. L’Empereur Rodolphe II chez son alchimiste, de M. Brozik, est une peinture large et brillante, avec de vives oppositions de couleurs et de beaux jeux de lumière. On aimait cela il y a trente ans, il paraît que c’est aujourd’hui démodé. Tant pis pour la mode ! M. Alfred Didier, lui aussi, est un coloriste et un fidèle de la peinture d’histoire. Dans le Débarquement à Villefranche de Catherine d’Autriche, tout brille et tout resplendit sous un ciel éclatant : galères aux sculptures dorées, étendards déployés, somptueux costumes de brocart et de satin, dont les vives couleurs se reflètent dans la mer étincelante, qu’elles diaprent de mille feux.

Il manque, cette année, la Prise de la Bastille obligée ; pourtant la révolution est encore en honneur. M. Aubert nous apprend dans ses Noyades de Nantes, — détail qui a bien son importance, — que les séides de Carrier avaient l’attention infâme de conduire nues, à travers la foule, les jeunes filles qu’ils allaient jeter dans les trop fameuses barques à soupape. Les Derniers Montagnards, de M. Ronot, meurent d’une manière bien théâtrale. Ils posent pour la postérité, et aussi pour les visiteurs du Salon. M. Loudet a peint cette scène de Charlotte Corday où discourent Marat, Robespierre et Danton. Il est permis de ne pas admirer ces hommes ni même le drame de Ponsard, mais non de caricaturer ainsi ces tragiques figures.

Un historien raconte que le général Brune, déjeunant un jour chez Camille Desmoulins, l’avertit des dangers qui le menaçaient. Camille ne faisait que rire de ces propos, encouragé par Lucile, pour qui la vie s’ouvrait pleine d’espérance et d’amour. C’est cette scène qu’a représentée M. François Flameng. Les trois convives sont assis autour de la table qu’une jeune servante s’occupe à desservir. Lucile, vêtue d’une robe rose, sa jolie tête vue en profil perdu, regarde son mari. Brune est derrière la jeune femme. A droite, Camille fait sauter son petit enfant entre ses bras, prononçant gaîment ces paroles, — en latin, selon l’usage du temps : — « Mangeons et buvons, car nous mourrons demain. » Mais Camille ne sentait pas la mort si près de lui. Autrement il eût eu le cœur moins ferme. On sait que de toutes les victimes de la révolution, royalistes ou républicains, seuls Camille Desmoulins et Mme Dubarry ne furent point stoïques devant l’échafaud. Pourquoi M. Flameng a-t-il donné à Camille, qui mourut à trente-deux ans, presque la tête d’un vieillard ? Le général Brune, dont la face est fermement modelée, paraît aussi trop âgé. Ce n’est point un homme de trente et un ans. Lucile et la jolie servante ont en revanche tout l’éclat de la jeunesse. Le blanc de la nappe est peint dans une tonalité très juste. Mais pour les rideaux qui garnissent la fenêtre, on ne peut admettre que ce soit de la mousseline ou de la guipure. On dirait plutôt des vitres passées au blanc d’Espagne. À cette critique près, nous reconnaissons les progrès de M. Flameng. Sa touche perd de sa sécheresse, et sa couleur abandonnant les tons crayeux prend de la finesse et du charme.

IV

La Danseuse espagnole, de M. Sargent, est L’œuvre la plus originale du Salon — pour ceux qui ne connaissent pas Goya. L’inspiration du maître des Manolas et des Caprices se trahit ici. C’est son prestigieux mouvement et son clair-obscur fantastique qui rayonne et enténèbre ; Dans quelque posada de Madrid, une jeune femme danse le jaleo, au son des guitares et au bruit des castagnettes, des tambours de basque et des cris gutturaux. La voici, le corps renversé, prêt à tomber, la main droite appuyée à la hanche, le bras gauche projeté en avant dans un geste ; fiévreux et menaçant. La lumière qui vient d’en bas, comme un jour de rampe, donne des éclats superbes au satin blanc de la robe et fait scintiller les paillettes vertes dont est brodée la mantille. Sur les chairs des bras et de la tête, cette lumière artificielle accuse les mêmes ombres intenses et les mêmes reflets sublimaires ; la joue s’enlève en clair sur le front et le cou fortement ombrés. Le fond de la pièce baigne dans la demi-teinte. Contre la muraille grise, où se dessinent leurs silhouettes, sont assis des guitaristes pinçant les cordes de leurs instrumens et des danseuses agitant les bras. Pittoresquement posées, ces figures semblent prises sur nature. L’homme qui, renversé sur sa chaise, la tête vue en raccourci par le menton, lance son Olà ! est étonnant. Mais ce qui ne me semble pas pris sur nature, ce sont les griffes de ces guitaristes, qui n’ont aucune forme humaine. Il en est malheureusement ainsi de la main droite de la danseuse. On nous assure que cette main a cinq doigts ; il faut le croire sur parole. Que d’agitation aussi dans ces petites danseuses ! mais par quel miracle, alors que le rouge de leur robe se distingue très bien, leur tête, leur poitrine et leurs bras nus sont-ils exactement du même ton que la muraille ? Il n’est pourtant pas probable que ce mur ait été badigeonné en couleur de chair. Pour nous résumer, l’El Jaleo est l’œuvre d’un vrai peintre qui a le relief, la couleur et le mouvement. C’est un tableau d’un effet saisissant, mais qui donne moins L’impression de la vie que celle de la vision ; On dit que Goya mettait ses dernières touches à la clarté d’une lampe. Nous ne serions pas surpris que M. Sargent procédât ainsi.

Il nous faut bien parler de l’exposition de M. Manet, puisque nous avons reconnu ce peintre pour un maître. Il paraît que ce tableau représente un bar des Folies-Bergère ; que cette robe bleu criard, surmontée d’une tête de carton comme on en voyait jadis aux vitrines des modistes, représente une femme ; que ce mannequin aux formes indécises et à la face sabrée de trois coups de brosse représente un homme ; et que ce moignon qui tient une canne représente une main. Il paraît encore que les ombres vacillantes qui s’agitent dans le fond, devant la façade du nouvel Opéra, avec des ballons flottans au-dessus d’eux, représentent réfléchis par une glace, le public des Folies-Bergère, la scène où s’exercent les gymnastes et les globes de lumière électrique. Nous serions bien tenté de feindre la foi du charbonnier et de passer tout de suite à une autre toile. Mais on nous dirait que notre critique n’est pas sérieuse. Comme si la peinture de M. Manet était sérieuse ! De bonne foi, faut-il admirer la face plate et plâtreuse de la Bar-girl, son corsage sans relief, sa couleur offensante ? Faut-il admettre que le peintre a réussi au moyen d’un peu de poussière blanche épandue sur le dos de la jeune femme, à donner l’illusion d’une scène réfléchie dans une glace ? Ce tableau est-il vrai ? Non. Est-il beau ? Non. Est-il séduisant ? Non. Mais alors qu’est-il ?

Les robustes paysans de M. Lhermitte qui sait modeler les formes dans leur vivant relief et interposer l’air entre les plans successifs, nous ramènent devant la nature vraie. La journée de travail est finie ; les moissonneurs sont rentrés dans la cour d’une ferme qu’entourent les granges et les écuries à toits de tuiles. Vêtu du sarrau bleu et chaussé de guêtres de cuir, le fermier paie les Franciers, comme on les appelle dans le pays de M. Lhermitte. Assis au premier plan sur une pierre, se tient un homme vieilli avant l’âge par les rudes labeurs, mais encore ferme et vigoureux. Cette figure du faucheur au repos a la vérité et la grandeur. M. Lhermitte a bien fait d’exprimer ainsi la noblesse du travail. Tant d’autres nous en montrent l’avilissement ! La faux que cet homme tient couchée sur ses genoux a la noblesse mâle d’une épée.,

M. Jules Breton n’a exposé cette année qu’un petit tableau, le Soir dans les hameaux du Finistère. On retrouve sa poésie grave et profonde dans ces Bretonnes à robes noires et à hautes coiffes qui murmurent des prières en dévidant leur rouet, et dans ces grands horizons des landes que le crépuscule emplit d’une ombre mystérieuse. Mais M. Jules Breton est maintenant au-dessus des éloges. Il n’est plus touché sans doute que de ceux mérités par sa fille, Mme Demont-Breton. Mme Demont-Breton a plus d’une des qualités caractéristiques du maître de Courrières : la grâce dans la grandeur et la poésie dans la vérité. La Famille représente un homme demi nu, le bras passé autour d’une jeune femme qui tient un petit enfant dans ses bras arrondis en forme de berceau. Ce pinceau féminin a une fermeté virile ; pourtant la main de la femme se trahit peut-être par des contours un peu ronds et une facture trop lisse. Le second tableau de Mme Demont-Breton, enlevé plus librement, nous plaît davantage. C’est une jeune mère qui, assise dans la cour d’une ferme, dont le sol est tapissé d’herbes, rit à son enfant tout debout sur ses genoux. L’expression du sourire est adorable, le coloris est charmant. Quels jolis rappels de tons entre le fichu lilas à reflets roses de la jeune femme et les fleurs printanières des pommiers qui poussent dans la cour !

De Normandie passons en Bourgogne pour voir les Vendangeurs, de M. Aimé Perret, qui descendent gaîment le coteau au soleil couchant. Les bœufs traînent la charrette remplie de raisins ; les jeunes filles, se tenant par la taille, vont riant et chantant à pleine voix comme si elles accompagnaient le chariot de Thespis. Les beaux bœufs et les belles filles ! Rien de plus simple comme composition que la Récolte des pommes de terre, de Haghorg. Une paysanne debout et de profil ouvre un grand sac dans lequel un paysan debout et de face verse le contenu d’un panier. Comme décor, un champ qui s’étend sous un ciel couvert. Pour cela, huit mètres de toile ! Il faut louer d’ailleurs l’élégante silhouette de la femme et la touche vigoureuse qui lui donne le relief. La couleur est bonne, mais le terrain paraît bien lumineux pour un ciel couvert. Les anciens appelaient la terre la nourrissante. La mer a aussi ses moissons. Voyez les mannes de turbots et de soles que déchargent sur le quai les pêcheurs de M. Victor Gilbert. Vatel s’en retirerait l’épée du corps ! Voyez encore le Débarquement de harengs, de M. Tattegrain. Le bâtiment a jeté l’ancre près du rivage, et les femmes entrent dans l’eau jusqu’à la ceinture pour aller chercher les paniers de poissons que leur passent les pêcheurs. Ce ne sont ici les travaux de la population du littoral que dans leur côté purement pittoresque. M. Haquette va les montrer dans leur caractère dramatique. Le Départ pour Terre-Neuve rappelle les dangers de tous les jours, les angoisses de toutes les heures de la vie des pêcheurs. Sous un ciel menaçant, chargé de nuées que pousse l’ouragan, un navire court des bordées pour atteindre la pleine mer. Les vagues qui déferlent furieuses se teignent de ce ton verdâtre qu’elles prennent pendant les tempêtes. Au bout de la jetée, une femme agite son mouchoir, tandis qu’un groupe composé d’une autre femme, d’un vieillard et d’une petite fille, se prosterne au pied du calvaire qui s’élève à la base du môle. M. Haquette, dont l’exécution puissante devenait souvent brutale, a su tempérer sa fougue. Il y a quelques années, il n’aurait pas peint avec cette délicate fermeté le dos demi-nu de la fillette.

On se pâme d’admiration devant le Père Jacques de M. Bastien-Lepage. Quelle science ! quelle originalité ! quel sentiment ! quelle sincérité ! On réclame un grand souverain pour ramasser le pinceau de ce jeune maître qui a infusé un sang nouveau dans la peinture contemporaine et renouvelé l’école française ! Or, que voyons-nous dans ce tableau ? Un buste et une tête de vieillard saillans en relief et en vigueur sur un fond plat de peinture japonaise. Les jambes du bûcheron ? cherchez-les. Il est certain qu’il n’y a pas de jambes dans ce pantalon vaporeux et inconsistant comme de la fumée, et qu’on distingue à peine, confondu avec l’herbe et les troncs d’arbres. Certains primitifs ont figuré des anges ayant seulement une tête et une paire d’ailes. Ainsi est le père Jacques : il ne repose pas, il plane. La petite fille qui l’accompagne est peinte dans le même système. La tête bien étudiée, et d’une facture moins précieuse que la face du vieillard, attire le regard par ses glacis luisans ; — d’ailleurs elle ne tourne pas ; — mais la robe bleu pâle rentre dans la toile. Les mains sont modelées fermement, presque avec largeur, mais les pieds laissés à l’état d’ébauche, bien qu’ils soient exactement sous le rayon visuel, ne paraissent pas appartenir à l’enfant. C’est le mépris de toute harmonie dans l’ensemble et le caprice de l’exécution érigés en principes. Le décor représente la pente d’un coteau boisé ; le sol se couvre d’herbes et de fleurettes minutieusement peintes brin à brin. Par l’absence complète de perspective aérienne, les troncs des arbres qui cependant poussent les uns derrière les autres semblent tous sur le même plan. On appelle M. Bastien-Lepage « le maître du plein air. » C’est sans doute par antiphrase, car ce qui manque surtout à ses tableaux, c’est l’air qui donne aux plans leur succession, marque leurs dégradations et les fait s’éloigner dans la profondeur optique. Devant cette chinoiserie, on aura beau parler de la « lumière diffuse, » de la « sincérité, » et autres inventions, — qui viennent de loin, — de la nouvelle école, on ne nous convertira pas, Nous soutiendrons toujours que même en plein air, même dans on bois, la différence des plans est visible, les hommes sont distincts des troncs d’arbres, et les jambes ont le même relief que le corps. Nous prétendons que, lorsque la tête d’un individu nous apparaît si nettement que nous remarquons les poils des sourcils, le plissement du front, les rides des joues et les commissures des lèvres, nous devons distinguer aussi les détails du costume, les plis de l’étoffe qui accusent la structure des jambes, les dépressions du cuir usé des souliers qui montrent la forme des pieds. Nous n’admettons pas que tenir dans l’ébauche la partie inférieure du corps, afin de donner artificiellement plus de valeur et de saillie au buste et à la tête dénote un peintre bien sincère. Pour le sentiment, nous n’en trouvons aucun dans cette face béate et grimaçante, pas plus que dans cette attitude grotesque qui a prêté à toutes les plaisanteries. Millet disait : « Il faut savoir faire servir le trivial à l’expression du sublime. » NOUS voyons bien le trivial : qu’on nous montre le sublime.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Nous ne donnerons pas cette longue liste. Nous citerons seulement comme types les tableaux et portraits de MM. Chalon, Van Risselberghe, Walter Ullmann, Bordallo Pinheiro, Harisson, Gambart, Lahaye, Bourgoin, Dinet, Ganbara, Bartholomé, Haider, Jameson, Badin, Truffaut, Olivié, Mmes Roth, Feurgard, Williams. Même les peintres en pleine possession de leur talent sont troublés par l’impressionnisme. Croit-on qu’il n’y ait pos la préoccupation de cet art nouveau dans le Portrait d’enfant de M. Vibert, dans l’El Jaleo de M. Sargent, dans le Sous bois de M. François Flameng, dans la Fête-Dieu de M. Guay, dans les portraits de M. Dantan, dans l’Enfant prodigue de M. Mangeant, dans les Bassins de la Villette de M. Gervex ? — Pour M. Duez, qu’on se rappelle son Saint Cuthbert.
  2. Voyez la Revue du 1er mars 1880.