Le Salon de 1880
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 908-942).
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LE SALON DE 1880

II.[1]
LE PAYSAGE. — LA SCULPTURE. — L’ARCHITECTURE.


I.

Une époque lassée comme est la nôtre devait être amenée à rechercher dans la nature la simplicité que seule celle-ci possède et ces impressions immédiates qu’on ne peut trouver qu’en elle. En lui empruntant directement ses inspirations, l’art était assuré de rencontrer les sympathies publiques. Dans le mouvement qui signala les dernières années de la restauration, le paysage avait donc sa place marquée. Jusque-là, depuis le commencement du siècle, les côtés pompeux de la nature avaient surtout tenté les rares peintres qu’elle avait attirés à elle. L’attrait du motif était tout pour eux, et le manque d’études sérieuses les condamnait à de vagues aspirations qu’ils prenaient trop volontiers pour de la poésie. Par l’accumulation des élémens pittoresques, — lacs, glaciers, cascades, montagnes et fabriques, — entassés dans de vastes panoramas, ils s’efforçaient de suppléer à l’insuffisance de leurs moyens d’expression. Ce besoin de vive réaction que chaque époque manifeste contre celle qui l’a immédiatement précédée allait inévitablement provoquer un retour vers une excessive simplicité. Après avoir exploré à fond l’Italie et la Suisse, on s’était enfin avisé que la France pouvait offrir aux peintres quelques ressources et qu’il y aurait peut-être intérêt à montrer à ses habitans ses forêts, ses vallées, ses plages, toutes ces beautés naturelles dont un si grand nombre ont été depuis altérées ou détruites. Dans ces temps heureux, on n’avait que l’embarras des richesses, et à la porte même de Paris, nos paysagistes faisaient les découvertes les plus merveilleuses et les plus imprévues. Toutes les grandeurs, toutes les intimités de notre pays trouvaient bientôt des interprètes à leur hauteur dans des maîtres tels que Rousseau, Corot, Marilhat, Millet, Troyon, Daubigny et Paul Huet (pour ne citer que ceux qui ne sont plus), glorieuse phalange de talens originaux, nettement caractérisés par des différences profondes et un même fond de sincérité.

Depuis que MM. Cabat et Jules Dupré, associés tous deux au début de ce mouvement, se sont retirés de nos expositions, M. Français y reste le seul témoin de cette époque. Il a été l’ami de la plupart de ces maîtres disparus, et l’autre jour encore, avec une émotion qui a trouvé son écho dans bien des cœurs, il nous disait quels liens et quels souvenirs le rattachaient à Corot. M. Français seul pouvait oublier d’ajouter que, plus que personne, il avait contribué à faire connaître le nom de celui auquel il rendait un si touchant hommage, en consacrant son admirable talent de lithographe à la reproduction des œuvres les plus remarquables de Corot. Toujours vaillant, travailleur infatigable, se renouvelant par des études incessantes, M. Français est demeuré et demeurera, nous l’espérons, longtemps encore sur la brèche. Avec son expérience consommée et le secours de ses admirables dessins, comparables à ceux des meilleurs maîtres, M. Français est peut-être le seul qui puisse aujourd’hui tirer de son imagination ces paysages composés auxquels notre école semble avoir désormais renoncé. Il y a de la simplicité et de la grandeur dans la disposition de sa nouvelle œuvre : le Soir. Les lignes en sont heureuses et les masses bien réparties. Le terrain et les arbres déjà envahis par l’ombre et les eaux assoupies coupées çà et là d’un sillage bleuâtre forment un doux contraste avec le ciel où jouent encore quelques nuages roses, dorés par les derniers rayons du soleil. L’exécution a cette largeur facile que donne une longue expérience appuyée sur de consciencieuses études. Peut-être les qualités même de précision et de justesse que M. Français met à ces études se sont-elles ici tournées un peu contre lui quand il s’est agi de les utiliser. Un peintre comme Corot n’avait pas à triompher de pareilles difficultés : le vague et l’indécision voulue de ses informations leur permettait de prendre place dans les compositions du maître. L’assimilation avait commencé en face de la nature, et les paysages charmans inventés par ce poète trouvaient toujours leur unité dans son imagination. Quand, au contraire, on entre dans le caractère des choses, qu’on essaie de le pénétrer sans parti-pris et de l’exprimer à fond, comme fait M. Français, on conçoit qu’il soit malaisé de fondre dans un ensemble des élémens aussi exacts, empruntés à des milieux très différens. On les rapproche sans toujours arriver à les unir et ce qu’ils ont retenu de leur origine leur laisse comme un étonnement de se trouver ensemble. Peut-être cette mince critique ne nous est-elle suggérée que par les végétations du premier plan du Soir, qui, toutes charmantes qu’elles sont, tendent par leurs dimensions un peu trop fortes à rapetisser la grandeur du paysage. Ces fouillis d’herbages et de fleurs rustiques auxquels M. Français sait donner tant de grâce nous semblaient avoir une parité de proportions plus complète dans son beau tableau de Daphnis et Chloé, une des meilleures productions du paysage de notre temps. Du reste, au Salon même, une simple étude : la Grand’Route à Combe-la-Ville, nous paraît un spécimen accompli du talent de M. Français. La fermeté du dessin, la plénitude des colorations, la justesse des plans, la touche précise et sûre et jusqu’à ces petits personnages, si vrais de mouvement et si bien campés qui rappellent les délicieuses figures dont Adrien Van Velde ornait avec une si intelligente prodigalité les paysages de ses confrères, tout dans cette étude est excellent, et permet d’affirmer une fois de plus la force et la jeunesse intacte du talent de M. Français.

Avec la disparition successive des grands noms qui avaient fait autrefois sa célébrité, un certain affaissement s’était produit dans notre école de paysage. Les maîtres heureux de la première heure, en prenant possession de la nature, avaient reproduit ses aspects les plus caractéristiques. Derrière ces initiateurs, la nouvelle génération montrait quelque timidité. Il ne lui restait que peu à découvrir; ses partis étaient forcément moins francs, ses moyens d’expression moins personnels et son exécution plus effacée. Mais comme ces jeunes gens aimaient leur art et que leur ardeur ne se démentait pas, leurs efforts devaient aboutir. Aujourd’hui il y a lieu d’être rassuré sur l’avenir de cette école. Si on n’y remarque plus ces différences tranchées qui existaient autrefois entre les talens, elle nous montre du moins encore, et cette année surtout, des œuvres qui lui font honneur.

M. Bernier est depuis longtemps fidèle à la Bretagne. Elle est devenue pour lui comme une patrie d’adoption et c’est parce qu’il a traduit exactement son caractère que le plus souvent elle a communiqué à ses tableaux ce charme mélancolique que conservent les pays restés un peu à l’écart. M. Bernier nous en a fait connaître tous les aspects : ses landes solitaires livrées sans dispute aux ajoncs et aux genêts, ses chemins ombreux, ses étangs, ses maigres cultures près de pauvres maisons, et cette Allée envahie par la verdure, dont il nous peignait l’an dernier l’abandon et la tristesse. Cette fois, c’est une impression de gaîté et de fraîcheur que nous apporte le Matin de M. Bernier. Le sujet du tableau, c’est un clair rayon de lumière qui commence à envahir un bois de hêtres et de charmes. L’image est si vivante que vous ne pouvez la croire immobile. Il semble que vous le voyiez, ce rayon, qui réveille la forêt et de sa lumière toujours croissante anime peu à peu ses profondeurs, donne aux formes leur saillie, met dans ces nuances prochaines l’infinie variété des demi-teintes, découpant ici des feuillages menus, caressant plus loin les troncs grisâtres, expirant mollement dans les gazons encore engourdis. C’est bien le soleil qui par grandes masses paraît lui-même composer sous nos yeux son œuvre, l’avancer par un travail à la fois inattendu et logique, l’achever enfin d’un jet plus éclatant mis au bon endroit. Cette progression de mouvement, cette vie qui renaît, le peintre vous en a donné l’illusion par le plus heureux des contrastes, en opposant vers le milieu de sa toile les plus vives et les plus brillantes colorations à l’ombre la plus froide et la plus tranquille : des buissons ensoleillés sur une rive, et en face, le bois encore silencieux, endormi dans une brume bleuâtre. A partir de ces deux points extrêmes, par des transitions insensibles l’écart des valeurs se rapproche de plus en plus à mesure qu’on s’éloigne du centre et se calme entièrement vers les bords. Par la disposition des lignes et la croissance des colorations votre regard est amené naturellement au point qu’a marqué l’artiste pour mettre l’intérêt et le principal charme de son œuvre, comme dans ces mélodies d’abord un peu incertaines et confuses dont le musicien a volontairement retardé l’éclosion jusqu’à ce que, vous jugeant suffisamment préparé, il les fasse s’épanouir et les développe dans toute leur pureté et leur grâce. Cette progression du flottant à l’arrêté, du sourd à l’éclat, M. Bernier l’a menée avec un talent extrême, animant cette grande toile d’un même souffle, y mettant avec un tact exquis les accens et les échos, mais ne s’écartant jamais du simple programme qui a fait sa force parce qu’il correspondait à une donnée de peintre, et qui lui a inspiré l’œuvre la plus accomplie qu’il ait encore produite.

M. Busson, lui aussi, est resté presque toujours fidèle aux mêmes horizons, mais le Vendômois qu’il a peint est sa vraie patrie. A la façon dont il nous en parle, vous comprenez que ce pays lui tient au cœur et qu’il y a entre l’artiste et cette nature les mille liens que créent les longues affections et les souvenirs de toute une vie. Les Hollandais nous ont montré ce que vaut cette fidélité, quelles récompenses l’attendent, et la pauvre nature qu’ils ont si cordialement reproduite les a payés au centuple de leur filiale constance. Mais, par ce que M. Busson nous en montre, nous savons qu’il habite une contrée plus favorisée, gracieuse, bien coupée de cours d’eau, semée de villages aimables que couronnent des ruines pittoresques. Ces élémens sont assez riches pour attirer un peintre et tenter ses pinceaux. Mais la poésie d’une contrée ne se révèle pas tout d’un coup, et tel coin où vingt fois l’on est passé indifférent, montre suivant la saison, l’heure du jour ou l’effet de la lumière, une beauté que vous ne lui soupçonniez pas, comme si la nature s’essayait en des ébauches successives et s’y reprenait souvent avant de fixer le sens de son œuvre. Les motifs les plus simples peuvent recevoir alors une signification tout à fait imprévue. M. Busson nous le prouve avec son Abreuvoir du vieux pont de Lavardin sous un ciel d’orage. Plusieurs fois déjà l’artiste avait été séduit par les contrastes qu’offre en de pareils momens la nature et qu’avec sa richesse habituelle elle peut indéfiniment varier. Si, le plus souvent, l’aspect qu’elle nous offre dans la campagne se résume en une masse claire pour le ciel et une masse plus intense pour la terre, il y a dans le renversement de ces conditions quelque chose d’insolite et comme une rupture d’équilibre qui nous frappe toujours vivement. C’est ainsi que, projetée en plein sur des végétations qui d’ordinaire se dessinent en silhouettes foncées, la lumière arrive à les détacher en clair sur le fond assombri. Nous avons encore présent à l’esprit un des meilleurs paysages de M. Busson, où cette transposition se présentait avec l’impression du calme inquiétant et de l’immobilité absolue qui précèdent parfois les grandes luttes de l’atmosphère. Ici non plus, l’orage n’est pas encore déchaîné, mais voici déjà ses premiers frémissemens. Dans l’air, les nuages se déchirent en lourds flocons de formes étranges; sur le vieux pont des ombres mobiles promènent leurs taches tremblotantes et sèment de gris délicieux les pierres que colore un dernier rayon. Au-dessus, les arbres commencent à s’émouvoir, à se courber sous le vent et dans sa fuite rapide vous croiriez voir courir la lumière elle-même éclairant d’une traînée brillante des formes qu’elle accuse et délaisse presque aussitôt. Le grain est proche, et la pluie estompe déjà l’horizon de traînées humides. Ces oppositions et ce mouvement, M. Busson les a exprimés avec le talent que vous lui connaissez. L’entrain de l’exécution, l’à-propos de la touche, animée et ferme dans ses décisions, donnant à chaque objet le travail et le degré de fini qu’il comporte, l’éclat des lumières, la fermeté transparente des ombres, tout ici est en parfait accord avec ce que commandait le sujet.

Les deux paysages de M. Pelouse, très différens tous deux, nous révèlent sous un jour nouveau un talent qui, en progressant toujours, ne se lasse pas d’interroger la nature dans ses aspects les plus variés. L’an dernier, c’était un village enfoui sous la neige et un coin de verger en automne, et voici cette année une marine et une forêt au printemps. A mesure qu’il change d’horizon, les facultés d’observation se développent chez M. Pelouse ; son exécution s’assouplit et se simplifie au profit de l’unité d’impression, qu’il affirme toujours davantage. Il nous paraît avoir fait dans ce sens un pas très décisif au Salon de cette année. Dans le Banc de rochers à Concarneau, le dessin très ferme, très précis, affirme avec une netteté parfaite la logique constante qu’observe dans ses constructions la nature quand elle est abandonnée à elle-même. On sent bien que cette pointe, avec sa ceinture de granit, est comme un ouvrage avancé destiné à protéger la côte contre les assauts répétés de la mer, son éternelle ennemie. Mais l’océan est calme ce jour-là et ses vagues égales, dont M. Pelouse a délicatement exprimé la perspective, poursuivent en pulsations régulières leur continuel labeur. Vous comprenez assez quel intérêt attire les peintres vers ces grands spectacles où l’harmonie qui est au fond des choses se révèle à eux d’une façon plus évidente. Et cependant ces effets plus fugitifs que la nature nous offre dans sa vie familière ont aussi bien du charme; peut-être même exigent-ils chez l’artiste une sensibilité plus délicate et un talent plus délié. Les moyens d’expression moins formels, moins écrits dans la réalité, laissent par cela même une part plus large à l’intervention de la pensée. C’est là sans doute la raison de notre préférence pour ce tableau des Premières Feuilles, dans lequel M. Pelouse a su fixer un de ces momens passagers qui sous notre climat inégal marquent le retour du printemps. La végétation sommeille encore au cœur des arbres tardifs, et quelques feuilles obstinées grelottent au bout de leurs rameaux rigides et nus ; mais déjà les essences plus précoces ont tressailli, et la sève qui gonfle leurs bourgeons a même fait éclater quelques jeunes pousses dont la verdure flotte légèrement, ainsi qu’un brouillard répandu à travers les profondeurs du bois. Frêles comme tout ce qui commence, elles vont débuter par un dur apprentissage de l’existence, ces pauvres feuilles à peine écloses, et, dans le ciel envahi par des nuées grises, cette bande étroite de lumière pâle qui seule persiste encore ne présage que trop la rigueur de la nuit qui va suivre cette aigre journée. L’harmonie originale de tons vifs et de couleurs éteintes, le mélange de formes vagues et de contours très arrêtés caractérisent avec un à-propos remarquable ce combat entre la vie et la mort qui est particulier à cette saison. L’exécution elle-même avec une étonnante souplesse insiste ou glisse sur les détails suivant leur signification. Appuyant ici, se dérobant ailleurs, elle est partout nuancée, vivante, nerveuse, pleine de mouvement et d’heureux contrastes ; et si vous voulez par un seul exemple en apprécier la dextérité, admirez avec quel abandon et de quel pinceau élégant et facile, M. Pelouse a tracé le lacis compliqué de tous les menus branchages des bouleaux qui entre-croisent sur le ciel leur léger réseau.

Nous aurions souhaité voir rapprochés les deux paysages qu’a exposés cette année M. H. Zuber. En se complétant l’un l’autre, ils auraient mieux montré la variété des aptitudes du peintre. Nous y voyons exprimée avec un égal talent, dans deux données très différentes, une même impression de calme et de poétique mélancolie. M. Zuber est presque un nouveau venu à nos Salons, mais il a marché d’un tel pas qu’il a déjà franchi toutes les étapes et que le voici maintenant tout à fait en tête, avec les meilleurs, avec les plus forts. Nous trouverions difficilement un exemple plus concluant à opposer à ceux qui s’imaginent qu’il faut, pour être remarqué à nos expositions, exagérer l’effort et frapper brutalement de grands coups. Pour attirer ceux qui aiment à la fois l’art et la nature, pour les retenir surtout, les singularités extérieures ne sont pas de mise. En voyant les œuvres de M. Zuber, on comprend tout de suite qu’il a quelque chose à vous dire et, sans qu’il vous arrête indiscrètement au passage, on va à lui, grâce à la séduction qu’exerce toujours la simplicité quand elle a ce charme et la sincérité lorsqu’elle s’exprime en si bon langage. Il est vrai que ces moyens-là ne sont pas à la portée de tous; ils expliquent du moins, et c’est là que nous voulions en venir, le succès qu’a si vite conquis M. Zuber. Le Flot à Massignieu nous montre un de ces réduits d’ombre et de fraîcheur dont il est dangereux le rêver en été lorsqu’on est retenu à la ville. De grands arbres qui se penchent au-dessus d’une eau tranquille dont le modeste cours, encombré de rochers moussus, va tout près se dérober dans l’obscurité d’un épais fourré; une solitude absolue, un silence délicieux, des feuillages immobiles, à peine un pli que, du bout de son aile, une hirondelle trace sur le miroir de l’eau, partout une impression de calme et de recueillement qui se dégage de la nature et vous attache à cette œuvre. Mais peut-être la poésie est-elle plus pénétrante dans le Souvenir de Menton, parce que la simplicité y est plus grande encore. En bout de plage, et, au bord de la mer, un berger debout, faisant halte au milieu de ses moutons qui sommeillent: c’est là tout le tableau. Mais la lumière répandue à travers l’espace inonde cette toile, non cette lumière écrasante dont on aime à nous aveugler aujourd’hui, qui dépouille sans pitié les objets de leur forme et les condamne à traîner derrière eux ces ombres d’un bleu violent et grossier qui sont, paraît-il, le dernier mot de l’école du plein air; ici c’est une clarté douce, caressante, qui respecte le modelé, enveloppe toutes choses, imprègne les ombres de salutaires reflets, et donne avec une parfaite justesse le secret des reliefs honnêtement déterminés et des dégradations délicates. Elle est là, dans toute sa beauté, cette lumière bienfaisante, limpide, tamisée dans le ciel par les voiles légers que le soleil va dissiper devant lui, absorbée par les terrains, réfléchie par le flot paisible sur lequel tremble son sillage d’argent, affirmant ici par un plus vif éclat la grande ligne de séparation entre la mer et le ciel, pour la tenir plus loin indécise et laisser confondues ensemble ces deux immensités. Tous ces tons prochains, ces valeurs presque pareilles, ce dessin si loyalement suivi, cette silhouette doucement mouvementée, ces constructions très nettes, irréprochables dans les lignes comme dans les tons, cette facile succession des plans, tout cela procède de l’art le plus honnête et le plus élevé. En de telles représentations de la nature il n’est pas besoin de faire intervenir des élémens étrangers et des scènes ajoutées sous prétexte de poésie en pourraient compromettre la forte simplicité. Et cependant, quand on est capable de dessiner et de peindre, avec cette tournure et cet à-propos, une figure comme celle de ce berger mentonnais, ou bien comme ce Dante et ce Virgile que l’artiste nous avait montrés il y a deux ans « au milieu de la forêt obscure, » il nous semble que la tentation est grande d’évoquer dans les cadres qui leur conviennent quelques-unes de ces grandes inspirations de la poésie ou de la fable auxquelles se plaisait Corot. Avec M. Français, M. Zuber est un des rares paysagistes qui puissent aborder de tels sujets. Sans renoncer à ces simples données où il a su mettre tant d’élévation, peut-être cependant trouverait-il parfois quelque satisfaction à ne pas s’y borner. Nous lui soumettons humblement un désir que la distinction de son talent nous fait concevoir ; c’est parce qu’il nous a déjà beaucoup donné que nous attendons encore beaucoup de lui.

A côté de ces œuvres dont l’importance méritait d’être signalée, bien d’autres encore soutiennent au Salon la juste réputation de leurs auteurs. On aime toujours à retrouver les paysages de M. Lavieille, où la facture très nette s’accorde si heureusement avec la sincérité des impressions. Il y a bien du charme et du mouvement dans la Vue du Perche, avec son ciel vif et léger, et cette pluie subite et traversée de lumière qui fond sur ce riant pays semble y ajouter une gaîté de plus. Tout est calme et silencieux, au contraire, dans la rue de ce petit village de Normandie qu’il nous montre endormi sous les sereines clartés d’une Nuit d’octobre. M. Hanoteau, dont l’exécution paraissait avoir un peu faibli à ces derniers Salons, nous revient avec un de ses meilleurs ouvrages et résume d’une manière plus large ses consciencieuses études. Nous admirons beaucoup la simplicité et la grandeur de cette Eau dormante, où des arbres aux formes élégantes et variées reflètent leur douce verdure. L’exécution souple et discrète et les colorations tenues dans une gamme très modérée expriment bien l’abandon du lieu, et peu à peu on se sent pénétré de ce grand calme où plonge déjà cette forêt sur laquelle la nuit va bientôt tomber. C’est le réveil de la nature et la pureté d’une belle matinée que M. Isenbart a peints dans ses Marais de Bélieu. Le soleil, déjà haut au-dessus de l’horizon, achève de boire la rosée des gazons et jette çà et là quelque éclat plus vif sur les feuilles luisantes des aulnes ou sur les dernières gouttes qui scintillent encore en tremblant à l’extrémité des branches. La journée sera chaude, et il fera bon tout à l’heure chercher la fraîcheur sous les grands sapins qui sont proches et dont le même artiste, avec son dessin correct et sa franche couleur, nous montre aussi, dans sa Forêt, les imposantes colonnes et les épais ombrages.

Ces divers aspects de la campagne, les saisons, les heures du jour, l’état de l’atmosphère, moins que cela, quelques nuages au ciel, suffisent à les varier, à mettre dans la lumière, dans les ombres, dans la sécheresse ou la douceur des contours, dans la vivacité ou l’atténuation du coloris, ces modifications presque insaisissables qui donnent à la nature une physionomie si mobile et si délicate à exprimer. Il y a entre les terrains, la végétation, les eaux et le ciel des influences réciproques de colorations et des échanges continuels de reflets dont le spectacle incessamment renouvelé ravit et déconcerte les paysagistes et fournit un vaste champ à leurs observations. Comment rendre ces mille nuances, par quels procédés transporter dans un art dont les moyens d’action sont bornés cette inépuisable variété de la nature? Chacun s’ingénie de son mieux et retourne sans se lasser jamais à ces études dont le charme est si grand qu’on en oublie quelquefois les dangers et que trop souvent aussi, par crainte d’y ajouter de soi-même, on s’y laisse absorber sans conclure. Cet amour trop respectueux qui impose à l’artiste ses contraintes devait inévitablement, nous l’avons dit, amoindrir l’originalité de nos peintres et donner à leurs talens une certaine apparence d’uniformité. Malgré tout, il y a encore chez eux des différences si notables, non-seulement dans les impressions reçues, mais dans l’exécution elle-même que, sans hésitation, à première vue, vous démêlez la personnalité de chacun d’eux. L’entrain de la touche et la franchise du coloris vous dispensent de recourir à la signature pour attribuer à M. Guillemet cette Vue du Vieux quai de Bercy, qu’il a enlevée avec tant de brio. Dès l’abord vous reconnaissez le pinceau de M. Japy et la vivacité diaprée des nuances qu’il affectionne dans ces Plaines de Villers-Cotterets, dont il a su étendre jusqu’à l’horizon les profondeurs, en permettant à votre regard de pénétrer partout la vaste étendue des terrains et de s’enfoncer librement dans ce ciel joyeux où le soleil qui, du haut du zénith darde ses rayons, désagrège devant lui les nuages flottans.

Vous vous demandez par quel mystère l’art a pu fixer des impressions si délicates que leur ténuité même semblait les lui dérober: comment, par exemple, M. Flahaut vous donne-t-il l’illusion de ce souffle qui fait bruire les feuillages et incline mollement les roseaux et les folles herbes au bord de son Etang ? A voir l’éclat avivé de la végétation et l’animation de ce ciel dont le bleu se nettoie peu à peu, n’affirmeriez-vous pas qu’il pleuvait encore il n’y a qu’un moment sur ces prés des Bords de la Marne, où M. Yon pique avec tant d’esprit quelques fleurettes, et ne sentez-vous pas le parfum subtil qui de ces foins fraîchement coupés arrive jusqu’à vous? Avec son dessin si ferme et son entente si large de l’effet, M. Harpignies, dans une de ses meilleures aquarelles, Après l’orage, vous apprendrait à son tour avec quelle âpre énergie la terre détrempée se détache sur un ciel blanchâtre, avec quelle violence les arbres y découpent leur silhouette. Il faudrait bien vous arrêter aussi devant cette Plage de Saint-Waast-la-Hougue de M. Vernier et jouir, par cette douce journée, du charme étrange de ce grand pays incertain, à demi délayé, dont l’artiste excelle à peindre les aspects changeans et la limpide atmosphère. Notre France parcourue, M. Guillaumet, qui revient « du pays de la soif, » vous montrerait, sous un soleil sans merci, ses habitans, leurs misérables demeures, leurs accoutremens bizarres et les éclatantes colorations dont ils teignent leurs Palanquins. En Circassie, nous ne saurions prendre un meilleur guide que M. Pasini pour admirer avec lui ces monumens dont il nous révèle la richesse et le fin travail, et pour admirer plus encore cette exécution d’une si prodigieuse habileté qui procure à vos yeux l’étonnement d’une précision absolue poussée jusqu’aux détails les plus minutieux, sans sécheresse et sans dureté. Enfin nous ne quitterons pas l’Orient ayant d’avoir visité avec M. J. Laurens la forteresse pittoresque qu’il a perchée comme un nid d’aigle en haut du Rocher de Vann et d’avoir retrouvé dans l’azur intense du ciel et le rose brillant de ses Remparts de Tauris un reflet des harmonies que les Persans recherchent et réalisent dans leurs étoffes et leur céramique. Ne fût-ce que par amour des contrastes, mais bien plutôt pour rendre au mérite de M. Smith-Hald un légitime hommage, il faudra bien encore, avant de laisser nos paysagistes pousser avec lui jusqu’à l’extrême Nord, goûter le calme de ce beau lac sur lequel l’arrivée d’un bateau à vapeur est un événement et retrouver dans les habitations lacustres de son Soir d’hiver un dernier vestige des premiers cages de la vie humaine qui s’est perpétué jusqu’à nos jours dans ces contrées reculées. Il y a mieux qu’une curiosité géographique dans les tableaux de M. Smith-Hald, et son talent, déjà très remarqué l’an dernier, nous exprime avec un grand charme l’accord de la vie paisible de ces populations norvégiennes et de la contrée grandiose qui les entoure.

Ces témoignages sincères que les paysagistes nous apportent sur la nature, le plus souvent ils les complètent par les figures, par les animaux surtout dont ils peuplent la campagne, ajoutant ainsi à leurs œuvres non-seulement un élément pittoresque, mais parfois aussi une signification plus poétique. De tout temps d’ailleurs l’étude des animaux eux-mêmes a défrayé une branche importante de l’art. Ils offrent cet intérêt qui s’attache à toutes les manifestations de la vie, et chacun d’eux, outre le caractère et le type qu’il tient de sa race, a sa physionomie propre et ses allures individuelles. Notre orgueil humain, qui veut rapporter tout à nous-mêmes, est bien forcé de se concilier ici avec un sentiment plus modeste qui nous oblige à constater entre eux et nous des analogies apparentes ou réelles, faites en tout cas pour attirer notre attention. Que nos artistes les leur donnent ou qu’elles existent réellement, ces affinités, quand elles sont exprimées avec justesse, obtiennent notre approbation. Sans parler des services très positifs qu’elle nous rend, la vache, par exemple, n’a-t-elle pas déjà inspiré bien des chefs-d’œuvre, depuis Myron jusqu’à Virgile et de Paul Potter jusqu’à Troyon ? Avec quelle docilité elle se prête à tous les caprices des peintres, leur fournit, avec la variété de sa robe, toutes les taches dont ils ont besoin et trouve place dans leurs compositions les plus nobles ou les plus familières! M. Van Marcke excelle à peindre ces bonnes nourricières et à les disposer avec art, rêvassant au bord de la mer ou nonchalamment étendues dans les vergers de la Normandie. Cette année, il a voulu, sans doute, nous rassurer sur l’approvisionnement du marché parisien, et avec cette couleur savoureuse et cette science du tableau que vous lui connaissez, il a échelonné jusqu’au fond de l’horizon dans ses Prés de Bourbel un bétail innombrable qui, au milieu de gras pâturages, rumine en paix par un temps tiède et doux. Mais la nature n’est pas toujours si clémente aux animaux : M. Vuillefrov nous le fait assez voir dans son Retour du troupeau. Sous la pluie qui crève de toutes parts, ces pauvres bêtes qui cheminent lentement, résignées, passives, regardant vaguement devant elles, sont groupées, dessinées et peintes avec un rare talent, et la dégradation rapide des formes et des tons dans cette atmosphère humide est rendue avec une extrême justesse. Les deux Bœufs de M. Barillot sont plus heureux, et leur mine placide marque bien le contentement qu’ils éprouvent à se sentir libres, à se délasser de leur travail en stationnant immobiles dans une eau peu profonde. L’exécution large et facile gagnerait, croyons-nous, à être rehaussée de quelques accens un peu plus précis; mais les bêtes sont bien dessinées et les valeurs accusées largement dans une gamme claire et transparente.

Les fleurs ont aussi leur vie; on ne s’en doutait guère autrefois. Les Hollandais ou les Flamands, qui se sont spécialement appliqués à les peindre, ne nous en ont laissé que des images froides et sèches. Leurs contours découpés sur des fonds sombres, leurs ombres dures et leur exécution minutieuse et pénible provoquent une impression de tristesse. Peut-être pourriez-vous souhaiter, çà et là, dans l’Embarquement de fleurs de M. Jeannin un peu plus de précision dans la forme, mais du moins la facture intelligente et facile, la légèreté des ombres, la fraîcheur et l’éclat des lumières, l’apparent désordre et la richesse de cette moisson parfumée, tout vous rappelle ici le charme et les grâces de la réalité. Vous trouverez bien du talent aussi chez nos peintres de nature morte; chez M. Martin, par exemple, qui montre une exécution et un goût tout à fait remarquables dans son tableau ; Chez un orientaliste, un assemblage assez ingrat à rendre d’armes, d’aiguières, de coffrets et de bijoux. Dans le Cellier de Chardin, M. Delanoy a peint à la perfection des victuailles et des objets de ménage groupés autour de cette fontaine de cuivre rouge que le maître a si souvent reproduite, de sa touche onctueuse, caressante, avec cette affection naturelle qu’on a pour les vieux serviteurs. La fontaine de M. Delanoy a été étamée et fourbie à neuf; Chardin ne la reconnaîtrait plus, et peut-être conseillerait-il à M. Delanoy de se relâcher quelque peu de sa consciencieuse précision. C’est un conseil que nous ne donnerions pas à tout le monde, et M. Bergeret, lui, s’est un peu trop détendu. Dans son Régal des mouches, une vraie débauche de mouches en effet au milieu d’un gâchis de sirops et de jus, et un arrangement qui rappelle assez maladroitement les Confitures, de M. Ph. Rousseau, un des chefs-d’œuvre de ce maître peintre, qui, cette année, nous paraît un peu engourdi. Quant à M. Vollon, il ne s’est pas mis en frais de composition, et on ne saurait lui reprocher d’attacher trop d’importance au sujet. Une courge, une marmite de fer et une cuiller de cuivre juxtaposés ne constituent pas une donnée très compliquée. Impossible au reste d’imaginer entre ces objets la moindre relation; la marmite est trop petite pour faire cuire la courge et il n’y a pas place pour le sentiment dans cette affaire. Le parti-pris de nous montrer de quelles humilités peut s’accommoder la peinture est ici évident. En la réduisant à ce minimum, M. Vollon a voulu nous obliger encore à nous arrêter en face de son œuvre. Il y est arrivé ; nous lui en donnons acte, car jamais il n’a poussé plus loin la puissance du ton et la mâle délicatesse de l’exécution. Afin de rendre sa démonstration plus éclatante, il semble même que pour cette fois il ait tenu, par la largeur plus grande du parti, à simplifier encore la pauvreté de ses modèles. Il a gagné sa gageure, et nous l’aurions juré d’avance. Mais le public pourrait trouver que M. Vollon le met à ration trop congrue. La peinture n’est pas faite uniquement pour les peintres.

Nous voici presque au bout de notre course, et, bien que la petite exposition de la rue Laffitte, en nous privant du concours de MM. Détaille, Jacquemart et Heilbuth, ait comme découronné le groupe de nos aquarellistes, nous trouverions encore bien des découvertes à faire dans les salles qui leur ont été réservées cette année. Il faudrait pouvoir s’arrêter plus longtemps devant les Fleurs de MM. Schuller et Morand, devant les Portraits de M. Bellay, devant ces Paysages de M. Devilly, où, dans leur brièveté, les indications sont si justes et où le travail de la couleur est mené avec une sûreté si magistrale. On aimerait à revoir Venise avec M. Benouville, et, dans les aspects pittoresques qu’il en a choisis, un dessin très ferme soutient les tons légers de ces monumens qui se détachent sur les claires transparences du ciel. Les gouaches de M. Furet, des Vues de Suisse et du Jura, mériteraient aussi mieux qu’une courte mention. Elles sont exquises de fraîcheur, et ces amandiers roses, ces bourgeons qui semblent aussi des fleurs, toutes ces gaîtés et ces ondoyantes colorations de la nature au printemps forment un délicieux contraste avec les neiges qui persistent encore sur le haut des montagnes. Dans la salle voisine, avec les fusains de MM. Lalanne et Allongé, nous aurions à noter les amusans croquis faits par M. Renouard d’après les dames artistes de nos musées; la scène piquante et très finement rendue que ce même personnel féminin a inspirée à M. Dagnan-Bouveret, et enfin les charmantes compositions de M. Boilvin destinées à illustrer les poésies de M. Coppée, dessins de ce graveur habile dont les débats comme peintre ont été si remarqués et qui, à force de grâce et de distinction dans la Nourrice et les Muses, par exemple, arrive facilement au style. Avant de descendre à la sculpture, nous nous reposerons un moment autour de cette table sur laquelle, par une heureuse innovation, l’administration nous offre de feuilleter les plus splendides publications qui se rattachent à l’étude des beaux-arts. Les spécimens que nous y trouvons du talent de nos graveurs nous permettent la comparaison avec leurs travaux les plus récens exposés aux murailles de cette salle. La gravure en taille-douce en est à peu près absente. Au contraire, la gravure à l’eau-forte prend une place toujours plus importante qu’expliquent assez les libertés qu’elle autorise et les facilités de son apprentissage. C’est un moyen d’expression presque immédiat pour quiconque sait dessiner, et qui, par les ressources de coloration qu’il présente, devait tenter surtout les peintres. On sent bien en effet que M. Gaillard est un peintre et on reconnaît une fois de plus qu’il est un dessinateur de premier ordre dans cet étonnant portrait de Léon XIII, d’une expression si fine, avec sa physionomie spirituelle et tout italienne. Autant le travail est serré, peu apparent chez M. Gaillard, autant il est large et hardi chez M. Courtry. Il y a des morceaux excellens dans son Portrait d’Hélène Forment, le rideau, notamment, dont les tailles d’une allure très franche rappellent bien la facture de Rubens. On sent malheureusement que la gravure a été exécutée non d’après l’original du maître, mais d’après une photographie qui, pour les cheveux blonds de la jeune femme et les broderies d’or à peine visibles dans sa robe de brocart, a donné des valeurs beaucoup trop foncées. Il y a aussi quelque dureté et un peu de lourdeur dans le visage, où nous avons peine à reconnaître cette merveille d’éclat et de jeunesse qu’on admire au musée de Munich. Le Passage du gué continue dignement, en revanche, la série des excellentes traductions que M. Courtry nous a déjà données des œuvres de M. van Marcke. Les tableaux du peintre, par la netteté de l’effet et des valeurs, sont faits d’ailleurs pour séduire les aquafortistes, et sa Source de Neslettes, comme son Herbage à Sorentz, ont trouvé dans MM. Yon et Lecouteux deux interprètes aussi intelligens que fidèles. La Place Pigalle et la Place Breda ont fourni à M. Buchot le sujet de deux compositions très animées, et il a mis bien de l’esprit aussi dans ces Deux Voisins de campagne, qu’il nous montre un falot à la main, bras dessus bras dessous, un peu titubans et pataugeant dans la boue par l’obscurité d’un soir d’hiver. Il n’est que juste enfin, et pour clore, de signaler les belles eaux-fortes de M. Waltner, dont l’habileté fait l’admiration de ses confrères et qui arrive à donner à son travail et à ses colorations une variété et une richesse tout à fait étonnantes.

II.

Au sortir des innombrables salles consacrées à la peinture, on éprouve un soulagement bien excusable à retrouver disposées avec goût, parmi des gazons vrais et des fleurs qui sont naturelles, les œuvres de nos sculpteurs. Avec le repos des yeux et la satisfaction de se sentir dans une atmosphère plus sereine, on goûte auprès d’elles une sorte de fierté patriotique à constater la force et la supériorité de notre école. Le public le sait, et dans des conditions décisives il a pu se convaincre que, si chez d’autres peuples on arrivait à citer quelques individualités, nulle part ailleurs on ne rencontrerait un tel ensemble et une telle diversité de talens. Il s’est donc habitué à compter sur nos sculpteurs.

Il voit à leur tête des hommes dans la force de l’âge et la pleine maturité de la production, dont les œuvres sont justement célèbres et dont les mérites très différens sont si élevés que, dans son embarras à les classer, il se contente de les admirer. De jeunes émules qui, les pressent et parfois même des débutans qui se révèlent avec éclat lui montrent à côté d’un présent glorieux un avenir assuré. Aussi, lui qui autrefois passait indifférent, peu à peu il est devenu Respectueux ; bien plus, il a fini par s’intéresser à cet art austère. Il accepte ses limites étroites, et il reste étonné de ce que les plus forts peuvent y enfermer de puissance et de pensée. Il comprend par leur exemple ce que valent les labeurs prolongés et les recueillemens de ce noble métier, le désintéressement qu’il suppose, la dignité qu’il communique à la vie, et il ne trouve que juste de rendre en sympathie à nos sculpteurs ce qu’ils lui apportent d’efforts et de belles créations. Après ce premier flot, assez vite écoulé, de désœuvrés et de curieux qui, au débat, s’empressent surtout dans les salles de peinture, la sculpture a son tour, A distance, ses productions les plus saillantes persistent souvent seules dans le souvenir que laisse une exposition. C’est pour elles comme un avant-goût des immunités que le temps leur réserve, en regard des oublis et des détériorations parfois assez promptes qu’il inflige aux tableaux de nos peintres. Chaque année présente évidemment ses chances d’inégalité dans la richesse des Salons, et peut-être même serait-il possible de constater pour celle-ci comme un temps d’arrêt et d’hésitation chez nos sculpteurs. Mais il ne faudrait voir, tout au plus, dans ce fait, qu’une de ces intermittences inhérentes à tout ordre d’activité. Leur mérite, malgré tout, reste encore assez grand et, chez quelques-uns même, assez éclatant pour que nous ne songions pas à tirer de cette infériorité, si elle existe, des conclusions trop générales.

La statue de Mgr Landriot par M. Thomas est un ouvrage parfait. Avec cette noble et poétique figure du Virgile que le sculpteur envoyait au Salon de 1861, on avait appris ce qu’il valait. Depuis, il avait surtout concouru à la décoration de nos monumens par des travaux consciencieux qui, sans lui attirer des succès bien bruyans, l’avaient mis en haute estime parmi ses confrères.. Lentement, mais sûrement, M. Thomas n’avait pas cessé de progresser. Il s’était tenu en haleine ; il vient de trouver son jour et de rencontrer dans un sujet qui convenait à la nature de son talent l’occasion de manifester toutes ses qualités. Par cette œuvre, bien française et qui se rattache aux meilleures traditions de notre école, M. Thomas s’est mis à sa vraie place. Recouvert d’un ample manteau qui retombe à grands plis derrière lui, l’évêque est représenté à genoux, en prières, les mains jointes, sa mitre et sa crosse posées à côté de lui. L’attitude aisée, le costume très riche, mais simplement pointé, sans apparat ni coquetterie, les mains longues, bien faites, — de belles mains d’évêque habituées à bénir, — la dignité de la prestance, tout montre ici ce soin de la personne qui dans ces positions en vue fait un peu partie du respect des autres. Tournée de côté par une inflexion très légère, la tête est charmante de distinction, de bienveillance, et sur. la bouche, dans le regard, dans l’expression de tous les traits, on sent cette aménité, cette onction, cette douceur et cette facilité d’accès qui avaient rendu le prélat si populaire. La silhouette générale a une élégance facile qui se soutient sous tous les aspects de ce bel. ouvrage, dont l’exécution, quoiqu’elle s’efface de son mieux, met bien en évidence : la mesure exquise et la noblesse. Il faut une entière possession de soi-même et des ressources de son art pour donner ainsi à une représentation de la figure humaine, outre le caractère individuel du portrait, cette haute signification morale qui en fait comme. une création et un type.

La clarté des intentions est imposée à la sculpture, et celle-ci la trouve facilement quand il s’agit de rendre hommage à des hommes appartenant à certaines conditions de la société. Pour un prélat, par exemple, ou pour un guerrier, le costume d’une part et aussi le mode de leur activité propre assignent une détermination précise à leur image. Mais pour des illustrations empruntées à l’ordre purement intellectuel, pour un savant, pour un littérateur ou un orateur, cette détermination est plus difficile à exprimer. Comment la rendre évidente aux yeux de tous sans trop appuyer, sans recourir à ces pantomimes indiscrètes qui, en détournant l’attention, du visage, véritable siège de l’expression, la reportent sur des attributs groupés autour du personnage pour nous dire ses travaux, ses découvertes, et nous fixer sur son caractère? Entre la charge et l’énigme, la mesure est délicate, et quand on songe aux difficultés du problème, on se dit qu’on n’admire pas assez les œuvres où il a été résolu dans des conditions vraiment plastiques. Cette mesure, nous la trouvons réalisée une fois de plus par M. Chapu dans la statue de Leverrier. L’illustre astronome, debout, vêtu de l’uniforme de l’Institut par-dessus lequel flotte un vêtement plus pittoresque, tient d’une main une feuille couverte de calculs et montre de l’autre sur la sphère céleste la planète dont ses rigoureuses déductions lui ont révélé la place. Mais en même temps que l’artiste a spécifié ainsi d’une manière suffisante le fait particulier qui a illustré cette vie, il a voulu nous montrer sur le visage du savant la passion de la science elle-même. Il a donc maintenu sa tête droite, plutôt un peu haute, et dirigé son regard vers les espaces célestes en mettant sur tous ses traits l’expression d’une confiance absolue dans la certitude des résultats que son intelligence a découverts et que la réalité va confirmer. Le geste des mains se borne donc à une simple constatation ; c’est sur le visage que notre œil est appelé, et en conservant une unité parfaite, l’œuvre prend ainsi un caractère plus élevé. L’aspect serait excellent de partout, n’était une certaine confusion qui s’établit quand on regarde la statue presque de face, un peu à droite. La jambe gauche du personnage arrive alors à être entièrement masquée par la petite figure qui supporte la sphère céleste, sans que le regard ait conscience qu’il y ait là une largeur assez grande pour cacher cette jambe. La correction peut être complète, et nous croyons qu’elle l’est en effet, mais la vraisemblance n’est point suffisante, et les exigences de l’aspect dépassant en pareille matière l’exactitude absolue, la statue n’offre pas de ce point cette stabilité dont notre esprit, au moins autant que notre œil, réclame impérieusement la satisfaction.

Le Génie de l’immortalité, destiné à surmonter le tombeau de Jean Reynaud, n’est pas seulement une figure heureusement inventée, mais la conception même de M. Chapu répond au caractère intime du philosophe qui l’a inspirée, à cette nature passionnée qui, dans son incessante recherche de la vérité à travers l’infini du temps et de l’espace, s’efforçait de concilier la précision de la science avec le mysticisme le plus ardent. Cette figure, libre de ses entraves, qui repousse du pied la terre, et d’une allure si fière, prend son essor vers la lumière, cet élan de tout l’être, ces bras ouverts, ce visage radieux, tout ici répond à cette belle devise : Transitoriis quœre œterna, devise qui s’accorde si pleinement elle-même avec ce que nous savons d’une des âmes les plus actives et les plus sincères de notre époque. Le modelé ferme et souple procède par larges plans ; dans ses inflexions sobres la ligne de corps se suit bien, d’un même jet, et l’ensemble a ce cachet de force, de grâce et de distinction que M. Chapu sait imprimer à tous ses ouvrages.

Dans ces hommages rendus à la mémoire des hommes qui ont laissé leur trace ici-bas, la part de liberté laissée au statuaire est souvent bien restreinte. Parfois même il semble que tout se tourne contre lui pour l’enchaîner et lui imposer les conditions les moins conciliables avec l’essence même de son art. Une statue consacrée à M. Thiers présentait, plus qu’aucune autre, de telles difficultés. Dans une œuvre justement admirée, M. Bonnat avait bien pu peindre M. Thiers; mais le parti adopté par l’artiste devait s’offrir naturellement à son esprit. En évitant de montrer le corps tout entier, il trouvait même dans la simplicité et la couleur effacée du costume ce bénéfice de concentrer la lumière sur le visage et d’y appeler tout l’intérêt. Ces sacrifices et ces utiles dissimulations n’étaient point permises au sculpteur. A raison même de l’emplacement que sa statue devait occuper dans une galerie peu spacieuse, celui-ci était de plus condamné à nous représenter M. Thiers avec sa taille réelle, ses proportions vraies, le corps emprisonné dans l’étroit vêtement qui lui était habituel, avec les petites jambes qui le supportaient, avec les lunettes elles-mêmes sans lesquelles la ressemblance n’existait plus. Il n’y avait pas à tricher avec tout cela. Le dilemme était inévitable : ou ne pas adopter un tel programme, et alors ce n’était plus le type connu et consacré, ce n’était plus Monsieur Thiers, ou, si on l’adoptait, la donnée, il faut bien le reconnaître, était peu sculpturale. Si un artiste devait comprendre toutes les difficultés d’une pareille tâche, c’était assurément M. Guillaume; peut-être, en l’acceptant, était-il le seul aussi qui pût y mettre ce qu’il fallait de tact et de talent. Il a choisi dans M. Thiers l’homme public, et il l’a pris au point culminant de sa carrière, au moment où, appuyé à cette tribune qui était sa seule force, il allait recevoir, comme le suprême honneur de sa vie, le vote par lequel l’assemblée nationale déclarait qu’il avait bien mérité de la patrie. M. Guillaume a d’ailleurs respecté complètement le type de son modèle et son costume; il ne pouvait avoir idée de transfigurer M. Thiers. Mais, sans rien dissimuler du corps, il s’est efforcé, par une franche affirmation des lignes verticales, de faire monter nos regards vers le sommet, de les attirer sur le visage, auquel il a su, avec une ressemblance indéniable, donner cette expression d’énergie, d’intelligence et de tranquillité morale de l’homme qui, ayant pour lui sa conscience, attend avec calme le jugement de la postérité. Le geste de la main, l’attitude tout entière, confirment ces sentimens et communiquent à toute la personne le reflet d’une force supérieure à ce corps chétif. Par son aspect sérieux, simple, élevé, l’œuvre a tout le caractère qu’elle pouvait avoir.

Un simple dessin attribué à Van Eyck et représentant Philippe de Bourgogne a suggéré à M. Guillaume la pensée d’une de ces restitutions historiques auxquelles il excelle, et qui lui ont déjà inspiré plusieurs chefs-d’œuvre : les Gracques, le Mariage romain, et cette remarquable série des portraits de Napoléon Ier. dans lesquels, en s’attachant à suivre un même type à travers toute l’existence, l’artiste a su exprimer à la fois les modifications successives de l’âge et le jugement que comportait chacune des acceptions qu’il avait choisies, étude intéressante, d’un ordre tout à fait intime, et qui suppose, avec une perspicacité singulière, une rare souplesse d’exécution. Par ce double caractère de ressemblance naturelle et d’interprétation morale d’un homme et d’une époque, le Philippe le Bon est une œuvre de grand style et de forte réalité. Cette figure anguleuse et sèche, le malin sourire qu’on surprend sur ses lèvres, son regard méditatif, et jusqu’à ce missel que tient sa main nerveuse et ce collier de la Toison d’or qu’il porte à son cou, tout s’accorde ici pour nous montrer la fidèle image du politique habile, du protecteur des arts et des lettres, du chef de cette petite cour de Bourgogne qui a tenu une si grande place dans l’histoire et qui, soit dit en passant, mériterait d’être étudiée de plus près par ceux qui s’intéressent aux origines de notre art moderne. En attendant les travaux des érudits, le prince qui autrefois a donné à la Bourgogne une si haute illustration aura du moins reçu, dans cette œuvre accomplie, un digne hommage de l’artiste et du lettré qui est son compatriote.

Le Rabelais de M. Dumaige, destiné à la ville de Tours, est une statue bien conçue et drapée avec ampleur. La pose est naturelle et convient à cet attentif observateur de la vie humaine. L’expression narquoise du regard et de la bouche répond bien aussi à l’inscription placée sur le piédestal, mais que peut-être on aurait pu mieux choisir si on voulait résumer le caractère du personnage. Il y a plus que du rire chez Rabelais, et ce n’était pas seulement pour le vain plaisir du dénigrement que sa verve s’exerçait sur les travers de son temps. Rabelais voyait au-delà de son époque; il avait des idées très personnelles, et sur bien des points, il était en avant de son siècle par cette bonne santé et cette vigueur de pensée dont nous voudrions retrouver mieux la trace sur son visage. Comme Rabelais, Bernard Palissy appartient à la renaissance, et, comme Rabelais aussi il fut un précurseur ; mais le rire ne trouva guère place dans sa vie austère et vaillante. M. Barrias nous a rendu avec un grand charme d’expression cette figure pensive, ardente, ce front intelligent, ces yeux brûlés au feu des fours, ce visage amaigri par les privations et consumé lui aussi par la flamme d’une vie trop intense. Le costume élégant que recouvre le tablier du potier est d’un arrangement pittoresque; la pose et l’exécution s’harmonisent complètement avec la signification de l’œuvre, et les attributs heureusement disposés indiquent avec à-propos les recherches et les préoccupations multiples de cet artiste qui fut un savant et un inventeur. C’est aussi un inventeur qu’a représenté M. Lafrance. Sa statue de Sauvage a de la force et de la grandeur : peut-être son personnage pourrait-il mettre un peu moins d’ostentation à nous montrer l’hélice qui est figurée à côté de lui, mais il faut pardonner cette fierté posthume à un homme dont les découvertes furent nombreuses et le génie presque toujours méconnu. Ainsi conçu, l’hommage est en même temps une leçon.

Si tardif ou si exagéré qu’il puisse être, le sentiment qui pousse les villes ou les nations à glorifier leurs enfants illustres est toujours du moins un sentiment respectable. Mais il est parfois bien difficile à un artiste de s’intéresser à ces célébrités locales, et l’indifférence qu’elles lui causent le plus souvent, condamne par avance son œuvre à la banalité. La ville de New-York peut s’applaudir du choix qu’elle a fait d’un de ses enfans, M. Saint-Gaudens, pour la statue qu’elle voulait élever à l’amiral Farragut : elle aura droit désormais d’être doublement fière, du modèle et du sculpteur. Un artiste américain n’avait pas à chercher le sens d’un tel hommage; en s’y associant lui-même, il était assuré de donner à son travail le caractère qu’il réclamait. C’est bien là le marin, avec son costume simple et correct, la redingote boutonnée, les pans flottans au vent, l’aplomb du corps franchement pris, les jambes un peu écartées, comme il convient sur un sol mouvant. C’est bien là surtout le chef ayant conscience de sa responsabilité, investi de ce pouvoir suprême qui confie à son intelligence et à sa droiture la vie de tant d’hommes et l’honneur de son pays; la bouche, le front, le regard, tous les traits montrent bien la gravité, le sang-froid et la fermeté morale qui font la dignité du commandement. Mais ici il y a plus encore, et dans cet homme de mer et cet amiral vous découvrez le caractère particulier d’une race, la volonté tenace, clairvoyante, et, avec l’expérience de la vie, cette initiative et cette hardiesse de conceptions qui est propre aux Américains et dont Farragut a été un vivant exemple. L’exécution simple et large manifeste tous ces traits, et atteste que M. Saint-Gaudens était digne de cette œuvre puisque, pour sa part aussi, avec le bénéfice de l’enseignement qu’il a reçu à notre école, il a su, dans l’exercice d’un art assez nouveau pour sa nation, conserver des qualités natives de force et de spontanéité qui ne pouvaient trouver un meilleur emploi. On croirait volontiers que, dans l’expression des sujets librement choisis par l’artiste, son originalité devrait être plus grande, et qu’avec une pleine indépendance son talent peut se déployer plus à l’aise. Il n’en est pas toujours ainsi. A quelques-uns même il semble qu’un peu de contrainte soit nécessaire, car trop souvent les choix qu’ils font, abandonnés à eux-mêmes, ne répondent ni à leur tempérament particulier, ni même aux conditions les plus élémentaires de leur art. De là des étrangetés par lesquelles ils pensent se faire remarquer, des imitations de ce qui a réussi à autrui, et jusqu’à des emprunts directs faits à d’autres arts, soit dans la composition, soit même dans les procédés d’exécution. On trouverait facilement au Salon la trace de ces diverses préoccupations qui, selon l’importance qu’elles prennent dans l’esprit de ceux qui les subissent, vicient d’autant leurs productions. L’étude désintéressée de la nature est toujours pour les jeunes gens la marche la plus certaine, celle qui à l’entrée de leur carrière leur prête le meilleur soutien et leur permet, en se rendant maîtres de leurs moyens d’expression, de chercher aussi plus sûrement leur voie. L’exposition nous offre cette année un nombre rassurant de ces études modestes, exécutées avec conscience, sans autre prétention que celle de bien faire. Parmi celles qui nous ont frappé et qui nous paraissent de bon augure pour l’avenir de leurs auteurs, nous citerons le Pyrame, de M. Goulon, le Charme, de M. Hasselberg, et le Saint Jean, de M. Perrin. La Biblis, de M. Suchetet, est aussi une étude, mais où déjà la facture et le sentiment sont très personnels. La souplesse des chairs, leur molle pénétration entre elles, la délicatesse avec laquelle elles se modèlent sur les surfaces où elles posent, la jeunesse et la langueur de cette figure couchée, la flexibilité de ses formes allongées qui semblent déjà fluides, devaient signaler ce charmant ouvrage à l’attention. Si, comme nous le pensons, il doit être exécuté en marbre, peut-être M. Suchetet devrait-il s’attacher à corriger l’effet peu gracieux que présentent le sein et le bras sur lesquels porte le poids du corps. Quant à ce que donnera cette exécution définitive, il nous paraît imprudent de le présager, et nous devons désormais réserver notre jugement sur ce point. Ce modelé du plâtre est bien séduisant ; il donne trop facilement l’illusion d’un résultat au lieu de marquer une étape et une préparation. Il y a comme un courant de mode, qui tend de plus en plus à dominer, dans ce procédé d’empâtemens et de touches morcelées qui semble emprunté à la peinture et dispense trop souvent d’une forme plus serrée et d’une exécution plus profonde. Nous pouvons voir au Salon même bien des ouvrages qui, grâce à cette apparence flatteuse, avaient été fort remarqués aux dernières expositions et qui n’ont pas gagné à être aujourd’hui de marbre ou de bronze.

Chaque matière implique, en effet, un travail spécial dont bien des sculpteurs ne paraissent guère se douter. Ils ne comprennent pas que, dès la conception même de leur œuvre, ils devraient en quelque sorte l’avoir sous les yeux dans sa forme définitive, et que, tout en modelant la terre, il leur faudrait songer à la statue à laquelle les mène ce travail préparatoire. Faute de cette prévoyance, la statue ne tient pas les promesses de l’ébauche; au lieu de la compléter, l’exécution l’amoindrit. Aussi, malgré la grâce et la suavité de ses formes, nous attendrons le marbre de M. Beylard pour savoir exactement ce que vaut sa Madeleine, à laquelle il fera sagement d’ailleurs de donner un type un peu moins vulgaire. La figure de femme qu’expose M. Barrau ne manque pas non plus de grâce, et il y a une certaine élégance dans son ajustement ; mais nous ne comprenons pas très bien à quel titre elle représente la Poésie française. Elle a cependant à ses pieds une inscription explicative et une liste de nos poètes à côté d’elle. Mais comment résumer dans un seul personnage les idées qu’évoquent des noms si divers? Corneille et La Fontaine, Racine, Voltaire et Victor Hugo, le programme est bien vaste, et l’unité n’en apparaît pas très clairement sur cette figure : peut-être, au surplus, est-ce la difficulté de concilier tous ces noms qui lui donne ce petit air maussade. Il y a du mouvement dans les lignes et une largeur facile dans l’exécution de la Judith de M. Lanson. La tête de la jeune fille est expressive et, quoiqu’il soit assez léger, son costume a de l’ampleur. Mais, à distance, son geste laisse quelque incertitude sur ses intentions. Ce sabre qu’elle tient à la main et dont les détails finement travaillés attirent l’attention, ce sabre est trop riche et trop beau. Il semble exciter chez Judith un sentiment d’admiration et de convoitise plutôt qu’une idée de meurtre. On comprendrait son hésitation d’ailleurs, et ce n’est pas une mince affaire que la décollation de cet Holopherne, dont la robuste silhouette se profile derrière elle. Le groupe d’Orphée et Eurydice par M. Paris est bien agencé, bien équilibré, et montre des qualités d’expression remarquables. Il y a de la passion dans la figure suppliante d’Orphée et comme un vague espoir sur son visage, tandis que les traits d’Eurydice, — bien que sa tête nous paraisse un peu petite, — ont un caractère touchant de douleur et de regret. L’œuvre est d’un jeune homme, croyons-nous, mais elle atteste déjà de l’habileté et un sentiment très personnel.

L’Ève, de M. Falguière, a le charme que cet artiste communique à ce qu’il fait. La ligne extérieure de ce corps féminin se développe sans arrêt dans sa grâce souple et sinueuse. Le modelé des formes qu’enveloppe ce contour pourrait être plus accusé et serré de plus près dans le torse, le ventre et les jambes; mais l’effacement même de ce modelé ramène le regard vers la silhouette et l’invite à en suivre les ondulations. Nous souhaiterions aussi quelques accens plus précis dans le Mercure, de M. Delorme. La pose est naturelle, le corps a de l’élégance et les pondérations sont bien établies ; si la forme était plus arrêtée par places, le travail prendrait le condiment d’animation et de variété qui lui manque.

Peut-être est-ce par crainte de la rondeur et de la monotonie que nos sculpteurs subissent la séduction des types grêles auxquels ils se complaisent depuis quelques années, et dont M. Lefeuvre nous présente un nouvel exemplaire. Son œuvre est délicate, elle a du charme ; le modelé de ce jeune corps un peu gauche est très fin et l’expression ingénue du visage fait honneur à l’artiste. Mais, d’une façon générale, nous trouvons qu’on abuse un peu de ces âges intermédiaires et de ces adolescences en voie de formation. La gracilité n’est pas un régime qui convienne à la sculpture, et elle gagnerait à choisir dans la nature des états moins transitoires et mieux affinités. Nous savons donc gré à M. Turcan de nous avoir montré dans son Ganymède des formes plus pleines et d’avoir aussi, dans ce sujet scabreux, indiqué sur les traits de ce jeune garçon quelque chose comme un sentiment de réserve et de pudique étonnement. La pose d’ailleurs est pleine d’abandon et la lumière glisse bien sur ce bronze dont le travail est large et facile. Enfin la puissance et la vie que M. Becquet a mises dans son Faune jouant avec une panthère doivent lui mériter nos suffrages. L’énergie, la concision et la liberté de l’exécution y sont remarquables. Bien que mêlée, comme elle est ici, de quelque vulgarité dans le type du modèle, la bestialité un peu sauvage de la tête ne messied pas trop à cette étrange créature, et l’expression de la force est devenue chose si rare dans la statuaire de notre époque que nous ne pouvions pas manquer de la saluer dans l’œuvre de M. Becquet.

Comme toujours, les bustes sont nombreux; beaucoup sont excellens et mériteraient un plus long examen : tout d’abord celui de M. Pasteur, par M. Dubois, très bien composé, d’une exécution souple, d’une physionomie partiale et franche, avec ces inflexions et ces particularités délicates par lesquelles l’éminent sculpteur sait avec tant d’à-propos compléter le caractère de ses œuvres. Citons seulement encore, car il faut passer vite, le buste de Mlle Krauss, par M. Franceschi, un visage intelligent où respirent l’énergie et la volonté; celui de Mme S. S***, par M. de Saint-Vidal, une tête élégante, bien dégagée, bien posée, et qui rappelle les bons ouvrages du XVIIIe siècle; le Meissonier, de M. de Saint-Marceaux, tout plein de mouvement et de vie; le Dupin, de M. Guilbert, d’un aspect très sculptural; le fin portrait de M. A. Darcel, par M. Villain ; enfin celui de M. Dubois, dont les traits sont peut-être un peu trop accentués, mais qui, avec la charmante statuette de M. Meissonier, nous montre tout le talent et la spirituelle exécution de M. Gemito.

Dans cette longue et cependant bien incomplète revue, nous pensions avoir parcouru tout le domaine de la sculpture en recherchant, partout où nous les trouvions exprimés, le caractère, la beauté, la force ou la grâce. M. de Saint-Marceaux nous oblige à y ajouter l’esprit. Il y en a beaucoup dans son Arlequin, et peut-être y en a-t-il autant dans le choix d’un tel sujet, l’année d’après ce Génie funèbre qui avait valu à l’artiste un si haut succès. Le public attendait M. de Saint-Marceaux et le public a trouvé à qui parler. Il a su gré au sculpteur de cette évolution dont la brusquerie lui a paru de haut goût. Tout dérouté qu’il fût, comme il s’accommode encore mieux d’une donnée piquante et gaie que d’une gravité trop prolongée, il a applaudi M. de Saint-Marceaux. Il est très piquant et très malin en effet, cet Arlequin si bien cambré, si bien pris dans sa taille, si bien posté pour le combat. On sent qu’il ne s’agit pas ici d’un arlequin banal, mais de l’arlequin parisien, gouailleur, alerte, svelte, déluré, un peu impudent, assez cynique, prompt à l’attaque et plus rapide encore à la retraite, mais notre homme serait difficile à surprendre ; tournez autour de lui, vous n’y parviendrez pas. De partout, — et il convient d’en louer l’artiste, — de partout il se défend et ne se laisse point aborder. Ces yeux qui rient sous le masque ne disent rien de bon ; il médite quelque méchant tour et gare à qui passera à portée de sa batte! L’administration a compris quel danger ce serait de lâcher ce vaurien parmi le tas de dieux, de héros, de saints et de grands hommes qui sont en bas. Elle a voulu qu’il fût seul, à l’étage : elle le fait surveiller de près, et ces deux gardiens que vous voyez à portée sont spécialement commis à sa personne. La précaution n’était point inutile.


III.

L’architecture est à la fois un art et une science. Ce double caractère, autant que la persistance de ses créations à travers le temps, la rend pour l’histoire une source d’informations précieuse et quelquefois même unique. Les renseignemens qu’elle lui fournit sont les plus positifs de tous, ceux qui permettent le mieux d’apprécier la vie sociale et privée d’un peuple. Par l’usage qu’elle fait des lois qui régissent l’emploi des matériaux, elle nous dit ce qu’était l’état de la science chez ce peuple. Elle nous révèle en même temps son goût, son degré de culture, et comme son tempérament intellectuel et moral, par l’observation plus ou moins heureuse qu’il montre de ces autres lois plus délicates qui relèvent du sentiment et prescrivent en vue de l’aspect le plus beau, le meilleur usage de matériaux et d’un outillage donnés.

L’architecture et l’histoire se prêtent, on le voit, un mutuel secours; elles sont aussi intéressées l’une que l’autre aux recherches qui, ayant trait à la filiation de l’art chez une nation, nous renseignent nécessairement aussi sur la date et la nature des relations établies de peuple à peuple. On comprend donc, même à ce point de vue, l’importance qu’offre l’étude des monumens que nous a laissés le passé, qu’elle soit faite en vue de restaurations projetées, ou simplement dans un intérêt d’instruction purement théorique. La plus grande et de beaucoup la plus intéressante partie des dessins d’architecture qui figurent au Salon est relative à cette étude, dont le domaine s’est singulièrement agrandi à notre époque. Des contrées qui au point de vue de l’art semblaient autrefois déshéritées, mieux connues désormais, fournissent, comme l’Inde, par exemple, leur contingent de richesses à notre admiration. Dans cet ordre d’idées, la mission que poursuit en Afrique M. Vaurabourg a déjà produit d’intéressans résultats. A côté de détails d’ornementation intérieure copiés avec soin dans une habitation et dans une mosquée, l’habile explorateur nous apporte cette année une étude consciencieuse sur un monument dont la destination était restée longtemps incertaine, et qui offre une grande analogie avec cette sépulture des rois de Mauritanie qu’on connaît sous le nom de Tombeau de la Chrétienne. Le Mausolée des rois de Numidie, le Madrasien, est également un édifice circulaire fait d’assises de blocs réguliers disposés en gradins et décoré de deux lions d’aspect assez étrange. Là encore, on retrouve cet ensemble de précautions prises pour assurer le respect de la sépulture et qu’on observe en Égypte et dans plusieurs contrées de l’Asie-Mineure : portes simulées, impasses et accès mystérieusement compliqués, sortes de rébus architectoniques dont M. Vaurabourg a pu déterminer la clé au moyen d’un tracé géométrique. Le monument d’ailleurs n’a pas une haute valeur comme art, et son style est un compromis entre l’architecture grecque et celle de l’Orient.

Mais le champ de ces études du passé ne s’est pas seulement accru en étendue; il a été surtout plus profondément creusé, et bien des lumières nous sont venues depuis peu sur des époques et des styles que nous croyions bien connus. Entre tous, les monumens de la Grèce sont faits pour préoccuper les artistes et pour leur fournir les plus utiles enseignemens. On ne s’est point lassé de les consulter, et les beaux travaux que depuis longtemps ils ont inspirés à nos pensionnaires de l’école de Rome nous ont permis de suivre l’histoire de cet art et de l’étudier dans sa perfection. Tout récemment encore, quand déjà il semblait qu’il n’eût plus rien à nous apprendre, un examen plus attentif faisait découvrir dans quelle mesure délicate le sentiment intervenait à son heure pour corriger ce que les données de la science auraient eu de trop rigoureux. Par des déviations légères et toujours judicieuses, nous le voyons, en effet, s’efforcer de donner à l’œil l’impression d’une perspective plus logique en quelque sorte que la perspective vraie, puisqu’elle avait pour but de mieux affirmer pour l’esprit ces satisfactions de stabilité, de proportions et d’harmonie dont nulle part ailleurs on ne rencontrerait à un si haut degré l’heureuse réalisation. C’est ainsi que successivement, avec les progrès mêmes de ces études, nous nous étions habitués à prendre une opinion toujours plus haute de ce petit peuple, de son goût, de son génie. Cette année encore, deux architectes récemment sortis de l’école de Rome, MM. Loviot et Paulin, nous montrent sur ce sujet un ensemble de travaux très importans, mais qui tendraient à modifier d’une manière notable les idées reçues jusqu’ici. C’est comme une thèse qu’ils nous présentent concurremment sur deux des monumens les plus intéressans d’Athènes ; le Parthénon et le temple de Thésée. Avec une somme de travail égale, autant d’ingéniosité dans les conceptions et une habileté presque semblable pour l’exécution, leurs conclusions sont pareilles. Mais si l’importance du travail et le mérite de l’exécution sont ici dignes des plus grands éloges, il convient d’y regarder de très près avant de se prononcer sur la valeur des révélations que nous apportent MM. Loviot et Paulin. Il faut reconnaître d’ailleurs qu’ils n’ont pas usé de ménagemens envers nous et que le courage n’a pas manqué à leur franchise. Tout ce qu’on peut mettre de netteté et de violence à une affirmation, ils ne nous l’ont pas épargné. Le premier choc est rude. On est froissé de la brutalité de ces couleurs crues qui s’étalent sur ces vénérables monumens, les traversent de part en part, sans souci de leurs lignes, sans laisser à l’œil aucun répit, sans respecter aucune surface, à l’intérieur comme à l’extérieur, sur les statues comme sur les édifices. On reste un peu dérouté dans ses affections, blessé dans ses instincts, honteux pour soi-même et pour les autres surtout, d’une si longue ignorance sur des sujets si souvent étudiés et par des hommes d’une telle valeur. Et cependant si c’était bien là l’expression de la vérité, il faudrait nous rendre. Il est toujours temps de renoncer à une erreur ; mais quand une croyance est bienfaisante, il ne la faut rejeter qu’à bon escient.

Cette question de la polychromie n’est point chose nouvelle, et depuis le temps où, à la suite de son voyage en Sicile, Hittorff en rapportait les premières indications, plus de cinquante ans se sont écoulés. L’attention étant éveillée, il fallut dès lors étudier ce genre de décoration, reconnaître qu’il avait eu une place dans l’art des anciens et que, pour les temples de Sicile, pour le grand temple de Sélinonte en particulier, la polychromie, qui y avait été dûment constatée, était du reste assez motivée, puisqu’il s’agissait là de temple de pierre appartenant à une époque assez archaïque. Pour les temples de l’Asie-Mineure, d’ordre ionique, il est vrai, les colorations, on l’a reconnu, sont des plus minimes, et M. O. Rayet, qui les a observées de près et avec le plus grand soin, n’a pu les retrouver qu’au fond des moulures, sur l’entablement, dans les chapiteaux, et jamais, ni à Éphèse, ni à Priène, ni à Didyme, sur des parties plates, sauf le fond des caissons à l’intérieur. Quant au Parthénon lui-même et aux monumens doriques de la belle époque, les traces de coloration avérées se réduisent, croyons-nous, à moins encore, et celles qu’on a pu constater se bornent aux triglyphes, aux dessous du larmier, aux mutules, et aux intervalles qui les séparent. Intérieurement encore, des traits gravés figurant des ornemens (comme la double grecque représentée dans ces restaurations, par exemple) laissent entre eux des surfaces qui ont dû aussi être colorées ou dorées, et les différences de grenu ou de poli qu’on y remarque proviennent apparemment de la préservation plus ou moins grande que l’or ou la peinture ont opposée à la détérioration du marbre. Il y a loin de là aux débauches de couleur que nous montrent MM. Loviot et Paulin, et les hypothèses nous semblent abonder uni peu trop dans leurs restaurations. M. Lambert, bien connu par ses beaux travaux relatifs à la topographie de l’Acropole, s’y était montré plus réservé, et la mesure délicate dans laquelle il a tenu compte de la polychromie nous semble à la fois plus conforme à l’art et plus justifiée par les données de l’archéologie. MM. Loviot et Paulin ont peut-être un peu trop cédé ici à une tentation assez fréquente dans ces essais de restitution du passé : celle d’accumuler, en y ajoutant encore, sur un seul monument, les résultats de découvertes faites en divers lieux, sur des édifices appartenant à des époques différentes et construits avec d’autres matériaux. Il peut être naturel de cacher la pierre sous une décoration peinte qui, en même temps, la garantit contre les dégradations atmosphériques. Cette décoration paraît non-seulement sans objet, mais déplacée s’il s’agit d’une matière précieuse et résistante comme le marbre; elle choque toutes nos idées et notre goût, quand au lieu de se borner à accuser sobrement quelques détails d’ornementation et à leur donner plus de relief, elle envahit tout, et sans laisser à l’œil aucun repos, détruit les lignes, la simplicité et jusqu’aux proportions de ces admirables monumens. Quant au talent de l’exécution, il est, nous l’avons dit, très réel, et M. Paulin surtout, comme dessinateur et comme aquarelliste, est d’une habileté tout à fait merveilleuse. Il nous en offre d’ailleurs une nouvelle preuve dans sa fine étude d’après l’hôpital de Pistoïa, où sont figurées ces charmantes majoliques de Lucca della Robbia, dont on peut voir maintenant à Paris, encastrées dans les murailles de notre École des beaux-arts, de fidèles reproductions.

Ces qualités d’exécution sont fréquentes chez nos jeunes architectes ; nous les retrouvons dans les copies qu’a faites M. Blondel de peintures murales de Pompéi, témoignages d’un goût assez singulier et de cette facile adresse dont en mainte contrée d’Italie on pourrait encore constater les traditions. M. Blondel y a joint un tracé géométral relevé avec soin et un dessin très exact du tombeau du cardinal Sforza qui se voit à l’église Santa-Maria del Popolo, une des œuvres les plus pures et les plus élégantes de Sansovino. C’est encore un ancien pensionnaire de l’Académie de France, M. Lambert, dont nous venons de rappeler les savantes études sur l’Acropole, qui remet sous nos yeux ce charmant palais de Brescia d’une si exquise apparence, avec ses formes nettes et fines et ces surfaces tranquilles sur lesquelles des sculptures délicatement fouillées marquent coquettement leur précieuse broderie. Enfin M. Simil, auquel nous devons de beaux travaux sur les monumens de Nîmes, a été bien inspiré en nous montrant divers motifs de décoration empruntés au Vatican : il nous paraît même qu’en passant par son pinceau ces capricieuses arabesques ont pris une harmonie et une distinction de couleur qui manque aux originaux. A force de voir nos artistes étudier et copier leurs monumens, les Italiens se sont piqués d’honneur, et voici qu’ils commencent à s’en occuper eux-mêmes. Les lecteurs de la Revue ont été déjà mis au courant par M. Yriarte, un artiste et un érudit qui connaît à fond Venise, de cette restauration de Saint-Marc, qui dernièrement a fait tant de bruit. Un architecte milanais, M. Colla, nous envoie à son tour plusieurs projets très étudiés pour des restaurations de l’hôtel-de-ville et de l’église Santa Maria delle Grazie à Milan.

Nous étions restés longtemps nous-mêmes avant de nous douter des richesses que nous possédions et d’apprécier à sa valeur cet art gothique, qu’il serait plus juste d’appeler un art français, puisqu’il est une de nos gloires nationales les moins contestables. Un homme surtout a contribué à nous éclairer à ce sujet, et l’ensemble des : travaux de Viollet-Leduc encore exposés au musée de Cluny nous fait comprendre aujourd’hui ce que fut cette vie laborieuse, ce qu’était le talent de ce dessinateur si précis, si exact, si élégant; la masse d’informations dont il disposait, les rapprochemens féconds qui sollicitaient cette intelligence naturellement vive; ses aptitudes diverses, cette énergie enfin et cette ténacité parfois héroïque qu’il mettait au service d’une santé de fer et d’une étonnante compréhension des formes de la nature pour essayer de surprendre sur le vif la simplicité logique des structures dans le massif compliqué du Mont-Blanc. A l’exemple de Viollet-Leduc, M. de Baudot, son meilleur disciple, s’attache à appliquer ses principes dans les restaurations relatives au château de Laval et à l’église du Taur. Enfin MM. Deslignières et Levicomte nous apportent une étude complète sur des édifices ou des fragmens empruntés à diverses époques qui se trouvent à Périgueux ou aux environs, travail très remarquable, accompagné de légendes, de plans et de projets de restaurations, qui, nous l’espérons, sera publié sous la forme qu’ils lui ont donnée et qui mériterait même de provoquer dans toutes nos villes des recherches ou des études pareilles. Malgré toutes les ruines que le vandalisme ou l’incurie ont faites sur notre sol, il est encore bien riche en monumens et, à côté de cet inventaire écrit qui a été si justement prescrit, les inventaires figurés, qui d’année en année se poursuivent, nous attestent cette richesse. Ils nous révèlent en même temps par les modifications locales que le goût ou la nécessité apportaient dans les constructions d’une même époque, la souplesse de notre génie national pour se prêter ainsi aux conditions les plus diverses avec un si parfait à-propos.

Avons-nous donc perdu cette faculté d’invention et sommes-nous condamnés, pour notre architecture moderne, à ne vivre que d’emprunts faits à tous les âges et à tous les styles? Il serait injuste de le dire, mais, à voir le peu d’idées personnelles qui s’allient parfois à l’érudition la plus haute, on serait tenté d’accuser cette science stérile qui n’aboutit qu’à paralyser toute initiative et à nous écraser sous le poids de l’art du passé. Comme les précédens, le Salon de cette année est assez pauvre en projets de constructions vraiment modernes. Ces écoles qui ont l’apparence de prisons ou d’usines, et ces mairies qui semblent des habitations particulières, peuvent bien présenter les appropriations intérieures les plus ingénieuses, mais on ne saurait admirer beaucoup leur caractère architectural. Avec le dessin d’une porte qui rappelle ses heureuses applications de la céramique à la construction qu’on avait remarquées au Palais du champ de Mars, M. Sédille a exposé le modèle d’un monument funéraire, destiné, croyons-nous, à la reine Mercedes. La disposition en est claire, élégante, et la polychromie, que nous retrouvons ici, y joue un rôle discret et opportun. Peut-être y aurait-il encore intérêt à le restreindre, du moins pour cette statue couchée, qui, dorée elle-même, disparaît au milieu des dorures répandues partout. La blancheur d’une figure de marbre serait ici plus expressive, parlerait mieux à l’œil et donnerait à l’œuvre une signification plus nette et plus touchante. Entre tous les projets que se sont proposés nos jeunes architectes, ceux de M. Chardon sont à la fois les plus importans et les mieux conçus. Ils se présentent d’ailleurs avec la consécration du succès qu’ils ont obtenu dans le concours fondé par M. Duc. Peut-être leur auteur a-t-il même, par maint emprunt, pas assez dissimulé, rendu un hommage trop direct à l’éminent architecte du Palais-de-Justice. Nous souhaiterions aussi un peu plus de variété dans les ordonnances, et ce parti-pris d’écrasement des portes reléguées dans un soubassement, quelle que soit la destination de l’édifice, ne nous paraît pas toujours très justifié. Les entrées peuvent conserver cette apparence sévère et cet air de geôle quand il s’agit de l’Hôtel d’une société financière, un édifice qui doit évidemment inspirer toute sécurité à l’endroit des trésors qui lui sont confiés ; mais il y faudrait plus d’ampleur et plus de style aussi pour une École pratique des hautes études, dont les portes doivent être largement ouvertes. Dans ce dernier projet nous avons également noté des escaliers qui donnent simplement accès à des bancs appliqués contre la façade, ce qui nous paraît un déploiement de décoration et aussi de dépenses peu en rapport avec le résultat. Mais nos savans, du moins, ne se plaindront plus qu’on leur ait ménagé l’espace et qu’on montre trop de parcimonie à leur égard. Ce sont de vrais palais qu’on songe à leur élever ; il est vrai qu’ils sont les rois du moment. M. Chardon a compris qu’avec eux, il pouvait se donner carrière, et malgré nos légères critiques ses dessins, d’ailleurs parfaitement exécutés, montrent de l’élégance, du goût et beaucoup d’étude.


IV.

Et maintenant, après cette longue revue, il est naturel de se demander quelle impression nous laisse ce Salon. Est-il meilleur ou vaut-il moins que les précédens ? Y trouvons-nous l’indication d’un progrès dont il faille se réjouir ou d’une décadence qui menacerait l’art contemporain ? Chacun suivant son humeur peut, à sa guise, répondre à ces questions. Les esprits absolus ont beau jeu pour choisir dans la masse des argumens disponibles ceux qui conviennent le mieux à leur tempérament ; mais, comme toujours, quand on se pique d’impartialité et qu’on s’efforce de résumer des situations un peu complexes, on éprouve quelque embarras. S’il y a dans celle qui nous occupe bien des symptômes fâcheux, il en est aussi de rassurans ; essayons d’en faire le départ. Tout d’abord, puisque c’est du Salon qu’il s’agit, cette institution des Salons, dans ses transformations successives, n’a-t-elle pas exercé sur la marche même de l’art à notre époque une influence notable? N’est-elle point pour quelque chose dans certaines tendances assez regrettables qui s’y sont manifestées ? Nous le croyons, et c’est de nos peintres que nous entendons parler plus particulièrement ici, car plus que les sculpteurs et les architectes, à raison de la liberté plus grande que leur laisse leur art, ils ont été exposés aux tentations que nous avons à signaler, et plus qu’eux aussi, ils y ont cédé. Sans parler du luxe des cadres, ces dimensions exagérées pour des sujets minimes, ces conceptions baroques, ces silhouettes désordonnées, ces colorations criardes, cette préoccupation exclusive du paraître, toutes ces violences et ces excentricités qui s’étalent à nos expositions, ne résultent-elles pas du désir immodéré de s’y faire remarquer à tout prix et d’attirer à soi les passans? Comme dans ces réunions publiques où, pour dominer la foule, de bons poumons valent souvent mieux que de bonnes raisons, nos peintres ont cru, — et l’ampleur même du local était un peu leur excuse, — qu’il fallait crier fort. Ce fut donc à qui, dans son coin, ferait le plus beau tapage et annoncerait avec le plus de bruit les merveilles qu’il avait produites. Les mots jouant toujours un grand rôle en pareilles réclames, les titres les plus variés allaient se succédant ou se croisant d’année en année: réalistes, naturalistes, intransigeans, impressionnistes, indépendans, intentionnistes, école du blanc, ou du plein air, ou de la tache, etc.. Jamais nous n’aurions cru qu’il pût y avoir tant de sortes de peintures, ni qu’après les maîtres il restât encore tant de découvertes à faire dans leur art.

Ce n’est pas que quelques-unes de ces appellations ne renfermassent une part de nouveauté ou de vérité. Le retour à une étude plus directe de la nature devait amener, on le conçoit, une légitime réaction contre les pauvretés de lumière et de couleur auxquelles l’école académique avait réduit la peinture. Mais en isolant à plaisir chacune des qualités dont ils prétendaient avoir le monopole, les novateurs en venaient peu à peu à exclure toutes les autres, et, à se cantonner ainsi dans leur petit domaine, la vanité leur persuadait trop aisément que le monde finissait à ses limites. Qu’on se garde, par exemple, d’une peinture enfumée, noire ou roussie, et qu’on laisse au temps seul le soin de faire de vieux tableaux, rien de mieux. Mais que, sous prétexte de couleur claire, on s’interdise de parti-pris, et surtout qu’on veuille interdire à autrui l’emploi des ressources qu’offre la peinture, qu’on se prive des contrastes et des oppositions de valeurs qui sont une bonne part de son charme, c’est là un travers analogue à celui que pourrait se proposer un symphoniste qui, ayant sous la main tout un orchestre, voudrait en bannir les instrumens graves. Rubens et Velazquez, dont la peinture, croyons-nous, n’est pas sans quelque clarté, ni quelque fraîcheur, n’avaient point connu pareilles subtilités.

Peu à peu, à force de vouloir se singulariser, ces soi-disant réformateurs en vinrent à des audaces que le jury, malgré son extrême indulgence, ne voulut pas toujours laisser passer. En s’installant chez soi, on put à la fois éviter de pareilles mésaventures et choisir ses compagnies, sans avoir à craindre des comparaisons gênantes. Vous savez ce que sont devenues ces exhibitions où, dès le seuil, il est trop facile de reconnaître que la composition, le goût, le choix des formes, leur correction, en un mot que toutes les conventions du vieux jeu ont été abolies au profit des impressions sommaires et des sujets inédits. Les héros de l’estaminet ou du canotage, les cantatrices du bouge, les faces plâtrées des filles, les panoramas pris de la gouttière, ou des motifs empruntés à ces quartiers perdus où aboutissent les épaves de la grande ville, tout ce joli monde et cette intéressante nature, on nous les représente d’en haut, d’en bas, sous les aspects les plus imprévus, mais toujours déformés par les plus aventureuses perspectives. Après avoir déclamé contre les traditions et s’être insurgé contre les règles au nom des droits sacrés de l’art libre, on a bien été obligé d’accepter d’autres tyrannies. On ne voulait plus de principes, ni de croyances, et par une de ces superstitions à rebours dont les destructeurs à outrance sont coutumiers, on a érigé en culte la trivialité et la laideur. L’apprentissage d’un pareil métier étant devenu très rapide, la liberté a grandi d’autant et, de peur d’être le réactionnaire de quelqu’un, chacun en a pris à son aise. Les malins cependant, ceux qui avaient quelque soupçon de talent, se sont peu à peu retirés, et quand, au milieu des insanités qui font le gros de la masse, on rencontre çà et là un semblant d’harmonie, une forme à peu près indiquée, on accueille ces bonnes fortunes comme un trait de bon sens qui tire tout son prix du milieu où il se produit. On en sait gré à l’auteur, on est heureux de s’arrêter auprès de son œuvre et de trouver l’occasion de lui témoigner un peu de cette sympathie qui est au fond de toute âme humaine.

Pareils spectacles, on le conçoit, n’ont pas été sans avoir une influence sur les Salons, où cette école des à-peu-près, des vagues intentions et du lâché comptent encore trop d’adeptes. Mais de telles excentricités se tempèrent à la longue, et quand elles ne peuvent réclamer le mérite de la persécution, elles finissent par se neutraliser mutuellement. Il nous semble même que de l’excès du mal commence à sortir quelque bien. Le public, du moins, paraît aujourd’hui édifié sur la valeur de ces tentatives. Pour avoir été trop souvent abusé, il ne se laisse plus aussi facilement prendre aux amorces des programmes. Son éducation s’est faite peu à peu et comme il admet d’ailleurs toutes les différences de talent, il n’a plus guère souci que de ce qui en montre. Par un virement d’opinion très naturel, les œuvres devant lesquelles il paraît s’arrêter le plus volontiers sont celles qui, au lieu de continuer les agitations de sa vie, lui apportent quelque repos. Le Salon de cette année a pu fournir à cet égard plus d’un utile enseignement. Le talent est devenu si répandu que, sans méconnaître ce qu’il vaut, on aime surtout à le voir au service de la pensée. A mesure qu’on s’élève dans l’ordre des créations de l’art, on voudrait que l’exécution répondît par un accord plus intime à l’expression. Elle y touche de si près, en effet, elle s’en peut si difficilement séparer qu’à un certain niveau, cet accord est presque involontaire et que souvent même il est inconscient. Combien se disent réalistes et mettent leur point d’honneur à afficher un complet renoncement aux choses de l’esprit qui ne valent cependant que par l’esprit et dont le talent proteste éloquemment contre les doctrines ! Le monde, vous le savez, est plein de ces spiritualistes involontaires, et l’art de notre temps serait par trop privilégié s’il était seul à connaître d’aussi heureuses inconséquences.

Quant aux tendances dominantes que manifeste cet art, quant à la direction générale de son mouvement, à le considérer là où il faut, nous voulons dire chez ceux qui lui donnent le branle, bien fin serait celui qui pourrait les résumer. Le mouvement d’indépendance qui a poussé les esprits à secouer toute autorité, l’art a fait plus que le subir, il y a contribué. A mesure que nous avons mieux connu son passé, nous avons dû renoncer à bien des antipathies ou des préférences, et avec elles à beaucoup de prétendus principes qui n’étaient que des étroitesses d’esprit ou des ignorances. Des notions plus exactes ont rendu plus impartiales et plus larges nos appréciations des œuvres de tous les temps et de tous les peuples. Il est donc difficile d’être aujourd’hui très exclusif. Mais peut-être est-il plus difficile encore, en présence de richesses si nombreuses et si diverses, de rechercher quels principes esthétiques subsistent désormais. C’est là un travail d’intéressante synthèse qui, si on ne le bornait pas à des constatations indifférentes, ne pourrait manquer d’être fécond. Pour le moment, ces affirmations esthétiques sont encore bien rares et bien confuses, et dans les étapes que notre critique a successivement franchies, nous n’avons pas encore dépassé celle du doute. Qu’il soit légitime ou regrettable, cet état existe. C’est un fait, et, à l’heure présente et dans tout ordre d’idées, il n’est guère de principes, même parmi les plus élémentaires, qui n’aient été avec une ardeur égale et des raisons, en apparence du moins, aussi valables, combattus ou soutenus, guère de vérités autrefois reconnues pour telles qui n’aient été niées, et comme les meilleures causes semblent avoir pris à tâche de se discréditer elles-mêmes, un désarroi à peu près général s’en est suivi. Même chez ceux qui sont restés les plus entiers dans leurs convictions, il serait facile de découvrir bien des compromis. Ils ont à tenir compte de trop de choses pour que sur beaucoup de points ils ne se sentent pas entamés.

Par l’anarchie qui règne aujourd’hui dans son domaine, l’art reflète donc assez fidèlement l’état moral de notre société. Chez lui d’ailleurs cette uniformité qu’on croit apercevoir à certains momens de l’histoire n’a jamais été très grande, et s’il a pu s’accommoder de presque tous les régimes, c’est qu’il porte en lui-même sa propre indépendance. Les doctrines ont eu sans doute autrefois plus de cohérence, mais les hommes n’ont jamais été moins dissemblables. Dès l’origine de la peinture moderne, alors qu’on sortait à peine du formalisme hiératique et que l’expression de pensées communes comportait encore une discipline et un certain concert, le caractère individuel apparaissait déjà dans les manifestations de l’art et s’y accentuait de plus en plus. A l’époque de son épanouissement, c’est bien autre chose, et quoique contemporains et vivant aux mêmes lieux ou dans un voisinage assez proche, Raphaël et Michel-Ange, Rubens et Rembrandt, Velasquez et Murillo, entre autres, nous semblent pourtant des génies de natures fort tranchées. Sans doute il est possible de relever pour chaque âge bien des ressemblances et des analogies, et les plus grands maîtres ont dans une certaine mesure subi ces mille influences qui agissent sur nous ici-bas. Mais s’ils ont été grands, c’est que, mieux que ceux qui les entouraient, ils ont su dominer ces influences. Loin d’être, avant tout, les produits naturels et nécessaires d’un sol et d’une époque, ils sont bien plus encore un témoignage éloquent de la liberté humaine, puisque chez eux elle apparaît plus entière et se prouve par des actes plus éclatans. Leur personnalité est même si puissante qu’ils absorbent celle des autres et les écoles qui se forment autour de chacun d’eux ne sont le plus souvent que des groupemens de collaborations établis par eux et à leur propre profit. Eux manquant, ces associations éphémères, au lieu de servir l’art, n’ont été le plus souvent pour lui que des causes de décadence. Loin d’accuser les dissemblances que nous a révélées l’examen auquel nous venons de nous livrer, nous regretterions plutôt de ne pas les avoir trouvées plus profondes. On ne prend plus de mot d’ordre, il est vrai, et sans accepter de direction, chacun va de son côté à ses risques et un peu à l’aventure. Mais, malgré tout, on ne peut s’empêcher de constater dans l’ensemble un certain affaissement, des qualités moyennes de confection et de clarté, nous le voulons bien, mais peu d’originalité en somme au fond de cet individualisme, beaucoup de travail et cependant une indifférence croissante, et par-dessus tout l’envahissement graduel d’un naturalisme toujours plus despotique.

Ces grands cris, ces élans de passion ou ces aspirations austères vers l’idéal, qui avaient fait l’honneur de l’art aux approches de 1830, tout cela s’est bien calmé. On avait poursuivi trop de chimères; on est las des aventures généreuses et des duperies du sentiment ; on ne veut plus de déceptions. On ' se méfie des clartés matinales de l’aube ou des pompes éclatantes du couchant: leurs colorations faussent les objets et ramènent ces mirages dangereux qui trop souvent nous ont séduits. C’est sous la lumière froide et nette du plein jour qu’on tient à nous représenter les objets tels qu’ils sont, à détailler leurs particularités même les moins plaisantes, sans nous épargner leurs laideurs. La peinture a pris les exigences de la science et, tandis que celle-ci, à force de reculer ses horizons, arrivait à la poésie, l’art, par une voie inverse, semble vouloir s’en passer. Il devient avant tout très positif. Ça et là quelques figures plus hautes se détachent désormais sur un fond trop uni, qui s’efforcent avec courage, en résistant à ce courant, de nous parler encore des choses du sentiment, de nous montrer que l’imitation n’est pas un but auquel il faille s’arrêter et qu’entrer ainsi en lutte avec la nature, sur ce terrain, c’est accepter d’avance la défaite. Ils ont compris ceux-là qu’il ne suffit pas de bons yeux ni d’une main habile, — quel qu’en soit d’ailleurs le prix, — pour faire œuvre qui dure. Ce peu de matière qu’il faut pour créer un livre, une statue, un tableau, ne vit, ne défie le temps que par ce qu’un homme y a mis de lui-même, de sa pensée, de son être. De tels artistes il en est encore, grâce à Dieu, qui aiment ce qu’ils font et se donnent tout entiers à cette noble profession qui est à la fois leur passion et leur tourment. Nous nous sommes complu à relever chez eux cet accord de la sincérité et du talent dont la recherche nous a guidé dans notre étude. A côté d’eux, et c’est sur cette perspective plus consolante que nous voulons finir, ce Salon du moins nous aura aussi révélé des efforts nouveaux, des noms qui peuvent à leur tour devenir célèbres et soutenir dignement la gloire de notre école. Il appartient à ces jeunes gens de nous montrer ce que valaient nos espérances.


EM. MICHEL.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.