LE
SALON DE 1876

LES IMPRESSIONNISTES, LES TABLEAUX DE GENRE ET LES PORTRAITS.


I

On avait dit d’avance beaucoup de bien du Salon, et personne n’ignorait que la direction des beaux-arts avait résolu d’augmenter le nombre des médailles. Cette mesure exceptionnelle, bruyamment annoncée, donnait beaucoup à penser. Les gens défians craignaient que le spectacle ne valût pas l’affiche et que le public ne fût trompé dans son attente. Il ne l’a pas été, il n’a pas eu de mécompte, il s’est déclaré satisfait. Le Salon de 1876 est un des plus riches que nous ayons eus depuis plusieurs années ; il renferme beaucoup d’œuvres intéressantes ou remarquables, dont quelques-unes sont tout simplement excellentes et font honneur à l’art de notre temps. Que peut-on demander de plus à un Salon ? Ceux qui veulent davantage n’ont qu’à s’en aller au Louvre ; ils y verront tous les chefs-d’œuvre qui sont nécessaires à leur bonheur. Il faut prendre les choses pour ce qu’elles sont, et les expositions annuelles de peinture et de sculpture ne seront jamais que le champ de foire des beaux-arts. On y trouve beaucoup de mélange, pas mal de pacotille, du clinquant, des paillettes, des crincrins et des mirlitons, des marchands d’orviétan et des joueurs de gobelets ; l’essentiel, est qu’on y trouve aussi d’honnêtes marchands et de bonne marchandise. Nous ne savons qu’y faire, nous aimons les foires, et il est permis d’affirmer que la foire de cette année est bonne. De nouveau-venus s’y sont produits avec éclat, leurs coups d’essai sont presque des coups de maîtres ; acceptons-en l’augure, heureux si nous pouvions nous écrier avec le poète :

La moisson de nos champs lassera les faucilles,
Et les fruits passeront la promesse des fleurs.


Que les fleurs donnent seulement tout ce qu’elles promettent, nous n’aurons pas le droit de nous plaindre. Ne nous frappons pas trop la poitrine, l’art n’est point mort en France.

Cependant de zélés défenseurs du grand goût et du grand art ont répété leurs doléances accoutumées. Ils se plaignent que le Palais de l’Industrie est un établissement trop hospitalier, qu’on y reçoit tout le monde, que les bons ouvrages s’y perdent dans la foule des productions frivoles, hâtives, médiocres ou décidément mauvaises. Ils reprochent au jury son excessive indulgence, ils le voudraient plus rigoureux dans ses choix, plus résolu dans ses exclusions. Ils rêvent d’en finir avec les capharnaüms de la peinture, de leur substituer des expositions restreintes, qui ne renfermeraient qu’un petit nombre de tableaux triés sur le volet, et seraient pour le public, comme pour les jeunes artistes, des écoles de style et de goût. Ce projet est louable, mais nous croyons qu’à la pratique il souffrirait de grandes difficultés. Admettons que votre jury soit composé d’intraitables justiciers, plus sévères pour leurs amis que pour leurs ennemis. Vous n’empêcherez pas chacun de ces Catons d’avoir ses opinions particulières et peut-être ses partis-pris d’école. Réussiront-ils à s’accorder sur la définition du style et du grand goût ? Un jour, en écoutant un opéra, un spectateur disait à son voisin : « Mais, monsieur, pensez-vous que ce soit précisément de la musique ? — Non, monsieur, lui répondait le voisin, ce n’est pas précisément de la musique ; mais on ne peut pas dire non plus que ce soit précisément le contraire. »

Il en est du style comme de la musique, il n’est pas toujours facile de dire ce que c’est et de distinguer nettement ceux qui en ont de ceux qui n’en ont pas. Comptez d’ailleurs que les plus honnêtes gens de la terre ont leurs sympathies, leurs antipathies, leurs préjugés, leurs préventions et des fins de non-recevoir à opposer à tout ce qui leur déplaît. Ingres éprouvait à l’égard de Delacroix le même genre de répulsion et d’horreur que ressentent certaines femmes à la vue d’une araignée. Le jury qui exclut l’Hamlet du Salon de 1836 était, selon toute vraisemblance, très honnête, et il rendit son verdict en parfaite sûreté de conscience. « Quelques défauts que puisse avoir cet ouvrage, écrivait en ce temps Alfred de Musset, comment se peut-il qu’on l’ait jugé indigne d’être condamné par le public ? Est-ce donc la contagion qu’on a repoussée dans cette toile ? Est-elle peinte avec de l’aconit ? Il semble que tant de sévérité n’est juste qu’autant qu’elle est impartiale ; comment croire qu’elle le soit lorsqu’on voit de combien de croûtes le Salon est rempli ? » Ces mots de l’auteur des Nuits devraient faire réfléchir les esprits chagrins qui se lamentent sur la décadence de l’art. Il y avait beaucoup de croûtes dans le Salon de 1836, on y trouvait même « les plus affreux barbouillages. » Eh ! sans contredit, les croûtes ne manquent pas dans le Salon de 1876. Il abonde aussi en œuvres médiocres, ou banales, ou froidement académiques, ou sottement prétentieuses, ou effrontément tapageuses ; ajoutez-y les morceaux à effet, les tableaux et les tableautins qui n’ont pour eux que le ragoût, d’autres encore où un talent véritable est gâté par le charlatanisme et qui auraient fait les délices de ce bon monsieur Turcaret, puisque « une belle voix, soutenue d’une trompette, le jetait dans une douce rêverie. » Laissons les mélancoliques grogner dans leur coin. Quand l’ange Ituriel hésitait s’il détruirait Persépolis, Babouc lui présenta une petite statue composée des pierres les plus précieuses et les plus viles, et il lui dit : « Casserez-vous cette jolie statue parce que tout n’y est pas or et diamans ? » Ne supprimons pas les expositions annuelles, et laissons subsister Persépolis, dussent les prophètes et les critiques d’art s’en fâcher, comme Jonas se fâcha de ce qu’on ne détruisait pas Ninive. Leur mauvaise humeur est moins excusable que la sienne, ils n’ont pas été comme lui trois jours dans le corps d’une baleine.

Les jurés n’ont pas la vie commode ; ils s’appliquent à faire de leur mieux, et personne n’est content. Les uns regrettent que le jury d’admission ait été trop indulgent et trop facile ; d’autres, qui ont de bonnes raisons pour cela, lui reprochent l’étroitesse de ses préjugés, la férocité de ses condamnations : ils lui en veulent d’avoir fermé la porte du Salon à la jeune école, à l’école de l’avenir, aux francs-tireurs, aux garibaldiens de la peinture, à ceux qui s’appellent eux-mêmes les intransigeans ou les impressionnistes. Cette école est plus qu’une école, c’est une secte qui aspire à fonder une nouvelle religion. Elle n’a pas encore de temples, et l’état ne se charge pas des frais du culte ; mais elle avait ouvert récemment à la rue Le Peletier une chapelle où les profanes étaient admis. Ce qu’on y voyait était fort étrange, et les gens qui en sortaient avaient l’air fort étonné ; quelques-uns avaient besoin de faire deux ou trois tours sur le boulevard pour reprendre leurs esprits.

Qu’est-ce qu’un impressionniste ? C’est un homme qui se fait fort de procurer à son prochain des impressions, bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses, et la morale de la religion nouvelle se résume dans ce précepte : mes enfans, impressionnez-vous les uns les autres. Qu’est-ce qu’un intransigeant ? C’est un impressionniste qui ne transige pas avec le besoin qu’éprouve le bourgeois de voir clair dans ce qu’on lui montre et avec sa sainte horreur pour les logogriphes et les charades. Le bourgeois est absolument insensible au charme du mystère, aux séductions du vague, de l’incompréhensible, de l’inachevé. Il ne comprendra jamais qu’une esquisse soit plus intéressante qu’un tableau. Qu’y a-t-il dans un tableau ? Ce qu’on y a mis ; vous voyez dans une esquisse tout ce qui n’y est pas et qu’on y pourrait mettre. La peinture intransigeante consiste à faire des tableaux qui ne sont que des esquisses, et des esquisses qui ne sont que des croquis, et des croquis si informes, si confus, qu’il faut les regarder de très près et très longtemps avant de savoir ce qu’ils représentent. Qu’a voulu faire l’artiste ? un dieu ou une cuvette ? Devinez. On a vendu l’an dernier à l’hôtel Drouot les pochades d’un peintre célèbre, mort à la fleur de l’âge et du talent ; c’était la défroque de son génie. L’une de ces pochades, à peine dégrossie, a été achetée, s’il nous en souvient, près de 40,000 francs ; elle représentait une plage de la Méditerranée et sur le premier plan une pelouse marquée de taches bleues, jaunes et roses. Les uns disaient : Ce sont des fleurs, — les autres : Ce sont des femmes. Ces taches, cette vente, ces pochades qu’on a payées 40,000 francs, ont pu contribuer au développement de la nouvelle école. Faire des fleurs qui ressemblent à des femmes et peindre des femmes qu’à la rigueur on pourrait prendre pour des fleurs, voilà le triomphe de l’art, le fin du fin. A merveille ; mais avez-vous la main et le nom de Fortuny ? Les gens qui ne cherchent pas midi à quatorze heures ont trouvé une définition plus simple de l’impressionnisme ; après avoir visité l’exposition de la rue Le Peletier, ils ont décidé que le propre de l’impressionniste est de peindre des arbres rouges, de l’herbe rose et des ciels lilas, en riant dans sa barbe, qui d’ordinaire est très longue, et en se disant : Goberont-ils le morceau ? Cette définition sommaire est injuste ; il y a des malins dans la petite chapelle, mais il y a aussi des dévoyés, dont quelques-uns ont un incontestable talent ; il y paraîtra le jour où ils consentiront à transiger avec le bon sens. Nous ne pouvons en vouloir au jury d’avoir fermé la porte du Salon à l’herbe rose et aux arbres rouges. Le public qui se presse au Palais de l’Industrie aime à prendre ses plaisirs au sérieux, et malgré le proverbe qui prétend que plus on est de fous, plus on rit, s’il désire qu’on l’amuse, il exige qu’on le respecte ou qu’on en fasse semblant.

Ce qu’il y a de neuf dans l’impressionnisme est faux, ce qu’il y a de vrai n’est pas neuf. Écoutons l’auteur des Confessions, le véritable père du paysage moderne. « Dans les situations diverses où je me suis trouvé, écrivait-il, quelques-unes ont été marquées par un tel sentiment de bien-être qu’en les remémorant, j’en suis affecté comme si j’y étais encore. Non-seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnans, la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s’est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m’y transporte de nouveau. » Voilà le paysage d’impression, et il a été cultivé dans ce siècle par de grands maîtres, qui ont pénétré dans l’intimité de la nature comme on n’avait pas su le faire avant eux. Ce qu’ils avaient éprouvé dans tel endroit, dans telle saison, dans tel mois de l’année, à telle heure du jour, ils ont chargé leur pinceau de le dire ; ils nous ont expliqué moins ce qu’ils avaient vu que ce qu’ils avaient senti. Le ciel, les arbres, les rochers, les eaux qui courent ou qui dorment, n’étaient pour eux que des signes, des symboles, des vocables, les mots d’une langue qu’ils savaient parler et que nous comprenons tous quand on la parle clairement. Les aurions-nous compris, s’ils avaient parlé turc ou chinois ?

L’impressionnisme raisonnable et raisonné a ses grandes entrées au Salon ; il y fait cette année une brillante figure. Nous ne connaissons guère de plus beau paysage que la Prairie du Bourbonnais de M. Harpignies. Par la grandeur ingénieuse de la composition, par la noblesse de l’ordonnance et des lignes, par la fermeté du dessin, par la solidité presque géométrique de la construction, par la sévère subordination des détails aux masses, cette prairie fait penser au Poussin ; mais ce n’est point un paysage scénique, un théâtre préparé pour de grands personnages, pour les célébrités de l’histoire ou de la mythologie. Que viendraient faire ici Orphée ou Diogène ? M. Harpignies nous fait voir son pré tel qu’il l’a vu lui-même par un effet du matin ; il y fut apparemment le plus heureux des hommes et des artistes, il nous initie à ses joies. De cette belle toile se dégage une impression intime et pénétrante. Nous sentons que l’air y est frais, il circule partout et nous le respirons à pleins poumons. Nous sentons aussi que l’herbe est tendre ; heureuses les vaches qui la broutent ! Ces chênes versent aux gazons une ombre moelleuse ; on voudrait s’y asseoir et y perdre son temps à suivre du regard ces lignes de collines qui fuient si bien, ces petits nuages gris et blancs qui voyagent dans un ciel transparent, léger, tendre et doux. Le Poussin faisait des prairies héroïques ; celle de M. Harpignies est tout humaine, les héros ne s’y sentiraient pas chez eux, il y faut mettre des vaches et des rêveurs.

C’est aussi une œuvre d’impressionniste que le superbe paysage de M. Pelouse, à la fois sombre et éclatant, qu’il a intitulé : une Coupe de bois à Senlisse. Ce fourré éclairci par la cognée, ces buissons, ces grands arbres qui ont perdu leurs feuilles, ce terrain raboteux, formé de détritus végétaux et d’une poussière de plantes qu’il a mangées après les avoir nourries, ce ciel d’un jaune vert, qui apparaît derrière les branches dénudées et que traverse en biais une longue traînée blanchâtre, surmontée de nuages violets, tous les détails de ce tableau ont été étudiés et pris sur le fait ; mais l’artiste a mis son étude et sa science au service d’un sentiment. Il a voulu rendre l’ineffable magie de certaines soirées et nous faire voir les tours de sorcier auxquels s’amuse un beau ciel. Le soleil a disparu ; mais, par la puissance de ses reflets, un coin de forêt sombre et dépouillé revêt un éclat prestigieux ; il s’habille de soie, de satin et de pourpre. Le bûcheron qui coupe son bois ne s’en aperçoit pas ; le spectacle n’est pas pour lui, il est pour nous. Quand on a contemplé quelque temps le paysage de M. Pelouse, il semble qu’on vienne d’assister à une fête.

Rangeons aussi parmi les impressionnistes convaincus et savans M. Jules Masure, dont les deux marines méritent les plus grands éloges. M. Masure n’est pas seulement un peintre d’une rare habileté de main, il est de la race des amoureux et il passe sa vie à chanter ses amours. Il adore la mer, il en raffole ; il emploie des saisons entières à causer avec elle, à surprendre ses secrets, à l’étudier dans sa sérénité, dans ses gaîtés, dans ses joies, dans ses mélancolies, dans ses caprices, plus rarement dans ses colères. Les mœurs et les habitudes que peut avoir une vague, il les connaît aussi bien que M. Eugène Lambert connaît les habitudes et les mœurs des chats. Il sait comment elle s’y prend pour s’enfler, pour s’infléchir, pour se creuser, pour se briser, et tout ce qui se passe entre elle et le soleil à toutes les heures du jour. Le reste l’intéresse médiocrement, il ne donne rien à la curiosité. Il y a dans ses tableaux un peu de terre, parce qu’il en faut, un bout de grève ou de plage rocheuse, une barque, un ou deux bonshommes, quelque voile à l’horizon ; ce ne sont là que des accessoires qu’il traite avec une extrême sobriété, ils pourraient nuire à son effet, et les amoureux n’ont qu’une idée. Dans l’une des admirables marines qu’il a exposées, nous voyons une vague qui danse au soleil ; dans la seconde, nous retrouvons la même vague qui danse encore aux feux du soleil couchant, dont elle brise et éparpille les reflets ; mais on sent bien qu’elle est lasse de sa journée, elle n’y va plus de franc jeu, elle ne tardera pas à s’endormir.

Citons encore, sans quitter notre sujet, deux petites toiles d’un Napolitain, M. Rossano, que nous soupçonnons d’avoir grandi à l’école de M. de Nittis. L’une représente une route bordée de platanes et merveilleusement ensoleillée ; on y entend, pour ainsi dire, chanter la lumière. L’autre, intitulée les Premiers bourgeons, nous montre un saule et un bouleau qui n’ont pas encore leurs feuilles et un arbre fruitier qui a déjà ses fleurs ; le fond est enveloppé dans une vapeur argentine et printanière. Ces deux tableaux sont deux impressions sincères et bien rendues. Et n’est-ce pas aussi une impression sincère et admirablement rendue que les Fleurs de mai de M.Gustave Jundt ? Une pièce d’eau entourée d’arbres ; entre l’eau et les arbres, un gazon déjà haut sur pied, touffu, herbu, très fleuri ; au milieu de ce gazon une femme assise, et c’est tout. Il n’est pas besoin de vous dire que cette femme est une Alsacienne et qu’elle est fort gracieuse ; la tête penchée, elle arrange un bouquet et pense à autre chose. Nous aussi, nous regardons le bouquet en pensant à autre chose, et nous avons peine à nous en aller. Nous sommes retenus par un charme dont nous ne pouvons nous défendre, et voilà précisément ce que voulait le peintre.

L’intransigeance elle-même est entrée fièrement au Salon par la grande porte. elle y est représentée par deux artistes qui ne sont pas des hommes ordinaires. Ils possèdent l’un et l’autre assez de talent pour se permettre d’avoir des convictions. Comme les héros du théâtre espagnol, chacun d’eux dit au public : — « Je suis celui que je suis ; je ne transigerai ni avec vos plaisirs, ni avec vos déplaisirs, ni avec vos critiques, ni avec vos étonnemens. J’ai mon idée, je n’en changerai pas pour vous être agréable. Si vous me comprenez, tant mieux ; si vous ne me comprenez pas, à votre aise. »

Le premier de ces intransigeans est M. Puvis de Chavannes ; nous ne nous flattons pas de le comprendre tout à fait ; peut-être, la grâce aidant, y parviendrons-nous un jour. M. Puvis de Chavannes est un des artistes qui ont été choisis pour décorer de peintures les froides murailles du Panthéon, qu’on aura de la peine à réchauffer. Son travail est déjà fort avancé, et nous sommes à même de nous en faire une idée à peu près complète en examinant le panneau peint qu’il a exposé, ainsi que le vaste carton, d’un grand caractère et savamment dessiné, qui lui fait face. Le monde qu’habite de préférence l’imagination de M. Puvis de Chavannes est un monde primitif, très sérieux, très innocent, presque antédiluvien, où personne ne se permettait de rire, ni même de sourire ; Eve n’avait pas encore mordu à la pomme. Nous voyons dans le panneau peint une petite fille maigre, pâle et chétive, agenouillée au pied d’un arbre. « Dès son âge le plus tendre, sainte Geneviève donna les marques d’une piété ardente ; sans cesse en prière, elle était un « sujet de surprise et d’admiration pour tous ceux qui la voyaient. » Elle prie en effet avec tant de ferveur qu’un laboureur et sa femme en sont frappés d’étonnement. La scène est aussi simple que possible, c’est une sorte d’idylle chrétienne. Plein de son sujet, l’artiste a évité soigneusement de mettre dans sa composition quoi que ce soit qui pût nous donner des idées de traverse, nous causer une coupable distraction ou servir à l’amusement de nos yeux. Il semble nous dire : — « J’ai voulu vous montrer dans cette petite fille agenouillée un phénomène de dévotion naïve, et, pour mieux la représenter, je me suis fait naïf moi-même ; faites-vous naïfs pour l’admirer. Tout le monde ici est simple d’esprit comme elle. Regardez plutôt ces arbres, ces terrains, cette herbe, ces moutons ; comme on voit bien qu’ils n’ont jamais pensé à mal ! Et candide aussi est ma perspective, ingénue est ma couleur ; je m’applique à l’éteindre, à la pâlir, à la décolorer, je crains toujours qu’il n’y en ait trop. Pour que vous entendiez mieux l’air que chante mon héroïne de sa petite voix flûtée, il faut que les instrumens se surveillent et l’accompagnent pianissimo. Il n’y a point de cuivres dans mon orchestre, et je mets la sourdine à mes hautbois. » Le panneau peint de M. Puvis de Chavannes est le chef-d’œuvre de l’art abstème ; sa peinture est une peinture macérée et mortifiée, qui prêche la continence, qui nous apprend à nous détacher de nous-mêmes et du monde. Geneviève, patronne de Paris, est une grande sainte, et M. Puvis de Chavannes est un artiste d’une incontestable valeur. Toutefois nous trouverions plus de charme dans sa manière si nous y trouvions un peu moins de parti-pris. Ce n’est pas tout d’être naïf, il faut l’être naïvement, et il y a près de quatre cents ans que les derniers naïfs de la peinture sont morts.

Le second des intransigeans dont nous parlons n’est point un ingénu volontaire, c’est au contraire un raffiné, qui d’année en année se raffine davantage. Ses tableaux sont de véritables visions ; le fantastique l’attire, l’absurde ne lui répugne point, il sacrifie toutes les vraisemblances à l’effet qu’il veut produire, il met au service de sa fantaisie une originalité de talent, une souplesse de main, une dextérité de pinceau vraiment étonnantes. Crescentini disait d’un chanteur : « Il chante bien, mais il ne me persuade pas. » Nous avouons notre faiblesse ; non-seulement nous trouvons que M. Gustave Moreau chante à ravir, mais il réussit souvent à nous persuader. Nous savons toutes les objections qu’ont soulevées ses deux tableaux, et cependant nous serions désolés qu’il ne les eût pas faits ; ce sont des péchés heureux, que beaucoup de gens vertueux seraient charmés d’avoir pu commettre. Elle est étrange assurément, cette toile qui nous représente Hercule et l’Hydre de Lerne. Ce site, ces rochers, cet amoncellement de cadavres, cette hydre horrible, dardant ses sept têtes, ce soleil rouge qui ressemble à une grosse lune, ces lumières et ces ombres arbitrairement distribuées, tout cela tient de l’hallucination et touche à l’extravagance. La facture est d’un précieux inouï, la couleur est trop cuite, presque confite ; mais quelle délicieuse confiture ! quel régal pour les yeux ! quelle richesse dans ces tons heureusement assortis, et comme ils font bien les uns avec les autres ! quelle douceur et quelle harmonie dans l’effet général ! que cette grotte est pittoresque dans son étrangeté ! Elle rappelle certains paysages de Léonard de Vinci, qui n’ont jamais existé que dans son cerveau, et qu’il imagina pour démontrer à la nature qu’elle manque d’invention. L’Hercule est aussi singulier que la grotte. Coiffé de lauriers, bien campé sur ses jambes, sa massue à la main, le bras fortement musclé, il a une tête de jouvenceau, ornée d’une grâce presque féminine ; et pourtant quel air de résolution ! quelle fierté ! que l’œil est bien ouvert, limpide et hardi ! Le regard qu’il jette sur l’hydre exprime à la fois la surprise, l’émotion, le défi, la menace, la certitude de la victoire. Cet Hercule n’a pas 6 pouces de haut ; dans sa petitesse, il nous paraît plus grand que le David grandeur nature de M. Ferrier, que la Jeanne d’Arc grandeur surnaturelle de M. Monchablon. Il est très humain et très héroïque ; l’artiste qui l’a inventé est bien celui qui peignit jadis Œdipe aux prises avec le Sphinx.

La Salomé de M. Moreau est plus bizarre encore que son Hydre de Lerne. Il a voulu nous montrer la fille d’Hérodiade dansant devant son oncle Hérode-Antipas. Elle tient une fleur de lotus à la main ; sa robe surchargée de pierreries et de bijoux doit la gêner beaucoup dans ses mouvemens ; aussi manque-t-elle de grâce : elle ne mérite pas qu’on lui serve dans un plat la tête de saint Jean-Baptiste. Après tout, est-il certain qu’elle danse ? Il nous paraît plutôt que c’était son intention, mais que tout à coup elle a été atteinte de catalepsie ou prise d’un sommeil magnétique ; elle demeure immobile sur la pointe de ses deux pieds, pétrifiée, changée en statue. Hérode, assis sur son trône et pareil à une idole hindoue, attend débonnairement qu’elle se réveille ; un esclave debout, une épée nue à la main, la regarde de travers et s’impatiente. Cette scène de magnétisme se passe dans un palais dont l’éblouissante magnificence défie toute description ; ce ne sont que jaspes, colonnes d’agate et de lapis, pierres précieuses, perles, rubis et topazes. Il faut croire que le génie de la lampe enchantée est aux ordres de M. Moreau ; lui seul s’entendait à fabriquer de pareils intérieurs ; on dirait le rêve d’un nabab ou le cauchemar d’un joaillier. Ce palais nous émerveille et nous ravit ; nous aimons les imaginations millionnaires qui ne comptent pas avec leurs fantaisies, qui remuent à la pelle l’or, l’argent et les songes. N’est-ce pas quelque chose que de réussir à nous faire rêver ? et sont-ils si nombreux les peintres qui ne ressemblent qu’à eux-mêmes et ne passent pas leur vie à redire ce qu’on avait dit beaucoup mieux avant eux ?

C’est égal, artistes intransigeans, peintres à systèmes, que vous soyez fantaisistes, réalistes ou impressionnistes, vous feriez bien de vous défier de vos partis-pris. On commence par avoir plus de talent que de manière, on finit par avoir plus de manière que de talent.


II

Les rigides amis du grand art, qui demandent à cor et à cri qu’on supprime les expositions annuelles, ne chagrinent pas seulement les jeunes artistes, à qui elles offrent la meilleure occasion de se faire connaître et de se produire ; ils se montrent peu soucieux des plaisirs du public. Le Salon est une institution qui est entrée dans les mœurs, dans les habitudes ; nous aurions tous beaucoup de peine à nous en passer. Nous vivons dans un temps où les fêtes publiques deviennent de plus en plus rares ; pourquoi donc abolir celle-là ? C’est la seule que tout le monde se plaise à fêter. On en parle longtemps d’avance, la curiosité s’allume, et le jour de l’ouverture, ceux qui ne trouvent au Palais de l’Industrie rien qui leur revienne ne sont pas les plus malheureux. Ils ont le plaisir de répéter une fois de plus que l’art est en décadence, que le grand goût se meurt, que le style agonise, et ce n’est pas un médiocre divertissement que de chanter un Miserere en donnant la discipline à son siècle.

Tout le monde n’irait pas au Salon si on n’y trouvait un peu de tout ; mais, parmi les quatre mille peintures, dessins, cartons, gravures, statues et bustes qui y sont exposés, tout le monde est sûr d’attraper son lopin. On fait son voyage de découvertes, on finit toujours par rencontrer ce qu’on cherchait. Les uns courent après les bons ouvrages qui portent la marque de l’ouvrier ; les autres, se livrant à leur curiosité, vont droit aux sujets qui leur plaisent, et chacun s’amuse ou s’instruit à sa façon. Les amateurs de sujets exotiques, ceux qui vont au Salon pour y voir ce qu’ils ne voient pas tous les jours, ont de quoi se satisfaire. Le nord et le midi, l’orient et l’occident, tous les ciels, tous les climats, toutes les faunes et toutes les flores sont rassemblés dans le Palais de l’Industrie. Voulez-vous faire la connaissance d’Anvers ? La reine de l’Escaut a été peinte au naturel par M. Mols ; son tableau, qui a bien dix mètres de long, se fait remarquer par sa taille d’abord et par son mérite aussi ; il est, assure-t-on, d’une parfaite exactitude. Nous le trouvons trop exact, en vérité, et surtout trop complet ; c’est un panorama. Nous avons vu au musée de Madrid un grand tableau de Mazo qui représente Saragosse, prise de la rive gauche de l’Èbre ; sur le premier plan, de nombreux personnages forment des groupes divers ; ils ont été peints par Velasquez, et nous préférons le premier venu de ces personnages à tous les panoramas du monde.

Ceux qui aiment l’Orient ou qui rêvent de le voir s’arrêtent volontiers devant les charmantes toiles de M. Pasini, surtout devant son Harem à la campagne. C’est pris sur le fait et d’un exquis ragoût de couleur ; mais pourquoi le Bosphore de M. Pasini est-il si gris, quand son ciel est si bleu ? Ou ce ciel ou cette eau se trompe. C’est voyager aussi en Orient que de contempler les Femmes au bain et le Santon de M. Gérôme. Ces deux tableaux, qui sont d’un maître, ont un grand succès, même auprès des critiques qui se permettent de reprocher à M. Gérôme l’excessive précision de son dessin et de son pinceau, et de trouver qu’elle tourne quelquefois à la sécheresse. Il a mis cette fois dans sa peinture un mystère de perspective qui l’adoucit. Nous n’aimons pas beaucoup son santon nu, debout à la porte d’une mosquée. Il est rébarbatif et peu régalant ; mais la mosquée est délicieuse. Une fenêtre, à travers laquelle on aperçoit un peu de verdure, répand dans le lieu saint la fraîcheur d’un demi-jour plein de charme ; c’est à vous donner l’envie de vous faire musulman.

L’hiver russe a trouvé dans M. Chelmonski un éloquent et spirituel interprète. Son Dégel en Ukraine est admirable, personne n’a jamais peint avec plus de conviction et de vérité la neige fondante, on craint en la regardant d’attraper la grippe. Les personnages vêtus de peaux de mouton que M. Chelmonski fait patauger dans cette boue glaciale ont beaucoup de tournure ; mais pourquoi les a-t-il plaqués à ce point les uns contre les autres ? Ils se mettent tous en tas, ils font paquet ; serait-ce pour se réchauffer ? Nous goûtons aussi l’Intérieur laponais de Mme Zetterström. Autour d’une marmite qui bout sur un grand feu sont établis un jeune homme à demi couché, tournant le dos au spectateur et la tête renversée en arrière, une petite fille, une femme assise portant sur son dos un berceau où geint un enfant, une femme debout qui surveille le potage et qui est vêtue d’une robe d’un beau vert. On est fort gai dans cet intérieur primitif, tout le monde y rit, à commencer par le jeune homme qui renverse la tête ; ce rire vu à l’envers est agréable et communicatif. Ces personnages sont-ils vraiment des Lapons ? Nous nous imaginions, sur la foi des voyageurs, que les Lapons étaient petits, rabougris, qu’ils avaient la tête grosse, l’œil enfoncé et dépourvu de cils, le nez court et de vilaines dents ; ceux-ci en montrent de superbes. Après tout, que ce soient de faux Lapons, nous n’y voyons pas grand mal ; mais nous regrettons que leurs visages ressemblent un peu à du carton peint ; ce ne peut être l’effet du climat.

Le Japon ne serait-il plus à la mode ? Il est presque absent du Palais de l’Industrie, où cependant on lui avait fait bon accueil. Nous nous demandons aussi ce que devient la peinture alpestre ; nous n’avons pas découvert dans tout le Salon une cime neigeuse, ni un torrent écumeux, ni une sapinière. La Suisse travaille beaucoup, mais elle s’est brouillée avec ses premières amours. Elle a envoyé de bonnes toiles, signées les unes par M. Anker, une autre par M. Bocion ; elle a envoyé encore une superbe robe amarante qui prouve que M. Giron s’occupe et se préoccupe d’un portraitiste à la mode, né à Lille. Un autre artiste genevois, M. Simon Durand, soutient sa réputation par son Mariage à l’église, qui a du succès. Il y a dans sa manière et dans sa touche beaucoup de naturel, beaucoup de franchise ; il est né conteur et il dit très bien ce qu’il veut dire. Nous regrettons seulement qu’il ne se défie pas assez de son penchant à la caricature ; les peintres de genre ont quelquefois trop d’esprit ; ils n’ont jamais trop de bonhomie. M. Gustave Castan, depuis longtemps infidèle aux sapins, a exposé un Ruisseau et un Souvenir d’Auvers, où l’on retrouve l’agréable facilité et le charme habituel de son pinceau. Pourquoi le peintre par excellence des scènes alpestres, M. Gabriel Loppé, qui escalade les Alpes comme un guide de Chamonix et qui les voit avec des yeux de poète, n’expose-t-il qu’à Londres, où ils font sensation, ses glaciers et ses névés ? S’il les envoyait aux Champs-Elysées, on y constaterait sûrement qu’il y a autant d’harmonie et de finesse dans son faire que d’audace dans le choix de ses sujets. Paris, qui a aujourd’hui un club alpin, n’a de préjugés contre quoi que ce soit, pas même contre le Mont-Blanc.

Toutefois, il faut en convenir, ce que le Parisien comprend et aime le mieux, c’est Paris ; rien ne lui paraît plus clair ni plus aimable. Quelles ressources, quelle abondance de sujets ne fournit pas aux peintres cette ville privilégiée ! Elle a pour elle non-seulement la beauté de ses lignes et de ses perspectives, mais l’incomparable douceur de son ciel, le plus flou, le plus gracieux, le plus spirituellement vaporeux, le plus coquettement artiste de tous les ciels, qui estompe, baigne, caresse, enveloppe tous les objets, châtie les contours, assourdit les notes criardes, fait chanter les tons doux, possède tous les secrets de la musique des couleurs. Un peintre de nos amis s’écriait un jour : « Je méprise les hommes qui ne comprennent pas que le gris est le fond de la nature. » Oui, le gris dans toutes ses nuances, depuis le gris d’ardoise jusqu’au gris de perle et au gris d’opale, est le fond de la nature ; mais la manière de s’en servir, c’est le ciel de Paris qui l’enseigne. M. Grandjean le sait bien, et pourtant il ne le sait pas assez. Son Boulevard des Italiens est agréable, animé, amusant, vivant, grouillant, et la perspective en est heureuse ; mais les ombres sont trop crues, trop froides, trop métalliques, on n’en voit guère de cette espèce à Paris. En revanche, il n’a pas échappé à M. Loir que la pluie y est moins sotte, moins maussade qu’ailleurs ; sa Porte des Ternes est un joli paysage crotté jusqu’à la cheville, où l’on prend plaisir à se promener, tout en s’appliquant à ne pas glisser sur l’asphalte luisant ; la calotte noirâtre du ciel se fendille, il va sourire. Il pleut aussi dans le tableau si finement touché et si harmonieux de M. de Nittis, qui représente la place des Pyramides ; mais la place nous intéresse moins que les passans, et les passans moins que les passantes. Regardez cette blanchisseuse, qui porte un panier de linge à son bras ! Personne ne peut se vanter d’avoir étudié plus profondément que ce Napolitain la Parisienne de tout étage ; il la possède sur le bout du doigt, il sait comment elle se tient, comment elle marche, comment elle retrousse sa jupe, comment elle porte sa tête, comment elle la tourne et de quel air elle regarde son prochain ; il a deviné tous les secrets de sa toilette, il a la science des dessous comme du dessus. Si par quelque affreuse catastrophe la Parisienne venait à disparaître de ce-monde, les tableaux de M. de Nittis deviendraient des documens d’un prix inestimable.

Comme les paysages de rues et les vues de boulevards, l’article-Paris, dont c’est le lieu de parler, abonde toujours au Salon, et ce n’est pas la marchandise la moins fêtée. A vrai dire, il ne vaut que par la façon ; mais la façon n’a jamais été méprisable en matière d’art, et il ne faut pas faire fi d’un bibelot quand il est fabriqué de main d’ouvrier. Prenez une jolie petite femme, habillez-la d’une robe de satin rose, asseyez-la sur un canapé, faites-lui tourner la tête vers un diplomate cravaté de blanc, qui se tient debout derrière elle, qu’elle ait aux lèvres un sourire agaçant et moqueur ; vous aurez fait un tableautin que vous appellerez Flirtation et qui sera charmant, si M. Toulmouche consent à vous prêter la délicatesse et la légèreté de son pinceau. N’oubliez pas de donner à votre diplomate un air d’émotion contenue ; bien qu’il n’en soit pas à ses premières armes, il est inquiet, mais il s’en cache. Les femmes vêtues de satin rose ne savent pas à quel point l’homme est un animal timide et les peurs mortelles qu’elles lui font, même au plus aguerri. — Prenez une autre femme non moins jolie ; pour changer, habillez-la de satin blanc, asseyez-la dans un fauteuil, devant une toilette, mettez-lui dans les mains un billet qu’elle vient de recevoir et qui l’intéresse ; que sa soubrette, occupée à la coiffer, coule sur la lettre un regard curieux et effronté. Vous aurez fait votre Soubrette indiscrète, qui fera plaisir à regarder, si vous avez à votre disposition la touche fine et précieuse de M. Saintin. — Prenez beaucoup de jolies femmes habillées de blanc, de lilas ou de bleu, et beaucoup de messieurs en frac, dispersez-les dans un grand pré en les groupant avec art et en les mettant tous en action. Si M. Delort vous vient en aide, vous ferez un tableau devant lequel on s’attroupera et que vous intitulerez : Après le déjeuner, souvenir du mariage de Mlle L….. Comme on sent bien que tous ces gens ont déjeuné, et que c’était un déjeuner de noces ! On a célébré tout à l’heure une cérémonie, on avait pris un air de circonstance, on le quitte, on sort de ses plis, on se chiffonne un peu ; on était tiré à quatre épingles, on en ôte au moins deux. C’est ainsi que, dans un agréable tableau, d’un joli ton et d’une bonne facture, où il a représenté le Retour de l’enterrement, M. Béraud nous montre les gens de l’honneur qui, aussitôt quittes envers le mort, retournent lestement à leurs affaires. L’un d’eux, tout en marchant, allume un cigare ; le premier cigare qu’on fume après un enterrement a une saveur toute particulière. On fume aussi dans le Souvenir du mariage de Mlle L…., et les cigares sont bons. Quel dommage que les personnages de M. Delort semblent avoir été rapportés après coup dans ce pré vert où ils font leur digestion ! On dirait des découpures appliquées sur le paysage. Nous craignons qu’on ne les vole et que le pré ne reste vide. C’est une crainte que nous n’avons jamais éprouvée devant un tableau des petits Hollandais.

Le triomphe, le feu d’artifice de l’article-Paris est l’étourdissant Marché aux fleurs de M. Firmin Girard, peintre patenté des bouquets et des bouquetières, qui cette année s’est surpassé. Son tableau fait événement ; il faut jouer des coudes pour s’en approcher. C’est la fête du printemps. Rien de plus gracieux, de plus lumineux, de plus gai, de plus réjouissant que ces fouillis de fleurs entassées des deux côtés du quai, que les marchandes qui les vendent, que les pratiques qui les achètent. Au premier plan, on voit un enfant qui porte un rosier ; il a l’air de tenir le printemps dans sa main. Tout cela brille, reluit, papillote ; c’est un éblouissement, c’est un charme. C’est même trop charmant, trop luisant, trop propre ; la nature n’est jamais si propre que cela, elle a plus de laisser-aller et ne craint pas de se salir. La reine Marie-Antoinette aurait voulu mettre un loup dans les bergeries de Florian ; nous voudrions mettre une tache quelque part dans le Marché aux fleurs de M. Firmin Girard. Il ne nous laisserait pas faire, ce n’est pas son goût ; non-seulement sa peinture est fraîche comme l’œil, elle aime à s’endimancher. Ses marchands de coco eux-mêmes ont une chemise irréprochable, et leur fontaine, aux cuivres bien fourbis, est toute neuve. Comme cette fontaine, marchandes et pratiques, passans et passantes, tous les visages qu’on aperçoit par là sont battant-neufs ; on voit bien que c’est la première fois qu’ils servent, on les a tirés d’une boîte tout exprès pour vous les montrer.

M. Clairin a fait une gageure et un tour de force. Il a pris bien de la peine, il a dépensé beaucoup de talent pour nous prouver qu’on pouvait donner à l’article-Paris des proportions épiques, grandioses ou olympiennes ; il a inventé le bibelot monumental. Il a peint un boudoir, et dans ce boudoir, où l’on respire un air capiteux, un splendide divan du plus beau rouge, de grandeur à la fois naturelle et idéale. Les étoiles, les coussins, les accessoires, sont rendus avec une rare habileté et avec un sentiment de l’harmonie des tons qui aurait enchanté Regnault. Sur le divan est nonchalamment assise une femme emprisonnée dans un peignoir de satin blanc bordé de fourrure ; elle tient à la main un éventail de plumes ; son lévrier est étendu à ses pieds sur un tapis d’autruche. Cette femme est-elle vraiment une femme ? Elle est si frêle que, si on la serrait un peu fort entre le pouce et l’index, on craindrait de la casser. On peut se rassurer ; l’intelligente artiste, la célèbre sociétaire, de la Comédie-Française, à qui ressemble cette étrange créature, n’est pas aussi fragile que M. Clairin voudrait nous le faire croire ; dût-elle tomber quelque jour du haut de son piédestal, qui grandit chaque année, Mlle Sarah Bernhardt ne se cassera pas. Si c’est bien elle que M. Clairin a voulu représenter, il nous la montre répétant un de ses rôles, le plus sinistre de son répertoire. Une langueur morbide est répandue sur son pâle visage ; son regard est perdu dans le vide, noyé, presque mort. Elle a l’air de dire avec le poète :

Si mon cœur fatigué du rêve qui l’obsède
A la réalité revient pour s’assouvir,
Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir.

Vous en avez assez ; voulez-vous voir autre chose, changer d’idée et vous remettre les nerfs ? Transportez-vous devant la pêcheuse de crevettes, devant la Femme du Pollet de M. Antoine Vollon. Quel contraste, grand Dieu ! et qu’il est réjouissant ! M. Vollon, l’admirable peintre de natures mortes, s’est fait fort de nous montrer qu’il ne lui était pas plus difficile de peindre une femme qu’une marmite ou un poisson, et sa démonstration est aussi probante que possible, De quelle touche large, moelleuse et grasse il a exécuté ce morceau ! Toute la graisse qu’il mettait jadis dans ses chaudrons, il l’a ramassée au bout du pinceau dont il a brossé son héroïne. Elle est puissante et plantureuse ; coiffée d’un béguin, une manne d’osier sur le dos, un peu débraillée, le sein nu, les jambes nues, traînant fièrement ses sabots, elle marche la tête haute, le poing sur la hanche. Ce n’est pas elle qui s’écrierait jamais :

Mon rêve est assez vrai, du moins, s’il n’est pas beau,
Je n’aurai pas besoin demain d’être endormie
Pour en faire un pareil, — je me tuerai ce soir !

Cette robuste luronne n’a jamais rêvé, et il n’est pas à craindre qu’elle se tue ; où en trouverait-elle le temps ? Elle a été mise au monde pour faire des petits, pour les nourrir et les fouailler. Ne lui cherchez pas querelle ; ses coups de poing assommeraient un bœuf. Contentez-vous de l’admirer, mais d’un peu loin, — car, soit dit entre nous, elle sent le poisson et elle en fait gloire.

Chose bizarre, quand on a regardé quelque temps le boudoir de M. Victor Clairin, on éprouve un vif plaisir à contempler la pêcheuse de crevettes de M. Antoine Vollon, et quand on a contemplé quelque temps la pêcheuse de crevettes de M. Vollon, on se prend à soupirer après le boudoir de M. Clairin ; ce qui prouve que l’homme n’est jamais content.


III

Parmi les visiteurs les plus assidus, les plus affairés du Salon, il faut compter les gens qui sont en peine de savoir par qui ils feront faire leur portrait. Ils vont au Palais de l’Industrie pour y choisir leur peintre, et ce choix est embarrassant ; on en confère avec sa famille, on en raisonne avec ses amis, on interroge, on consulte, et on finit par n’en faire qu’à sa tête. Le Salon est riche en beaux portraits, qui sont fort entourés, fort admirés, qui font des jaloux et des jalouses, et l’on peut prévoir que les portraitistes seront très occupés cette année.

C’est un dur métier que celui de portraitiste, non-seulement parce qu’il demande beaucoup d’étude et de talent, mais parce qu’il est grevé de servitudes souvent gênantes. Un médecin disait qu’il serait le plus heureux des hommes, s’il avait le droit de choisir ses malades ; les portraitistes n’ont pas le droit de choisir leurs modèles, ce sont leurs modèles qui les choisissent. Quand on est Holbein, on se tire toujours d’affaire ; mais Holbein était Holbein. Les modèles sont souvent des sujets ingrats, et de plus ils sont terriblement exigeans. Ils entendent qu’on les représente non comme on les voit, mais comme ils se voient eux-mêmes, et ils s’écrient : « Est-ce bien moi ? en tout cas, vous ne m’avez pas pris à mon avantage. Mon Dieu ! si vous le voulez, je ressemble bien un peu à cela ; mais je ne croyais pas manquer d’idéal à ce point, vous auriez pu tirer de moi un meilleur parti. » Rien n’est plus rare qu’un homme charmé de son portrait. On assure pourtant que M. Tourguéneff est satisfait du sien, qui n’est pas l’œuvre du premier venu ; M. Harlamoff est coloriste, et il a fait sortir de son pinceau une fort belle tête, une barbe blanche bien plantée ; mais est-ce bien là une tête de poète ? Reconnaissons-nous l’imaginatif et ironique auteur de Fumée ? En revanche, nous admettons sans peine que Mme de S… soit enchantée de M. Pérignon. Cet aimable peintre a le don de l’arrangement, il entre dans vos goûts, dans vos fantaisies ; sans vous flatter, il vous accommode à votre guise, et ce qui tient presque du miracle, ses modèles restent toujours ses amis ; il n’y a jamais eu de tragédie dans cette carrière de portraitiste. Nous déclarons à M. Armand Leleux qu’il a grand tort, s’il n’est pas content de son portrait fait par lui-même. Il est d’une facture excellente, d’une exécution ferme, sérieuse, réfléchie, raisonnée, où rien n’est laissé au hasard, où tout est cherché et pourtant bien venu. M. Leleux nous répondra peut-être qu’il n’a pas réussi à se donner l’air tendre. Eh ! oui, c’est le portrait d’un homme qui déteste cordialement les gens qu’il n’aime pas. Quelqu’un disait : « N’approchez pas, il va vous mordre. » Est-ce un défaut ? Les hommes qui n’ont pas de haines vigoureuses ne sont jamais que des amis tièdes.

Les pires modèles, les plus redoutables pour un portraitiste, sont ceux qui se piquent de ressembler au portrait d’un autre, à qui ils ne ressemblent pas du tout. En examinant le portrait de sa rivale, une héroïne de Shakspeare, la blonde Julie, s’écriait : « Je crois que ma figure, si j’étais parée comme elle, serait tout aussi agréable que la sienne, et cependant le peintre l’a un peu flattée. Sa chevelure est cendrée, la mienne est blonde comme l’or ; je changerai la couleur de mes cheveux. Ses yeux sont gris comme le verre, les miens le sont aussi. Oui, mais elle a le front très bas, le mien est très élevé. Qu’y a-t-il donc qui plaise en elle que je ne puisse trouver aussi aimable en moi ? » Voilà qui va bien ; mais le peintre est fort embarrassé, quand Julie exige que ses cheveux d’or produisent exactement le même genre d’effet que les cheveux cendrés de Sylvie, quand elle affirme que son large front ouvert ressemble à peu près à un petit front bas.

Avant peu, une femme d’épaisse encolure ira trouver M. Machard et lui dira : — Monsieur, vous aviez au Salon un portrait de Mme la baronne d’A…, qui m’a charmée. On y retrouve quelque chose de cette finesse de dessin, de cette exquise élégance que vous avez répandue dans ce gracieux plafond où il vous a plu de représenter Psyché assise sur un nuage au milieu des zéphyrs et levant la tête pour recevoir les baisers frémissans de l’Amour. Je ne vous demande pas de me représenter en Psyché ; mais je voudrais ressembler à la baronne d’A… Comme elle, j’aurai une rose dans les cheveux et j’entrelacerai les doigts de mes deux mains, qui certainement valent les siennes ; ce sera votre faute si elles n’ont pas l’air aussi distingué. — Le même jour, une brune rébarbative dira à M. Baudry : — Le portrait de Mlle D… a ravi tout le monde ; vous y avez déployé toutes les ressources d’un pinceau qui a l’air lâché et qui ne l’est pas. Vous avez donné à Mlle D… une physionomie vive, ouverte, intelligente, et vous lui avez mis aux lèvres un demi-sourire dont la grâce est indéfinissable. La robe bleue dont vous l’avez habillée est une merveille ; vous êtes le roi du bleu, vous entendez mieux que personne l’art d’en corriger la fadeur par les plus heureuses modulations. Vous m’habillerez de bleu comme Mlle D…, et comme elle je veux être piquante et indéfinissable. — De son côté, une bourgeoise de mesquine apparence dira à M. Cot : — Le portrait de la comtesse de P… a été rangé parmi les meilleurs qu’il y eût au Salon. Des connaisseurs m’ont assuré que le dessin en est d’une irréprochable correction, que vous ne commettez jamais aucune faute de grammaire, ni même d’orthographe. Vous avez donné à la comtesse de P… une grande tournure. Vous me représenterez, en pied, moi aussi, vêtue d’une robe de soie noire, l’air noble et imposant, et ainsi que la comtesse de P… j’appuierai ma main gauche sur le dossier d’une chaise aux cannelures dorées ; vous avez beaucoup soigné sa chaise, vous soignerez la mienne.

Que M. Cot nous le pardonne, nous admirons le portrait de la comtesse de P…, nous admirons moins la chaise. Elle est trop bien faite, elle a été peinte avec trop de détail, avec trop de complaisance ; elle nuit presqu’à la figure. Quand on veut gagner tous les incidens d’un procès, on s’expose à perdre le principal, et il faut se tenir en garde contre les accessoires. Sacrifiez, sacrifiez, peut-on dire aux peintres, l’esprit de sacrifice est le secret du grand art. Scribe n’affirmait-il pas que ce qu’il y a de mieux dans une pièce, c’est ce qui n’y est plus ? Si nous blâmons la chaise de M. Cot, que dirons-nous de l’escalier de M. Carolus Duran, nous voulons parler de celui que descend la marquise A.. en grande toilette, un pied sur une marche, l’autre en l’air ? Il est remarquable, il tourne à merveille, il est beau de ton et très intéressant ; on désire savoir d’où, il vient et où il va. Il semble que M. Carolus Duran ait voulu nous faire assister à un duel entre une femme en blanc et un escalier tendu de rouge, qui se disputent nos regards et notre admiration. Quelques personnes ont pris parti pour l’escalier ; elles ont dit : — Cet escalier nous plaît ; pourquoi M. Carolus Duran a-t-il placé là une femme qui en cache la moitié ? Ne pouvait-il attendre qu’elle eût passé ? — Le gros du public n’est pas de cet avis ; il admire la femme, et l’escalier le gêne.

En faisant son beau portrait de M. Emile de Girardin, M. Carolus Duran semble avoir voulu nous montrer que les artifices, les fanfreluches décoratives, ne lui sont point nécessaires pour produire un grand effet, et combien les sacrifices lui coûtent peu, quand il lui plaît de se les imposer. Un artiste d’un talent si vigoureux, si original, peut se dispenser de prouver qu’il est né virtuose, et il doit laisser à d’autres le plaisir d’étonner la galerie. Le célèbre publiciste se présente à nous vêtu de noir, assis à une table longue couverte d’un tapis bleu foncé ; il a devant lui un buvard et une écritoire et il tient une plume à la main. Cette main qui tient la plume et l’autre qui est posée sur la table sont d’une exécution merveilleuse. La figure est vivante, elle respire ; il y a de la pensée et de la volonté dans le regard, un accent de lumière des plus heureux fait valoir le front et la bouche. Ceux qui ne connaissent M. de Girardin que pour l’avoir rencontré dans le monde n’ont pas compris que le peintre lui eût donné un teint si fortement coloré. Cela s’explique pourtant ; tout dépend des heures et des circonstances, et voici ce qui est arrivé. M. de Girardin déjeunait, on est venu l’avertir que le prote était là, demandant de la copie. Il n’a pas plus hésité qu’un bon cheval de trompette qui entend le pétillement de la fusillade ; il s’est levé, a jeté sa serviette sur sa chaise, et il a couru dans son cabinet de travail, où il achève son article. Comment s’étonner que le sang lui monte aux joues ? On pourrait écrire au bas du cadre : l’imprimerie attend.

La plus cruelle épreuve que les portraitistes aient à subir est la nécessité où on les met de faire de temps à autre des portraits officiels. Quelle souffrance pour un peintre que de s’entendre dire : — Voici un uniforme, un pantalon rouge, un grand cordon d’un autre rouge, une écharpe tricolore, des épaulettes dorées, des paremens et un chapeau galonnés ; vous allez peindre tout cela, et vous verrez à ce que votre peinture ne soit ni froide, ni solennelle, ni criarde, ni ennuyeuse. C’est un problème bien ardu ; Mlle Jacquemart l’a résolu cette année, en représentant en pied le général de Palikao. Elle n’a cependant rien dissimulé, rien escamoté. Son talent consciencieux ne sait pas tricher ; elle pourrait dire de chacun de ses ouvrages : « Ceci est une œuvre de bonne foi. » Comment s’est-elle tirée d’affaire ? Elle a si bien travaillé le visage du général, elle l’a si bien éclairé, elle a mis dans l’expression de la bouche et des yeux tant d’accent et de caractère que ce visage nous oblige à oublier les épaulettes et le pantalon rouge. On reproche à Mlle Jacquemart de ne pas assez ruser avec ses modèles ; le talent peut se passer de ruses. Impatient de savoir comment était faite la dauphine, le roi Louis XIV avait dépêché à sa rencontre Sanguin, « homme vrai et incapable de flatter. » — Sire, lui dit Sanguin à son retour, sauvez le premier coup d’œil et vous serez fort content.

Heureux les portraitistes à qui on met la bride sur le cou, qu’on laisse sur leur bonne foi, qui sont libres non-seulement de choisir leurs modèles, mais de les poser, de les costumer, de les accoutrer, de les arranger ou de les déranger à leur guise. S’ils ont un grand talent ou un grain de génie, s’ils possèdent le don d’interpréter ce qu’ils voient et de deviner ce qu’ils ne voient pas, de dérober à une âme ses secrets, de nous en découvrir les dessous mystérieux ; leurs œuvres n’ont pas seulement la beauté et le charme, elles ont le caractère d’une révélation, elles rendent visible l’invisible. Quelqu’un prétendait que les portraits des grands maîtres sont la meilleure preuve de l’immortalité de l’âme, parce qu’ils nous montrent dans l’homme ce qui mérite de ne pas mourir.

Le portrait intime est représenté au Salon par trois œuvres tout à fait hors ligne. Voici d’abord celui de Mme Karakéhia par M. Henner. Cette tête de femme, vue de face, largement éclairée, enveloppée d’une sorte de mantille noire qui retombe jusqu’aux sourcils, exerce sur tous ceux qui la regardent une irrésistible attraction. Elle est modelée avec une exquise tendresse, elle est pétrie dans la pâte la plus fine ; il y a autant de délicatesse dans l’exécution que de netteté dans le parti-pris ; le pinceau a tout dit et n’a rien détaillé. La figure est incroyablement vivante. La bouche parle, les yeux noirs rayonnent, et le regard qui en sort vous accompagne avec une insistance presque inquiétante ; il vous suit, vous l’emporterez avec vous. Bien différent de facture, mais aussi puissant et non moins intime est le portrait de M. Jean-Paul Laurens par lui-même. On ne peut pousser plus loin la recherche du caractère et la vérité de l’expression. En apercevant cet homme vêtu de velours noisette, vous vous écriez : Voilà quelqu’un ! Et vraiment oui, c’est quelqu’un ; cet homme est un des talens les plus sérieux, les plus sains, les plus élevés d’aujourd’hui.

Enfin arrêtez-vous longtemps devant une œuvre qu’un sculpteur de premier mérite a intitulée : Mes enfans. M. Paul Dubois s’est écrié : Anch’io son pittore ! et le public lui a répondu : Oui, vous êtes né peintre ; vos enfans sont l’un des principaux attraits et l’un des étonnemens du Salon. — Deux garçonnets, dont l’un peut avoir six ans et l’autre douze, sont debout et se tiennent par la main. L’aîné, vêtu de velours noir, est déjà un petit homme au teint brun ; il est digne, il a le regard réfléchi et décidé, il commence à s’orienter dans ce monde. Le cadet, habillé d’une robe grise tout unie, est un blondin aux yeux candides. Il y a dans ce tableau, car ces deux portraits font tableau, une force et une douceur, des vigueurs et des caresses de pinceau vraiment surprenantes ; le charme y égale l’autorité. Quel beau ton de chairs ! quelle vérité d’observation ! C’est très fini et ce n’est pas précieux, il y a tout et il n’y a rien de trop. On sent bien que c’est un sculpteur qui a modelé ces corps ; il leur a donné une remarquable solidité, ils remplissent leurs vêtemens, ils sortent de la toile. Ce sculpteur est un grand coloriste ; il vous montre du noir, du gris et une tache rose, et ce noir, ce gris, cette tache rose, éteignent, massacrent à dix mètres à la ronde tous les rouges, tous les jaunes, tous les bariolages de couleurs. L’œuvre est magistrale ; on se demande si Velasquez n’a point passé par là. MM. les peintres prendront-ils leur revanche ? L’un d’entre eux exposera-t-il l’an prochain une statue de marbre ou de bronze devant laquelle le public se pâmera ?

Trois chiens du Jardin d’acclimatation, Vaillant, Souillard et Renfort, ne doivent pas regretter le temps qu’ils ont employé à poser devant M. Cathelinaux. Ils ont trouvé leur homme ; voilà trois têtes expressives et chaudes de couleur. Vaillant a la prunelle sanglante et l’air brigand, Souillard a évidemment l’esprit étroit et morose, c’est un plaisir de causer avec Renfort ; il entend les choses à demi mot. M. Eugène Lambert, dont toutes les sympathies sont pour la race féline, immole un toutou et un roquet ridicules à la gloire d’un magnifique rominagrobis, qui a l’œil vert, luisant et dur ; mais à quoi donc a pensé M. Vandenbosch, en nous représentant un chat qui vient de renverser une écritoire, et, couché sur le flanc, continue de tripoter dans l’encre ? Cette action insolite est contraire à tous les principes. C’est calomnier les chats que de les croire capables de renverser des encriers, et, lorsqu’il leur arrive de se barbouiller les pattes, ils ne s’occupent, toute affaire cessante, que de les secouer et de les nettoyer. Le chat de M. Vandenbosch est un matou d’aventure.

Ah ! par exemple, les deux douzaines d’huîtres dont M. Philippe Rousseau a fait le portrait, sont bien difficiles si elles ne sont pas contentes de lui. Il nous les montre en compagnie du couteau qui les a ouvertes, et de deux citrons. On a tout dit sur M. Philippe Rousseau ; c’est un des plus beaux peintres de ce temps, il n’a rien à envier à Chardin. Ce qui nous plonge dans une admiration profonde, c’est que la ressemblance de ses huîtres est parfaite, et qu’il a pourtant réussi à leur donner de l’esprit. Nous connaissons des portraitistes qui lui seraient fort obligés, s’il voulait bien leur enseigner son secret.


VICTOR CHERBULIEZ.