Anonyme
Le Salon de 1875
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 903-940).
LE
SALON DE 1875

Le Salon de peinture est particulièrement étrange et intéressant cette année. Jamais on n’a constaté autant d’efforts individuels et moins d’unité, une infécondité plus générale et une fièvre de production plus ardente ; jamais on n’a vu plus de prétention jointe à plus de faiblesse, plus de confiance et moins de foi, plus de talens et moins d’œuvres. Au milieu des décombres de nos grandeurs, il y a un chaos de fermentations singulières, une confusion d’individualités ardentes qu’on dirait prêtes à tout. Les grandes batailles d’école à école ne sont plus qu’une mêlée d’aventuriers sabrant au hasard, n’ayant ni drapeau, ni chef, ni croyances, ni respect, ni tactique, et ne songeant qu’au butin, de sorte que ceux qui croient voir dans l’art d’une époque l’expression de son état moral pourraient de l’aspect du Salon tirer d’étranges conséquences.

Le scepticisme, l’esprit d’analyse à outrance et d’indépendance quand même, en anéantissant le passé tout entier, ont détruit du même coup certains préjugés qui lui étaient propres, et par suite ont pu donner aux sciences un essor nouveau et leur ouvrir une route qu’on ignorait ; mais ils ont produit un effet tout contraire dans ce monde des arts où la foi, fût-elle doublée d’une erreur, est la seule source féconde, et où l’on ne comprend tout qu’à la condition de ne pouvoir rien créer.

Ce qui est curieux à constater au milieu de l’incrédulité générale, c’est la facilité d’enthousiasme dont le public est atteint. Est-ce bien de l’enthousiasme ? On ne saurait dire. C’est tout au moins le besoin d’y faire croire et d’afficher des émotions qui sentent leur gentilhomme et complètent l’homme enrichi. Certains se font amateurs et connaisseurs en art comme d’autres se font maquignons. L’emploi de mots techniques, la connaissance superficielle de certains détails spéciaux, de certaines finesses du métier, remplacent chez ceux-là le vrai sentiment de la peinture, chez ceux-ci le goût véritable des chevaux, car les uns et les autres souhaitent avant tout que leur admiration n’ait point l’apparence naïve d’une ferveur de fraîche date. Ce n’est point en dévots convaincus et recueillis qu’ils entendent s’extasier, c’est en initiés habiles, en raffinés ayant l’habitude des coulisses et connaissant les êtres de la maison.

De là ces engouemens bruyans et inexplicables pour des qualités de pâte, des vibrations de tonalité, des adresses de facture ; de là ces enthousiasmes pour les étrangetés d’un jour et les audaces qui sortent de terre. On invente un homme, on improvise des célébrités, et les plus étranges sont celles qu’on porte le plus haut. On découvre une œuvre comme on déniche une vieille faïence, on y signale des trésors inouïs, les voisins se pressent et s’échauffent, la spéculation s’en mêle, l’or pleut sur les toiles ; on achète, on revend, on joue sur la peinture comme sur une valeur cotée ou un cheval à la mode, et le monde des arts finit par ressembler à une agence de course.

Dans un milieu semblable, où la fortune et le retentissement du nom semblent être un coup du sort et tiennent à un maniement de brosse ou à une étrangeté de coloration que le hasard a pu faire naître, comment les artistes ne perdraient-ils pas la tête ? comment n’auraient-ils pas le désir d’exposer avant le temps, d’envoyer des produits hâtifs et mal digérés, de profiter enfin d’un jour qui pourrait bien ne pas avoir de lendemain ? comment, déjà sceptiques et peu respectueux du passé par le seul fait de l’air qu’ils respirent, n’auraient-ils pas renoncé aux lentes et patientes études, aux soumissions modestes, aux efforts obscurs qu’exigeait la solide et féconde éducation d’autrefois ? N’ont-ils pas mille exemples pour se prouver à eux-mêmes que la fantaisie est souveraine en cette affaire, que l’originalité et la hardiesse peuvent remplacer l’étude, et que l’imprévu, le je ne sais quoi, le tempérament, tiennent lieu de tout aux yeux d’un public ami de l’aventure et d’autant plus facile à duper qu’il affecte plus bruyamment des connaissances spéciales ? Ici, comme ailleurs, chacun rêve un coup d’état et songe à s’imposer de vive force en écrasant le voisin. Toutes les étrangetés deviennent bonnes pour faire violence à l’attention, et c’est ainsi qu’il n’y a plus ni école française, ni goût national, mais qu’il y a simplement une réunion d’individualités riches ou pauvres, ridicules ou remarquables, douées ou absolument rebelles, mais enfiévrées, ardentes et pressées. Ajoutons que cet état maladif est arrivé à la période aiguë. Si maintenant on pénètre dans cette montagne de sable et qu’on l’agite un peu, on est émerveillé des trésors qu’elle contient, les parcelles d’or y sont presque aussi nombreuses que le gravier. Quel beau lingot réduit en poussière et quel est donc le pays qui possède seulement le quart de ces richesses ? Que de talent dépensé stérilement, que d’impressions, d’émotions vraies, charmantes et inutiles, que de tentatives avortées, de trouvailles incomplètes, que d’ardeur, de courage, de travail, que de sève qui s’évapore, de goût et de finesse qui se perdent !

Cela dit, commençons notre rapide promenade en examinant les quelques tentatives de grande peinture qui figurent au Salon, comme les lambeaux décolorés de notre gloire éteinte. Les peintres d’histoire, c’est ainsi qu’on les appelait, sont difficiles à classer et à définir ; considérons comme tels les artistes qui ne peignent spécialement ni le paysage ni le portrait, et qui ne sont point non plus peintres de genre assermentés.


I

A force de répéter que les études classiques étouffaient l’individualité, que le respect des maîtres éteignait toute flamme, on en est arrivé à considérer le patient apprentissage de l’école avec son vénérable bagage de vieilles traditions comme une cause d’abaissement moral, comme une servitude honteuse. Il faut bien admettre qu’il y a là une erreur grave, car la grande peinture est à l’agonie depuis qu’elle a brisé ses chaînes, et, si elle meurt, ce sera d’un excès de liberté. Que d’audacieux cependant armés seulement de leur génie, dégagés de toute entrave, de tous les respects humilians, ont cru que le tempérament suffisait à tout, et ont frappé la terre de leurs talons avec la persuasion que le grand art de l’avenir allait apparaître armé de pied en cap !

C’est M. Becker qui s’est chargé cette année de renouveler cette vaine tentative. Il a choisi pour sujet : Respha protégeant les corps de ses fils contre les oiseaux de proie. La toile est immense, la hardiesse du peintre est plus grande encore, mais après avoir constaté ce qu’il y a d’honorable en somme dans l’intention d’un pareil travail et de courageux dans l’exécution, ajoutons que cette grande scène à effet ne dépasse pas la mesure d’un mélodrame de second ordre. Il n’y a là ni souffle ni élévation, c’est dans la toile qu’est la grandeur et dans la brosse seulement qu’est l’énergie. Cette colossale figure manque d’élan et de vie ; on croit avoir sous les yeux un modèle déjà fatigué à qui le peintre a dit vers la fin de la séance : Veuillez me donner l’expression passionnée. Elle ouvre la bouche et ne crie pas ; ses jambes écartées comme les branches d’un compas font craindre une chute prochaine, et son bras soulevé avec une intention de sauvage énergie n’est que faiblement dessiné et emmanché d’une façon insuffisante ; la draperie violette est chiffonnée, mais ne vole pas plus dans l’air que ne vole ce vautour suspendu. La fièvre de la brosse, ses violences et ses brutalités ne dissimulent pas assez le labeur et l’absence d’inspiration véritable qui se traduisent un peu partout. Toutefois les cadavres accrochés au gibet ont des qualités fort grandes ; ils constituent la partie intéressante du tableau, et nous donnent la mesure et le caractère du talent de M. Becker. On retrouve là cette précision de contours, cette facture minutieuse et soignée particulières à M. Gérome. On retrouve aussi son goût spirituellement archéologique dans cet arrangement d’armes étranges et d’oripeaux bizarres qui égaie la partie supérieure du gibet.

Il y a donc dans cette grande toile deux tableaux absolument différens comme caractère : l’un qui est personnel à l’auteur et contient sept académies bien dessinées, très faites, d’une exécution un peu mince et sèche, mais précise, ferme, scrupuleuse, correcte, et un autre tableau d’allure fougueuse qui n’est que le résultat d’un emportement passager.

L’artiste qui a peint avec tant de soin ces cadavres aux formes jeunes et élégantes a trop d’esprit et de critique pour ne pas voir combien est vulgaire cette mise en scène de mélodrame, pour ne pas constater qu’il est mal à l’aise dans ce décor absolument faux et conventionnel, qu’on prendrait pour l’œuvre d’un vieux décorateur connaissant à fond les procédés du métier, mais sans enthousiasme et sans aucune illusion.

M. Jules Goupil n’avait nul besoin de recourir à une excentricité de costume pour attirer l’attention. Les qualités de son talent ne sont pas de celles qui passent inaperçues. Le gigantesque personnage qui apparaît dans le tableau intitulé En 1995 est dessiné avec une sûreté et un aplomb que l’on rencontrerait difficilement ailleurs. Tout est peint avec autorité dans une harmonie calme et contenue qui laisse tout son éclat à une tête lumineuse, parfaitement modelée, et d’un caractère original. C’est là vraiment une fort bonne figure et qui révèle un talent dans toute sa maturité. Lorsqu’un peintre en arrive à ce degré d’exécution, il a pour ainsi dire charge d’âmes et le public est en droit de lui demander autre chose qu’une robe superbement peinte et une tête remarquablement modelée ; il ne peut plus être un virtuose étonnant et stérile. Les sujets manquent-ils à M. Goupil, n’a-t-il pas l’univers tout entier, le monde sans limite de l’histoire et de la fiction pour lui fournir le sujet d’une œuvre digne de son talent ? Est-ce de lui qu’il doute, ou du public ? Ne semble-t-il pas dire : Voyez dans quelle impasse se trouve un peintre remarquable à une époque de doute universel, de petitesse morale, où l’on ne demande aux arts que des sensations pour l’œil et des amusemens faciles pour l’esprit, où tout élan poétique, toute conception élevée, tout ce qui peut ressembler à une foi quelconque, excite le sourire des sceptiques, qui n’entendent plus être dupes de quoi que ce soit ?

Si M. Goupil pense ainsi, il se trompe, croyons-nous. Le public est déjà las de cet art né d’hier, où l’habile combinaison, le travail des saveurs, la vibration des dessous, la souplesse du dessus, voudraient remplacer tout. La peinture matérialiste a été une protestation toute naturelle contre les emportemens romantiques de 1830. Pour n’avoir voulu peindre que des âmes, on s’est mis à ne peindre que des corps ; mais il se prépare une réaction nouvelle dont les symptômes sont dans l’inquiétude générale. Le public et les artistes se cherchent mutuellement, et si cette prodigieuse confusion d’efforts et de tentatives doit arriver à enfanter quelque chose, le moment de l’éclosion pourrait bien n’être pas aussi éloigné qu’on le pense. Dans tous les cas, M. Goupil n’est pas fait pour assister à ce mouvement en spectateur et l’arme au bras.

Son petit tableau intitulé Intérieur d’atelier a les qualités rares et sérieuses de sa grande toile : un dessin sûr, beaucoup de sobriété et de simplicité. Pourquoi faut-il qu’en fin de compte cet excellent tableau ressemble à une nature morte, et qu’on ne puisse regarder longtemps ces trois femmes si bien peintes, mais immobiles, muettes, sans vie et comme figées dans leur perfection extérieure ?

Dans son groupe de la Vierge entourée de l’enfant Jésus et de saint Jean-Baptiste, M. Bouguereau pousse la perfection des procédés matériels jusqu’à l’écœurement. Il est impossible de polir avec plus de talent et d’adresse un pain de savon moins digne d’intérêt, impossible d’avoir pour le vide un culte plus respectueux, plus calme, plus convaincu. Ne cherchez là ni os, ni muscles, ni épaisseur, ni modelé, ni structure ; tout cela s’évanouit dans un blaireautage idéal où certaines âmes peuvent entrevoir des puretés raphaélesques, où nous ne trouverons, nous, que suavités de confiseur et arômes de parfumerie.

Le groupe de Flore et Zéphire, que le même auteur nous offre dans un cadre circulaire, a plus de franchise. M. Bouguereau s’y est moins contraint, et son talent s’y manifeste avec plus d’aisance et de liberté. Une draperie rose négligemment jetée sur le corps divin de Flore endormie, une aile de papillon avec un œil au milieu, exprimant très spirituellement le caractère de suavité aérienne qui est propre à Zéphire, puis la pureté d’un paysage à la fois doux et sévère, enfin quelques roses éparses sur le gazon,… telles sont les notes dominantes de cette œuvre que les gens de goût prendront soin de qualifier.

Il y a du trouble et du malaise dans la grande page biblique qu’expose M. Cabanel. L’auteur, lui aussi, semble atteint par la contagion des colorations osées. Voici les rouges les plus cruels, les bleus les plus insoumis, les verts, les violets, les tons oranges les plus indomptés. Il y a du circassien dans cette coiffure hébraïque dont le turban vient de Turquie, dont les bijoux sont d’origine indienne. L’architecture est assyrienne et byzantine, les coussins et les meubles sont dans le goût de Tunis et des bazars d’Alger… On a accumulé dans cette toile les dépouilles éclatantes du monde entier. Ajoutez à cela que le sujet du drame semble dicté par Shakspeare, que l’infortunée Thamar, dans tout le désordre de la passion, se tord aux pieds de son frère Absalom, qui, la rage au cœur, atteste le ciel par le geste le plus énergique qu’il vengera l’honneur de sa sœur outragée… Eh bien ! chose étrange, l’ensemble est doux, fade et terne, sans ressort, comme décoloré et tout à fait dépourvu de véritable émotion et d’originalité. C’est ainsi que dans une assemblée politique les violences parlementaires, se déchaînant de tous les côtés à la fois, s’annulent mutuellement, et que les journées les plus orageuses sont précisément celles qui produisent les plus petits effets. Quoi qu’il en soit, une chose est remarquable dans ce tableau, c’est la trace persistante d’une éducation solide et sérieuse, c’est l’acquis d’un homme formé par l’étude des maîtres. Tous les nus y sont abordés franchement, sans la moindre intention d’en dissimulée les difficultés sous les séductions de la facture. Cela est net, bien construit, dessiné sans faiblesse et sans détour, bien que le puissant thorax d’Absalom soit d’une largeur exagérée, étant donné que la partie droite cachée sous la draperie est égale à la partie gauche qui se laisse voir tout entière.

Le talent de M. Carolus Duran a l’éclat retentissant de la trompette, il en a aussi le registre peu étendu, le manque de souplesse et l’horreur des nuances. Ce peintre excelle aux fanfares, aux appels vigoureux et hardis, qui lui constituent une spécialité dont le public sympathique qui l’entoure voudrait le voir sortir. M. Carolus Duran est tout en façade, ses séductions sont toutes extérieures ; il vous attire, ne vous retient pas, et il a tout dit lorsqu’il vous a appelé. Le ciel, qui fut sévère en lui refusant bien des choses, l’a sous d’autres rapports doté royalement. A regarder isolément certains morceaux de sa peinture, enlevés avec une aisance et une sûreté merveilleuses, on se dit : Voilà qui est d’un maître ; on est ébloui par ses ramages osés et harmonieux, par l’éclat de ses velours et de ses satins.

Le portrait d’enfant qu’il expose cette année mérite d’être admiré autant que critiqué : la jupe violacée et le pardessus gris sont d’une facture et d’une couleur vraiment fort belles ; la tête plate et par trop simple de modelé ressemble à une aquarelle. Lorsque Deveria s’abandonnait à sa facilité, il peignait ainsi ses têtes. La draperie rose qui occupe tout le fond est d’une tonalité voyante et pénible pour certains yeux. Quoi qu’il en soit, c’est là un bon portrait et qui paraît d’autant meilleur que le tableau voisin laisse plus à désirer.

Dans ce second tableau, M. Duran a eu l’intention de se mesurer avec les difficultés de la composition ; ce n’est plus une suite de notes qu’il a voulu émettre, c’est une mélodie qu’il a voulu jouer. Il n’a pas réussi complètement. Cinq ou six jeunes femmes absolument nues sont déposées dans un parc que sillonne une petite rivière d’aspect glacial. L’étrangeté de cette situation explique assez leur gêne évidente. Il y a une intention manifeste d’idéalisation en même temps qu’une gaucherie surprenante. Les maîtres du XVIIIe siècle, ces grands faiseurs de baigneuses, ont été feuilletés soigneusement, on croit même reconnaître certaines de leurs poses préférées ; mais ce qu’on ne retrouve pas, c’est leur aisance, leur fécondité d’arrangement, c’est leur science de composition, c’est la sûreté de leur dessin facile et vivant, c’est surtout l’harmonie entre les personnages et le paysage qui les entoure. Les baigneuses du XVIIIe siècle ont la grâce et l’aisance de leur nudité ; ce sont des nymphes flânant dans quelque bosquet de l’olympe. Les baigneuses de M. Duran sont des femmes sans vêtemens qui profitent indiscrètement d’une heure où le bois est solitaire. Quant au paysage proprement dit, il est, quoique d’une coloration aimable, tout à fait vide et sans profondeur ; ce n’est qu’une mince décoration dont l’inexpérience est encore accentuée par des violences de brosse que l’on pourrait prendre pour les aveux d’un grand embarras, visible d’ailleurs, et les indices d’une extrême timidité.

La Folie de Hugues van der Goes est un tableau d’assez grande dimension et matériellement excellent, solide, largement peint et bien composé. Assurément M. Wauters possède son métier d’une façon supérieure, et l’on se demande pourquoi cette toile qui lui fait honneur ne cause pas une plus vive impression. Peut-être cela tient-il à ce que M. Wauters n’a vu dans son sujet qu’une occasion d’exécuter une suite de bons morceaux reliés ensemble fort habilement, et qu’il a oublié de souffler une âme dans son œuvre, ce qui d’ailleurs n’était pas aisé : Le peintre Van der Goes, atteint d’une maladie mentale, est ramené au refuge de Bruxelles, où l’on tente sur lui l’effet de la musique. Imaginez que nous assistions dans la nature à une expérience semblable ; il est certain que toutes les oreilles seront ouvertes pour saisir le son des instrumens, des voix, tandis que les yeux seront fixés sur le visage du malade, où nous voudrons lire l’effet de la musique. Tout l’intérêt de la scène sera donc dans la sensation que nous cause cette musique, à nous spectateurs, puis dans l’émotion qu’en ressentira le malade et que nous voudrons comparer à la nôtre ; mais admettez que nous soyons sourds, les changemens de physionomie du pauvre fou, dont nous ne pouvons apprécier la cause, ne seront plus pour nous que des grimaces sans intérêt. Or nous sommes sourds devant ce tableau. M. Wauters a pu nous montrer les musiciens et leurs instrumens, mais il ne peut nous faire entendre l’air qu’ils exécutent, de sorte qu’au point de vue scénique il manque le personnage principal, celui que l’on ne peut voir, mais que l’on devrait entendre. Cela est si vrai que le tableau est inexplicable sans le secours du livret, et que, même après en avoir lu la notice, les yeux se portent avec inquiétude du fou aux musiciens et des musiciens au fou ; on sent qu’il y a là une lacune, un vide, et ces chanteurs pourtant si vrais et si bien peints sont des automates sans vie. Tout cela n’enlève rien aux qualités spéciales de cette peinture ; mais il n’est pas sans intérêt de constater qu’un tableau de quelque importance ne peut se passer d’une composition morale, si on peut dire, et que l’artiste n’a pas moins besoin de sa tête et de son cœur que de son œil et de sa main.

L’Attente, de M. Butin, est un tableau des plus touchans en même temps qu’il est peint avec beaucoup de talent. Sur le quai, au bord de la mer, la femme d’un pêcheur tenant par la main son enfant attend le retour des barques. Cela ne sent pas le labeur pénible qui caractérise la plupart des tableaux de genre. Le sentiment de l’effet, tout aussi bien que celui du sujet, y dominent, et l’on sent l’artiste en même temps que le peintre.

Soudain elle aperçoit sur la terre un corps palpitant… Pyrame, réponds-moi ! C’est Thisbé qui t’appelle ! l On connaît cette scène des Métamorphoses d’Ovide. M. Delobbe y a trouvé le sujet d’un grand tableau qui ressemble un peu trop à un dessin au crayon blanc sur papier bleu. La lune ne décolore pas à ce point. Cependant cette composition a l’immense mérite d’être très consciencieusement étudiée et d’avoir été dictée par un sentiment élevé. Si M. Delobbe n’y met pas son génie en évidence, il y fait preuve de goût, de science, et nous montre son respect pour les maîtres du commencement de ce siècle, à l’ombre desquels il s’abrite honorablement.

L’Abel de M. Bellanger est une fort bonne étude, bien construite, harmonieuse. Je vois parfaitement que le peintre a cherché tout exprès une pose compliquée, qu’il a choisi pour étaler son Abel un endroit où le terrain, comme une marche d’un escalier, s’abaissait brusquement ; mais il fallait, tout en nous faisant sentir la difficulté, qu’il en triomphât sans choquer personne.

M. Comerre a exposé une Cassandre digne d’intérêt. La figure est jetée comme celle de M. Bellanger sur les marches d’une sorte d’escalier et la tête en bas ; disons tout de suite que M. Comerre eût fait plus sagement de choisir un mouvement moins compliqué. Comment se fait-il que cette marche n’existe plus sous le corps ou se laisse pénétrer par lui aussi complaisamment ? Ce n’est certainement pas étendu sur un escalier que le modèle a dû poser ; le ventre est soufflé dans sa partie inférieure, le bras levé n’a qu’une silhouette, mais point de formes intérieures, la poitrine, si jolie de ton d’ailleurs, a des soulèvemens que l’on ne comprend pas. Tout cela n’est pas d’une construction rassurante, mais le modelé est fin, la coloration charmante, le goût délicat, et ce n’est pas une mince difficulté que de peindre aussi honorablement une figure de femme dans des proportions semblables.

M. Olivier Merson a un goût fâcheux pour les élégances exagérées et les détails voyans. Son Saint Michel est d’une ornementation terriblement prétentieuse et compliquée. Je sais qu’il s’agit là d’un modèle de tapisserie, mais ce n’est pas une raison suffisante pour pousser aussi loin la recherche de l’ameublement. Ce n’est pas une raison surtout pour nous offrir un saint Michel d’une structure aussi fantasque, ainsi qu’un diablotin dont le mal-bâti dépasse toute limite. Dans le Sacrifice à la Patrie, du même auteur, il y a moins d’affectation. La Religion est une figure bien ajustée, d’un sentiment élevé, et serait irréprochable, si elle soutenait son calice d’une main mieux dessinée. La Gloire militaire, qui souffle dans une trompette d’or, est d’une élégance réelle, quoiqu’un peu étrange. Je ferai cependant, à cette figure, le reproche de ne point faire partie du tableau. Pourquoi le vent violent qui soulève ses draperies et agite follement l’écharpe enroulée autour de ses ailes comme la paraphe d’une signature, pourquoi ce grand vent laisse-t-il tout le reste du tableau dans le calme le plus absolu ? Une allégorie comporte, il est vrai, toutes les conventions imaginables ; encore faut-il qu’une certaine logique préside à ces mensonges artistiques, et que l’unité de l’ensemble coupe court à toute critique de détail. Or l’ensemble de cette toile n’est pas dans ces conditions d’unité et de simplicité. Il y a là des réminiscences de bien des sortes, mille impressions contraires et mal soudées ensemble. Il semblerait que M. Merson a beaucoup vu, beaucoup feuilleté, beaucoup travaillé, et qu’il ne s’est point assimilé le fruit de ses efforts. Il n’a point encore l’équilibre, l’expérience, la mesure et la simplicité ; il a du moins l’horreur du banal, ce qui est un don précieux, ou funeste suivant l’usage qu’on en sait faire.

M. Gustave Jacquet expose une des toiles les plus séduisantes du Salon. Sa Rêverie vous attire et vous retient, non pas seulement par les qualités qu’elle renferme, mais à cause des espérances qu’elle fait concevoir. Il y a dans ce talent quelque chose d’ouvert, de jeune, d’aisé, d’ému, qui est d’un véritable artiste. Ce n’est pas là cette perfection banale qui ressemble à un éloge funèbre ; les défauts de M. Jacquet rassurent bien plutôt qu’ils n’effraient ; ils indiquent une certaine inquiétude et le désir du mieux. Sa rêveuse est une jeune fille pâle et maladive, entortillée d’une robe en velours rouge et assise sur une chaise à grand dossier recouvert d’un cuir de Cordoue. Rien de plus simple, ni tapage, ni fracas ; tout cela, peint largement, est d’un sentiment très fin, d’une harmonie délicieuse. Ce qui manque à ce joli tableau, car enfin il mérite qu’on le regarde de près, ce sont les dessous. Un sculpteur aurait de la peine à modeler une figure d’après celle de M. Jacquet, on ne sent pas assez le corps de la petite rêveuse sous le velours dont elle s’entortille. Ce qui est suffisant dans un petit tableau de genre, où la touche, le jeu de la brosse, peuvent tenir la place d’une forme et faire illusion, ne l’est plus dans une figure grande comme nature, et je crains que M. Jacquet ne se soit contenté trop aisément des séductions extérieures de sa facile peinture. S’il eût cherché davantage, il eût trouvé pour la robe un ajustement plus heureux, il eût évité ces plis parallèles à la cuisse qui l’amaigrissent, la déforment, et font croire qu’au moment où il l’a peinte, elle ne renfermait qu’un mannequin ; il eût donné plus de consistance aux chairs, plus d’épaisseur à la poitrine, et, son personnage devenant plus solide, il eût bien compris que ce fauteuil nuageux et indécis était incapable de le supporter. Il y a des défaillances de modelé ; à côté d’un morceau très poussé, j’en trouve un autre manquant de ressort et d’étude ; il s’ensuit une légère inégalité, je ne sais quoi de décousu qui trouble un peu.

Ces inconstances, ces inégalités sont surtout apparentes dans un autre tableau du même artiste, Halte de lansquenets. J’aime beaucoup moins cette toile, quoique la recherche du caractère y soit visible et que l’exécution très personnelle n’ait point les défauts particuliers à presque tous les peintres de genre. Le goût du bibelot y joue un bien grand rôle. Cette halte n’est qu’un prétexte à cuirasses, et toute cette jolie ferraille, si finement copiée d’après nature, est trop réelle pour le milieu légèrement fantastique où elle se trouve, trop réelle surtout pour les mannequins qui la supportent. Il n’y a là ni vie ni mouvement ; le terrain manque de solidité et la façon dont la scène s’éclaire est incompréhensible. Toutefois la tête que l’on voit à droite en profil perdu, puis celle de l’enfant casqué, sur le premier plan, sont des morceaux solides et bien peints. Pourquoi ces intermittences de conviction et de découragement, d’entrain et de mollesse ? Si j’avais l’honneur de connaître M. Jacquet, comme je lui conseillerais de renoncer aux haltes de lansquenets et de tenter l’aventure d’un grand sujet où les rares qualités de poète et de peintre que la Providence a mises en lui trouveraient un épanouissement digne d’elles ! Le moment est propice, on a soif d’une œuvre élevée, et si M. Jacquet, est homme à lutter contre son extrême facilité, s’il est jeune, ce qui me paraît évident, s’il aime assez l’art pour s’imposer un rude labeur sans profit immédiat, on peut lui prédire hardiment un bel avenir.

La Saint-Jean que M. Jules Breton expose cette année me paraît supérieure à ses derniers tableaux. Par un effet crépusculaire, sous un ciel où commence à paraître le croissant de la lune, une bande de grosses filles dansent joyeusement autour d’un grand feu qui, chose assez singulière, ne les éclaire pas. La coloration est harmonieuse, certains morceaux sont d’une extrême vérité de ton, et enfin une aimable nuance de mélancolie rustique donne du charme à cet ensemble, qui paraît séduire beaucoup le public. A tort ou à raison les tableaux de M. Breton ne nous ont jamais ému profondément, et celui-ci n’a pas sur nous beaucoup plus de prise que les autres. Il y a là un mélange de réalisme convaincu et de poésie qui met mal à l’aise, cet effet crépusculaire toucherait sans doute sans ces vilains pieds crottés et grossièrement dessinés, sans ces jambes empâtées avec tendresse, ces jupes malpropres et informes. Il est bien certain que dans la nature les vendangeuses, les blanchisseuses et les filles de ferme n’ont pas des pieds de duchesse ; aussi n’en voudrais-je pas à M. Breton s’il se contentait d’être vrai et restait ce que Dieu l’a fait, c’est-à-dire le réaliste à tous crins, l’auteur convaincu de cette fameuse procession dans les blés que beaucoup de gens ne prirent pas au sérieux, et qui était la réalité elle-même, vue par un œil implacable, sans illusion et particulièrement porté à l’examen des durillons et des callosités.

L’Excommunication de Robert le Pieux, par M. Paul Laurens, est d’une mise en scène un peu cherchée, extrêmement ingénieuse, et qui rappelle les spirituelles combinaisons dont M. Gérome a usé avec tant de bonheur. La cérémonie de l’excommunication a eu lieu avant notre arrivée ; les derniers évêques s’éloignent dans le fond, le roi et la reine restent seuls dans cette grande salle vide, en face d’un cierge renversé et fumant encore, assis sur leur trône et plongés dans un accablement qui nous fait deviner combien fut terrible et solennelle cette scène que nous avons manquée. C’est ajouter le talent du romancier à celui du peintre et spéculer habilement sur notre curiosité de spectateurs arrivés trop tard. À cette façon anecdotique et piquante de traiter l’histoire, l’effet dramatique gagne en intensif ce qu’il perd en noblesse, et se fait un public plus nombreux. L’Interdit n’est pas moins saisissant. Ces cadavres abandonnés, cette porte d’église que rend inaccessible un amas de branches et de poutres surmontées d’une draperie noire, sont un décor qui frappe étrangement l’imagination. Tout en rendant pleine justice au sentiment littéraire et scénique contenu dans ces deux toiles, dont le succès est fort grand, j’avoue que je suis touché surtout par les qualités excellentes et toutes spéciales de cette peinture solide, harmonieuse, résistante, qui appartient en propre à M. Paul Laurens et fait de lui l’artiste remarquable que l’on sait.

Tous les personnages sans exception qui figurent dans les tableaux de M. Emile Levy ont l’immense avantage d’avoir fréquenté la meilleure compagnie et d’être extrêmement bien élevés. De complexion faible, tous plus ou moins convalescens, ils ont des pâleurs exquises, des gestes à la fois gracieux, languissans et distingués. La petite bergère qui, sous le numéro 1364, passe un ruisseau tout en filant, serait admise, au seul aspect de ses pieds d’ivoire, dans le pensionnat le plus, aristocratique de Paris. Il pleut de la veloutine et de la poudre de riz dans le paysage où respire ce petit ange, et le soleil qui l’éclaire ne roussit point la peau. Les arbres y ont des pudeurs coquettes, et les herbes des airs penchés.

L’autre tableau, intitulé Une Idylle, et représentant deux petits paysans adorables dans une barque charmante, a comme le précédent des qualités d’ineffable langueur. Si jamais, dans un moment d’enthousiasme romantique, M. Bouguerau voulait peindre une bergère, il la peindrait ainsi ; mais hâtons-nous de dire qu’il n’aurait ni la finesse de coloration, ni les raffinemens, ni la distinction, que M. Levy pousse à l’excès, mais qui lui sont des qualités très personnelles.

Son portrait de Mme la comtesse de E*** a du charme ; il est élégamment dessiné. Le modelé est tout plein de petites délicatesses qui, à deux pas de distance, se confondent et s’évanouissent en un ensemble un peu plat et décoloré. La tête, charmante d’ailleurs, est plaquée sur le fond, dont le fauteuil semble faire partie intégrante. Oserai-je dire que le bras droit de Mme de E*** me paraît positivement trop court ?

Le bon gros bébé étalé dans son fauteuil qu’expose M. Brion est réjouissant à voir… L’ensemble est d’une couleur un peu voyante, ruisselante, mais joyeuse, franche et fraîche. On connaît les qualités de M. Brion, elles se retrouvent toutes là, avec un surcroit de bonne humeur et de bonne santé.

Les Pêcheurs de crevettes fuyard le gros temps, de M. Cogen, sont d’une peinture légèrement molle, mais simple et sincère ; l’effet est remarquablement juste et bien compris ; c’est là une fort bonne chose et pleine de sentiment.

M. Henner est un raffiné : sa petite naïade et sa tête de femme sont deux bijoux de coloration délicate et de fin modelé. Au milieu de ce tapage, de cette agitation fiévreuse, qui font de l’exposition de peinture un véritable champ de foire, ces deux petites toiles si calmes et si harmonieuses semblent avoir été placées tout exprès pour reposer et rafraîchir les yeux. Il est vrai qu’il serait encore préférable de les emporter loin de ce bazar, où l’art délicat et discret produit un peu l’effet d’un joli morceau de musique de chambre exécuté par quatre maîtres de l’archet au milieu des Champs-Elysées. On aura beau dire et beau faire, l’art véritable est un mets de privilégié, d’aristocrate, dont la foule qui passe ignorera toujours les saveurs ; il faut, pour le déguster, le loisir, le calme. L’œuvre d’art de son côté veut être placée dans le milieu qui lui convient ; il faut qu’on l’ait sous le regard à l’heure où les yeux en ont besoin, où l’esprit est disposé à en jouir ; c’est pourquoi l’exhibition brutale de plusieurs milliers de toiles accrochées pêle-mêle. sous un jour dévorant est bien plutôt faite pour étouffer le véritable sentiment des arts que pour le faire naître ou le développer.

Que M. Léon Glaize ait pris son sujet dans Plutarque, je ne le nie pas ; mais je peux affirmer que, si Plutarque pouvait voir le tableau de M. Glaize, il en recevrait une désagréable impression. Où trouver dans les grandes et nobles pages du vieux philosophe grec un seul mot qui puisse servir de prétexte à cette scène mélodramatique de la Conjuration ? Ces jeunes gens des meilleures familles, comme dit le livret, groupés autour d’un cadavre, ne vous rappellent-ils pas ces tirades infernales de l’Ambigu qui font couler à la foi les larmes et les sueurs dans les régions élevées du théâtre ? Que tout cela est peu dans le sentiment de Plutarque, monsieur, et comme votre bon goût eût préservé de ces grossièretés M. Glaize, si vous ne vous étiez cru dans l’obligation d’attirer les regards par quelque coup d’audace ! Ce qui est curieux dans cette grande toile où le talent ne manque pas d’ailleurs, c’est cette exhibition de réalités brutales jointe à une recherche timide du classique. Ces académies, très convenablement peintes et correctement dessinées, semblent désorientées dans cette scène de sang. Vainement ces braves gens froncent le sourcil, contractent leurs muscles, gesticulent ; on devine leur bonne volonté, mais leur peu de conviction saute aux yeux. La scène d’ailleurs est confuse, s’explique fort mal, et tous ces nus sont d’un ton uniforme qui n’ajoute rien au caractère et rappelle le pain d’épice. M. Glaize n’en mourra pas, il a été victime d’un coup de tête, et Plutarque est de taille à lui pardonner cette collaboration forcée.

M. Puvis de Chavannes, qui, lui aussi, fait de la grande peinture en indépendant, ne parvient pas à remplacer par la puissance de son individualité cette éducation classique qui lui manque. Il continue à épeler son alphabet avec une conviction de. martyr sans se douter que depuis Cimabüe il s’est produit un grand nombre de maîtres et que ce n’est point être original que de bégayer un art où tant de gens ont excellé avant vous ; cependant M. Puvis de Chavannes est un artiste, il a des aspirations vers la grande décoration monumentale, il a des intentions excellentes, il entrevoit son but, mais à travers un nuage de plus en plus épais, et s’il ne l’atteint pas, c’est que les armes lui manquent, et que la Providence a voulu que ses toiles restassent comme un enseignement et une menace.

La Boutique au Caire, de M. Mouchot, est une petite toile d’une coloration séduisante, peinte avec une sûreté et une aisance remarquables. Le grand tableau intitulé Système d’irrigation dans la Haute-Égypte a un charme extrême. Dans un paysage immense, au bord du Nil limoneux, deux pauvres diables brûlés par le soleil et brisés à la peine puisent lentement de l’eau. Rien de plus simple que cette scène certainement vue dans la nature, rien de plus calme, de moins tapageur, et cependant l’impression est profonde. C’est là l’Égypte vraie et poétique, avec son ciel profond, ses grandes étendues dénudées, son caractère de grandeur, de mélancolie, et ses lointaines montagnes qu’un soleil fatigué dore faiblement. A l’heureux choix du sujet ajoutez une coloration délicate, l’harmonie distinguée, le goût fin, la facture large et simple qui constituent le talent très personnel de M. Mouchot.

M. Jules Lefebvre pousse loin la précision des contours et dépouille trop volontiers la nature de ce voile transparent dont elle a l’habitude, et qu’on appelle l’atmosphère. Si loin qu’on se place de ses toiles, il semble qu’on en soit trop près, car entre elles et vous il manque toujours un intermédiaire, et l’œil éprouve une sensation analogue à celle que ton ressent en touchant la lame d’un rasoir ou quelque objet en acier poli. La précision, que M. Lefebvre exagère ainsi, est sûrement une fort grande qualité, mais peut-être bien les mérites de son dessin et de son modelé ne demandent-ils pas à être accusés avec cette inflexible autorité. Veuillez examiner avec attention la Chloé par exemple, et vous verrez que la pureté du dessin n’est qu’une apparence trompeuse ; les mains et les poignets ne vous rappellent-ils pas ces gants en peau glacée et de couleur printanière que les marchands emplissent de coton pour figurer à leur devanture ? Et cette cuisse qui tourne trop, tandis que la jambe ne tourne pas assez, prise entre deux contours tranchans, inflexibles et peu étudiés ! Voyez ce profil qui n’est qu’une silhouette et cette petite oreille accrochée comme au hasard… J’ai le regret d’insister autant, mais il n’est pas inutile de constater combien la propreté de l’outil et la pureté du dessin sont deux choses différentes. Je ne parle pas du paysage qui entoure cette jolie fille ; cette transparence, cette fluidité, cette coloration fausse et nacrée, vous ont choqué comme moi. M. Lefebvre, qui a du talent malgré tout, a le tort de s’affirmer avec trop d’assurance ; ses qualités n’y gagnent pas, ses défauts en sont plus apparens.

L’Idylle de M. Raphaël Collin est une grosse fille peu élégante de forme, mais remarquablement bien dessinée et modelée. Il n’y a pas au Salon de cette année beaucoup de figures de femmes qui puissent lutter avec cette modeste et consciencieuse étude. Veuillez l’examiner avec attention, elle le mérite d’autant plus qu’elle ne cherche point à se faire remarquer, et qu’elle est tout bonnement simple et vraie.

M. Stanislas Torrents expose un tout petit portrait de jeune fille qui est un bijou de coloration et de facture aisée, puis un grand tableau qu’il intitule le Mort. Quel est le mort inconnu qui sert de prétexte à cette grande page ? L’artiste ne nous le dit pas. Quoi qu’il en soit, le cadavre est étendu au premier plan, entouré d’un moine en robe blanche, d’un porte-cierge et de quelques assistons. Il suffit de regarder les mains pour constater la valeur de M. Torrents ; elles sont d’une peinture excellente ; l’ensemble de la composition, qui d’ailleurs parade un peu, est d’une grande harmonie, et chaque tête est un morceau de choix qui mériterait à lui seul la médaille qu’a obtenue le tableau tout entier. Souhaitons que M. Torrents choisisse pour sa prochaine œuvre un sujet qui donne lieu a des mouvemens, des expressions, et à un effet un peu moins circonscrit et renfermé.

M. Sylvestre a pris pour sujet la Mort de Sénèque. Il y a des aspirations de toute sorte dans cette toile, pleine d’imperfections et de rares qualités. Les draperies, d’un ton criard et d’un dessin boursouflé, sont des violences qui fort heureusement semblent empruntées. Le drap blanc du milieu, si abondamment ensanglanté, est d’un effet mélodramatique un peu vulgaire et contestable historiquement, puisque, après s’être fait ouvrir les veines, et le sang ne venant pas, Sénèque dut avoir recours au poison, et finalement ne trouva la mort que dans une étuve où il se plongea ; mais peu importe. Le groupe des disciples est confus, certains bras sont d’une construction et d’un emmanchement problématiques. Le Sénèque lui-même, dessiné avec un aplomb quelque peu affecté, rappelle beaucoup le Marcus Sextus, de Guérin ; cette figure sent un peu trop l’académie d’atelier, de même que l’ensemble du tableau fait songer aux esquisses de concours… Il n’en est pas moins vrai qu’il y a là un caractère de vigueur et de simplicité, un instinct du grand, un désir de s’élever. C’est l’effort d’un jeune homme cherchant sa voie et s’appuyant encore sur tout ce qui l’entoure, confondant dans un même enthousiasme le passé, qu’il admire, et le présent, qui le grise. Autant la fougue de M. Becker me parait factice et son tapage artificiel, autant l’ardeur convaincue de M. Sylvestre, si fort inexpérimentée qu’elle soit, m’inspire de confiance et de sympathie.

Sous ce titre : la Veille d’une exécution capitale à Rome, M. Sautai nous représente un groupe de gens tournant le dos et fort occupés à lire une affiche. Le tableau se tient bien, l’harmonie est simple et distinguée, le dessin est correct et soigné ; mais enfin voilà beaucoup de murs et bien des habits ! Quelques mains et quelques têtes eussent donné au tableau une animation qui ne l’eût point déparé, et M. Sautai nous eût montré qu’il n’est pas homme à reculer devant la difficulté.

M. Gervex aime Corot tout autant que Prud’hon et n’en fait pas mystère. Son tableau de Diane et Endymion est cotonneux, embrouillé, décousu, et pourtant a une saveur charmante. La Diane, sous les indécisions par trop rêveuses de son dessin, a de l’élégance, et dans le torse d’Endymion il y a des parties finement modelées.

M. Cormon fait preuve de talent et de grande expérience dans son vaste tableau de la Mort de Ravana. C’est là du Delacroix adouci, égalisé, soignant sa fougue et ménageant ses moyens. Il y a dans le tableau de M. Cormon des morceaux d’une coloration délicieuse et du modelé le plus délicat. Delacroix était le torrent aux eaux furieuses, M. Cormon fait songer à un beau bassin entouré de marbre poli où ces mêmes eaux calmées s’étalent et se reposent.

Les innombrables épisodes de combat qui chaque année depuis nos défaites encombrent le Salon me causent une répulsion dont je ne suis pas maître. Je trouve on ne peut plus triste cette façon d’attirer les regards du public par l’exhibition laborieusement étudiée des misères et des souffrances du champ de bataille. Assez de Français blessés, surpris et fuyant, assez de cadavres au premier plan, de plaies béantes et de vêtemens déchirés ! A montrer aussi complaisamment ses blessures, on s’attire moins de sympathie que de commisération. Et avons-nous donc un si grand besoin de pitié pour qu’à chaque coin de l’exposition et dans toutes les devantures de nos marchands de tableaux nos braves petits troupiers viennent avec une balle dans le dos tendre leur main mutilée pour demander l’aumône d’une larme ? Est-ce un sentiment humanitaire et l’horreur de la guerre que l’on entend inspirer par là ? Il ne nous convient pas plus d’être triomphans et fanfarons que d’être larmoyans et philanthropes. Il ne nous sied pas plus de faire parade de nos plaies que de les nier ou d’accuser le sort. Quand on souffre, il est décent de fermer sa porte et de crier le moins fort possible. Cette rage d’exactitude matérielle, cet amour du trompe-l’œil qui poussent les peintres à concentrer toute leur attention sur un détailla étudier à la loupe les champs de bataille, en arrivent à dénaturer singulièrement les choses. C’est la guerre envisagée au point de vue de l’infirmier, du photographe, du fuyard ou du chroniqueur qui flâne après l’action sur le lieu du combat, compte les mourans et décrit les horreurs. Nous ne dirons donc rien de toutes ces toiles militaires que n’excuse pas une valeur intrinsèque, et nous nous arrêterons seulement devant les deux tableaux de M. de Neuville, qui reste Français et a beaucoup de talent. Scribe devenu peintre n’aurait pas composé l’Attaque par le feu d’une maison barricadée et crénelée avec plus de bonheur et d’habileté que ne l’a fait M. de Neuville. Tout cela s’agite, vit, remue, et voilà de braves gens qui vont à l’ennemi de bon cœur. Si la facture est un peu mesquine, martelée uniformément d’innombrables petites touches qui attirent l’attention, du moins on ne sent ni le labeur du peintre ni la fatigue du modèle qui pose. Il y a du souffle, de l’animation, un vif intérêt et du cœur.


II

De tous les portraits du Salon, le plus remarqué à coup sûr est celui de Mme Pasca, par M. Léon Bonnat. Deux choses expliquent le grand succès de cette toile : tout d’abord le talent très réel et très sympathique du peintre, puis en second lieu le soin avec lequel M. Bonnat a su mettre cette année ses qualités en évidence. J’avoue qu’elles me paraissaient plus naturelles et plus séduisantes alors qu’il nous les laissait voir moins décolletées. Dans un antre obscur, où par hasard une chaise en bois doré a été oubliée, apparaît une femme vêtue d’une robe blanche zébrée de noir, droite, immobile, les bras nus, et… sans chemise. Cela sent un peu l’apprêt. Le peintre d’ailleurs, trop uniquement préoccupé de ses pâtes, a oublié de rendre l’élégance, l’expression, l’esprit et la physionomie de son modèle. C’est Mme Pasca que l’on regarde, et c’est M. Bonnat que l’on voit. Quant à la puissance des tons, je la constate volontiers ; voilà certes de puissans tons, mais comme ils le savent !

Un autre portrait qui se voit de moins loin, mais qui me séduit bien davantage, est celui qu’expose M. Bastien Lepage ; point d’apparente coquetterie ; l’ensemble est sans éclat, la pose est fort simple, le costume sombre, et la tête, énergique et intelligente d’ailleurs, est sans beauté. C’est par ses qualités intimes que cette peinture est remarquable, par la sûreté, la précision, la sincérité du dessin, par un sentiment délicat et respectueux de la forme qui fait songer à Holbein. Suivez le contour savant et précis de la bouche et du nez, la construction honnête et ferme de cette tête, où vous ne trouverez ni une faiblesse, ni une indécision, voyez les mains si vraies, si individuelles dans leur structure et détaillées avec un mélange de bonhomie, de vigueur, d’énergique conviction et de simplicité, et demandez-vous quel est le peintre vivant qui saurait dessiner avec cette autorité et cette exactitude, Je sais qu’il ne s’agit là que d’un portrait où les difficultés d’arrangement et de composition se sont trouvées tout naturellement écartées ; mais les qualités qu’on y remarque y sont tellement personnelles et si rares, s’y manifestent avec une telle intensité, qu’il est impossible, pour nous du moins, de rester indifférent,… pourvu maintenant que M. Bastien Lepage, que l’on dit fort jeune, ne devienne pas trop vite à la mode, pourvu qu’il ne gagne pas trop facilement et trop rapidement de l’argent, et qu’on le laisse encore un peu à ses études et à son art ! Je ne dis rien de son petit portrait de la communiante, dont l’aspect est un peu trop étrange et japonais, et cependant au milieu de ces blancheurs confuses que de qualités peu ordinaires dans la tête, quel dessin ferme et sincère dans les petites mains gantées !

Le grand portrait de femme vêtue d’une robe jaune, par M. Delaunay, est une décoration d’une couleur agréable qui rappelle Couture. On souhaiterait toutefois un modelé plus sévère et plus solide. La main qui soutient l’éventail et le massif avant-bras semblent sortir directement de la poitrine, l’on songe malgré soi à quelque accident phénoménal ; cette main et ce bout de bras laissent d’ailleurs beaucoup à désirer comme forme. L’autre bras qui tombe, se détachant sur le jaune discret et fort harmonieux de la jupe, est d’un ton très fin ; je le trouve en revanche insuffisamment modelé : le poignet en est trop large et plat ; la partie pleine de la main est énorme, tandis que les doigts sont comme atrophiés. Si maintenant nous remontons à la naissance de ce bras, nous voyons que l’épaule, le cou et l’étrange boursouflure dont il est surchargé à sa partie postérieure ne forment qu’une seule masse d’un ton uniforme où les différences de plan ne se sentent pas, de sorte qu’il n’y a là qu’une teinte plate maintenue par un contour.

Le petit portrait d’homme exposé par M. Delaunay est d’une couleur peu agréable, il est de plus d’une exécution âpre, égratignée, qui nuit beaucoup à l’expression de la forme. Pourquoi ces empâtemens exagérés et sans effet, ces rugosités un peu grossières, en même temps que cette recherche de nuances ? Pourquoi dans les nus tant de petits travaux compliqués qui sentent le labeur et l’hésitation, et ces fougues de grosse brosse, ces négligences préméditées dans l’indication des vêtemens ? Il y a quelque chose d’incertain et d’affecté chez M. Delaunay : sa peinture n’est ni d’un coloriste puissant, ni d’un dessinateur savant et convaincu, on y sent un homme de goût qui se cherche.

La petite tête de femme encadrée d’une bordure noire est la meilleure des trois toiles de M. Delaunay. La tonalité en est charmante, elle a un petit parfum de vieux maître italien qui séduit. Il y a là une recherche assez distinguée pour faire passer par-dessus le manque de simplicité. Je remarquerai cependant que cette tête n’est pas construite d’une façon rassurante. Les yeux sont-ils bien d’ensemble ? Mon plus grand désir est que, vérification faite, vous trouviez que je me suis trompé.

Que dirons-nous de l’énorme portrait exposé par M. Machard ? Une jeune femme au visage joyeux et affable, vêtue simplement d’une robe en velours rouge sang de bœuf et puissamment décolletée, se dirige vers un rideau d’un vert radical. Ce rideau soulevé laisse voir le fût d’une colonne monumentale qui fait songer au péristyle de la Bourse. Il y a donc un palais obscur derrière ce rideau ? Que veut dire tout cela ? Mon Dieu, mon Dieu ! si vous ne reculez pas devant un miracle, faites germer dans le royaume des arts la bonhomie et la simplicité !

Il y a beaucoup d’air et de lumière dans le tableau de M. Fantin La Tour, — un homme à barbe regardant une gravure. — La main, dont on ne sent pas suffisamment la structure, est d’un vif éclat et d’une fraîcheur charmante, et le portefeuille sur lequel elle s’appuie d’une réalité saisissante. La tête se maintient à côté de ces éclats, et c’est beaucoup. Quant à la personne en gris qui se tient debout dans un visible embarras, je comprends son désir de rentrer dans le fond, qu’elle n’aurait jamais dû quitter. M. Fantin La Tour compose et ordonne ses toiles moins heureusement qu’il ne les peint.

Il faut croire que les personnes chargées de placer les tableaux ne sont pas très désireuses d’en jouir ensuite, car je vois dans ce placement d’étranges anomalies. Telle toile que l’on aurait dû accrocher un peu haut et loin du regard, ne serait-ce que par politesse pour son auteur, est mise en évidence et semble vous inviter à un scrupuleux examen, tandis qu’une peinture vraiment intéressante et pleine de mérite se perd dans les hauteurs où les yeux ont peine à l’atteindre. Je veux parler d’un excellent portrait de M. Durangel, qui mériterait une place d’honneur et ne l’a pas. Il représente une jeune femme vêtue d’une robe de soie jaune garnie d’une étroite bande de fourrure noire. Ce portrait a un caractère de simplicité et de conviction qui séduit extrêmement ; il est d’un dessin sûr, ferme et consciencieux. La robe et le bras sont parfaits. Je regrette que la tête, peinte dans une tonalité roussâtre, n’ait pas la solidité de ce beau bras ; elle paraît un peu trop transparente et reflétée. Encore faut-il dire que le jour détestable, qui fait miroiter et creuse toute la partie supérieure de cette toile, peut être pour beaucoup dans cette imperfection. Il n’en est pas moins vrai que c’est là une excellente chose et qui rappelle ces beaux portraits du siècle dernier qui parfois apparaissent dans une vente comme les fantômes d’un grand art évanoui.

M. Cot a de la distinction, de l’acquis, une grande finesse de dessin et le mérite exceptionnel de ne point aimer le tapage. Son portrait de Mlle H… est d’une discrétion et d’une élégance tout à fait charmantes. On y sent la personnalité d’un modèle délicat. Le portrait de Mme la marquise d’H…, tout aussi purement dessiné, n’a pas le ressort et l’éclat que comporterait le costume. Le gris du fond nuit beaucoup, ce semble, au bleu de la robe.

La tête de femme peinte par M. Hippolyte Dubois est un peu froide de couleur, mais bien construite ; elle serait parfaite ; si le peintre pouvait donner à son exécution un peu d’harmonie et de souplesse. Les trois toiles de M. de Vinne sont des plus remarquables sous le léger voile qui les recouvre. M. de Vinne veut qu’on vienne à lui et qu’on prête l’oreille. Il parle bas, mais vous charme et vous persuade. Le portrait de femme qu’expose M. Blanchard est brillant, réjouissant à l’œil. On ne peint pas avec plus d’entrain, de coquetterie et de bonne humeur. Si M. Blanchard doit redouter quelque chose, c’est l’excès de ses qualités faciles et séduisantes, l’abus des petits ramages et des détails tourmentés, si joliment tourmentés qu’ils soient ; quelques éclats de moins dans cette robe blanche et un peu de fermeté en plus dans la tête donneraient plus d’autorité à cette très charmante toile.


III

Parmi les peintres de genre, voyons d’abord ceux qui n’ont pas tout sacrifié à l’exécution matérielle, et qui cherchent encore à rendre une idée ou un sentiment par la composition de leur tableau et l’expression de leurs personnages. De ces représentans de la vignette d’autrefois, l’un des plus charmans est à coup sûr M. Louis Leloir. Son tableau intitulé la Fête du grand-papa est une jolie petite scène qui se passe au XVIe siècle : voici le grand-papa qui embrasse de bon cœur le bambin, les jeunes filles qui se pressent, les valets qui n’osent approcher… Tout cela est vif, joyeux, papillotant, composé avec aisance. De cette toile bourrée de détails, encombrée de petites curiosités archéologiques, pas un centimètre carré qui ne soit copié d’après nature avec une adresse merveilleuse, en sorte que ce charmant fouillis est une mine inépuisable de petits étonnemens, de petites surprises. Le tapis, la tenture, les meubles, les rubans, les visages, les coiffures, les mains, les souliers, sont d’un intérêt égal auquel on ne résiste pas. Pour exécuter un tableau semblable, il faut beaucoup de talent, mais dans le cas présent il se montre un peu trop, ce talent, et l’inspection de toutes ces adresses fatigue à la longue. Si encore M. Leloir était seul à user ce procédé qui consiste à considérer un tableau comme une mosaïque de petits morceaux admirablement copiés ; mais que d’autres autour de lui exploitent la même mine avec autant ou presque autant d’habileté !

M. Louis-Emile Adan est un exécutant tout aussi prodigieux que ses prodigieux confrères. Son Dernier jour de vente est une collection de petits morceaux délicieux, une réunion de petits tours de force plus étonnans les uns que les autres. Tout cela frétille, étincelle. Au plaisir d’admirer tant de prestesse et d’habileté se joint celui de fouiller dans ce magasin de bric-à-brac où chacun s’amuse à faire un choix. On croit lire une page de nouvelles à la main fraîchement pondues par quelque malicieux causeur.

Les Patineuses hollandaises de M. Kaemmerer sont dessinées et habillées avec beaucoup de goût, peintes avec un soin pieux. Je ne sais pourquoi l’idée de mettre sous verre ces merveilles vous vient à l’esprit. On tremble pour elles comme pour un biscuit de Sèvres ou un verre de Venise que le moindre mouvement peut réduire en miettes. Impossible de grouper d’une façon plus aimable des toilettes plus coquettes.

M. Caraud et M. Charles Hue, qui le suit à quelques pas de distance, sont déjà d’une autre époque, et leurs toiles, qui constatent les modifications du goût, sont intéressantes à observer. Ces messieurs continuent à peindre avec un soin extrême et d’une façon un peu plate des scènes gracieuses, légèrement maniérées, qui toutefois ne manquent pas de charmes. Ici c’est le doigt piqué, là c’est l’ami indiscret. Ces jolies vignettes coloriées ont un petit parfum du siècle dernier affadi par une correction monotone et des scrupules de brosse consciencieuse et bien élevée que l’on ne retrouve plus guère chez les flamboyans peintres de genre de création récente.

M. Vibert, sec et poli, fort peu peintre, possède en revanche une gaîté qui a la vogue. Le Repos du peintre, ou, pour mieux dire, le peintre profitant du sommeil de son modèle pour embrasser la servante, a des accens comiques. On souhaiterait que M. Vibert eût une exécution plus en rapport avec l’esprit de ses sujets, et qu’il prît une brosse plus grosse. On se demande comment son éclat de rire a pu durer assez longtemps pour lui permettre de l’exprimer avec ce soin de miniaturiste scrupuleux.

L’Ambulance de M. Eugène Le Roux est un des rares tableaux de genre qui ne sentent ni la photographie ni la miniature. Cela est largement et grassement peint. Les fonds sont légèrement noirs, et manquent de transparence ; mais la scène est touchante, sans affectation de sentimentalité ni violence d’effet. Puisque le mot de photographie vient de m’échapper, regardons le tableau de M. Worms, qui peut représenter toute une famille de peintres de genre. Ici l’idée fait défaut. La nature humaine n’est plus considérée que comme une nature morte. Ces petites scènes espagnoles ont les qualités et les défauts de la photographie : c’est la vérité moins la vie, la nature moins le souffle, le sentiment, le frisson.

Le Retour d’une chasse aux oiseaux de mer de M. Gonbie a des séductions : un break garni de chasseurs est arrêté sur la plage. Au premier plan, un joli petit poney blanc, le tout se détachant sur un ciel nuageux ; l’exécution est extrêmement soignée. Les harnais en particulier, qui ont pu poser dans l’atelier aussi longtemps qu’on a voulu, sont faits avec une tendresse, et ont une vérité, une expression saisissantes. Les personnages leur font un repoussoir heureux.

Étant donné que, dans le genre de peinture où M. Détaille excelle, l’exécution du petit détail réel est la chose importante, il n’est pas extraordinaire que l’habile exécutant ait mis parfois de la négligence dans le choix de ses sujets. On se rappelle ce régiment de cuirassiers, s’aventurant dans une rue d’un village ennemi, arrêté tout à coup par une échelle et deux chaises qui lui barrent le chemin, et massacré dans cette impasse. On se demanda quel pressant besoin de faire assassiner des braves gens pouvait pousser un peintre à imaginer une scène aussi naïvement repoussante. Je suis convaincu que M. Détaille n’avait eu aucune mauvaise intention, que l’idée de son tableau était le moindre de ses soucis, et que son seul but était de peindre des cuirasses, ainsi qu’un fouillis de petites choses qui flattait son œil. Le tableau de cette année, où la pensée fait absolument défaut, est une sorte de réponse aux reproches de l’année dernière et comme une profession de foi du peintre. Il paraît d’ailleurs tout à fait à son aise dans cette nouvelle œuvre, il y semble délivré d’un souci, et jamais son talent ne s’est montré d’une façon plus évidente. La photographie ne rendrait pas avec plus de vérité l’aspect du boulevard de Paris au moment où la foule se range pour laisser passer un régiment de ligne précédé de ses tambours. Voilà bien nos maisons avec leurs enseignes connues, l’omnibus de la Bastille, le sergent de ville dans sa tenue d’hiver, le gamin au nez rouge, le tambour-major avec ses bottes crottées… L’auteur ne nous a pas fait grâce d’un tuyau de cheminée, et a rendu tout cela avec un talent, une sûreté, une justesse, qu’il est impossible de ne pas admirer. Voyez en particulier ce sol couvert d’une fange jaunâtre toute parisienne, mélangée de neige fondue et de macadam dans lequel les voitures ont roulé, n’est-ce pas d’une réalité prodigieuse ?

En observant ce tableau, on se rappelle malgré soi ce fameux diorama qui avait été fondé autrefois à Paris dans le dessein d’y répandre le goût des arts. Grâce à un éclairage habilement ménagé et à l’emploi de moyens mécaniques que je ne saurais expliquer, on y obtint de merveilleux résultats. Je vois encore l’intérieur d’une cathédrale à la fin de la grand’messe, au moment où le prêtre donne la bénédiction : ces rayons de soleil tombant des vitraux sur la foule pieusement prosternée, ces chapelles dans l’ombre, ces enfants de chœur, ce suisse… L’effet était extraordinaire. M. Detaille a atteint cette exactitude d’aspect, mais ne l’a pas dépassée. Je dois dire que le diorama avait l’avantage d’offrir au public deux spectacles en un seul : à un certain moment, et lorsqu’on avait examiné tout à son aise la scène de jour, l’obscurité se faisait tout à coup, on entendait une musique douce, et bientôt le même tableau apparaissait de nouveau par un effet de nuit ; l’autel était éclairé de mille cierges, les lustres étincelans se balançaient dans le sanctuaire, et l’on ne saurait dire lequel de ces deux spectacles était le plus étonnant. Depuis que ce souvenir lointain m’est revenu à l’esprit, je ne peux plus regarder le Régiment qui passe sans me figurer que la nuit va venir, que les lanternes des voitures vont étinceler et que les boutiques vont s’éclairer de mille feux.

On éprouve je ne sais quel sentiment de tristesse et de regret en face de certains tableaux de genre où les qualités sont pourtant remarquables. Cela ressemble à l’émotion d’un gourmet qui voit arriver sur la table un plat savoureux et qui n’a plus faim. Nous sommes rassasiés vraiment par toutes ces réalités sans vie et sans idée qui nous entourent, nous assiègent et de tous les côtés de l’horizon se précipitent dans notre œil, si bien que, la fatigue et la satiété s’en mêlant, on ne saisit plus qu’imparfaitement les nuances qui séparent entre elles ces petites œuvres égales ou presque égales par la monotone perfection de l’outil qui les a fouillées. On glisse alors du meilleur au moins bon sans presque s’en apercevoir. Les sympathies s’attiédissent à mesure que chez le peintre le sentiment s’affaiblit et que le procédé se perfectionne ; l’indifférence arrive, et l’on tombe de M. Détaille dans M. Saintin sans heurt ni cahot ; M. Saintin, que vingt autres imitent et égalent, ne perdra-t-il pas la vue au métier qu’il fait ? Ne sera-t-il pas atteint de cette crampe des peintres de genre, assez semblable à celle des écrivains et dont on commence à parler ? Et cependant il y a plus étonnant que M. Saintin. M. Firmin Girard a dépassé la photographie dans sa recherche de la vérité, et ce sont de véritables effets stéréoscopiques qu’il arrive à produire. Son Jardin de la marraine nous représente deux jeunes femmes élégamment vêtues, ainsi qu’une charmante fillette en train de cueillir des fleurs. Dans les Premières caresses, nous voyons une gracieuse petite maman souriant à son bébé que la nourrice tient dans ses bras. Le sujet d’ailleurs importe peu. Ce qui est remarquable, c’est la patience surhumaine du peintre, qui a compté les feuilles des arbres et numéroté les brins d’herbe sans se laisser troubler par les obstacles que la distance et l’air opposent à un pareil travail. Les plus petites branchettes, que le raisonnement nous dit être à vingt mètres de nous, — je dis le raisonnement, car il n’y a plus de plans dans ces tableaux, et il faut un effort de l’esprit pour retrouver la place de chaque chose, — ces petites branchettes éloignées sont peintes avec autant de précision, de netteté, de saillie que l’œil de cette dame ou le ruban de son chapeau qui est à deux pas de nous. Il n’est pas un point de l’horizon que l’on ne puisse toucher du doigt. Cet excès de réalité dans chaque détail en particulier donne à l’ensemble un aspect fantastique qui tient du cauchemar, et rien ne ressemble plus à un mensonge que ce fouillis de vérités brutales. C’est que, pour nous, il n’y a pas dans la nature de vérité matérielle qui ne soit vivifiée par une vérité pour ainsi dire morale. Il n’y a pas de contour qui n’ait un caractère, une expression, point de coloration qui n’ait une harmonie et une saveur particulières.

Nous n’avons pas, comme les mouches, des yeux à mille facettes qui nous permettent de voir de tous les côtés à la fois et de percevoir du même coup les mille détails d’une scène avec une égale intensité. Nos organes sont instinctivement artistes, ils choisissent dans la nature, effacent, élaguent autour du point qui les séduit, en sorte que tout le reste n’est plus qu’un accompagnement et comme un murmure. De cette faculté particulière naît l’impression, l’effet, le charme. Eh bien ! c’est ce charme que nous demandons à l’artiste lorsque nous regardons un tableau quelconque. C’est dans son œil ému que nous cherchons l’image de la nature, c’est à travers son esprit ou son cœur que nous voulons la voir. C’est en un mot une œuvre d’art que nous attendons, et non pas un chef-d’œuvre de patience et d’industrie.

M. Alphonse Gros est élève de M. Meissonier. Cela se voit dans les mains et la tête de son fumeur, qui sont solides et bien dessinées. Je ne dis rien de la veste, de la culotte et du soulier, qui ne craignent la concurrence avec aucune autre veste et aucun autre soulier. Voilà un petit fumeur bien construit et bien peint, qui fume tranquillement et a l’air satisfait. Un autre tableau du même auteur est plus vaste et a une couleur historique. Les Importans conspirent contre le cardinal, dit le livret. Ils conspiraient il n’y a qu’un instant, je le veux bien, mais quant à présent ils posent devant M. Gros et paraissent extrêmement fatigués… d’avoir conspiré avant la séance sans doute. Voilà d’ailleurs un pourpoint orange, une main, la moitié d’une oreille et un pied de chaise vraiment du temps, qui sont des morceaux de haute facture.

La peinture de M. Pille est de charpente un peu grossière, mais solide. Elle a de gros os ; on la sent vigoureuse, patiente, tenace, et pourtant elle a les pâles couleurs comme une fillette. Il y a d’ailleurs une certaine précision dans les contours, et l’ensemble a de l’harmonie, harmonie légèrement emplâtrée et mourante toutefois. Deux petits tableaux, pas plus grands que la main, par M. Maxime Claude, le Parc, souvenir de Londres, et la Plage. Il s’agit dans l’un et l’autre cas de jeunes amazones élégantes et bien montées. Rien de fin, de distingué et de délicat comme ces deux toiles microscopiques, où l’exécution trouve le moyen d’être large et aisée. Tous ces personnages ont du mouvement, vivent, et aucun d’eux ne se doute que M. Maxime Claude les regarde. — Les Tapageurs de M. David Col ont ceci d’agréable qu’ils sont tout à leur vacarme, ne posent pas et n’ont aucun souci d’être des tapageurs remarquablement exécutés. Dans la situation très tendue où nous placent les prodiges de la brosse, cette aisance fait du bien. On n’est plus dans un atelier, mais dans un cabaret véritable ; cela change et soulage.

On n’est pas plus en bois que ne le sont les Amateurs de bois sculpté que nous offre M. Lesrel. Comment rire de ces pauvres vieillards, dont les intentions sont comiques, lorsqu’on a devant soi tant de détails étonnans et que l’on est comme écrasé par la vue de ce travail prodigieux, où il semble que toute une fourmilière ait picoté, fouillé et refouillé depuis deux ou trois ans !

les produits que M. Eakins nous expédie de Philadelphie sont d’un bon enseignement. Vous les avez vus sans doute ? Ces deux toiles, contenant chacune deux chasseurs dans un bateau, ressemblent tellement à des épreuves photographiques recouvertes d’une légère teinte locale à l’aquarelle, que l’on se demande si ce ne sont pas là les spécimens d’un procédé industriel encore inconnu, et que l’inventeur aurait malicieusement envoyés à Paris pour troubler M. Détaille et effrayer l’école française. M. Ferrandiz, qui possède, comme M. Eakins, quelque secret inconcevable, a juré de nous faire baisser les yeux, et nous, les baissons, comme il le souhaite, devant l’effet de lumière électrique qui éclaire son Départ pour la fête de Monte-Vergine.

Les deux grands tableaux de M. Castiglione : le Château de Haddon-Hall au moment où les soldats de Cromwell l’envahissent et une Visite chez l’oncle du cardinal, — Frascati, près de Rome, ont été accrochés là par la Providence pour résumer la question et montrer à M. Firmin Girard où peut conduire le culte du stéréoscope lorsqu’il n’est plus accompagné comme chez lui par la sûreté du crayon et la jeunesse de l’œil. Ces deux tableaux doivent enseigner aussi à M. Leloir à quel mince effet historique on arrive par l’abus des détails servilement copiés, et comme toute cette friperie, si exacte qu’elle soit, peut devenir fastidieuse, — comme le goût tourne vite à la manie, comme un personnage bien habillé en arrive facilement à n’être qu’une marionnette, et comme la peinture de pure exécution est une triste chose lorsqu’elle a perdu la beauté du diable !

Après l’école photographique, voici venir l’école de la sensation pure, du ramage, de la coloration sans forme, ni contour, ni dessin, ni idée, ni sujet. Cette peinture très particulière touche à la fois à la cuisine, à la chimie et à la musique. Il faut avouer maintenant que ces effets de kaléidoscope procurent aux yeux des éblouissemens fort doux. Citons au hasard le tableau de M. Rio-Joris : une Visite chez un antiquaire espagnol. Dans une cour fermée par de hautes murailles blanches et nues apparaissent quelques personnages aux vêtemens voyans ainsi qu’un fouillis d’objets colorés. Pas trace d’ombre et de modelé dans ce milieu reflété de toutes parts. Ce ne sont plus là que des taches harmonieusement étranges ou étrangement harmonieuses suivant l’œil qui les regarde : carte d’échantillons extrêmement curieuse où les peintres de fleurs et les fabricans d’étoffe peuvent puiser de précieux renseignemens. Passons devant les intérieurs italiens et espagnols, les nombreuses mosquées où l’on retrouve des ramages presque semblables et où notre sensation s’émousse lorsque nous constatons que l’impression sincèrement éprouvée par l’inventeur donne lieu à des douzaines de contrefaçons, et qu’en fin de compte nous sommes maintenant en face d’un procédé. M. Benjamin Constant, qui est un adepte fervent des colorations étranges et des vibrations dans le clair, nous appelle à lui ; arrêtons-nous, — non pas devant ses Prisonniers marocains, mais en face de son Harem. Il est certain que voilà des murailles blanches puissamment éclairées par le soleil et que, dans ces ombres lumineuses et reflétées de toutes parts, ces tapis et ces étoffes sont d’une audace de coloration et en même temps d’une vérité d’effet absolument exceptionnelles. Puisque la vibration est à l’ordre du jour, il faut convenir que c’est là vibrer avec beaucoup de talent, et qu’on ne fait pas clignoter les yeux des passans avec plus d’art et d’adresse, et maintenant étendez une gaze légère sur ces ramages inexorables ; — ne sont-ce pas là des tours de force de virtuose, des difficultés de palette, des étrangetés d’harmonie qui dépassent la mesure ? Pour vouloir être trop coloriste, on finit par ne plus l’être, et le but de la peinture est-il bien de vous donner la sensation très vraie que cause aux yeux une muraille blanche brûlée par le soleil du midi ?

A la suite des peintres de genre, dont l’importance industrielle demanderait un examen plus approfondi, viennent se placer assez naturellement les peintres de nature morte et les peintres d’animaux. Allons donc tout droit au Fromage de M. Rousseau qui est le plus séduisant du monde, solide, épais, grassement peint et d’une harmonie délicieuse. Que cela ressemble beaucoup à un Chardin, c’est possible, mais je suis trop charmé pour m’en plaindre. Le Cochon de M. Vollon est une pochade chaudement enlevée, mais véritablement bien peu faite pour aller ainsi dans le monde. Le grand tableau des Armures est au contraire en grand costume, paré, poli et le sourire aux lèvres. Si attrayant qu’il soit par sa coloration fine et harmonieuse, par sa délicate et spirituelle facture, je lui trouve quelque chose d’un peu décousu : il y a des parties fluides et abandonnées, à côté d’autres morceaux où la richesse du travail est prodigieuse. Si l’on s’approche, on aperçoit toute une combinaison de grattages de glacis, d’égratignages. C’est travailler le fer en bijoutier, et merveilleusement, ma foi ! Le personnage qui se faufile dans le coin s’évanouirait d’un souffle, et peut-être souhaiterait-on qu’il fît un peu de vent.

La toile de M. Leclaire, où figure son joli chien, est particulièrement bonne, d’une peinture agréable, brillante et consciencieuse. Moins séduisans, moins coquets de ton, exécutés en décoration, les deux Chiens de Vendée de M. Hermann sont d’une facture solide, ferme et bien portante. Un sourire en passant au chaudron de M. Servin, et arrivons devant les bons et beaux Bœufs de M. Van Marcke. Ses trois toiles ont un éclat et une vigueur dont les voisins doivent se plaindre. Cela est savoureux, large et chaud à l’œil, comme un bon vin l’est à l’estomac. On ne saurait dire que l’exécution est trop sûre, mais on peut reprocher à la brosse un peu de lourdeur, un excès de franchise dans les fonds en particulier. M. Van Marcke a la mémoire si bien meublée et une palette si riche qu’il n’éprouve pas le besoin d’aller chercher au loin de nouvelles impressions. Il vit noblement sur son fonds, mais peut-être une nuance de curiosité, d’inquiétude, lui vaudrait-elle, tout en troublant sa sécurité, quelques notes plus fines, quelques nuances qu’il n’a pas.

Les tableaux de M. Eugène Lambert n’ont rien perdu de leur piquant ; c’est toujours la même observation délicate et malicieuse. J’y trouve en plus des qualités spéciales et sérieuses, une exécution sobre et sûre, de la conscience et de l’étude, qui donnent à ses jolis tableaux une valeur particulière qu’ils n’ont pas toujours eue à un égal degré. La peinture de M. Jules Didier est comme endormie, ou du moins elle a sommeil. Douce, juste, correcte dans des limites fort honorables, il lui manque l’entrain, le ressort, l’expression vive. M. Vuillefroy expose deux toiles fort bonnes : La rue d’Allemagne à la Villette, où nous voyons passer un troupeau de bœufs, et surtout un franc Marché en Picardie : au milieu de la poussière et du soleil, bêtes et gens s’agitent. L’impression est des plus vives et des plus justes, l’effet charmant et chaudement rendu. Dirai-je qu’il me paraît y avoir des lourdeurs dans le dessin des chevaux ?

L’individualisme, l’esprit de critique, l’insoumission aux règles acceptées, qui ruineront notre grande peinture, ont fait éclore le paysage contemporain. C’est un art absolument nouveau, sans précédens dans le passé et qui est l’expression la plus exacte de nos tendances morales. C’est le citoyen peintre émancipé, n’acceptant plus ni code ni règle, ne reconnaissant comme vraie que sa propre émotion devant la nature et usant pour la rendre de n’importe quels moyens. Ce sensualisme tout païen, que les anciens avaient trouvé sous une autre forme, en est arrivé chez nous à une telle délicatesse de sensation qu’on ne saurait lui rien reprocher. Il n’y faut pas chercher, bien entendu, les grandes allures nobles, la composition savante ; les lignes bien ordonnées et tout l’appareil grandiose et pompeux du Poussin. C’est la nature sans apparat ni toilette que cherche le paysagiste actuel ; c’est son intimité qu’il souhaite ; il la veut surprendre en déshabillé, il veut étudier les moiteurs de sa peau, le duvet de son épiderme. C’est moins sa structure qu’il veut rendre que sa carnation, son parfum, sa physionomie, son âme matérielle, si on peut dire ; il se dégage une poésie très réelle de cette étude minutieuse et recueillie. Les paysagistes me font l’effet de chimistes amoureux. Il y a en eux un mélange de tendresse et d’analyse critique bien fait assurément pour troubler le jugement des hommes d’un autre âge.

Disons qu’un pareil art ne peut naître et se développer, que dans des conditions particulières et au milieu d’une société singulièrement travaillée, et qui a vécu. Il faut à une semblable végétation un engrais profond et riche en fermentations. Les paysagistes auront beau dire : « Nous sommes simples et naïfs devant la nature, » et peut-être croire ce qu’ils disent, il n’en est pas moins vrai que leur simplicité naïve est le résultat d’une cuisine bien compliquée et ressemble beaucoup à celle de Jean-Jacques Rousseau, qui d’ailleurs fut un des pères inconsciens du paysage actuel. Quoi qu’il en soit, cet art nouveau existe, pousse de jolis rameaux et des racines vivaces parce qu’il est dans la terre qui lui convient, et s’il est en peinture un filet d’art véritable coulant de source et librement, c’est au milieu des paysagistes qu’il faut aller le chercher.

Ils ne nous ont point envoyé de chefs-d’œuvre cette année, mais un nombre prodigieux d’impressions originales, d’émotions sincères, qu’il est à peu près impossible de décrire et qu’il faut voir pour en être charmé. Le plus rêveur et en même temps le doyen parmi ces amoureux indépendans de la nature était certainement M. Corot. Je n’ai jamais pu regarder un tableau de ce peintre célèbre sans songer à la Madeleine à qui il sera beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé. Corot a beaucoup aimé la nature ; il a éprouvé à une heure de sa vie une émotion si vraie et si profonde que cette émotion suffit à embaumer son œuvre entière et à populariser son nom. Arômes du grand air au matin d’un beau jour de printemps, parfum des bois après la pluie, impression des grands ciels encore chargés de vapeurs endormies, solitudes rêveuses, sentiment vague et délicieux de l’espace, Corot a dégusté toutes ces saveurs et nous en a fait entrevoir le poétique idéal, à travers une gaze malheureusement.

Sans doute une précision plus grande dans les formes, une exécution plus réelle, un dessin plus sûr, eussent fait envoler le léger rêve. Ces senteurs si fines ne pouvaient être contenues et conservées que dans du coton. Sans atténuer le moins du monde le charmé et la délicatesse du poète, on peut dire que le peintre a quelque peu abusé de ce précieux coton. Quand par hasard, comme dans les Bûcherons de cette année, le parfum a été oublié ou s’est évaporé trop vite, on se trouve en présence d’une masse indécise et confuse, qui cause aux yeux le plus grand embarras. La vérité est qu’il manque beaucoup de choses à cette personnalité exceptionnellement délicate et originale, dont toute la sève se porta dans une seule branche.

Corot sentait mieux que personne l’insuffisance de son dessin ; je n’en veux pour preuve que ses figures peintes et certaines études où il contraignait sa main rebelle à suivre un contour et à préciser une forme. Si, vers la fin de sa vie, il a affecté l’indécision et la mollesse, c’est que, désespérant d’en triompher, il voulait du moins donner à ses défauts une apparence de conviction. Les charmes exceptionnels de ce peintre ne pouvaient être goûtés que par des raffinés ; ce ne sont pas eux cependant qui ont fait émeute autour de son nom. On a confondu dans une même admiration qualités et défauts, et on a recherché ceux-ci avec un enthousiasme que celles-là seules méritaient.

De M. Ségé, une plaine immense, un ciel pur et profond sur lequel se détache au loin la silhouette d’un hameau ; voilà tout le tableau : l’impression est juste et pleine de poésie. Que de fois n’a-t-on pas cherché l’ombre d’un pommier pour s’asseoir devant ce tableau-là ! et pendant une heure on baignait ses yeux dans ces grandes teintes pures et calmes, tandis que l’esprit flânait et qu’on se sentait vivre. M. Léon Belly rend une impression analogue dans sa mélancolique Lande de Sologne. Ce sont bien là ces espaces immenses avec leurs lointaines silhouettes de sapinières sombres, je reconnais ces petits moutons rudes et secs comme le sol. La facture de M. Belly est précieuse et apparente. Dans son ciel, excellent d’ailleurs, ces rayons de soleil traversant les nuages et coupant l’espace de larges bandes alternativement claires et foncées sont vrais sans doute, mais paraissent légèrement affectés. Tous nos complimens à M. Belly ; on s’attarde devant cette toile émue.

Les deux tableaux de M. Harpignies ont du caractère et de la tournure, et en même temps une saveur un peu âpre d’originalité et de conviction qui séduisent beaucoup. A première vue, cela est rude, osseux et dépouillé, on souhaiterait plus de grâce, de souplesse, et quelques voiles, quelques sourdines par-ci par-là, et puis on se fait à ce goût de sauvageon, on se prend de tendresse pour cette peinture personnelle et distinguée, qui reste en dehors et au-dessus des concessions à la mode, et où l’on sent la recherche d’un véritable artiste. M. Harpignies n’imite personne ; qu’il craigne de s’imiter un peu lui-même.

Les paysagistes contemporains sont des causeurs, des humoristes. Que leur toile soit grande ou petite, c’est une œuvre intime qu’ils vous livrent, une confidence qu’ils vous font. De là l’originalité, la valeur et le caractère tout spécial de cet art né d’hier. M. Français, qui fut causeur en son temps et charmant causeur sous les bois de Clamart et sur les berges du Bas-Meudon, est devenu orateur, et ce sont des discours en trois points qu’il prononce. Tout d’ailleurs y est irréprochable : composition savante, exorde clair, péroraison parfaite, geste sobre et digne, pathétique contenu. M. Français ne livre plus rien de ses impressions personnelles ; ce sont des questions qu’il traite, et il le fait en professeur érudit et autorisé. M. Bénouville occupe une bonne place à côté de M. Français ; il ne laisse rien aux hasards d’une fantaisie vagabonde, sa peinture soignée, précise, ne manque ni de distinction ni de caractère.

La Vallée de Porteville, de M. Daubigny, est largement exécutée. Le ciel est un peu cahoté. Au premier plan, un vide bien grand ; l’ensemble n’en est pas moins d’une belle impression. Cela rappelle les maîtres anglais. M. Pelouze s’est mis en colère, et il a eu tort. Il dépasse la mesure des empâtemens violens et des déchaînemens de brosse. Citons les deux bons tableaux de M. Zuber, — la Ferme et le Printemps, de M. Defaux, — les toiles élégantes et fines de M. Lapostolet ; sa Vue de Rouen est peinte dans une harmonie grise et calme qui est d’une vérité charmante, et je lui passe bien volontiers ses accens un peu noirs dans les toits de la ville. Les toiles de M. Clays sont lavées comme une aquarelle, mais très vivement enlevées, éclatantes et harmonieuses. Ses Environs de Londres ont le mouvement d’une improvisation et le charme, d’une impression juste et originale. Les paysages de M. Bernier sont solides, riches, féconds, pleins de bons gros arbres bien portans. Point de rêveries, de préoccupations inquiètes, mais un sentiment de plénitude réjouissant à constater. M. Boudin aime le gris peint dans le gris, c’est sa passion. Éloignez-vous de trois pas, et tout se révèle comme le sens d’un rébus d’abord incompréhensible. Les premiers plans font positivement défaut ; mais quels jolis ciels !

Quant à la peinture de M. Wahlberg, elle éclate comme un feu d’artifice. La Nuit à l’entrée de l’archipel de Gothemberg est d’une étrangeté exceptionnelle. Le ciel tacheté, veiné comme un marbre, dépasse en rêverie les limites connues ; mais que de talent, d’impressionnabilité nerveuse dans cette étonnante exécution !

Les Bouleaux, un peu trop crûment mouchetés de noir, ont un caractère de distinction et d’élégance. Ces harmonies si fort originales et vibrantes vous entrent dans l’œil, comme pénètrent dans l’oreille les sonorités complexes et. travaillées de la musique moderne ; elles charment beaucoup et font un peu souffrir en même temps.

M. Lambinet peint avec plaisir, et on a plaisir aussi à voir ce qu’il a peint ; son bord de l’eau par un matin d’été est charmant. Le soleil, qui dort encore d’un œil, commence à percer la vapeur. On a les pieds dans la rosée, et il semble que l’air est embaumé. Voici le bosquet très connu et toujours agréable où M. de Cock invite ses amis à s’asseoir. Voici le ruisseau, la joyeuse harmonie des petits tons verts et frais, et aussi la branchette lumineuse sillonnant comme un éclat de rire ce fouillis printanier. On se retrouve et cela repose. Le Chemin sous la futaie, de M. de Hagemann, ne plaisante pas : vrai comme une photographie, rugueux comme un vieux mur. Il y a bien du talent dans cette construction, mais comme j’attendrais pour aller me promener par là que le soleil un peu plus bas à l’horizon eût nuancé cette coloration !

Le Boulevard Rochechouart par un temps de neige, dont M. Delpy est l’auteur, rentre dans la catégorie des effets de chambre claire. M. Delpy a l’œil fort juste et la main très habile ; mais je n’en suis pas plus désireux pour cela d’habiter le boulevard Rochechouart. Non, tout n’est pas bon à peindre. Cette perfection des moyens matériels est un moyen, non un but. On fatigue le public à faire admirer trop longtemps ses outils, et j’estime qu’il y a quelque prétention dans le choix des réalités laides où l’habileté de l’exécutant reste seule isolée, trop en vue, étonnant tout le monde et ne touchant personne. Les Falaises près de Gênes, de M. Olive, sont d’un ton cru et froid, mais d’une réalité de relief que les stéréoscopes atteignent sans la dépasser. C’est à crier. M. Olive peut se dire que personne ne peindra les falaises près de Gênes avec plus de vérité que lui. Il faut avouer cependant que M. Masure est arrivé dans ses marines à des effets de trompe-l’œil tout à fait surprenans. Le clignotement du regard dont on ne peut se défendre en regardant une mer clapotante, on l’éprouve aussi en face de ses toiles.

Il faut s’arrêter là ; mais que d’autres paysages intéressans et bons a voir, et qu’il est difficile de choisir parmi cette foule, où le talent et le goût sont partout et ne se révèlent nulle part avec une évidente supériorité !


IV

La sculpture est évidemment en meilleure santé que la peinture. On y trouve moins d’individualités éparses et tapageuses, plus d’unité, un nombre plus considérable d’œuvres sérieuses et des tendances plus élevées. La sculpture doit cette bonne fortune à ce qu’elle est un art peu élastique, plus profond que large, où la fantaisie a peu d’espace pour s’agiter. Les individualités les plus indépendantes y sont maintenues par des exigences sévères, que l’on ne peut éluder sous peine de ridicule. Dans ce grand art, dont les principes sont immuables et éternels, on n’escamote pas les difficultés par un trait d’esprit ; il faut en triompher par le travail ou être écrasé par elles. Le sculpteur n’a pas les séductions de la coloration, l’illusion des effets, les jeux de la brosse et les mille mensonges à l’aide desquels le peintre peut éblouir et tromper le public. Il lui est impossible de cacher son ignorance, et il ne peut parler à moins de savoir sa langue et d’avoir quelque chose à dire.

Cette dure et bienfaisante nécessité a maintenu la sculpture dans une sphère plus relevée, et la sauve de l’esprit d’aventure qui souffle un peu partout autour d’elle. Une raison secondaire est aussi la difficulté où sont les sculpteurs de gagner de l’argent. On ne se précipite pas dans cette carrière-là comme dans une mine d’or, la fièvre dans l’esprit et le pistolet au poing. On en connaît trop les rudes épreuves et les amères déceptions. Pour se faire sculpteur, il faut en vérité avoir une certaine dose de désintéressement, de sincérité et de simplicité, ce qui n’empêche pas les tentatives folles et les grosses vanités, mais elles sont en petit nombre, et leur ridicule, qui saute aux yeux d’abord, est plutôt un enseignement qu’un exemple pernicieux.

La statue de M. Chapu, destinée, comme on sait, au tombeau de Henri Regnault, a été jugée l’œuvre capitale de l’exposition. C’est là en effet un morceau complet, achevé et d’un charme irrésistible. Vous trouverez ailleurs, dans le Christ de M. Thomas par exemple, une science et une étude plus apparentes ; mais cette figure de la jeunesse est absolument la seule qui exhale ce parfum difficile à définir, et pourtant si particulier et si franc, que l’on rencontre seulement dans les productions irréprochables, à-quelque époque qu’elles appartiennent. Dans cette œuvre, ce n’est pas un morceau d’une beauté exceptionnelle qui attire les regards, ce n’est point une qualité dominante qui éclate et vous arrache un cri d’admiration ; c’est au contraire un ensemble harmonieux et parfait devant lequel on éprouve une sorte d’apaisement, une satisfaction calme, entière et de plus en plus profonde. On sent que pas une arrière-pensée ne viendra vous troubler ; on s’abandonne, et vraiment c’est une délicieuse chose que de sentir l’émotion pénétrer en soi lentement, sûrement, sans fracas ni violence. Ce que j’admire surtout, c’est le caractère original de cette sculpture, qui, sans s’abaisser, sans rien perdre de sa dignité et du respect du passé dont elle émane, est cependant de son époque et nous offre l’idéal de notre art statuaire, de celui que nous pouvons comprendre et goûter. Ce n’est pas un pastiche laborieux des austères beautés de l’antique, ce n’est pas non plus une imitation des élégances de la renaissance ou des richesses décoratives des XVIIe et XVIIIe siècles ; ce n’est rien de tout cela, et cependant il est évident que, si un Chapu n’avait pas étudié, compris et admiré tous les chefs-d’œuvre d’autrefois, s’il ne s’en était pas nourri, s’il n’avait pas reçu la solide éducation qu’il possède, il eût été incapable de faire sa figure. Qu’on vienne donc nous dire que le respect du classique et le lent apprentissage de l’école étouffent l’originalité, alors qu’ils sont tout au contraire non pas le germe, mais l’aliment et la sauvegarde de toute personnalité sérieuse !

Nous ne voyons l’antique qu’à travers les glaciales productions de David ; mais serait-il donc bien audacieux de constater que le correct et intolérant David n’a jamais compris l’antiquité, qu’il n’en a vu que la façade et ne s’en est approprié que la défroque ? Jean Goujon, Puget, Coysevox, Lebrun lui-même, étaient plus près de l’antiquité que David ne le fut jamais ; ils l’aimaient d’un amour plus vrai, ils s’en assimilaient l’esprit au lieu d’en copier les procédés et d’en numéroter les formules. Ils allaient à Rome et en Grèce apprendre la liberté et l’aisance qui sont l’âme des chefs-d’œuvre ; ils allaient y puiser l’amour de l’art, le goût du grand, sans songer un instant à populariser dans la France moderne la reproduction laborieusement exacte des œuvres goûtées sous Périclès. Faut-il accuser l’antiquité de l’erreur considérable où est tombé M. Perraud par exemple ? En aucune façon. Le groupe de M. Perraud n’aura pas de succès parmi nous, mais tenez pour certain que son auteur eût été lapidé à Athènes. Les anciens n’étaient pas plus que nous gens à prendre pour du caractère et de la grandeur l’apparente austérité de cette masse, à confondre les tumeurs et les bosses de cet Hercule avec les saillies d’une musculature puissante. Entre le style et la calligraphie, il y a un abîme, quoiqu’on puisse aisément tomber de l’un dans l’autre.

Le groupe de M. Mercié, — Gloria victis, — fit sensation, et avec raison, lorsqu’il nous arriva de Rome. Coulé en bronze aujourd’hui, il occupe une place d’honneur au Salon de cette année. Il est fâcheux, disons-le tout de suite, qu’on lui ait donné un piédestal aussi élevé, ce qui oblige le spectateur à s’éloigner beaucoup pour en saisir et en juger l’ensemble. Le groupe de M. Mercié ne gagne pas à être vu d’aussi loin. Ses qualités sont non point le caractère mâle et sévère, l’aspect monumental, mais bien l’émotion sincère, je ne sais quoi de doux, de frissonnant, puis le bonheur et l’harmonie des lignes, ainsi qu’une remarquable élégance, un grand goût dans l’œuvre entière, des recherches de modelé dans les têtes ; qui rappellent Prud’hon, et dans les draperies un souffle de notre belle renaissance, dont la grâce et la coquetterie ne sont pas exclues. Loin de moi l’intention de rapetisser ce groupe excellent, qui est une œuvre élevée par le sentiment et la distinction du rendu ; encore est-il juste de constater qu’une partie des saveurs délicates de cet ouvrage s’évaporent à distance.

Le Christ de M. Thomas est un beau morceau de sculpture savante et colorée, qui fait honneur à son auteur. Le torse et les jambes sont d’un modelé et d’un dessin fort beaux. Si peu partisan que nous soyons de la sculpture spiritualiste et spirituelle, il n’en est pas moins vrai que le caractère du sujet doit se refléter dans l’œuvre, et l’idée que nous nous faisons de Jésus-Christ s’allie mal avec l’expression de force herculéenne que M. Thomas a donnée à son personnage. Il est évident que le sculpteur se sera laissé entraîner par les beautés de son modèle ; c’est donc ce dernier que je rendrai responsable des réalités un peu vulgaires qui déparent la tête. Entre le réalisme de M. Bonnat, qui peignit un Christ à effet dont on se souvient, et les crucifiés langoureux que le commerce livre par douzaines à la piété des fidèles, il y a place à l’idéalisation. M. Thomas n’en a pas moins fait preuve d’un fort grand talent, et l’on chercherait vainement en peinture une œuvre de cette valeur.

M. Guillaume, qui est un délicat, expose le marbre de son beau buste de Mgr Darboy. Il serait à souhaiter que les peintres de portraits vinssent admirer la distinction avec laquelle M. Guillaume a rendu le caractère moral de son modèle et le tact dont il a usé pour ne point mettre en évidence ses talens d’exécutant. Le Terme du même artiste est du goût le plus pur ; l’ajustement de la draperie, la main et le bras sont d’un maître, et d’un maître moderne. Nous retrouvons cette année le joli petit groupe de M. Delaplanche, l’Éducation maternelle, mais grandi du double au moins et exécuté en marbre. Pour être franc, il n’y a pas gagné. La composition en est toujours heureuse et habilement équilibrée, le caractère élevé, l’exécution fort honorable. C’est là l’œuvre d’un sculpteur qui a de l’acquis et se possède. Les qualités sont partout, répandues, ce me semble, d’une façon légèrement égale et monotone ; on demanderait une étude plus serrée dans les nus, plus d’ampleur dans le dessin des têtes, de la franchise et du mordant dans les draperies, qui sont rondes et molles. M. Delaplanche n’a pas donné là tout ce qu’il pouvait donner. Si j’insiste, c’est que ce groupe est d’un aspect fort bon, qu’il vous attire, et qu’on aimerait à le trouver parfait.

L’Enfant assis de M. Degeorge, — Aristote Jeune, assure le livret, — est d’une exécution très remarquable que l’on voudrait voir soutenue par plus de caractère. Quelque confusion, quelque excès de recherche dans l’arrangement des accessoires. Le mérite de cette figure est trop uniquement dans le soin minutieux de la composition et dans l’étude très sérieuse du morceau. Le ventre n’est-il pas un peu flasque ?

Elle est bien séduisante, cette petite Jeanne d’Arc de M. Lefeuvre, mais ses mérites sont trop littéraires. J’ouvre le livret, et je lis : « Un jour d’été, à midi, Jeanne étant dans le jardin de son père, tout près de l’église, vit une lumière éblouissante… » Mise en scène pleine de poésie, que M. Lefeuvre a dû forcément omettre, et sans laquelle sa Jeanne n’est plus qu’une petite paysanne au cou tordu, aux yeux démesurément ouverts, dont la stupeur ressemble à de la gaucherie. C’est un danger que d’être trop spirituel en sculpture. Signalons un buste en plâtre auquel je trouve un charme extrême : c’est celui d’une jeune fille élégante au cou flexible, au profil pur. Elle avance un peu la tête, comme quelqu’un qui écoute et va répondre. Il y a là une saveur de jeunesse, de candeur, de grâce et de bonté… Ah ! le joli buste. Les spécialistes me diront-ils qu’il y a là quelque faiblesse de modelé, quelque maigreur ? Je n’y prends pas garde, tant j’ai de plaisir à goûter cette petite œuvre toute pleine d’émotion. Son auteur, M. Alfred Lenoir, complète son envoi par un Saint Sébastien auquel un ange apporte la palme du martyre. Je retrouve dans ce groupe, — qui semble inspiré par quelque composition des primitifs, — des qualités analogues à celles du buste. Cependant il faut dire que cette recherche un peu inquiète des sentimentalités compliquées est moins à sa place dans une grande figure et lui donne je ne sais quel caractère maladif. L’excès de finesse tourne à la pauvreté. M. Lenoir a voulu trop dire dans son Saint Sébastien. N’est-ce pas là l’écueil de ce talent sympathique et distingué ? La figure n’en est pas moins sérieusement étudiée : les pieds, les jambes et les bras sont vrais et d’un dessin soutenu. J’aime moins le torse, qui paraît légèrement empâté. La tête est pleine de sentiment. M. Paul Dubois expose deux petits bustes en bronze d’un aspect délicieux. On n’a pas un goût plus fin, une science plus aimable, une exécution plus habile et plus émue.

Le groupe de M. Moulin, intitulé avec un peu trop d’esprit un Secret d’en haut, contient une excellente étude de jeune homme. Les mains, qui participent de la malicieuse légende, sont cherchées et prétentieuses ; mais que d’élégance dans les jambes, quel modelé savant et consciencieux dans ce dos charmant ! Quelle remarquable étude en somme, et comme elle se suffit à elle-même !

On a regret en vérité de passer aussi rapidement devant des figures qui voudraient être examinées avec recueillement et lenteur. Le Persée en marbre de M. Tournois n’est pas pour faire pleurer de tendresse. C’est là une statue d’un rare mérite, mais où le charme fait un peu défaut. Le torse est parfait ; les jambes, d’un mouvement pénible, font songer à une chute possible ; la tête est froide et toute conventionnelle.

Il y a un sentiment très fin et très recherché dans le Jeune Martyr qu’expose M. Allouard. Sous l’exécution un peu indécise et timide, on lit clairement une grande sincérité et un souci respectueux de la nature. A l’exception de la main, dont la pantomime n’est pas suffisamment claire suivant nous, la pose est heureuse, simple, recueillie. Ajoutons que certains morceaux sont délicatement étudiés.

Le Rétiaire de M. Noël, quoique d’une nature courte et un peu empâtée, est une étude fort bonne. Je la préfère de beaucoup au groupe de Roméo et Juliette, qui est d’une invention malheureuse. Ces deux corps couchés l’un sur l’autre forment une masse écrasée aussi peu sculpturale que possible ; d’un certain côté même, la silhouette en est déplaisante et comique. L’auteur a sans doute pensé que la tendresse passionnée du sujet suppléerait à tout ; malheureusement les passions, qui sont l’âme de l’art dramatique, ne peuvent être en sculpture que des accessoires le plus souvent dangereux, et doivent être soumises absolument aux exigences de la composition et de la forme. Il y a du goût et de la distinction dans la Prière, statue en marbre de M. de Vauréal. La composition est heureuse, le mouvement simple et gracieux ; les draperies bien ajustées sont rendues avec délicatesse, l’effet est excellent. En revanche, que ce Ganymède de M. Pallez laisse de choses à désirer, et que je comprends peu la médaille qu’on lui a décernée ! En dehors du goût détestable de ce groupe et de l’écœurante attitude de ce grand niais pâmé sur son aigle, je cherche vainement les qualités spéciales qui ont ébloui les jurés. Un mannequin est plus souple et mieux modelé que ne l’est ce personnage, dont le cou ne supporte pas la tête. Comment expliquer ce bras gauche ? et ces ailes, à qui appartiennent-elles, où s’emmanchent-elles ? Cette médaille rend un mauvais service au Ganymède de M. Pallez : elle le signale.

Le Jeune Gaulois annonçant le gui nouveau qu’expose M. Baujault est une réminiscence du joli petit Vainqueur de M. Falguière. Ce jeune Gaulois, qui est très travaillé, n’est pas heureux de composition ; le bras en l’air prolonge un corps étiré déjà sans qu’on en comprenne la raison. La tête manque d’ampleur, et la bouche, prodigieusement ouverte, n’est plus qu’un trou dont on cherche l’usage.

Le Jeune Faune faisant combattre deux coqs est d’un aspect charmant ; il y a là le motif d’un excellent marbre que M. Charles Lenoir exécutera certainement, s’il se dégage de certaines lourdeurs et pousse l’étude de la figure avec autant de conscience qu’il a mis d’esprit et de goût à en chercher le modèle.

Ce n’est pas par l’aisance et la distinction que brille la Néréide de M. Moreau-Vautier. Cette figure n’en est pas moins soigneusement étudiée et serait fort bonne, si son auteur nous y faisait saisir la nuance qui sépare le nu du déshabillé. La Sainte Geneviève en pierre, drapée simplement, est d’un bon effet décoratif. L’Amour, statuette ivoire, or, argent et pierre fine, est un bijou coquet. Le personnage est fort délicatement modelé, et son mouvement est charmant.

La Petite Italienne agenouillée de M. de Vigne est si gentille et recueillie que tout d’abord on va à elle. Les mains jointes sont d’un modelé grassouillet et séduisant. La tête est jeune, la silhouette aimable. Il n’en est pas moins vrai que le charme de la nature était bien plutôt dans la coloration que dans la forme. L’épais tablier qui enveloppe étroitement la jupe pouvait être joli à peindre ; il n’est plus, en sculpture qu’une masse lourde, qu’un étui où toute une moitié de la figure est enfermée. Chaque art a ses limites au-delà desquelles l’artiste le plus vaillant se heurte à l’impossible. Cette observation s’applique aussi à la Jeanne d’Arc de M. Fremiet, où je vois une armure en plâtre fort exactement reproduite, mais pas l’ombre d’une statue.

La Théologie de M. Cabet est drapée avec talent. Le mouvement du bras droit est forcé, c’est mettre trop d’énergie pour une simple indication du doigt. Le Corybante est une statue en marbre où M. Cugnot a fait preuve des plus sérieuses qualités. Les jambes sont malheureuses, et avouons tout bas que l’ensemble est glacial. L’Alsacienne qui marche en portant un enfant endormi a cru pouvoir se permettre des proportions monumentales parce qu’elle renfermait une idée grande et patriotique. Au point de vue de l’art pur, elle eût gagné à rester ce qu’elle était : une statuette très réussie. On sent trop le désir de porter un grand coup dans le Réveil de M. Cordonnier ; l’artiste se fait voir par l’étrangeté de son motif, mais c’est par ses qualités charmantes de sculpteur qu’il se fait remarquer. Il y a de grands rapports entre le talent de M. Cordonnier et celui de M. Mercié. Citons encore une jolie étude d’enfant de M. Boucher, le petit Justicier, très fin et très vrai, de M. Guilbert… Mais que d’autres encore il faut omettre !

Et maintenant jetez un coup d’œil sur certaines productions de l’art italien exposées cette année, — j’entends les petits amours dans des coquilles, les petites nymphes dans des roseaux, les petits anges tricotant, — et si vous êtes attristé à la vue de tous ces tours de force de la marbrerie industrielle, vous n’en comprendrez que mieux la réelle valeur de notre sculpture française contemporaine. Les figures de MM. Chapu, Guillaume, Thomas, Delaplanche, Moulin, Lenoir, Mercié et d’autres encore sont à des titres divers des œuvres élevées et vigoureuses, où l’on retrouve, en même temps que le respect des traditions et la trace des chefs-d’œuvre d’autrefois, un sentiment moderne, coloré, intime, personnel, des délicatesses particulières, une émotion nouvelle. N’est-ce pas là un germe plein de sève et de promesse ? N’est-on pas en droit devoir dans ces efforts si nobles et si nombreux les symptômes d’une renaissance de l’art ? Qu’on me permette de me répéter en terminant : c’est l’espèce d’abandon et d’indifférence où le public a laissé la sculpture pendant si longtemps qui lui a permis d’opérer ce travail d’assimilation et de transformation. Tandis que la peinture perdait la tête sous l’influence des coups de bourse et des succès de vogue dont elle était l’objet, la sculpture négligée se recueillait en silence. Nous en voyons le résultat, et nous avons lieu d’en être fiers.