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Anonyme
Le Salon de 1873
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 628-669).
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LE SALON DE 1873


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I.

LA PEINTURE DE STYLE ET DE GENRE.


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Il ne faut pas s’étonner des plaintes exagérées que l’exposition des Beaux-Arts ramène annuellement sur la stérilité de l’école française et sur la décadence de l’art moderne. À chaque nouveau Salon, le visiteur superficiel promène un œil distrait sur plusieurs kilomètres de murailles couvertes de plusieurs hectares de peinture, et, s’il n’a rien trouvé qui le surprenne ou qui s’impose à son attention, il s’en retourne mécontent, se plaignant d’avoir perdu sa journée. La critique sérieuse est tenue d’être plus attentive et moins exigeante. Après tout, faire le tour d’un Salon, c’est faire le tour des idées de son temps. La critique ne consiste pas seulement à vanter les meilleurs ouvrages et à les désigner à l’admiration du public ; il faut encore qu’elle se rende compte du mouvement des esprits, de la direction des idées, qu’elle se livre, pour ainsi dire, à une sorte d’étude de mœurs. En ce sens, elle ne doit pas craindre d’examiner avec intérêt des œuvres imparfaites ou médiocres, et elle ne doit pas se désespérer, si elle a rarement l’occasion d’applaudir.

Une exposition annuelle ne peut pas être une collection de chefs-d’œuvre ; encore moins doit-elle devenir une boutique et une halle ouverte à tous venans. Pendant plusieurs années, nos Salons ont présenté, il faut bien le reconnaître, un aspect humiliant pour l’école française. À côté des œuvres sérieuses et faites, sinon pour servir de modèles, du moins pour donner le ton, on voyait s’étaler une foule de barbouillages barbares qui n’avaient même pas toujours le triste mérite de prêter à la plaisanterie et de préserver du mauvais exemple par le ridicule où ils devaient tomber. Les admissions privilégiées étaient pour beaucoup dans cet abus. Grâce à l’exemption d’examen, on permettait à des hommes connus, parfois célèbres, de déshonorer leur talent en exhibant des œuvres négligées et grossières, qui ne servaient qu’à corrompre le goût du public.

Il n’en est plus de même aujourd’hui. Il a été reconnu qu’en pareille matière il fallait considérer, non pas les personnes, mais les œuvres, et qu’il ne devait pas y avoir de grades artistiques ni de privilèges officiels pour dispenser qui que ce fût de faire preuve de talent ou de travail. Cette règle a peut-être subi dans la pratique quelques dérogations inévitables ; cependant il suffit de jeter un coup d’œil sur le Salon de cette année après celui de l’année dernière pour s’assurer du progrès accompli. Bien loin d’accuser notre pauvreté, c’est de notre abondance qu’il faudrait nous plaindre. Si les œuvres de style et de grande imagination font un peu défaut, nous sommes littéralement noyés sous un flot de peintures distinguées, fines, ingénieuses, pittoresques, qui dénotent, sinon beaucoup d’esprit d’invention, de hauteur dans les idées ou de profondeur dans le sentiment, du moins un véritable talent d’observation et une remarquable habileté de main. Cette invasion du tableautin de boudoir ou de chambre à coucher n’est pas le moins du monde un phénomène nouveau : elle est l’un des signes du temps où nous vivons ; elle répond à un besoin naturel de notre civilisation bourgeoise. Ce n’est pas à dire qu’il faille l’encourager outre mesure, et peut-être même la nouvelle administration des Beaux-Arts s’est-elle montrée trop indulgente pour un genre qui menace de tout envahir.


I

Il y a pourtant des tableaux de genre qu’on ne doit pas considérer comme des œuvres de fantaisie, et qui par leurs dimensions, par leur importance, par leur exécution magistrale, par la simplicité même du sujet qu’ils traitent, méritent d’être rangés parmi les œuvres de style. Qu’on nous pardonne de témoigner ici une certaine prédilection pour ces peintures sérieuses, qui ne font aucune place au charlatanisme, qui ne dissimulent aucun de leurs défauts, et qui, n’ayant aucun mélange de littérature, doivent être jugées pour ce qu’elles valent, et non pour ce qu’elles essaient d’exprimer. Avant d’aborder les grandes compositions où la figure humaine est mise en action et traitée par grandes masses, il est bon de reposer les yeux sur quelques fortes et saines peintures qui, par leur franchise et par leur clarté, donnent pour ainsi dire le ton à tout le reste. C’est à ce titre que nous nous arrêtons d’abord devant la merveilleuse toile de M. Bonnat intitulée Scherzo.

Le sujet est des plus simples. Ce n’est au fond qu’une étude à deux personnages, d’après deux de ces jeunes paysannes des Abruzzes, bien connues dans les ateliers, où elles apportent avec leurs brillans costumes, un reflet du soleil d’Italie. Il n’y a aucun effort de composition ; les deux modèles ont posé devant le peintre dans la posture même où il les représente. Il a saisi sur le vif ce franc rire qui étincelle sur leurs visages comme la lumière dont elles sont enveloppées. Une belle jeune fille aux joues brunes, aux yeux noirs, est assise au grand soleil, la tête ombragée d’un mouchoir plié en quatre, à la romaine, et elle joue avec sa petite sœur, qu’elle tient renversée sur ses genoux. Rien de plus naturel et de plus charmant que le geste de l’enfant, qui se livre avec un abandon folâtre aux caresses enjouées de sa compagne. Rien de plus joyeux, de plus vivant, de plus éclatant de gaîté que cette tête riante, à demi noyée dans le clair-obscur, illuminée d’un rayon de soleil qui en frise les saillies. Tout est gai dans cette toile, tout brille de santé, de force et de jeunesse ; tout est pétri de soleil et inondé d’une chaude clarté. Rien ne s’y dérobe et ne s’y dissimule ; tout y est ferme, franc, réel, et, si j’ose ainsi parler, palpable aux yeux. Il est remarquable que M. Bonnat, à l’exemple de Murillo, dont il procède, ne recherche pas les couleurs voyantes, et qu’il sait produire les effets de lumière les plus vigoureux avec des teintes douces. Ce tableau du moins ne présente plus aucune des hardiesses un peu risquées qui pouvaient choquer les délicats dans ses premières œuvres. C’est un talent mûr, en pleine possession de lui-même, sobre et bien portant tout à la fois, sachant garder toute sa puissance sans commettre aucun excès pittoresque. Tout au plus pourrait-on relever une certaine uniformité de facture, particulièrement dans la main de la jeune fille et dans le petit bras que l’enfant laisse pendre sur les genoux de sa sœur, on n’y sent peut-être pas assez la différence des âges. Cela dit, on peut faire l’éloge de cette peinture en un mot ; elle ne fléchirait pas, dans un musée, entre un Murillo et un Velasquez.

C’est presque de la cruauté que de parler de la Bretonne en pèlerinage de M. Jules Breton après les Italiennes de M. Bonnat, et nous craignons que la comparaison ne nous rende trop sévère : non pas que M. Jules Breton ne soit un artiste du talent le plus élevé, du goût le plus pur, un profond observateur de la nature, à la fois un réaliste et un poète ; mais l’aisance et la largeur du dessin, la puissance du modèle, l’harmonie et l’éclat des couleurs, toutes ces qualités brillantes et faciles qui surabondent chez M. Bonnat sont justement celles qui manquent à M. Breton, ou qui paraissent lui manquer aujourd’hui. Il est impossible d’imaginer deux talens plus dissemblables : l’un tout entier à la vie extérieure, aux sentimens faciles, à l’action franche et passionnée, l’autre approfondissant le sens intime des choses, ne livrant qu’avec discrétion leurs secrets à demi voilés, se plaisant dans la mélancolie et dans la contemplation solitaire. De même que M. Bonnat a intitulé sa toile le Scherzo, on pourrait appeler celle de M. Breton « la romance sans paroles » ou « la complainte sentimentale ; » la peinture de M. Bonnat ressemble à un air de bravoure exécuté à grand orchestre, celle de M. Breton à quelque lied champêtre chanté d’une voix un peu voilée sur un instrument un peu faible et un peu sourd.

Telle est du moins la pente que M. Breton nous paraît suivre depuis quelque temps. Comme la plupart des peintres de sentiment, son talent se raffine et s’attriste avec les années. Il avait débuté tout autrement : malgré une certaine naïveté pleine de charme, malgré une décence exquise qui dénotait le rond tout sentimental de son génie, on l’avait classé parmi les maîtres du réalisme moderne, et les critiques de cette école ne dédaignaient pas de le placer dans un rang honorable à la suite de l’illustre M. Courbet. Puis il a sacrifié aux Grâces, et alors les réalistes l’ont renié comme un infidèle ; il s’est adonné à la mélancolie douce, à l’idylle de village, à la poésie champêtre. Ensuite il a pris de la gravité et du style, il a restreint le cadre de ses compositions pour les rendre plus claires et plus frappantes, et il est arrivé à une profondeur, à une plénitude d’expression qui le mettaient, malgré ses défauts, presque au niveau des grands maîtres. Aujourd’hui on dirait que la sérénité lui manque ; son talent essaie sans doute une évolution nouvelle, et, si nous en jugeons par son dernier tableau, cette évolution n’est pas aussi heureuse que la dernière, dans ce tableau, la gravité va jusqu’à la tristesse et presque jusqu’à la souffrance, la mélancolie se change en mysticisme et presque en exaltation. Le cadre même en est étriqué ; les détails, pourtant assez pittoresques, sont traités avec une sécheresse qui frise la dureté. Une paysanne bretonne en costume des dimanches chemine à petits pas dans un verger, à la porte d’une église ; elle revient sans doute d’un pèlerinage ou d’une visite au cimetière. Elle marche en méditant, recueillie, comme en extase, cambrée en arrière, la tête un peu renversée, le regard fixe et perdu dans l’espace, pressant d’une main son chapelet sur sa poitrine, tenant de l’autre un cierge allumé. La tête, enveloppée d’une coiffe blanche aux ailes repliées, a une expression ascétique, douloureuse, presque dure. La bouche est entr’ouverte comme dans une prière interrompue qui se change en élan vague et presque en cri d’angoisse. Les sourcils sont un peu froncés ; les yeux bleus, profonds, dilatés par l’intensité du sentiment intérieur, flottent au hasard avec une expression de tristesse indéfinissable. La main qui tient le cierge se laisse tomber sans force au bout du bras, qui s’abandonne ; toute la femme se traîne plutôt qu’elle ne marche, avec la raideur machinale que donne la pensée absente. Tout cet ensemble est fort bien saisi, mais presque trop minutieusement et trop délicatement analysé pour une œuvre destinée à parler aux yeux, d’ailleurs le charme de la couleur manque absolument ; le fond du tableau est criard et sans perspective, les accessoires, le collier de mousseline empesée bouffant sur le dos, la casaque de drap noir, le tablier brun, sont d’un pinceau dur, cassant, terne et froid. Il n’y a pas jusqu’au dessin lui-même qui ne laisse à désirer. Il est visible que M. Breton, à qui la critique avait plus d’une fois reproché ses incorrections, a voulu répondre à ces reproches par une précision de dessin inaccoutumée. L’effort se voit partout, mais il n’est pas partout également heureux. Le cou, le tour du visage, sont modelés d’une façon un peu mesquine ; quant aux mains, elles sont d’un dessin gauche et elles n’ont pas de vie. Voilà un tableau fort original et qui doit peut-être à sa sécheresse même un certain parfum d’archaïsme qui n’est pas sans charme ; pourtant il est loin de valoir ceux que M. Breton nous a fait admirer l’année dernière et qui lui ont valu si justement la médaille d’honneur.

Que M. Breton se garde bien de tomber dans l’archaïsme mystique et d’imiter à son insu le mauvais exemple de M. Hébert. Celui-là aussi était un maître, quoique dans un genre beaucoup plus restreint et plus artificiel. C’est l’exagération même de ses qualités qui a perdu son talent. Il avait ce que le vulgaire appelle de l’idéal, à savoir une façon de sentir originale et poétique ; il en a tant abusé qu’il a presque cessé d’être un peintre, et que sa pensée n’a vraiment plus de corps. Il a tourné aux mièvreries de ce qu’on appelle aujourd’hui le genre préraphaélique, genre admirable assurément chez ceux qui s’y livraient naïvement et dont les œuvres étaient le témoignage de la lutte intérieure de la pensée avec des moyens d’exécution encore trop faibles, mais tout à fait déplaisant chez ceux qui s’y livrent par esprit de système, et qui n’ont qu’une gaucherie d’emprunt. La Madonna adolorata de M. Hébert est un nouveau pas dans une voie fausse, d’où nous voudrions le voir sortir. Ce n’est pas que cette madone maigre et hâve, peinte sur fond d’or à la façon des vieilles mosaïques et des tableaux florentins primitifs, manque de sentiment ni de style ; mais elle manque de précision et de vraisemblance. C’est un pastiche systématiquement orné d’incorrections volontaires qui sont censées ajouter à la profondeur de l’expression. Cette longue figure de cerf-volant aux joues creuses, aux traits mal attachés, aux yeux caves et bistrés, ressemble aux saines et chastes madones de Raphaël, de Léonard ou de Corrège comme les panagias de la religion byzantine aux splendides déesses de l’antiquité grecque. Elle a de la mélancolie, mais ce n’est pas la mélancolie de l’extase, c’est celle de la fièvre : il faut la renvoyer, elle aussi, aux Marais-Pontins, où elle est née ; elle y figurera fort bien au second plan du tableau de la malaria. Quant à la figure du bambino, renversé sur les genoux de sa mère et levant vers le ciel un regard inspiré, elle est bien dessinée, expressive et nullement banale ; seulement le geste en est prétentieux et recherché. — Une autre toile de M. Hébert, la Tricoteuse, qui représente une jeune paysanne un peu malingre, cheminant dans un chemin creux, nous donne l’espérance que son talent n’est qu’engourdi. Cette figure est intéressante et naïve ; la peinture même en est fine et assez colorée, mais elle manque de saveur et de fermeté. M. Hébert a beaucoup mieux fait, du temps où il avait des prétentions plus modestes.

Il faut être encore plus sévère pour M. Landelle. Ce peintre distingué a une facilité banale qu’il dépense tout entière dans une perpétuelle répétition de lui-même. Il s’est consacré pour le reste de ses jours à ce qu’on appelle les figures de caractère, jeunes bohémiens, femmes égyptiennes, femmes moresques, femmes éthiopiennes. Comme il sait y mêler à juste dose et dans une proportion fort décente le pittoresque romantique avec la gravité et la correction classiques, il ne manque jamais de plaire au public, quoiqu’il aille s’affadissant, s’étiolant et se décolorant de jour en jour. Sa Samaritaine, qu’on pourrait tout aussi bien appeler d’un autre nom, n’a rien d’évangélique que le vase qu’elle vient de remplir à la fontaine, et avec lequel elle s’apprête sans doute à étancher la soif du divin voyageur. C’est une figure académique d’un type insignifiant, d’une exécution froidement convenable. Le Jeune bohémien est d’apparence moins molle, parce qu’il paraît plus coloré au premier abord, mais il n’est guère moins insignifiant et moins sec, sans compter qu’il est moins bien dessiné.

Est-ce chez M. Chaplin que nous allons retrouver cette peinture vigoureuse et saine dont nous voudrions, pour ainsi dire, nous remplir les yeux avant d’essayer de juger des œuvres plus vastes ? M. Chaplin est un homme d’un talent aimable et léger, à qui le XVIIIe siècle a légué en partie le secret de sa grâce facile et voluptueuse. Son coloris est clair et réjouissant, comme il convient à la peinture des trumeaux et des boudoirs ; il aime à parer de roses le sein des jeunes filles, à écarter un fichu coquettement chiffonné sur une épaule blanche, à faire briller une jambe mignonne sous une jupe un peu retroussée. Ce sont là ses jeux favoris, et il y réussit sans trop de peines c’est tout autre chose lorsqu’il veut aborder un genre plus élevé. Son Haydée n’est qu’une figure de keepsake, une blonde poupée vêtue de gaze, ruisselante de perles, d’est, une Orientale de fantaisie et de serre chaude, dont la fraîcheur fragile et printanière n’a jamais reçu les chaudes caresses du soleil du midi, On voit bien qu’elle est. de la même race que cette dame en robe rose, entre deux âges, que le peintre a péniblement, transformée en jeune fille malgré ses cheveux, grisonnant et ses traits flétris, savamment dissimulés dans le vague, d’un clair-obscur cotonneux ou d’une lumière blanche et nuageuse. Qui oserait dire que M. Chaplin manque d’idéal ? Il en a au contraire une provision inépuisable au service des beautés mûres qui veulent se rajeunir, soit avec des cheveux blond-cendré, soit avec une gorge de lis et de roses.

M. Bertrand, qui n’a jamais pu retrouver le succès de sa Virginie roulée par les flots, renonce cette année à ces tableaux de femmes noyées dont il a depuis longtemps épuisé la veine. Il ne veut pourtant pas retomber dans l’ornière classique ou dans les nudités modernes parées de noms mythologiques qui sont la grande ressource des peintres sans imagination. Il reste fidèle à ses tendances romantiques, et continue à prendre parti pour les modernes contre les anciens. C’est aux contes de Perrault qu’il emprunte le sujet de sa toile principale, Cendrillon est mélancoliquement assise par terre, toute seulette, au coin de l’âtre. C’est le livret du moins qui nous l’apprend, car rien ne dénote ici la Cendrillon de la légende, ni ce visage blanc, terne et froid, qui ne dit rien an spectateur, et qui ne porte même pas l’empreinte de l’ennui, ni ce corps raide, maladroitement, et incommodément posé, ni la cheminée aux chambranles revernis à neuf, ni l’âtre où figure pour la forme un petit tas de cendres qui n’ont jamais brûlé. Ce n’est qu’un mannequin sans vie et sans couleur dans une chambre en carton peint. — L’Idylle, du même auteur, représente une petite fille nue, accroupie dans une forêt, au pied d’un grand arbre, les genoux dans les mains, tenant un petit arc et une flèche dont elle vient de percer un oiseau gisant à ses pieds, Ce tableau, ainsi que l’autre, est sans charme et sans esprit, comme sans couleur.

M. Bouguereau du moins est un peintre ; il possède à merveille toutes les habiletés du métier ; il a du goût, de l’esprit, de la science, et une facilité de composition si grande que ses tableaux semblent venus, d’un seul jet, sans hésitations, tâtonnemens ni retouches. Il a une facture lâche mais où rien ne semble lâché, une couleur froide et molle, mais juste dans ses valeurs relatives, un dessin sans vigueur, mais plein d’aisance, d’élégance et de sûreté. Ce peintre est le type le plus accompli et le plus séduisant de la médiocrité brillante et aimable. Son tableau de Nymphes et Satyres n’est pas une œuvre satisfaisante ; on n’y sent pas assez l’effort, la difficulté vaincue, la recherche persévérante du mieux. Il est cependant difficile de n’en pas éprouver le charme, tout en sentant fort bien ce qu’il a de superficiel et de fragile. La scène est gracieuse et comique en même temps : au fond d’une forêt, à la lumière d’un soleil d’été tamisé par le feuillage, dans un demi-clair-obscur habilement traité, un faune a été fait prisonnier par des nymphes ; elles le tourmentent, le lutinent et cherchent à l’entraîner dans les eaux limpides d’une rivière. Le monstre cornu, qui n’a d’ailleurs rien de terrible, paraît fort effrayé ; il résiste de toutes ses forces en s’arc-boutant sur la berge, et il regarde avec terreur l’élément perfide où trempe déjà l’un de ses pieds fourchus. Quatre charmantes filles, moins nues que déshabillées, mais rieuses, gracieuses, blondes, blanches et nacrées, s’attellent à lui, le poussant et le tirant, qui par les bras, qui par les cheveux ; elles sont sœurs apparemment, car elles se ressemblent beaucoup malgré la variété des poses. Le grand défaut de cette peinture est dans la banalité du style ou plutôt dans l’absence du style, dans une certaine fausseté de couleur ou plutôt dans l’absence même de la couleur, dans un manque absolu de sincérité native, dans un je ne sais quoi d’artificiel et de frelaté qui sent son XVIIIe siècle bien plus que son paganisme ou sa renaissance. Ces nudités sont trop jolies pour être vraies ; ce ne sont pas là des nymphes qui habitent les forêts et les eaux, hâlées par le soleil, fortifiées par l’exercice et le grand air, parfumées seulement des fortes senteurs des bois ou des prairies ; ce sont des femmelettes à peine dépouillées de la batiste, de la dentelle et de la soie où elles emprisonnent leur peau blanche, et respirant encore la verveine ou la violette dont elles ont imprégné leurs vêtemens. La facture elle-même est plate, uniforme et comme satinée à force de poli. Tous les morceaux sont du même faire, et le satyre, n’était sa couleur brune, ne se distinguerait pas, tant il manque de vigueur, du groupe rose et blanc qui l’environne. Ce n’est pas du soleil qui pénètre dans ce bosquet et qui joue sur ces corps nus, ce n’est même pas un franc jour d’atelier ; c’est quelque chose qui simule la lumière sur quelque chose qui simule la couleur. Décidément le bosquet, les nymphes et le satyre de M. Bouguereau ont grand tort de nous faire songer involontairement à l’Antiope du Corrège.

Peut-être devrait-on tenir le même langage à M. Giacomotti pour son tableau de Vénus et l’Amour. Ce tableau n’est pas sans mérite ni surtout sans couleur, quoique d’une facture un peu lourde ; mais il a le défaut de rappeler par le sujet, comme par l’imitation du style, certaines œuvres inimitables de Corrège, et de les rappeler seulement pour les faire regretter. L’idée est gracieuse, quoique un peu mièvre. Vénus a dérobé son carquois à son redoutable fils, et elle le brandit au-dessus de la tête du petit dieu, qui s’efforce de le reprendre. Malheureusement la déesse manque d’élégance, de grandeur et de vraie beauté ; sa forme est molle et n’a rien de sculptural. L’enfant au contraire est d’un joli style, quoique légèrement mignard : tout blond, tout potelé, l’air innocent et boudeur, il se dresse avec effort sur la pointe de ses petits pieds, la tête renversée, les bras étendus, les mains ouvertes avec une ardeur de désir inexprimable. On sent qu’il va pleurer, si ce jeu cruel se prolonge. Cette toile après tout n’est pas indigne du talent de M. Giacomotti. — On n’en saurait dire autant du portrait de femme en robe de velours rouge qu’il expose en même temps. Est-ce la faute du modèle ? N’est-ce pas plutôt la faute du peintre ? Ce portrait froid, distingué, même assez noble, produit un effet presque grotesque, grâce à un visage blafard, grimaçant et incorrect.

Des nudités mythologiques aux nudités d’atelier, il y a peu de distance, et l’étude du corps nu est toujours plus ou moins un sujet de style. Les femmes couchées, peut-être un peu moins nombreuses cette année que de coutume, tiennent encore une place importante au Salon. Il y en a de diverses espèces, depuis l’Épave de M. Jules Garnier, qui se recommande surtout par une signature à fioritures provoquantes et par une chevelure rousse à tous crins, conçue dans le même style calligraphique, jusqu’à la Baigneuse endormie de M. Gervex, un bon élève de M. Cabanel, et à la femme non moins endormie que M. Collin, autre bon élève du même maître, a étendue sur une peau d’ours blanc. Celle de M. Charbonnel, un réaliste de l’école de M. Carolus Duran, est assise ; elle sort du bain, et une duègne lui essuie les épaules. Il y a de la vigueur dans cette peinture, un coloris brutal, mais franc, un modelé juste et ferme. Malheureusement l’œuvre de Rembrandt renferme un tableau analogue, dans lequel, à défaut de la noblesse des formes, la laideur du principal personnage est parée de toute la poésie de la couleur, de toute la magie du clair-obscur. Ici au contraire rien de pittoresque : c’est la plate réalité mise en pleine lumière, en toute nudité, dans la pose à la fois la plus triviale et la plus disgracieuse, sans rien qui relève ou qui déguise la vulgarité du modèle. Il est dommage de voir se perdre ainsi, faute de goût, de véritables facultés de peintre.

Voici enfin trois œuvres de style qui peuvent, faute de mieux, reposer la vue et rasséréner l’esprit : c’est le Saint George de M. Gauthier, la Baigneuse de M. Schutzenberger et le Vin de M. Mazerolle. Ce dernier, nous l’avouons, ne nous touche guère. C’est un panneau décoratif exécuté pour servir de modèle à une tapisserie qui sera placée dans le buffet du nouvel Opéra. La Baigneuse de M. Schutzenberger est une jolie Alsacienne au type grec, qui descend d’un mouvement aisé les marches brisées d’une piscine envahie par la végétation des ruines. Le tableau de M. Gauthier est une imitation des vieux maîtres ; mais l’archaïsme y est tempéré par le goût, et n’a rien qui nuise à la correction du dessin. Saint George est debout, bardé de fer, calme et grave, tenant d’une main sa lance ornée de banderoles, l’autre main sur la poignée de son épée. Il est bien posé, de trois quarts, une jambe en avant ; son attitude est ferme, simple, avec un certain air de recueillement religieux. Il semble complètement étranger à l’action violente qu’il vient d’accomplir ; on sent qu’il a remporté cette victoire sans effort, à la façon d’un messager céleste, confiant dans la force invincible que lui prêtent les ordres d’en haut. Le dragon lui-même, gisant à l’entrée de sa caverne, coloré d’un beau vert, et versant à flots par sa blessure un sang rose et carminé, nous confirme dans l’idée qu’il ne s’agit point d’une action réelle. La tête du saint George est d’un beau dessin, d’un type qui rappelle celui des saints de Luini ou celui des premières productions de Raphaël ; elle respire, comme tout le personnage, une sérénité noble. Voilà un tableau intéressant ; mais ce n’est pas encore là de la grande peinture, c’est de l’art de seconde main, et le style même en est emprunté.

Est-ce donc à M. Manet que nous serons réduits à demander le secret du grand art ? M. Manet a des prétentions à l’originalité. On dit qu’il a fait école ; on veut dire sans doute qu’il a faussé les idées de quelques débutans sans expérience, et qu’il a groupé autour de lui un certain nombre de barbouilleurs aigris, impuissans et vaniteux. Toujours est-il que M. Manet est un maître, un réformateur, et qu’il ne faut parler de lui qu’avec respect. Les deux ouvrages qu’il met sous nos yeux cette année sont incontestablement des œuvres de style, je ne dirai pas d’un beau style, mais de son style à lui. Pour ce peintre méconnu du vulgaire et dédaigneux de toutes les petites habiletés de l’art, l’enseigne du réalisme n’est évidemment qu’un masque qui cache un système d’esthétique sui generis. La réalité a-t-elle jamais ressemblé à ces mannequins mous et informes, blafards, violacés ou noirâtres, grossièrement figurés à l’aide de plans baveux et indécis, sans harmonie, sans unité, sans ensemble, qu’on essaie de nous présenter comme le dernier mot de l’art moderne ? Il y a certainement telles enseignes de cabaret qui sont plus réelles que le prétendu réalisme de M. Manet. Sa toile intitulée le Repos, qui représente une femme vêtue de blanc et renversée sur un sofa, est un chaos qui défie toute description ; il faut avoir la foi pour essayer de démêler les bonnes intentions qui peuvent se cacher sous ce barbouillage malpropre et barbare. Quant au Bon bock, c’est une tête de buveur de bière, qui décèle un certain effort, un commencement de travail et de modelé ; mais quelle touche heurtée, plate, confuse, incertaine ! quel mélange criard et grossier de charbon de bois et de brique pilée ! La main qui tient la pipe a dû être peinte avec des lavures de palette et modelée avec une éponge. — C’est trop parler sérieusement de M. Manet. S’il était plus consciencieux, il ne serait qu’un mauvais peintre, tandis qu’en bravant le sens commun il réussit du moins à faire scandale, et il nous oblige à prononcer son nom.


II

Il y a peu d’analogie entre le Buveur de bière de M. Manet et le Christ au tombeau de M. Henri Lévy, par lequel nous devons ouvrir la revue des grandes compositions historiques ou religieuses. Cette toile, qu’on a appelée, à tort suivant nous, le maître tableau du Salon, est incontestablement le seul ouvrage de cette espèce que ne dépare aucun défaut grave ; mais c’est une question de savoir si véritablement l’auteur est en progrès, ou si au contraire ce nouvel ouvrage ne nous fait pas toucher plus que les précédens ce que j’appellerai les frontières de son talent.

Le premier aspect de ce tableau est séduisant et empreint d’une certaine grandeur. Le corps pâle et amaigri du Christ est couché sur le dos, la tête renversée, sur une sorte de catafalque, entre deux anges envoyés par son père pour veiller sur sa dépouille. Prosterné à ses pieds, l’ange de la douleur et du deuil lui embrasse les genoux et s’y cache le visage pour pleurer. De l’autre côté, l’ange de la résurrection, assis sur le tombeau, pour ainsi dire au chevet du mort, se dresse, le buste nu, rayonnant, couronné d’or et de pierreries, tenant d’une main la trompette au son de laquelle les morts se lèveront de terre, soulevant de l’autre la draperie qui enveloppait le cadavre. La silhouette générale est frappante ; une lumière surnaturelle se répand dans le clair-obscur de la caverne ; la couleur, un peu artificielle, est fine et n’a rien de banal ; l’ensemble est habilement agencé, on y sent le style de la grande école, la pensée et la main d’un maître : on se demande seulement pourquoi ce tableau si dramatique n’inspire aucune émotion vive. Puis, à mesure qu’on le regarde et que l’œil y pénètre, l’aspect de grandeur et de solidité s’en va ; les diverses parties s’isolent les unes des autres, comme si l’ensemble n’était composé que d’imitations, de réminiscences, de morceaux habilement joints et de pièces ingénieusement rapportées : ce n’est plus qu’une œuvre de seconde main, suscitée par l’exemple des maîtres et artificiellement composée à leurs dépens. De vagues souvenirs s’éveillent, et l’on se dit : j’ai vu cela quelque part. Ce Christ aux chairs pâles et lumineuses, finement modelé en clair-obscur, la tête en arrière, les côtes saillantes, étendu de toute sa longueur comme sur une table de dissection, n’a-t-il pas emprunté quelque chose à certain Christ célèbre de Philippe de Champagne ? Le souvenir de la Table d’anatomie de Rembrandt y est-il tout à fait étranger ? Prud’hon lui-même n’a-t-il pas été consulté ? L’ange de la résurrection n’a-t-il pas, lui aussi, une ressemblance frappante avec certaines figures d’un peintre moderne, aujourd’hui fourvoyé, dont le public se rappelle encore les succès éphémères, et qui n’était lui-même qu’un imitateur, M. Gustave Moreau ? C’est la même expression mystérieuse, la même recherche et la même imperfection de modelé, le même défaut de relief et de vigueur, la même maigreur de dessin, les mêmes bordures noires tracées autour des corps pour en faire mieux ressortir la masse lumineuse. Il n’y a pas jusqu’aux traits du visage qui ne doivent tout leur relief à l’emploi de ce procédé primitif, et le nez se confondrait avec la joue sans la ligne noire dont le peintre l’a entourée. On dirait presque une lithochromie, tant les couleurs sont venues s’appliquer après coup dans le cadre d’une silhouette préparée d’avance. En revanche, il y a dans la tête du Christ une certaine hardiesse réaliste qui doit choquer un peu les délicats ; renversée et noyée dans l’ombre, bordée seulement par un rayon de lumière frisante, elle a ce caractère de souffrance et de rigidité solennelle que les dernières convulsions de l’agonie laissent sur le visage des morts. En un mot, c’est le visage d’un supplicié plutôt que celui d’un Dieu qui sommeille en attendant la résurrection. Ce qu’il y a peut-être de trop mortel dans cette tête est fort habilement sauvé par une auréole qui, sans lui rien enlever de son expression douloureuse, lui donne un air de sérénité et de majesté vraiment divines ; mais il est probable que l’artiste n’aurait pas employé cet artifice, s’il avait pu obtenir autrement le même résultat.

La couleur de M. Henri Lévy est fort vantée. A nos yeux, ce n’est point celle d’un coloriste franc et sincère : c’est celle d’un homme de goût qui veut produire des effets pittoresques. Sans arriver jamais à une grande puissance, elle tourne aisément à la manière. Ainsi les ailes des anges, au lieu d’être blanches ou unies, sont diversement et brillamment colorées ; dans les draperies, dans les corps nus, dans les fonds même, on sent une préoccupation incessante d’éviter la banalité. Cependant il y a des lourdeurs, des défauts d’harmonie ; l’air ne circule pas bien autour des personnages. M. Lévy est, en fait de couleur, un élève intelligent et un imitateur affaibli de Delacroix, comme il est, en fait de dessin, de composition et de style, un élève éclectique des grands maîtres. Ce n’est ni un génie inspiré, ni peut-être même un tempérament de peintre ; c’est néanmoins un des représentans les plus distingués de cette jeune renaissance romantique qui essaie de relever chez nous les traditions de la grande école.

M. Humbert, malgré ses défauts, est aussi l’un des premiers dans cette jeune pléiade. S’il n’a pas la pureté de goût de M. Henri Lévy, il lui est supérieur comme peintre : sa peinture est plus franche, plus naturelle, plus large, plus puissante. Sa manière de sentir est originale, son style de composition hardi, indépendant, rebelle aux usages et aux règles banales. Ce qui lui manque le plus, c’est la juste intelligence des sujets qu’il traite. Presque tous ses tableaux contiennent des parties excellentes : généralement l’expression en est faussée ; ils disent autre chose que ce qu’ils devraient dire, ou du moins ils ne répondent pas bien à l’idée qu’on s’en était faite. C’est le défaut de la Dalila qu’il expose cette année. La scène se passe à la première aube du jour. Sous une colonnade qu’éclaire imparfaitement une lampe mourante, sur un lit tendu de riches draperies, Samson vient de s’endormir dans les bras de sa maîtresse, rassasié et épuisé de voluptés ; quant à elle, elle se dresse avec précaution pour saisir les ciseaux que lui tend sa suivante, et dont elle va faire l’usage que l’on sait. Au premier coup d’œil, il est impossible de ne pas éprouver un certain désappointement. Est-ce bien là Samson, ce héros biblique, ce colosse terrassé par l’énervante séduction d’une femme, qu’elle ne peut vaincre que par la ruse, et dont le moindre mouvement la fait trembler ? Ce n’est qu’un jeune homme fatigué, que la nature a doué d’une abondante chevelure rousse. Est-ce bien Dalila, cette perverse et cette charmeuse, cette reine des courtisanes de l’Orient, ce type accompli de la femme fatale, dont le plaisir est de corrompre et de détruire après avoir séduit ? Ce n’est qu’un modèle d’atelier, sans beauté, sans ampleur et sans grâce. Son attitude même est déplaisante ; elle se tient raide, assise sur le bord du lit comme un serpent qui se dresse, une jambe encore étendue à côté de son amant qui la presse avec amour ; d’un bras elle entoure la tête de Samson, mais sans le regarder et sans avoir l’air de songer à sa présence. Elle semble étrangère à la scène dont elle est le principal personnage. Elle ne vit que par l’expression singulière de sa tête, et de son regard : une petite tête de vipère, blonde, plate, sèche, haineuse, point jolie, à la bouche serrée, aux lèvres minces, d’où l’on s’attend presque à voir sortir un dard de serpent, un regard perçant, plein d’une froide énergie et semblable à l’éclair d’un stylet d’acier :

Frigidus, o pueri, fugite hinc, latet anguis in herba.


M. Humbert ne s’est pas arrêté au sujet historique qui lui a servi de matière ; il en a pris occasion pour représenter la lutte éternelle de l’homme et de la femme, de la femme qui calcule et qui prend plaisir à briser, de l’homme qui se confie et qui se laisse asservir. Il nous semble qu’il aurait encore mieux rendu cette pensée, s’il avait prêté à sa Dalila les séductions qui lui manquent. Ces réserves une fois faites, reconnaissons que ce corps disgracieux se rachète par un modelé large, fin, et par un grand effet de blancheur lumineuse. Le fond est traité à la façon des Vénitiens, et la silhouette de la servante, se détachant dans l’ombre sur le ciel, est d’un grand effet pittoresque. — On retrouve quelques-unes des mêmes qualités de peinture dans un portrait d’homme du même M. Humbert, figure énergique, fièrement campée, largement et vigoureusement peinte, dont la tête est malheureusement écrasée par un fond rouge éclatant sur lequel elle se détache assez mal. C’est là une de ces fantaisies dangereuses auxquelles la fougue pittoresque de M. Humbert l’entraîne plus souvent qu’il ne faudrait. De Dalila à Judith, il n’y a qu’un pas ; on ne soit pas de l’histoire biblique ni de la psychologie féminine. De M. Humbert à M. Thirion, la transition est également facile : ils appartiennent à la même école ; seulement M. Humbert est un novateur, un batailleur d’avant-garde, il se plaît aux entreprises téméraires et aux essais risqués. M. Thirion est d’un tempérament plus calme et d’un talent plus imitatif. Sa Judith rentrant victorieuse à Béthulie et présentant aux soldats la tête d’Holopherne est d’une inspiration toute vénitienne, mais d’un vénitien fort affaibli. Titien et Véronèse y ont également contribué, chacun pour sa part. C’est à Véronèse qu’il faut rattacher la figure pâle de Judith, qui se tient debout, un cimeterre à la main, fièrement et richement drapée, couverte de colliers et de pierreries, et vêtue d’une robe de ce vert brillant qu’affectionnait ce grand maître ; c’est encore à Véronèse, mais surtout à Titien qu’il faut rattacher le groupe de soldats qui se presse à côté d’elle. Il y a surtout un nègre accoudé, vêtu d’une cotte de mailles, dont la tête appartient à Véronèse et la cotte de mailles à Titien. Ce qui malheureusement est bien du fait de M. Thirion, c’est le dessin étriqué de sa Judith, c’est surtout le grossier procédé par lequel il essaie de détacher de la muraille le bras levé d’un des soldats, en le cerclant d’une épaisse ligne noire : tous les peintres de cette école ont, paraît-il, le même défaut. La couleur, du reste, quoique séduisante, est loin d’avoir la même solidité que celle de M. Humbert. — M. Thirion expose en même temps un portrait d’enfant blond, en ceinture bleue et en robe blanche ; c’est la première fois que cet artiste, dont les portraits de femmes sont toujours un peu tristes, aborde les tons frais et clairs. En somme il y réussît, mais avec effort, et non sans un peu de lourdeur. Le talent de M. Thirion n’est pas en décadence ; cependant il a encore des progrès à faire pour arriver au premier rang.

M. Jean-Paul Laurens a une tout autre manière de traiter les sujets religieux ou bibliques. Il ne paraît pas avoir la prétention d’en pénétrer ni d’en exprimer le sens ; il n’y voit qu’une matière à de molles amplifications pittoresques. Il y a du savoir-faire dans sa Piscine de Bethsalda ; néanmoins c’est un des tableaux les plus déplaisans que l’on puisse voir. Ce qui nous y choque le plus, ce n’est pas tant d’y trouver un étalage affecté de laideurs et de maigreurs maladives ; c’est la prétentieuse vulgarité d’une composition qui n’exprime aucun sentiment, aucune idée, aucun effet pittoresque un peu frappant, où la conviction et la passion font absolument défaut. Le dessin, quoique assez habile, est maigre et systématiquement tourmenté. Il y a de la couleur, mais elle est tour à tour lourde et vitreuse. Les chairs, quoique brutalement colorées, semblent illuminées par une lumière intérieure. Les draperies semblent éclairées par le dedans ; elles ont un jour de transparence au lieu d’un jour de reflet, sauf cependant les étoffes bleues, qui sont épaisses et opaques comme des taches d’encre. Ce tableau manque de vigueur réelle, parce qu’il manque de franchise. Les meilleures figures sont celles du paralytique décharné qu’on voit de dos, couché sur un paillasson à droite de la piscine, et du jeune homme suspendu de l’autre côté au-dessus du bassin où l’on va le plonger. Quant à l’ange aux ailes déployées qui plane au-dessus de la piscine et qui agite l’eau avec une longue gaule, il est difficile d’imaginer une figure moins surnaturelle et d’un caractère plus piteux. Il est vrai qu’il appartient à une variété inférieure de l’espèce angélique ; c’est un ange d’hôpital, un peu flétri par le contact des misères humaines, et non pas un de ces brillans messagers célestes qui parcourent l’espace en y laissant une trace lumineuse. Dans tous les cas, ce visage usé, creusé, fané, ces cheveux plats, cette peau huileuse et luisante au soleil, cette expression insignifiante de custode qui fait machinalement son métier, lui donnent l’air d’un baigneur ou d’un infirmier. Malgré ses grandes ailes à plumes grises et brunes, qui ressemblent plus à celles d’un vautour ou d’une chauve-souris qu’à celles d’un ange, on ne se rend pas compte de la façon dont il se soutient dans l’air. Si les bras étaient mieux tendus et s’appuyaient plus fortement sur le bâton qu’ils tiennent, on dirait qu’il saute en s’aidant d’une gaule. Que le lecteur nous pardonne ces comparaisons irrévérencieuses ; c’est le peintre et non le sujet qui nous les inspire. Daumier ne peindrait pas autrement, s’il avait à travestir une scène biblique.

Il y a aussi du talent avec une pointe de caricature dans la Vision de M. Merson. Devant un Christ crucifié qui détache un de ses bras de la croix pour la bénir, une sainte convulsionnaire tombe à la renverse, les bras écartés ; le paysage est tout obscurci par un nuage blanc opaque, sur lequel trois anges blancs, vêtus de blanc, chantent et jouent de la musique, sans doute pour distraire le Christ de ses douleurs et lui faire prendre en patience l’ennui de sa longue pendaison. Le Christ est-il en bois ou en chair ? On ne saurait le dire, et c’est une question qui préoccupe d’autant plus le spectateur que tous les détails du crucifix sont fort exactement et même puissamment rendus. Les anges sont-ils de vrais anges du XIVe siècle ou une mascarade enfarinée et accoutrée dans le style néo-gothique qui était à la mode il y a quarante ans ? Nous penchons vers cette dernière hypothèse, et nous attendons pour juger M. Merson qu’il cesse de prendre ses modèles dans les images des paroissiens complets.

M. Michel est à peu près le seul peintre moderne qui ait encore le sentiment de la peinture religieuse ; il est dommage que son exécution pâle et un peu flasque ne réponde pas toujours à sa pensée. Le Christ au jardin des Oliviers est agenouillé et tend les bras vers son père ; l’auréole vaporeuse qui entoure sa tête prend, dans l’ombre de la nuit, les teintes irisées d’un arc-en-ciel lunaire. L’homme-Dieu se sent défaillir, il regarde en haut avec l’expression de l’extase et presque de la terreur. Ses yeux fixes voient l’avenir qui l’attend ; ses mains inertes s’ouvrent machinalement au bout de ses bras levés vers le ciel avec un geste suppliant et éperdu. Un ange se penche vers lui et l’entoure de ses bras avec une tendre sollicitude. Ce geste rappelle un des anciens tableaux de M. Michel où l’on voyait un saint embrassé et presque soulevé de terre par un ange. L’auteur a une prédilection particulière pour ces effusions mystiques, qu’il exprime du reste avec un rare bonheur.

La mythologie païenne inspire-t-elle mieux nos artistes que le sentiment chrétien ? La mythologie n’est pas seulement un prétexte à nudités aimables et à figures de style, danses de faunes et de nymphes, Dianes chasseresses descendant au bain ou Venus sortant de l’onde ; elle offre aussi des sujets sévères, dramatiques, romantiques même, qui ne sont pas très habituellement exploités. M. Tony Robert-Fleury a essayé d’en tirer parti dans son tableau des Danaïdes, et, il faut le dire, cet essai n’est pas très heureux. Il semble que ce talent distingué manque de force, et que sa jeunesse commence déjà à vieillir. Ce qui frappe le plus dans ce tableau, c’est l’absence de toute idée originale. Autour de la fontaine qui fait leur éternel supplice, les malheureuses filles poursuivent leur accablant-labeur, harcelées par les furies qui les menacent de leurs serpens ; elles succombent à la fatigue et au désespoir. L’une d’elles, au premier plan, s’assied à demi sur le bord du puits, croisant ses mains sur son épaule et renversant en arrière sa tête endormie et ses longs cheveux blonds ; une furie, accroupie à ses pieds, la gourmande et lui enfonce ses ongles crochus dans la jambe. De l’autre côté, une de ses sœurs se laisse tomber de lassitude contre la margelle du puits et ferme avec un air de résignation désespérée ses yeux vaincus par le sommeil ; une autre furie, celle-là d’un dessin mou et sans vigueur, la tire impitoyablement par les cheveux et la frappe de ses serpens enroules. Les autres victimes se meuvent languissamment, au second plan, d’un air que le peintre aurait voulu rendre farouche, et qu’il n’est parvenu qu’à rendre boudeur. La figure placée debout sur le premier plan est lourde et sans noblesse ; celle qu’on aperçoit dans le fond, tournant le dos au spectateur et lui lançant un coup d’œil sombre par-dessus son épaule gauche, est affectée, sinon vulgaire, et vise à l’effet sans l’obtenir. Déjà dans le tableau du Siège de Corinthe les admirateurs de M. Robert-Fleury voyaient avec chagrin un certain raffinement qui dissimulait mal l’absence d’une pensée forte et simple. Qu’il y prenne garde, la simplicité est la première condition du grand art.

Pour se réconcilier avec le talent de M. Robert-Fleury, il suffit de s’arrêter un instant devant la toile de M. Picou, Psyché aux enfers. M. Picou a été jadis, on s’en souvient peut-être, un des meilleurs élèves de Delaroche et l’un des successeurs désignés de M. Ingres. Rien n’est plus triste à voir que la décadence de cette grande école de dessin classique qui a laissé si peu d’héritiers, et qui s’est montrée tellement impuissante à former des élèves sérieux. Il y avait sans doute en elle une cause de stérilité cachée. Toujours est-il que, depuis le regretté M. Flandrin, elle n’est plus guère représentée par personne. Les réapparitions de plus en plus rares de ceux qui lui sont restés fidèles ne servent qu’à faire voir sa décrépitude. M. Picou nous montre cette année, dans une toile immense et vide, une toute petite Psyché en robe blanche, avec des cheveux rouges teints à la dernière mode, qui chemine sur une pente couverte de neige, aboutissant à un abîme de feu. Au fond, sur une sorte de gradin de rocher informe, trois silhouettes bizarres et colossales assises en triangle font des grimaces qui expriment la stupéfaction ; ce sont, paraît-il, les trois Parques, et elles se communiquent les unes aux autres l’étonnement que leur inspire l’audace de cette minuscule créature égarée au fond de leur royaume. Ces trois figures de mégères accusent une grande naïveté chez l’artiste qui les a sérieusement conçues et sérieusement offertes aux regards du public ; elles figureraient aussi bien dans les bouffonneries mythologiques de nos petits théâtres. Quant à la Psyché, je ne sais si elle est classique, mais elle est raide, molle et boursouflée ; avec sa petite taille, elle ressemble, en présence des trois monstres infernaux qui remplissent le fond de la toile, à quelque fille de Gulliver égarée dans le pays de Brobdinggnac. Il va sans dire qu’avec M. Picou, qui ne peint qu’avec du plâtre, du charbon et de la litharge, il ne faut même pas parler de couleur. C’est déjà beaucoup que de pouvoir démêler des lignes et des formes au milieu de ce gâchis noirâtre, discordant et blafard.

Ce n’est peut-être pas une œuvre classique, mais c’est à coup sûr une œuvre vivante que la toile gigantesque et furibonde de M. Jobbé-Duval, les Mystères de Bacchus. On a dit que ce triomphe de Bacchus était une descente de la Courtille. C’est bien la bacchanale la plus échevelée et la plus frénétique qui puisse se concevoir. Ce n’est pas la joyeuse ivresse du vin, c’est l’ivresse farouche de l’alcool dont est possédé ce troupeau de femmes nues qui se démènent en dansant autour du chariot qui porte leur dieu. On ne sait ou plutôt on devine trop bien dans quels lieux M. Jobbé-Duval est allé rechercher ses modèles. Il a voulu rajeunir le paganisme en l’abreuvant aux sources du réalisme moderne, et, nous le disons sans le prendre en mauvaise part, il n’y a que trop bien réussi. Le groupe tumultueux qui précède le char du dieu, traîné par des tigres, est d’une vigueur incontestable dans sa confusion même ; c’est un chaos de créatures aux membres robustes, aux fortes mamelles, qui se livrent en dansant à des contorsions d’une lascivité brutale. Ce ne sont pas là les prêtresses du plaisir, ce sont des furies qui se sont enivrées par hasard. Le groupe central se compose de Bacchus assis sur son char, soulevant d’une main sa coupe d’or et entouré de femmes qui se tiennent debout derrière son trône ; d’autres femmes, assises ou couchées à ses pieds, se roulent en se pâmant ; d’autres se jettent sous les roues du char comme pour s’y faire écraser. En arrière, Silène suit la procession en dansant entre deux nymphes qui soutiennent ses pas chancelans. Les deux meilleures figures sont celle de la femme assise au bord du char, qui se présente de dos en soulevant d’un geste charmant sa chevelure blonde et qui a l’air de se réveiller d’une sorte de torpeur sensuelle, puis celle qui se pâme aux pieds de Bacchus, un bras étiré, l’autre replié sur le visage, la poitrine gonflée, les jambes tordues et crispées l’une autour de l’autre. Tout cela est d’une grande indécence, mais il y règne une verve animale et pour ainsi dire une bestialité palpitante qui laisse bien loin en arrière les danseuses de M. Carpeaux. Le dessin en est large, énergique, plein d’entrain et de mouvement, d’un mouvement même exagéré, qui cause une certaine fatigue. Le grand défaut de cette immense toile est que rien n’y repose l’œil ; il n’y a pas, dans cette scène violente et confuse, un ensemble qui apparaisse, une ligne calme, une attitude simple, un centre qui attire le regard et qui domine le concert. Il en est de même de la couleur, qui est brutale, sans perspective, sans harmonie, sans distribution. Les divers plans, accusés avec une égale vigueur, entrent les uns dans les autres ; les couleurs sont disposées par bandes, par compartimens, et elles se heurtent sans s’unir. C’est de la coloration plutôt que de la peinture : on dirait une vaste tapisserie brodée par tranches de couleur.

Avec M. Puvis de Chavannes, nous allons du moins reposer nos yeux, d’autant plus que M. de Chavannes ne leur donne jamais une bien grande fatigue, ni par la richesse de sa composition, généralement plus clair-semée que touffue, ni par l’éclat de sa couleur, toujours discrète et tenue comme en sourdine dans les tons doux et clairs de la peinture murale. M. de Chavannes est, comme on sait, un peintre distingué, mais d’une espèce singulière : il est peintre de fresques sur toile, et il se plaît aux grandes compositions, aux savantes ordonnances, où les imperfections du détail s’effacent dans l’aspect général. Incapable d’exécuter une figure isolée, de lui donner le relief, la vie et la force, il sait agencer des groupes de figures, indiquer des silhouettes et des attitudes harmonieuses. Sans être un peintre au vrai sens du mot, il sait répandre sur ses toiles une coloration pâle et convenue, mais en général d’un sentiment juste, et où l’harmonie ne se dément guère, tant qu’elle reste dans cette gamme adoucie. En un mot, M. de Chavannes ne sait pas faire un tableau ; il sait ordonner une scène avec une certaine grandeur architecturale, et l’ébaucher en teinte plate avec assez d’exactitude pour en faire comprendre le sens.

C’est avec plaisir que nous le voyons revenir cette année au genre qui lui convient le mieux. L’Été est une vaste composition pastorale, analogue à celles qui lui ont valu jusqu’ici la plupart de ses succès. Dans une vaste campagne, où s’étend à l’infini le manteau doré des récoltes mûres, et que borne un horizon bleuâtre, une famille agricole primitive occupée à la moisson se rassemble, vers midi, autour d’une pièce d’eau située à l’ombre d’un bouquet d’arbres. On aperçoit au loin, sous le ciel bleu, au milieu de l’or des épis brillant au soleil, les moissonneurs qui lient les gerbes. Au premier plan, quelques figures à demi nues sont assises en cercle sur le gazon : une mère allaite son enfant, des bambins jouent avec un agneau ; plus loin, une jeune fille accroupie cueille des fleurs ; des jeunes gens se plongent dans la fontaine pour y rafraîchir leurs membres fatigués. De l’autre côté, un groupe de femmes, de vieillards, d’adolescens et d’enfans, tous à demi nus ou drapés à l’antique, s’arrête à la lisière du champ, la faucille à la main, et devise paisiblement, mêlé aux animaux domestiques qui le suivent avec douceur. Un autre groupe, an bord de la forêt, s’occupe à couper des liens pour former les gerbes, Plus d’une de ces figures est d’un dessin creux et lourd. Les draperies non plus n’existent pas ; ce sont des sarraus informes où les corps ne peuvent trouver place, L’excessive simplicité de lignes qu’affecte M. Puvis de Chavannes ne s’accorde guère avec les exigences du modelé intérieur. Il y a pourtant des silhouettes vraiment belles, qui rappellent dans leur sobriété celles des figures peintes sur les vases grecs, entre autres celle de la femme vue de profil, assise sur ses talons, et qui tient son enfant par les deux poignets, Certainement l’ensemble de cette toile a du charme et de la noblesse ; l’impression en est calme et profondément champêtre. Bien que les groupes et les personnages soient largement espacés, on n’y sent pas autant de vide que dans certaines autres compositions de M. de Chavannes. Quel dommage qu’une secrète impuissance paralyse tant d’heureuses qualités !

Enfin voici une œuvre vraiment imposante, d’une composition grandiose, d’une exécution imparfaite, mais d’un sentiment hardi, sincère, dramatique, qui dénote un talent mâle, un tempérament viril, une imagination vaillante et portée aux grandes choses. Nous voulons parler de l’énorme tableau de M. Joseph Blanc, l’Invasion, L’an dernier déjà M. Blanc, encore élève de l’école de Rome, avait exposé une toile d’un style assez lourd et d’un archaïsme un peu barbare, mais qui se distinguait par de remarquables qualités de dessin. Cette fois il se met hors de pair. N’oublions pas qu’il s’agit d’un tout jeune homme, presque d’un débutant, et ne nous arrêtons pas à critiquer des défauts que l’expérience atténuera plus tard : M. Blanc n’est pas né coloriste. Sa peinture est terne, lourde, criarde, quelquefois heurtée, souvent confuse. Les divers plans de son tableau sont tellement brouillés qu’il faut un certain effort d’attention pour s’en rendre compte. Faisons cet effort, l’objet en vaut la peine.

L’invasion ! ce titre est trompeur. On pourrait croire qu’il s’agit d’une scène moderne, d’un tableau de genre représentant quelques bandes de soldats pillards en train de dévaliser un village. Nous ne sommes pourtant pas en France, et ce ne sont pas des soudards prussiens que M. Blanc nous met sous les yeux. Nous sommes dans l’antiquité, sans doute en Grèce, peut-être à Corinthe, et c’est le cortège guerrier d’un imperator romain qui pénètre dans l’Acropole, défilant au pied des gradins du temple où habitent les dieux protecteurs de la cité vaincue. Le césar anonyme s’avance à cheval, le visage sévère, le buste droit, dominant tout de la tête, le bras levé, tenant, et appuyant sur sa cuisse son long bâton de commandement, grandi encore par les plis de son manteau de pourpre, que le vent soulève pour lui en former une sorte de dais qui ajoute à la majesté de sa figure. Ses traits sont durs comme de l’airain ; son regard impitoyable, sa bouche serrée, respirent, avec l’orgueil du conquérant, une volonté de fer ; son front carré, ceint de lauriers, couronne à merveille ce masque arrogant et terrible. Toute cette figure d’empereur romain est un peu mélodramatique, mais d’un effet surnaturel ; ce n’est pas un homme, c’est un type, c’est la personnification de la conquête. Des cadavres gisent sous ses pas et encombrent la voie qu’il doit suivre ; quelques femmes, quelques enfans, rares survivans du massacre, se dressent sur le bord du chemin pour menacer ou maudire leur vainqueur. Deux coureurs légèrement vêtus, probablement deux mercenaires germains, tiennent la bride de son cheval blanc, qui s’arrête court, une jambe en avant, comme s’il avait peur de marcher dans ce carnage. L’un de ces hommes, à demi nu, se retourne à moitié, comme pour piquer le cheval de son épieu ; l’autre écarte brutalement une femme mourante et échevelée qui se relève, appuyée sur un bras, et qui montre le poing au césar en lui lançant une imprécation suprême. De l’autre côté, un satellite à longue barbe, sans doute encore un mercenaire barbare, tire par la jambe, pour en débarrasser le chemin, le corps d’un bel éphèbe grec tombé mort sur son bouclier, couché sur le dos, et dont la tête traîne dans la poussière. Derrière le général s’avance à grands pas, d’une robuste et magnifique allure, une colonne de légionnaires cuirassés à longues piques, aux casques ornés de crinières, gravissant avec fierté le sentier qui conduit à l’Acropole. Cette entrée en scène est d’un effet inexprimable ; on y sent un mouvement, une force irrésistible ; elle pousse en avant la figure massive et sculpturale de l’empereur. On sent que ces vétérans partagent avec leur chef l’orgueil de la victoire. La pente du terrain incliné vers le fond du tableau est elle-même presque un trait de génie : non-seulement elle rehausse le personnage central, mais elle donne au mouvement d’ascension de la colonne armée un plus grand air de hardiesse et pour ainsi dire de prise d’assaut. Tout ce côté du tableau est admirable ; à droite au contraire, la composition laisse fort à désirer. Que fait là cette gigantesque statue de bronze renversée sur les marches du temple, et dont la tête semble regarder le triomphateur ? Est-ce une statue brisée, ou n’est-ce pas plutôt un monstre fantastique éclos dans l’imagination du peintre ? On ne saurait le dire, car les tronçons de cette statue semblent flexibles, et ils suivent toutes les sinuosités du terrain. Un immense et monumental escalier conduisant au portique d’un temple, des groupes épars de morts et de mourans, de femmes, d’enfans accroupis dans les ruines, de soldats poursuivant des vieillards sans défense ou ravissant des femmes, occupent cette partie du tableau, qui pourrait être supprimée sans que l’ensemble y perdît rien.

Il y aurait certainement beaucoup de détails à critiquer dans cet ouvrage. Quoique le dessin y soit généralement large et noble, il offre aussi quelques imperfections assez choquantes ; il manque de simplicité et de naturel. Il y a des morceaux heurtés, contournés, même inexacts, par exemple le bras du jeune guerrier étendu en travers du chemin, qui se tord plus qu’il ne faudrait, et qui nuit par là à la placide beauté de cette figure. Quant à celui du cadavre étendu à droite derrière la statue brisée, il a sans doute été soumis à l’action d’une pile galvanique. On ne sait enfin sur quoi s’appuie la femme qui se redresse pour maudire ; ce n’est ni sur la main, ni sur le bras. L’absence d’harmonie et de justesse dans la valeur des tons fait jouer les plans les uns sur les autres, ce qui est tout à fait rebutant pour l’œil. Ces défauts graves ne suffisent pas pour nous faire douter de l’avenir de M. Blanc. Sans jamais devenir coloriste, il acquerra du savoir-faire à mesure que l’expérience lui viendra, et faute d’une couleur originale il saura certainement se faire des procédés de coloration suffisans pour mettre en valeur ses rares facultés.

Il faut bien classer le tableau apocalyptique de M. Doré parmi les œuvres de style. Cet acte d’impartialité nous est d’autant plus facile que M. Doré semble -avoir fait cette année un louable effort pour peindre avec soin et avec conscience. De son paysage intitulé Souvenir des Alpes, nous ne dirons mot, sinon qu’il est une preuve du travail auquel se livre cet artiste pour suppléer par des exagérations de peinturlure au sens de la couleur, qui décidément lui manque d’une façon irrémédiable. Sa toile intitulée les Ténèbres a du moins un certain aspect fantasmagorique ; malgré ses petites dimensions, elle est traitée comme un décor d’opéra. Les trois croix du Calvaire se détachent à l’horizon sur un ciel embrasé. La lueur qui s’en dégage vient blanchir les murailles de Jérusalem, et éclairer une multitude innombrable comme celle de la vallée de Josaphat. Cette foule est figurée par tranches, et l’on y sent un mouvement forcené ; il s’y fait des houles, des gonflemens, des déchirures comme dans les flots de la mer. On entrevoit vaguement des hommes, des femmes, des enfans et même des cavaliers qui s’agitent ; mais il serait bien difficile de distinguer leurs formes au milieu de ce fourmillement et de ce scintillement confus. Suivant la louable habitude des personnages de M. Gustave Doré, ceux dont on entrevoit la figure se précipitent avec tant de violence qu’ils ont l’air de tomber. Le véritable sujet du tableau est évidemment dans la fantasmagorie lumineuse du tonnerre éclatant sur le Golgotha.

III

Ce n’est point par caprice que les artistes de tous les temps ont réservé les grandes dimensions à ce qu’on appelle les sujets nobles ou les sujets de style ; ce n’est point sans raison qu’ils se renferment dans des proportions plus restreintes lorsqu’ils traitent des sujets familiers ou vulgaires. Les uns, empruntés à un monde plus ou moins idéal, prêtent au développement architectural des lignes, au déploiement harmonieux des formes, au choix des couleurs les mieux faites pour la parure des corps et pour le plaisir des yeux. Les autres, astreints à certaines conditions d’exactitude et de réalité rigoureuse, présentent de grandes difficultés pittoresques à ceux qui les abordent dans tous leurs détails. C’est de là que procède l’erreur du réalisme moderne lorsqu’il prétend que tous les sujets se valent aux yeux du peintre, et qu’ils peuvent également se traduire dans toutes les proportions. Il faut au contraire un talent bien rare pour prêter de l’intérêt à un sujet trivial, et pour donner à un tableau de genre les dimensions d’une œuvre de style.

Ce n’est donc pas un préjugé sans fondement qui a placé de temps immémorial la petite peinture de genre au-dessous de la grande peinture de style. Une foule d’artistes de second ordre, après de vains efforts pour se faire remarquer sur un plus vaste théâtre, rencontrent de faciles succès dans la peinture de genre. Il est cependant des artistes de premier ordre qui ne sortent jamais de ces humbles proportions. Tel est M. Meissonier ; tel est aussi M. Détaille, son élève. Des toiles comme le Déménagement et surtout comme celle qu’il nous offre cette année sont bien faites pour justifier l’engouement du public.

En retraite ! Le sujet lui-même est une trouvaille, mais une de ces trouvailles simples, qui sont les meilleures, parce qu’elles s’adressent à tout le monde et qu’elles éveillent un souvenir dans tous les esprits. La scène se passe en hiver dans une forêt ensevelie sous la. neige, au milieu d’une futaie de bouleaux et de chênes dépouillés qui frissonnent sous un ciel sombre, au contact d’un brouillard glacial. On n’aperçoit le soleil à travers la brume que sous la forme d’un disque jaunâtre et pâle. Une batterie de mitrailleuses s’est arrêtée là pour protéger la retraite de l’armée. Les servans, courbés sous leurs grands manteaux, se penchent autour de la pièce. Au premier plan, des cadavres renversés dans la neige étendent leurs membres raidis ? crispés, durcis par la gelée. Un peu en arrière, la fusillade et la mitraille, dont la grêle se devine au milieu de l’atmosphère immobile et brumeuse, désemparent l’attelage d’un caisson. Le timonier, tout velu, recule un peu dans le brancard, tandis que son compagnon, frappé à la tête, s’affaisse en tournoyant. Le cheval de trait de l’attelage voisin se cabre, soulevé de terre par l’explosion d’un obus ; son cavalier, englouti dans son manteau, s’abandonne sur sa selle et semble aux trois quarts engourdi de froid et de sommeil. Les canonniers, assis sur les caissons, se ploient en deux et se font petits pour échapper à la pluie des balles. Au centre, un officier à cheval se retourne en arrêtant brusquement sa monture, et regarde avec inquiétude quels sont ceux qui tombent et ceux qui restent debout. Plus loin, dans la futaie, d’autres pièces d’artillerie sont échelonnées ; la même scène se reproduit de place en place jusque dans les profondeurs de la forêt. Vue de près, cette peinture est peut-être encore d’une touche un peu sèche, cependant elle est ferme et colorée, modelée d’ailleurs avec une scrupuleuse précision. Types, costumes, attitudes, accessoires, jusqu’aux bancs de neige qui recouvrent la terre, jusqu’aux arbres de la forêt, tout est saisissant, étonnant de vérité ; mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est surtout l’harmonie, la justesse de l’ensemble. Cette science de l’effet, qui manque encore à M. Joseph Blanc, semble poussée au dernier degré chez M. Détaille. L’unité de ce tableau éclate dans sa couleur, dans sa composition, dans ses moindres détails. Il est difficile d’imaginer une plus complète adaptation du paysage inanimé à la scène vivante, de la scène elle-même au paysage et de chaque détail à l’aspect général sans pourtant que rien y soit sacrifié. M. Detaille n’a peut-être pas une imagination très riche ni très inventive ; mais ceux même qui lui reprochent d’être un peu terre à terre ne peuvent lui refuser une maturité étonnante, presque inquiétante pour l’avenir, et une merveilleuse intelligence des conditions de son art.

Les Dernières Cartouches, de M. de Neuville, méritent d’être mises en parallèle avec la Retraite de M. Détaille. Les qualités de M. de Neuville sont toutes différentes, et à certains égards bien plus brillantes que celles de M. Détaille. Il a de plus la chaleur, l’éclat, l’imagination, le mouvement, la passion ; il n’a pas autant de sûreté, d’observation scrupuleuse et de solidité de bon aloi. Néanmoins quelle toile émouvante ! quelle action forcenée dans un si petit espace ! Nous sommes dans une maison assiégée où quelques braves gens se sont réfugiés, résolus à lutter jusqu’à la fin. Les murs et les meubles de la chambre sont troués, écornés de tous côtés par les balles : un obus a crevé le plafond ; les portes sont brisées, les vitres cassées, des blessés traînent par terre au milieu des plâtras et des débris d’armes ; la fenêtre est barricadée avec des matelas ; un rayon de soleil pénètre par une meurtrière et argente la fumée, dont les flocons remplissent la chambre. Un officier, blotti derrière la fenêtre, vise un ennemi ; un turco, les yeux hagards, les dents serrées, charge le fusil de son chef. Un vieux sergent chevronné. en capote grise et un jeune soldat s’accroupissent pour ramasser les cartouches qu’ils trouvent dans les ceinturons des morts. Un capitaine blessé se traîne péniblement vers la fenêtre en s’appuyant aux murailles ; un autre blessé se tient tristement assis dans l’encoignure de la porte. Au fond de la chambre, debout devant l’alcôve où pendent encore des rideaux troués et un bénitier épargné par les balles, un petit chasseur à pied s’est campé droit sur ses deux jambes, la cravate dénouée, les habits déchirés, le képi de travers sur la tête et les mains dans ses poches, avec un air de résolution à demi maussade, à demi farouche. Son fusil brisé traîne à ses pieds, il va mourir, il le sait bien, et il en a pris son parti ; mais il s’ennuie, il voudrait se venger avant de mourir, et il ne le peut plus ! Par l’embrasure de la porte, on aperçoit des soldats qui s’agitent dans une fumée lumineuse. Un officier, debout, cambré comme à la parade, le pistolet à la main, commande le feu. Cette figure est moins bonne que les autres ; elle est banale et manque de naturel. L’exécution de cette toile répond à merveille à la pensée : elle est franche, leste, facile, brillante, pleine de crânerie. Voilà un tableau vraiment français, ce qui ne veut pas dire pour nous que ce soit un mauvais tableau. — On retrouve quelques-unes des mêmes qualités expressives dans la petite toi le, qui représente le halage d’un bateau pêcheur. Toute la famille du pêcheur s’est attelée au cabestan ; hommes et femmes, vieux et jeunes poussent à la roue, et il y a telle femme maigre, penchée sur la barre, dont on admire, en le plaignant, l’effort héroïque et débile ; mais M. de Neuville perdrait trop à ne pas nous laisser sous l’impression des Dernières Cartouches.

Voyez en revanche comme ils dorment, comme ils sont propres, les petits soldats de M. Protais ! L’an dernier, cet artiste avait cherché à nous attendrir avec son bivouac de prisonniers ; cette fois sans doute il cherche à nous convaincre des charmes de la vie militaire par sa halte dans la forêt, ils sont là au moins toute une compagnie, dans un carrefour, au fond des grands bois, et ils dorment tous, sans exception, éparpillés bêtement un à un, sans aucun groupement pittoresque. Seul, assis au pied d’un gros chêne, le plus beau de la forêt, remarquez-le bien, l’officier veille, esclave de son devoir. Oh ! la sublime idée qu’a eue là M. Protais ! Il a toujours, comme on le voit, l’imagination vertueuse ; sa peinture est toujours une berquinade militaire en action. Ce genre d’art et de poésie a du moins un avantage, c’est qu’il est à la portée de tous, et qu’il ne risque pas d’être incompris.

Sauf les toiles de MM. Détaille et de Neuville, qui sont tout à fait hors de pair, les deux meilleurs tableaux de genre exposés cette année appartiennent à deux étrangers, MM. Munkacsy et Cermak. M. Munkacsy, dont l’imagination forte et un peu sombre s’est vouée spécialement aux scènes dramatiques populaires, se faisait déjà remarquer, il y a quelques années, par un tableau d’un grand caractère, le dernier Jour d’un condamné. Il a gardé malheureusement la même coloration noire, qui paraît tenir à un système ; mais, sous les flots d’encre dont sa toile est inondée, on trouve une peinture large, saine, franche et même assez fine, des types vrais, de la passion, de la vie et une unité d’action qui se répand dans tous les personnages sans rien leur enlever de leur individualité propre. Au point de vue moral, la composition est parfaite ; peut-être cependant est-elle un peu décousue au point de vue technique. L’intérêt y est trop dispersé entre les divers groupes, et la figure qui sert de centre à l’action n’étant pas placée au centre de la toile, il en résulte que l’œil est trop attiré de son côté.

C’est un jeune blessé, assis à gauche, au bout du tableau, en chemise et sa béquille entre les bras. Il parle, et tous les habitans de la ferme, rangés autour d’une longue table, l’écoutent avidement. Près de lui, une jeune femme croise les mains avec épouvante ; au fond, une mâle figure à longues moustaches se penche pour mieux l’écouter ; au premier plan, au centre de la toile, une belle jeune fille aux tresses blondes, à laquelle s’adresse son récit, est assise de profil, attentive, les mains décemment croisées sur ses genoux. A côté d’elle, pour peupler le devant du tableau, un enfant joue avec une cage à poulets. Tout autour de la table, des femmes jeunes et vieilles travaillent à faire de la charpie ; les unes baissent la tête, les autres ont les yeux en arrêt sur le narrateur. Une jeune femme aux cheveux rouges pleure, le visage dans ses mains ; une petite fille arrête brusquement son travail et se dresse à demi, bouche béante ; une vieille femme pâle, au long nez, aux lèvres pincées, regarde le jeune homme de côté sans quitter sa besogne. Toutes ces figures sont excellentes, pleines de relief, de caractère, de vérité et d’une certaine noblesse alliée à leur aspect populaire ; il ne leur manque qu’une seule chose, la lumière.

C’est presque un Français que M. Cermak ; il appartient du moins à notre école, et nous aimons mieux le tenir pour nôtre que de le rendre à la Bohême, où il est né. Il s’est surpassé lui-même dans son Épisode de la guerre du Monténégro. Dans un chemin creux, des femmes se rangent pour laisser passer la litière d’un vieux chef expirant. Le vieillard se présente de face, en raccourci, les pieds en avant, couvert d’un drap blanc qui prolonge par sa blancheur l’effet triste et douloureux d’une tête pâle, maigre, souffrante, encadrée de longs cheveux blancs, mais virile et fière ; son regard vague et fixé devant lui respire à la fois l’abattement, la faiblesse, et je ne sais quelle indomptable énergie mêlée à la consolation d’avoir fait son devoir ; les mains sont collées le long du corps, immobiles, et l’on sent que les forces s’éteignent. Un jeune garçon, peut-être le fils du mourant, suit le brancard, en le regardant d’un œil plus fier et plus irrité que triste. D’autres blessés viennent ensuite, la tête bandée ou le bras enveloppé dans un linge sanglant ; tout au fond, un palikare se retourne à l’entrée du défilé, et regarde au loin si leur retraite est poursuivie. Le groupe des femmes rangées sur la gauche, et qui cheminent sur une espèce de rebord du rocher, n’est pas moins beau ni moins expressif. L’une d’elles, à genoux, en cheveux blancs, drapée de rouge, joint les mains avec désespoir ; une autre, plus jeune, se prosterne et s’écrase presqu’à terre. Au premier plan, une superbe brune, soutenant d’une main sa longue robe, incline avec fierté sa tête parée de longues tresses noires ; plus loin, une jeune blonde, pâle, droite, exaltée, semble presque indifférente. Quoique d’une touche un peu sèche, tous ces personnages si fièrement taillés sont solidement peints. Les terrains sont beaucoup plus mous et beaucoup moins vrais. Le rocher sur lequel les femmes se tiennent n’est qu’un morceau de carton sans consistance ; la disposition en est même un peu enfantine, et les divers groupes échelonnés sur les divers étages du terrain ressemblent vaguement à des rangées de cierges disposées sur les gradins d’un autel. Malgré ce défaut assez choquant, le tableau de M. Cermak est un des trois ou quatre plus beaux du Salon.

Avec M. Berne-Bellecour et son tableau du Jour des fermages, nous descendons un pas de plus. Nous entrons dans ce qu’on peut appeler le petit genre, qui a lui-même deux subdivisions principales, le genre costumé et le genre bourgeois. La toile de M. Bellecour est du genre bourgeois. Un grand propriétaire anglais assis dans un vaste fauteuil au coin de la cheminée de la grande salle du château, un pied goutteux enveloppé de fourrures, à côté d’un guéridon chargé de cristaux et de vins fins, reçoit ses tenanciers, qui viennent un à un lui présenter leurs hommages et solder leurs redevances à l’intendant, vêtu de noir et assis en face. Les fermiers causent dans le fond, groupés au bout de la salle ; quelques-uns s’avancent pour présenter leurs devoirs au maître. De ce nombre est une jeune fille blonde un peu intimidée et apparemment députée par son père pour obtenir un sursis de paiement. Ce tableau est spirituel, exact, bien rendu, malgré quelque sécheresse et une certaine fausseté de couleurs.

Le Départ des mariés, de M. Vibert, est du genre costumé. M. Vibert, dont on connaît la verve bouffonne, le dessin fantasque, le coloris criard et tapageur, a fait un effort pour se modérer, et comme il est homme d’esprit, et même au fond homme de goût, il y a réussi. On trouve du dessin, de la composition, de la grâce, et même un pittoresque de bon aloi dans cette vaste noce espagnole, que l’on s’étonne de voir tenir dans une si petite toile. La couleur, j’entends la couleur harmonieuse, est toujours absente, ou du moins elle est remplacée par une coloration brillante et assez propre, quoique franchement fausse. Au sortir du festin nuptial, les jeunes époux sont montés ensemble sur un cheval caparaçonné, et ils prennent congé de leurs amis. Le mari, à califourchon sur le devant de la selle, reçoit les poignées de main viriles de ses camarades, qui lui versent un dernier verre de vin ; la mariée, assise sur la croupe, adresse à ses compagnes endimanchées des adieux plus mélancoliques. De ce côté se dresse, sous un hangar, la table où le repas a été servi. Sur le banc placé le long de cette table s’aligne une rangée de coquettes espagnoles galamment vêtues. Tout au fond de la scène, deux hommes, deux véritables figures de contrebandiers, causent à l’écart. Un enfant debout sur la table regarde avec avidité le spectacle, tandis que le curé, encore attablé avec un de ses vieux paroissiens, et un chien attentif à recueillir quelque débris tombé de la table, ont l’air de ne prendre aucun souci de ce qui se passe. Tout cet ensemble est fort spirituel, ce qui ne nuit jamais à un tableau de genre. — La petite toile intitulée le Premier-né est peut-être d’un sentiment encore plus fin. L’enfant dort, posé sur un canapé, englouti sous un vaste couvre-pieds vert, la tête appuyée sur un coussin rose. Le père, assis au bout du canapé, croise les mains comme avec précaution et contemple son fils ; la jeune mère, d’un geste coquet et charmant, se lève sur la pointe des pieds, laissant tomber son ouvrage, et elle se penche vers le petit être, une main sur la hanche, l’autre appuyée sur sa poitrine avec inquiétude. Malheureusement cette grâce est pleine d’une mièvrerie qu’exagèrent encore les costumes du XVIIIe siècle. Quant à la couleur, sèche et d’une tonalité verte, elle ressemble à celle d’un émail ou d’une porcelaine.

En fait de tableautins costumés, l’Antichambre du prince de la Paix, et surtout la Ronde du saint-office de M. Melida, nous font presque autant de plaisir. Ces toiles rappellent un peu la manière de Fortuni et de Zamacoïs. Ces Espagnols ont toujours le sens pittoresque et une certaine fierté d’allures ; mais ils ne font plus guère que de l’esprit, comme nos Français. L’Antichambre du prince de la Paix représente plusieurs échantillons de solliciteurs assis en rond sur les banquettes, et fait songer à certaines toiles analogues et fort supérieures de M. Heilbuth. La Ronde du saint-office est plus ferme de touche, plus étudiée ; elle a ce coloris à la fois fort et fin que l’on prend dans l’atelier de M. Bonnat. Un vieux prêtre, un personnage grave en habit de velours, qui est sans doute un haut fonctionnaire, un officier de police en manteau rouge qui met un doigt sur sa bouche, deux alguazils en noir, en manteau de Crispin, s’arrêtent silencieusement devant une porte fermée, guidés par le dénonciateur, qui guette par le trou de la serrure. Cette petite toile a du caractère, et elle mérite d’être remarquée au milieu de la multitude de ses pareilles.

Vraiment la critique ne sait plus à qui entendre dans le déluge de jolis tableaux dont elle est aujourd’hui submergée. C’est M. Fichel avec ses scènes de cour ; c’est M. Plassan avec ses Douze à table ; c’est M. Caraud avec ses mièvreries poudrées ; c’est M. Compte-Calix avec sa Pauvre grand’mère et sa Simple histoire ; c’est M. Bonvin avec son Réfectoire de religieuses, petite toile simple et franche où nous voudrions nous arrêter ; c’est M. Max Claude avec sa délicieuse Causerie, où trois jeunes filles à cheval devisent en cheminant au pas dans une allée du parc, avec des attitudes naturelles et charmantes, des figures rieuses et malignes, des toilettes sobres, élégantes et simples, le tout indiqué du bout d’un pinceau ferme, net et franc autant qu’aimable et spirituel ; ce sont M. de Jonghe avec ses Deux amies, M. Frère et M. Duverger avec leurs scènes d’écoliers en récréation, et tant d’autres dont la nomenclature nous conduirait trop loin. Non, ce n’est pas la jolie marchandise qui manque pour les riches amateurs. Qu’on nous permette, dans cette foule qui va grandissant chaque année, de choisir quelques toiles à peu près au hasard et d’en dire encore quelques mots.

M. Fichel est depuis longtemps passé maître dans le genre costumé historique. Ses petites toiles ont un air de gravité mondaine qui sent la bonne société d’autrefois. Par malheur, il refait à satiété le même tableau, et nous doutons que ceux de cette année ajoutent grand’chose à une réputation aussi bien établie. Les Grandes entrées sont une composition assez vaste qui représente les principaux personnages de la cour stationnant dans l’antichambre du roi. Quoique les groupes soient habilement agencés, cette assemblée banale de grands seigneurs désœuvrés n’a rien qui nous touche, et elle ne respire d’autre sentiment pittoresque que la politesse des cours. L’action de la scène est tout entière dans le maître des cérémonies, qui se présente à la porte du roi entre les deux hallebardiers qui la gardent, et dans le haut personnage qui s’avance fièrement à son appel. Le tableau serait coupé en cet endroit qu’il ne pourrait qu’y gagner. — Le Buffon démontrant l’anatomie comparée dans son cabinet d’histoire naturelle nous présente un certain nombre de personnages bien vêtus, décemment groupés au milieu des bibliothèques et des collections d’animaux empaillés ; mais on y cherche en vain la moindre étincelle de la flamme intelligente qui brille dans l’inimitable Leçon d’anatomie de Rembrandt.

M. Louis Leloir était, il y a plusieurs années, un peintre de grande ambition, aux visées hautes ; il a préféré se rabattre sur les petits tableaux de chevalet, où il remporte aujourd’hui des succès incontestés. Il faut rendre pleine justice à sa petite scène de bourgeoisie moyen âge intitulée le Baptême. Dans la cour d’une maison gothique ornée de sculptures de bois et tendue de vieilles tapisseries, une bonne grosse Flamande verse à boire à une bande de musiciens vêtus de rouge, pour les récompenser des belles sérénades qu’ils ont données à l’héritier de la maison. Sur le devant, au pied d’un escalier de bois sculpté, encombré de parens et de « gens de la noce, » tous dans leurs plus beaux atours, la nourrice présente le poupon, le héros de la fête, au parrain et à la marraine, qui le regardent avec un sourire plein d’une gravité cordiale. Les personnages sont bien posés, les têtes fines, exactes, étudiées, grassement peintes ; elles n’ont plus rien de la prétention des premiers essais classico-romantiques de M. Leloir. La couleur même est bonne, franche, bien à son plan. Décidément M. Leloir a eu raison de suivre sa vocation, qui le pousse à la peinture de genre. Ce tableau, comparé à d’autres du même auteur, est une démonstration palpable de la grande règle de l’Art poétique : quid valeant humeri, quid ferre récusent.

C’est aussi un tableau charmant dans un genre un peu humoristique que celui de M. Worms, une Tante à succession. Peut-être ce genre de scènes de famille, dont Greuze a été l’inventeur, risque-t-il de tomber plus qu’il ne faudrait dans la caricature ou dans la déclamation. Celle-ci du moins n’a rien de mélodramatique ; c’est une scène de pure comédie. Les neveux et nièces de la tante sont occupés à cultiver leurs espérances ; un neveu galant lui apporte une tasse avec une courtoisie pleine de grâce ; une nièce obséquieuse lui tend la main d’un air tendrement affectueux ; un autre neveu, vêtu d’un habit orange, ouvre doucement la porte et se présente avec un salut profond, le chapeau sur l’estomac et la bouche en cœur. Au milieu de tous ces soins, la vieille tante est assise dans un grand fauteuil, enveloppée d’une superbe robe de soie chiffonnée, immobile, muette, dédaigneuse, acariâtre. Un vieil abbé, familier de la maison et sans doute confident de ses intentions testamentaires, est assis à l’écart et prise en souriant. Tout cela est très spirituel, savamment et finement touché ; mais ces menus et fins tableaux ne sont pas à leur place au milieu d’une vaste exposition publique ; ils auraient besoin d’être considérés à loisir dans un salon coquet, entre un vase de Sèvres et un magot chinois.

Encore une assez jolie scène de genre que la Carte à payer, de M. Eugène Leroux. Trois vieillards sont attablés au cabaret : l’un d’eux est presbyte et tient la carte à longueur de bras ; l’autre est myope, et la considère de près avec une loupe ; le troisième, plus égrillard, regarde avec une certaine convoitise la servante gaillarde, le nez retroussé, en tablier blanc, qui se tient debout, les deux mains sur la table, dans une attitude résolue qui semble dire : « Il faut payer ! » — Dans la Suivante de Mme la marquise, de M. Richter, il y a une affectation d’esprit qui n’est pas sans lourdeur, un effort de puissance qui n’est pas sans dureté ; mais c’est une toile brillante, colorée, qui a du relief. — Enfin quel naturel aimable dans le petit tableau de M. Frère, la Glissade ! Une bande d’écoliers échappés accourt au bord de la pièce d’eau gelée, roule sur la berge, se lance sur la glace en formant des traîneaux vivans ; on se pousse, on se culbute, on tombe pêle-mêle les uns sur les autres. La rue du village, le clocher debout dans le ciel froid, l’horizon pur et doré, mais pâle, rappellent le paysagiste que le public connaît et aime.

Bien plus spirituelles et bien plus fines encore sont les deux toiles de M. Simon Durand, un peintre suisse dont le nom nous était inconnu. La Boutique du barbier est une de ces caricatures un peu naïves, mais pétillantes de malicieuse bonhomie, dont Töpffer nous a donné en littérature de si délicieux échantillons. Le frater du village est un homme important et grave ; sa toilette soignée a encore un certain parfum de l’élégance du directoire. Le patient qu’il barbifie a l’air de sentir qu’il a le menton entre les mains d’un grand homme ; les pratiques qui attendent sont une collection de types gauches et lourds d’une remarquable vérité individuelle. Cependant la bouffonnerie est un peu trop voyante dans cette toile, dont certains accessoires rappellent le mauvais goût de M. Biard. Le Permis de séjour est une œuvre à la fois plus distinguée, plus pittoresque et plus fine. Une bande de saltimbanques se présente avec armes et bagages à la barre de la justice de paix ; rien n’y manque, ni l’ours-dansant, ni le singe savant, ni la grosse caisse, ni le trombone, ni la prima donna rougeaude, qui répond en souriant aux agaceries d’un gentilhomme orné de moustaches militaires, qui doit être au moins lieutenant de la milice. Le juge, empêtré, mais digne, s’abrite derrière ses lunettes avec un air scandalisé. Un bon bourgeois, amené sans doute là pour ses affaires, est assis sur les bancs du prétoire ; il s’impatiente et bâille en regardant sa montre. Cette toile est pleine d’un esprit du meilleur aloi, et cependant l’esprit n’en est pas la qualité principale. Ce qu’elle a de plus remarquable, c’est l’étude sérieuse du modelé, des plans, des demi-teintes, l’élégance du procédé, qui rappelle celui des maîtres flamands, la transparence des ombres, en un mot la largeur dans la finesse. M. Simon Durand n’est pas seulement un peintre de genre, c’est sans épithète un peintre.

Du genre bourgeois et populaire, nous passons au genre exotique, avec M. Firmin Girard. Nous ne reprocherons pas à M. Girard d’avoir pris pour sujet la Toilette japonaise ; cette tendance lui est naturelle et n’a chez lui rien d’affecté. Nous l’avions déjà constaté l’année dernière en lui reprochant certains procédés de coloration puissans, mais barbares, qui consistent à juxtaposer les couleurs par grandes masses sans se préoccuper des demi-teintes, si indispensables pourtant à l’harmonie. Les mêmes qualités et les mêmes défauts subsistent dans sa nouvelle toile. Nous ne saurions trop engager M. Girard, qui a l’étoffe d’un peintre sérieux, à sortir d’une voie fausse où il ne peut qu’achever de gâter son talent. — C’est un conseil qu’il serait superflu de donner à M. Heullant, dont la fantaisie japonaise intitulée la Cueillette des pommes est une monstruosité que le jury n’aurait pas dû admettre, et qui dénote chez son auteur une dépravation presque sans remède.

Nous n’avons pas encore parlé de M. Alma-Tadéma, parce que nous ne savons plus, à vrai dire, où classer son étrange et prétentieux talent. Malgré de réelles qualités, on ne peut plus guère voir dans sa peinture qu’une étude d’archéologie. Qui sait même si cette prétendue archéologie n’est pas un jeu d’esprit ? M. Alma-Tadéma serait l’homme le mieux fait pour mettre en peinture la Salammbô de M. Flaubert. La toile intitulée la Momie est le comble du genre : une femme se prosterne au pied d’une momie couchée sur un lit de repos, dans un vaste édifice tout couvert d’hiéroglyphes, tout hérissé de statuettes et de curiosités égyptiennes. Des esclaves noirs sont alignés de l’autre côté sur un banc de pierre. Elle-même, la veuve porte une toilette soigneusement composée suivant les rites funéraires ; ses cheveux sont épars, mais minutieusement divisés en une multitude de petites tresses. Son corps raide et anguleux, taillé sur le patron des silhouettes égyptiennes, est enveloppé d’un voile de tulle noir. Laissons-lui faire ses dévotions comme il lui plaît, et passons aux Vendanges, qui offrent un spectacle plus attrayant. Ici du moins on trouve une gaîté gracieuse, de fins morceaux qui rappellent les bonnes toiles du même auteur. Nous ne sommes pourtant pas sortis de l’archéologie religieuse ; l’artiste érudit n’a garde de nous conduire sur les coteaux, à la suite des vendangeurs, aux rayons du soleil d’octobre ; ce qui l’intéresse dans cette fête champêtre, ce sont les cérémonies auxquelles elle donne lieu chez les prêtres de Bacchus et de Cybèle. Le trépied divin est dressé sur un piédestal au milieu du temple. En face a été posé en grande pompe un tonneau ceint de guirlandes de lierre, et la prêtresse se tient à côté, élevant sa torche allumée. Derrière le tonneau, trois joueuses de flûte (ambubajœ) soufflent dans des instrumens bizarres dont le bec leur entoure le visage et se noue autour de leur tête avec des bandelettes. Derrière le trépied, de jeunes prêtresses vêtues de blanc, couronnées de pampres, dansent légèrement en faisant retentir des cymbales et des tambourins. Tout au fond se tiennent des canéphores à longue barbe, portant sur leurs épaules des amphores au long cou. Le peuple, répandu dans la partie basse du temple, pousse des cris de joie et fait entendre des chants. Voilà du moins tout ce qu’il est possible aux profanes de deviner. Ce qui est plus facile à voir, c’est que, malgré la grâce exquise et la facture habile de quelques-unes de ses figures, M. Alma-Tadéma s’obstine dans les défauts tant de fois critiqués qui, même au point de vue technique, font de lui un artiste incomplet. Ses procédés de peinture sont plus monotones et plus systématiques que jamais. Il a trois manières de faire, l’une pour les têtes et les parties nues, l’autre pour les draperies, la troisième pour les surfaces planes, et il les applique imperturbablement, quels que soient les plans et les distances. Or les draperies, fortement empâtées, écrasent les nus, et les surfaces planes, faute de perspective aérienne, débordent les draperies, qui semblent rentrer et faire des trous dans les murailles. Quand trois figures sont alignées, c’est toujours la dernière qui paraît en relief sur les premières. Le dessin est loin d’être irréprochable, et il y a telle attache du bras qui accuse au moins beaucoup de négligence. L’érudition même de M. Tadéma, qui paraît être sa grande, sinon son unique prétention, inspire une défiance involontaire. Cette scène nous paraît plus orientale que romaine, ou du moins elle doit se passer dans la Rome de la décadence, dans celle que la lente invasion des races orientales et des superstitions lydiennes ou syriennes avait à peu près transformée en ville asiatique.

M. Alma-Tadéma est le peintre par excellence de cette jeune génération de poètes descriptifs qui croient remplacer l’inspiration par la minutie ou par l’étrangeté du détail. M. Marchai, par lequel nous aimons à clore la série des tableaux de genre, n’est pas un archéologue, et nous l’en félicitons. Il puise son inspiration aux sources les plus naturelles, et c’est sans doute pour cela qu’il s’élève à la noble simplicité du grand style. Les deux tableaux du Matin et du Soir rappellent, avec plus de sévérité et peut-être avec moins de richesse, les anciens tableaux de M. Jules Breton. On y sent plus d’effort, plus de calcul, plus de recherche, pour tout dire en un mot moins de sincérité que chez M. Breton ; mais à bien des égards le sentiment est le même. Dans un champ nu, devant un vaste ciel rose éclairé des premières lueurs de l’aurore, un jeune laboureur alsacien, leste et dégagé, s’éloigne à grands pas, poussant gaîment sa charrue derrière ses grands bœufs à la charpente osseuse, qui se profilent étrangement sur le ciel ; des corbeaux s’abattent sur le devant du tableau dans le sillon qu’il laisse, il y a dans toute sa personne une légèreté, une souplesse, une élasticité juvénile qui s’accorde à merveille avec la fraîcheur matinale d’un coloris plus expressif encore que réel. Le soir est représenté par un vieillard courbé, vu de dos, assis sur un rouleau traîné par des bœufs, laissant pendre derrière lui sa toque de fourrures au bout de son bras fatigué, et exposant sa tête nue aux rayons du soleil couchant qui frisent son profil anguleux et sévère ; la silhouette des bœufs, plus originale encore que dans le tableau précédent, se dessine avec une véritable grandeur sur un ciel jaune et encore embrasé. L’effet est le même, et l’idée est différente ; tout concourt d’ailleurs à l’exprimer avec un remarquable ensemble. M. Marchal a deux qualités aujourd’hui bien rares : il pense avant de peindre, et il se donne la peine de peindre après avoir pensé.


IV

Après cette rapide excursion dans le jardinet vraiment par trop fleuri de la peinture de genre, c’est plaisir que de revenir à des sujets plus calmes, plus réels, plus sévères, en passant en revue la galerie des portraits. Il y a toujours une sorte de soulagement à laisser de côté les débauches d’imagination ou d’esprit où se complaisent beaucoup trop nos jeunes peintres, pour retrouver ce qui est l’âme même du grand art, c’est-à-dire l’étude de la figure humaine reproduite en elle-même et pour elle-même.

C’est encore, comme l’année dernière, Mlle Nélie Jacquemart et M. Carolus Duran qui se disputent la faveur du public. M. Cabanel, revenu d’Italie, revient aussi à sa vocation première, et expose deux remarquables portraits qui donnent lieu à de vives controverses. Ces trois artistes, excellent chacun dans son genre, nous font faire à peu près le tour de la moderne école française. Gustave Ricard, qui vient de mourir, eût été leur maître à tous ; mais leurs talens sont si différens qu’il est difficile de les comparer, et nous ne savons guère auquel des trois assigner là primauté. Ceux qui recherchent avant tout la ligne le style, et qui ne craignent pas une certaine originalité poussée jusqu’à la recherche, la donneront sans hésiter à M. Cabanel. Ceux que séduit plutôt la vigueur pittoresque, la peinture riche et grasse, la hardiesse poussée jusqu’au tour de force, préféreront M. Carolus Duran. Les bourgeois enfin, ceux qui aiment les idées simples, l’absence de tout système, le compte-rendu scrupuleux de la nature, s’attacheront à Mlle Jacquemart. Pour nous, qui sommes éclectiques, essayons de juger séparément ces trois artistes et de mettre simplement leurs qualités en balance avec leurs défauts.

M. Cabanel est un artiste ingénieux et délicat auquel l’ombre même de la vulgarité est odieuse. Il aime à chercher, et, lorsqu’il a trouvé, il cherche encore quelque chose de plus. Il dédaigne les moyens vulgaires, les effets grossiers ; il se plaît à mettre du nouveau dans chacune de ses toiles ; il tombe parfois dans la manière à force de viser au style. Son pinceau, toujours inquiet, souvent même timide, poursuit la recherche de la forme aux dépens de la masse, et, soit qu’il rétrécisse, soit qu’il exagère, il laisse au spectateur une certaine impression de gêne, de malaise et d’effort. Il n’a ni la fermeté et la plénitude sculpturales, ni le libre et facile épanouissement de la vie ; en un mot, c’est un talent juste et fin, mais souffrant et tourmenté, qui s’épuise à fixer en traits ineffaçables des impressions trop fugitives pour se laisser étreindre aisément. Son portrait de Mme de M… a certainement grand air ; il est d’une finesse de dessin exquise, trop exquise même pour parler franchement aux yeux ; mais il ne donne pas du tout l’impression de la luxuriante beauté du modèle ; il n’a pas l’aspect fluide et fondu de ces chairs blondes et radieuses qui semblent descendre d’une toile de Rubens. La tête paraît maigre, étriquée, amincie par une minutieuse recherche de la forme. La trop scrupuleuse perfection des lignes dans le détail tue l’harmonie des lignes dans l’ensemble. L’attitude est noble, mais je ne sais pourquoi elle paraît sans grandeur. Deux bras magnifiques sortent des manches de la robe ; ils sont d’un modelé trop fin, qui paraît mesquin, parce qu’il jure avec leur volume. Quant à la couleur, elle est criarde sans être vulgaire, et un malheureux fond rouge, imaginé pour servir de repoussoir au personnage, le ternit au point d’en obscurcir le dessin et la structure.

La sécheresse un peu métallique du crayon, j’allais dire du burin de M. Cabanel, convient mieux au portrait de Mme de Saint-R… Cette beauté américaine, aux traits aiguisés comme une figurine d’acier, était bien faite pour être ciselée en pierre dure par M. Cabanel. Ce sourire énigmatique et froid, cette grâce glaciale et inquiétante, ces traits arrêtés et coupans comme une lame de verre, sont rendus avec une précision presque rigide. Il y a même dans cette figure du mouvement et de la vie : au lieu de laisser pendre ses bras ou de les croiser sur sa poitrine, elle boutonne son gant avec un geste plein d’élégance ; mais, si la vie est prise sur le fait, elle est figée pour ainsi dire, figée brusquement comme ces personnages de je ne sais quel conte de fées qui étaient tout à coup changés en blocs de glace. Il n’est pas jusqu’au criard assemblage d’une robe de velours bleu, d’une chevelure rousse et d’un fond violet qui n’ajoute à l’étrangeté expressive de ce portrait bizarre ; mais pourquoi M. Cabanel ne s’est-il pas donné la peine d’en mieux dessiner les épaules ? Pourquoi la main qui boutonne le gant et le bras qui soutient cette main n’ont-ils aucune forme humaine ? Ce sont là des fautes qu’on ne pardonnerait pas à un débutant, et qu’il ne faut pas pardonner davantage à un maître.

M. Carolus Duran est aux antipodes de M. Cabanel. Son tempérament se plaît à l’attaque audacieuse, à la brutalité franche, aux difficultés vaincues de haute lutte. Il y a dans sa furie française un certain mélange de fantasia sauvage. Quand il dessine, c’est par larges masses ; quand il modèle, c’est en pleine pâte, comme les maîtres espagnols. Il aime à donner à ses portraits des proportions monumentales. Sur une plage de sable fin, en face d’une mer calme et d’un ciel vaporeux vaguement teinté d’azur, une jeune femme, beaucoup plus grande que nature, se tient droite et svelte sur un magnifique cheval anglais fièrement campé sur ses quatre jambes, dans l’attitude du repos. D’une main elle saisit les rênes de sa monture, de l’autre elle les rassemble avec élégance contre sa poitrine. Quelques boucles de cheveux flottent au vent, un petit chapeau noir fort coquet est planté de côté sur son front. Son visage, un peu chiffonné et noyé dans la lumière diffuse, n’a pas de jours ni d’ombres arrêtés : il est animé d’un vague sourire qui ne respire que le plaisir de la promenade, le bien-être du grand air et le bonheur de vivre. Par malheur, on ne sait pas trop sur quoi elle est assise, ni même si elle a de quoi s’asseoir. Il est impossible de deviner sous les plis de son amazone la posture de ses jambes, qui manquent évidemment d’espace pour se déployer, et dont la petitesse est hors de toute proportion avec la grandeur du buste. Quant au cheval, qui paraît être la figure principale, et dont les formes sont étudiées avec amour, ses contours ont quelque chose de sec qui rappelle le carton peint. Là est le grand défaut de cette toile, où l’on ne retrouve pas toute la hardiesse et toute la sûreté de M. Carolus Duran : il n’y a ni air ni lumière autour des personnages.

La critique n’a pas assez de reproches pour le Portrait de Jacques. Au risque d’être accusé de paradoxe, nous avouons que nous le préférons à l’autre. Jacques est un bel enfant aux boucles blondes, aux yeux noirs, au front limpide, qui se tient debout gravement, les mains croisées. Il faut ajouter qu’il est vêtu de bleu des pieds à la tête, et probablement voué au bleu ; c’est ce qui aura inspiré à l’artiste l’idée étrange de n’admettre absolument dans le tableau que du bleu sous ses diverses nuances. Théophile Gautier aurait appelé cette toile « une symphonie en bleu majeur ; » quant au mode mineur et plaintif, on ne le trouve jamais sous le pinceau de M. Carolus Duran. Il n’a employé à ce tour de force que les variétés de bleu les plus puissantes : la robe de l’enfant est en velours bleu sombre avec des crevés de satin bleu vif ; le tapis sur lequel il se tient est d’un bleu franc et fort ; le fond également est bleu, mais en se rapprochant du sol, et sans doute pour fournir une opposition avec le bleu de la robe, il tourne à une nuance aigre et verdâtre ; cette note criarde tire l’œil et détruit toute la bizarre harmonie du tableau. Tout le haut de la tête est d’une facture exquise, extraordinairement grasse et puissante. Des boucles soyeuses, d’un blond foncé, encadrent avec douceur ce visage frais et potelé, mais déjà fier, et ombragent un front lumineux, transparent, qui se modèle, sans solution de continuité, d’un seul coup de pinceau circulaire. Les paupières et le dessus des yeux, le globe des yeux lui-même, d’un blanc bleuâtre et pur, sont d’une finesse, d’une précision, d’un fondu merveilleux ; la bouche, petite et un peu charnue, s’ouvre en vermillon vif, comme une fleur. Velasquez ne désavouerait pas ce haut de visage. Le menton au contraire est confus et heurté ; les plans y sont lourds, mal fondus et sans harmonie ; les épaules, figurées en teinte plate, semblent inachevées. Les deux mains potelées qui se croisent sur le devant, et qui tiennent un camellia rouge, sont écrasées à la fois par le déluge de bleu qui les noie et par le ton brillant de la fleur ; elles paraissent ternes, et elles sont en effet traitées largement, mais d’une touche un peu grossière. Ces négligences de M. Carolus Duran sont probablement volontaires ; malheureusement il est parfois difficile d’en saisir la véritable intention.

Décidément les portraits d’hommes inspirent mieux Mlle Jacquemart que les portraits de femmes. Des deux toiles qu’elle expose cette année, l’une est pleine de vigueur et frappante de vérité : c’est le portrait de M. Dufaure. L’autre est un cartonnage sec et sans valeur ; c’est le portrait de la marquise de G…, une blonde et charmante femme que tout Paris connaît. La physionomie robuste, inculte, originale, presque un peu sauvage de l’illustre orateur est rendue avec autant de bonheur que de patience. Comme toujours, le travail en est minutieux ; la facture de la tête et des mains rappelle celle des portraituristes hollandais. Cette tête carrée, ravinée, noueuse, surmontée de cheveux blancs aux mèches capricieuses et rebelles, se détache sur un fond brun-roux avec une certaine dureté, mais sans sécheresse. L’œil, un peu couvert, est ombragé d’épaisses broussailles grises. La bouche, sardonique et amère, s’ouvre avec un demi-rictus, comme celle d’un sanglier prêt à montrer ses défenses. Les larges plans fouillés et rocailleux des joues et du menton encadrent ce masque expressif, où l’intelligence et la volonté brillent comme une pierre dure encore à demi emprisonnée dans sa gangue. Le teint du visage est moins bien compris ; la coloration, forte et saine, mais pleine d’unité, du modèle vivant, se dénature sous le pinceau de Mlle Jacquemart, qui la rougit outre mesure et en disperse l’effet. C’est l’excès de scrupule qui est, dans la couleur comme dans le dessin, le principal défaut de cette éminente artiste. Il ne s’en faut pas de beaucoup que l’effet de cette peinture si ferme et de cette physionomie si vivante ne s’évanouisse, comme dans le portrait de M. Thiers, sous la minutie des détails rendus avec un trop grand effort de vigueur pour ne pas briser un peu l’unité de l’ensemble. Il en est de même des mains posées sur les genoux ; quoique profondément individuelles et tout à fait dans le caractère du personnage, ces grosses mains musculeuses occupent trop le devant de la toile et attirent trop fortement l’attention, si même la manière soigneuse dont les veines et les tendons sont rendus ne nuit pas à la largeur et à la fermeté de leurs plans. Quant aux accessoires, aux vêtemens, à tout cet appareil négligé qui sied si bien au personnage, Mlle Jacquemart les a revêtus, eux-mêmes d’une décence froide, d’un vernis sec et rigide qui manque absolument de pittoresque et de réalité. Seule la cravate tordue autour du cou continue l’aspect original et un peu tourmenté du visage. Le reste du costume, dont les contours secs et durs se découpent sur le fond comme à l’emporte-pièce, n’a plus aucun intérêt ; ce n’est plus de la peinture sentie et réfléchie. D’où viennent donc chez Mlle Jacquemart ces négligences ou ces dédains étranges ? N’y faut-il pas voir une certaine indifférence native au caractère purement pittoresque des choses, et une disposition, un peu bourgeoise à méconnaître ce qu’il y a d’intérêt et d’expression même dans les objets inanimés ? — Quant à Mme de C…, c’est une toile tout à fait manquée. La tête se détache sur un fond rouge vif, avec une sécheresse glaciale. La pose est raide, on ne devine aucune forme humaine, sous ce costume prétentieux à crevés et à bouillons ; les mains et les bras semblent faits d’après un mannequin. Les meilleurs artistes ont parfois de ces défaillances, comme les plus médiocres font quelquefois des rencontres heureuses. Le portrait de M. Alexandre Dumas fils, par M. Dubufe, en est un exemple. Cette toile a les défauts ordinaires de son auteur ; elle est propre, cirée, vernie, sans relief et sans vigueur, quoiqu’elle se détache sur un fond vert-pomme d’une crudité désespérante. A distance, elle n’a aucun effet, parce qu’elle est platement et maigrement peinte. Cela dit, c’est une toile expressive, un portrait qui a du caractère et, pour employer un mot barbare, de l’individualité. On y sent peut-être moins le spirituel auteur dramatique que le prophète apocalyptique et le soi-disant réformateur. Le célèbre écrivain se présente de trois quarts, appuyé sur. son coude ; il laisse traîner négligemment sur la table une de ses mains et la plume qu’il tient dans ses doigts. La tête se relève avec une expression pensive et dédaigneuse, celle d’un homme qui court après sa pensée et dont l’esprit n’est pas exempt d’une certaine misanthropie fantasque. — Quant au portrait de femme intitulé Violette, il rentre dans le cadre des productions ordinaires de M. Dubufe.

M. Jalabert, dont le public étranger aux arts a pris l’habitude d’accoupler le nom à celui de M. Dubufe comme faiseur de portraits de femmes, est un peintre qui cherche et qui pense. Il y a des intentions très délicates dans le portrait de la princesse S… exécuté avec les couleurs les plus fraîches et les plus claires, comme un trumeau du XVIIIe siècle, dans une tonalité rose sur un fond d’une tonalité bleu tendre. Est-ce le peintre lui-même qui a eu l’idée d’appliquer cette mise en scène printanière à la jeune femme blonde et pâle qu’il a placée au milieu de ce déluge de primeurs ? Nous le croyons trop homme de goût pour avoir lui-même imaginé ce contraste, peu favorable à la beauté du modèle. Ce que nous savons, c’est qu’une exécution brillante sauve en partie cette faute de goût. La dame en robe de satin rose, coiffée de cheveux ébouriffés d’un blond cendré, tient d’une main une longue canne, et de l’autre son chapeau de paille rempli de fleurs sauvages. Elle se promène dans cet attirail au milieu d’une sorte de jardin vaguement ébauché, noyé dans le bleu. Le peintre a eu beau adoucir et fondre les contours de cette tête sèche et maigrelette, il n’a pu l’approprier au reste de la toile. — Le portrait de Mme R… est moins prétentieux et beaucoup plus original. M. Jalabert s’est avisé que, pour faire le portrait d’une femme, il ne suffisait pas de la représenter dans une toilette de fantaisie et sur un fond de convention. Il a eu l’idée nouvelle et ingénieuse de la placer dans son intérieur, dans son atmosphère accoutumée, entourée des objets qui lui appartiennent, et de faire d’un portrait un véritable tableau de genre. La jeune femme est debout, devant son fauteuil, vêtue de velours noir, dans un salon tendu de rouge : elle a un livre à la main ; le visage est fin, la bouche calme et discrète, le regard va au-devant du visiteur. La touche est un peu minutieuse et gênée, comme cela est naturel chez un peintre qui aborde pour la première fois la miniature, mais elle est juste et sincère.

Il vaut mieux ne pas parler cette année des toiles de M. Pérignon et de celles de Mme Henriette Browne. Celles de M. Pérignon se font remarquer surtout par leur sécheresse vernissée, celles de Mme Browne par une désinvolture sans caractère et par une aisance de facture sans solidité, qui semblent croître d’année en année. Ce talent aimable n’a rien de commun avec l’hominem unius libri, puisque, n’ayant fait qu’un seul tableau dans sa vie, il n’a jamais pu le répéter ; mais il tombe de plus en plus dans une négligence banale que favorise beaucoup trop le don naturel d’une très grande habileté de main. Le malheur de Mme Henriette Browne est qu’ayant le savoir-faire, ou plutôt la brosse d’un peintre de profession, elle a aussi le laisser-aller d’un amateur. C’est là même chez un amateur, la plus mauvaise condition pour bien peindre. L’art sérieux n’existe pas sans une difficulté vaincue, et faute de l’effort incessant vers le mieux, dont les artistes convaincus sont seuls capables, il faut préférer l’inexpérience naïve et laborieuse à la facilité sans idéal, qui se contente elle-même à peu de frais.

M. Dupuis est bien loin d’avoir l’abondance facile de Mme Browne ; mais il a ce qui manque à celle-ci, ou ce qu’elle a toujours négligé d’acquérir, le dessin et le style. Son portrait de M. Martinet est peut-être un peu théâtral ; cependant il a de la précision, de la fermeté, du caractère. C’est un homme aux traits fins et nobles, à la barbe blanche, portant haut la tête, et assis dans une pose fière, une main sur le bras de son fauteuil, une autre sur sa table de travail. Certaines maladresses déparent cet ensemble ; la partie de la tête que l’ombre enveloppe est d’une coloration terne et noire qu’aucun reflet ne relève, et elle forme à distance comme une grande tache d’encre autour de laquelle l’air et la lumière ne tournent pas. Il en est de même d’un portrait un peu lourd et par endroits fort incorrect de M. Huas, mais dont la peinture assez grasse et surtout très sincère aurait beaucoup de relief sans les noirceurs que le peintre y a plaquées pour tenir lieu d’ombre.

C’est de la bonne et saine peinture, sans aucune gaucherie de métier, que celle de M. Henner. Comment se fait-il que cette peinture contente les yeux sans intéresser l’esprit ? comment se fait-il même que le portrait du général Chanzy, quoique d’une facture solide et pleine, paraisse sec, étriqué, et ressemble vaguement à une tête de bois ? Les traits minces, aigus et creusés du modèle prêtaient peut-être à ce défaut ; mais, au lieu de le placer en pleine lumière, de façon à faire ressortir ce qu’il y a d’un peu grimaçant dans ce mâle visage, n’aurait-on pu distribuer le jour et l’ombre de manière à fondre les traits tout en rendant l’expression plus frappante ? C’est que M. Henner est un artiste sincère et naïf, même lorsqu’il se pique de ne pas l’être, et qu’il a posé son modèle à la place accoutumée de l’atelier, sans y chercher malice. Il l’a planté, debout, devant lui, dans la pose consacrée des militaires chez les photographes, une main sur la poignée du sabre et une jambe en avant. Il s’est bien gardé d’ailleurs de faire aucun apprêt de costume ; il l’a pris tel qu’on le voit tous les jours, en petite tenue, coiffé d’un petit képi et les jambes bottées comme en campagne. Pour justifier cette négligence, il aurait du moins fallu mettre au tableau un fond figurant une campagne quelconque : M. Henner n’y a même pas songé, il a pris pour fond une muraille, probablement celle même qu’il avait sous les yeux. Il ne paraît pas savoir que la peinture de portrait, comme toutes les autres, comporte un certain arrangement du sujet, et qu’il y faut déployer souvent un talent de composition des plus délicats.

Le portrait de Mlle E. D… présente le même mélange de finesse et de lourdeur naïve. Ce tableau n’a pas été difficile à disposer : la jeune fille s’est mise en face du peintre, debout, en pleine lumière, les bras tombans et les mains croisées devant elle. Le seul symptôme d’arrangement et de recherche qui s’y trouve est dans la mantille noire qui couvre la tête, et où brille, pour en relever la sombre couleur, un œillet rouge piqué dans la chevelure. Que voulez-vous ? M. Henner est simple : il ne cherche pas, comme on dit familièrement, midi à quatorze heures ; c’est son principal défaut, mais c’est aussi sa grande qualité. En revanche, le dessin du visage est pur, il se modèle franchement en plein jour, et les mains sont traitées en clair-obscur avec une finesse extrême, peut-être avec une finesse de nuances trop grande pour l’effet. Malgré les lacunes visibles du talent de M. Henner, il faut bien se garder, parce qu’il manque d’esprit, de méconnaître tout ce qu’il a de solide et de délicat.

Il est curieux de voir M. Français s’essayer dans le portrait ; il y réussirait certainement, car il a toujours cultivé le dessin de style, même dans ses paysages, s’il pouvait se défaire à volonté des procédés de coloration et de la facture du paysagiste. Le portrait de M. J. R… est certainement bien campé, la tête en est réelle et solidement construite ; mais il y a des sécheresses, des touches heurtées, des gâchis pittoresques, qui ne sont pas ici à leur place. C’est peut-être ainsi qu’il faudrait traiter un terrain ; ce n’est pas ainsi qu’il faut modeler des chairs. Les mains sont particulièrement exécrables, et en les exposant telles quelles, l’artiste a pensé apparemment qu’il pouvait sans honte confesser son impuissance à mieux faire. Il ne s’est pas trompé, et nous n’en voulons d’autre preuve que la toute petite toile qu’il a nommée Souvenir de Nice. Toute l’harmonieuse gaîté, toute la douceur souriante de la nature méridionale et tempérée respire dans ce petit bout de jardin, dans cette allée de sable fin bordée de buissons de fleurs, dans ces myrtes, ces palmiers, ces orangers couverts de fruits, et même dans cette petite villa dont on aperçoit le mur badigeonné de jaune et le toit plat couvert de tuiles. A peine y a-t-il assez de place pour un bout de ciel et pour un fond de paysage baigné d’une vive et fine lumière. Cette petite toile n’est pas un tableau ; mais, à raison même du désordre de la composition et de la difficulté de distribuer la lumière sur tant de détails si familièrement rendus, elle est une merveille d’exécution savante, harmonieuse et vraie.

Sommes-nous portés aux jugemens moroses ? Il nous semble que la peinture de portraits, qui est à nos yeux le fond le plus solide de l’art, et qui a jadis tant illustré l’école française, n’est pas aujourd’hui en progrès. Il ne faut pas abuser des petites causes pour l’explication des grands effets, et cependant il est bien certain que l’usage répandu de la photographie est pour quelque chose dans ce déclin. Après tout, l’on n’apprend à bien faire que ce que l’on fait souvent. Les artistes de nos jours, ne peignant plus guère que d’après des modèles d’atelier, dont ils ne cherchent pas à exprimer la personne morale ni à rendre exactement la ressemblance, se font de la nature un simple sujet d’études, une matière à exercices pittoresques, et perdent l’habitude de la serrer de près. Ceux qui par hasard révèlent un talent naturel pour le portrait deviennent les favoris et les victimes de la mode, qui les condamne à s’y vouer exclusivement. Les plus médiocrement doués y renoncent, et s’adonnent aux tableaux de genre, aux œuvres de fantaisie, aux excentricités à l’aide desquelles ils espèrent forcer l’attention du public. Cette cause toute matérielle et technique entre certainement pour une plus grande part dans l’affaiblissement des études que notre prétendue décadence intellectuelle et morale. Ce n’est pas la faute de notre scepticisme ou de notre mépris de l’idéal, si nos jeunes peintres se voient privés de la forte discipline qu’ils trouvaient jadis dans la pratique même de leur métier, du temps où leur principal gagne-pain était l’étude consciencieuse et la reproduction réfléchie de la figure humaine.


DUVERGIER DE HAURANNE.