Le Salon de 1847/02
SALON DE 1847.
M. Pradier s’est essayé cette année dans un genre qui malheureusement ne convient pas à son talent, dans la sculpture chrétienne. Il possède, en effet, un talent essentiellement païen, et il doit savoir mieux que personne à quoi s’en tenir sur la valeur du groupe qu’il a envoyé au Louvre. Sa Pietà, nous devons le dire, ne satisfait à aucune des conditions du sujet. Ni le Christ, ni la Vierge, n’ont l’expression et l’attitude qu’ils devraient avoir. Sans doute, il y a dans le torse et les membres du Christ plusieurs morceaux exécutés avec une remarquable habileté ; à cet égard, M. Pradier a fait ses preuves depuis long-temps. Qu’il choisisse un sujet païen ou chrétien, nous sommes sûr de retrouver dans chacun de ses ouvrages une imitation savante de la forme humaine ; mais les lignes générales du corps manquent absolument d’harmonie ; le pied droit qui va rejoindre la main du même côté blesse le goût, et nous étonne dans un ouvrage de M. Pradier. Si l’on peut, en effet, contester à bon droit l’originalité des œuvres que l’auteur a signées depuis vingt ans, si ces œuvres, étudiées attentivement, relèvent plutôt de la mémoire que de l’imagination proprement dite, il est impossible de méconnaître, il est impossible de ne pas louer le goût sévère qui a presque toujours présidé à la combinaison ingénieuse de ces souvenirs. M. Pradier connaît à merveille tous les musées de l’Italie, et il met son savoir à profit avec une adresse que personne encore n’a surpassée. Par malheur, ses études jusqu’ici n’ont jamais été dirigées du côté de l’art chrétien, et, comme il a l’habitude de se fier à sa mémoire avec une entière sécurité, ne trouvant en lui-même aucun modèle qu’il pût imiter, il a composé un ouvrage sans signification, sans expression définie. Le visage du Christ n’a rien de divin. Le torse et les membres, louables dans plusieurs parties, si l’on ne tient pas compte de la nature du personnage, soulèvent, de graves objections dès qu’on se décide à comparer ce que l’auteur a fait à ce qu’il a dû vouloir faire. Le torse et les membres ne sont pas ceux du Christ mort sur la croix, mais tout au plus ceux d’un homme endormi, affaissé sur lui-même. Quant à la Vierge de M. Pradier, elle est encore plus éloignée que le Christ de l’idée nécessaire que nous devons nous former d’un tel personnage. La tête, modelée d’ailleurs avec une certaine négligence, pourrait tout au plus convenir à Clytemnestre, à Melpomène ; j’y cherche vainement la candeur virginale, la douleur résignée, attribuées par l’Évangile à la mère du Christ. Le visage exprime plutôt la colère, la soif du sang, comme pourrait, comme devrait le faire Clytemnestre poussée par Égisthe vers le lit d’Agamemnon qu’elle va frapper. La Pietà de M. Pradier est donc une méprise complète, et nous espérons que l’auteur de tant de gracieux ouvrages empruntés à la mythologie grecque renoncera dès à présent à l’art chrétien qu’il n’a pas étudié, sans se compromettre dans une nouvelle tentative du même genre.
Entre les deux statues couchées, exécutées par M. Pradier pour la chapelle de Dreux, il en est une qui mérite une attention spéciale ; je veux parler de la statue de Mlle de Montpensier. La statue du duc de Penthièvre est convenablement ajustée, et rappelle assez heureusement le, style des tombeaux placés dans une église de Bruges, tombeaux qui ont été moulés et dont les plâtres sont depuis plusieurs années dans une salle du Louvre. Toutefois, malgré la valeur des modèles que M. Pradier a pu librement consulter sans sortir de Paris, la statue du duc de Penthièvre n’a vraiment rien de remarquable. Quant à la statue de Mlle de Montpensier, c’est à coup sûr, sous le rapport de l’exécution, un des meilleurs ouvrages de l’auteur. L’attitude de l’enfant est pleine de grace, le visage plein de sérénité. La draperie est bien ajustée, et laisse apercevoir la forme sans la suivre trop servilement. On pourra dire avec raison que c’est plutôt un enfant endormi qu’un enfant mort ; mais cette remarque, bien que juste en elle-même, ne saurait diminuer la valeur de la figure que nous examinons. Le visage, en effet, le visage tout entier est un morceau charmant, qui fait le plus grand honneur au ciseau de M. Pradier. Pourquoi faut-il que ce visage réveille en nous des souvenirs tellement précis, qu’il nous est impossible de les passer sous silence. L’original de ce morceau est connu depuis long-temps ; c’est une tête de François, qui se trouve dans le commerce, et que chacun peut se procurer. La seule modification qui appartienne à M. Pradier, c’est l’ouverture de la bouche qui dans l’original est fermée. Sauf cette variante sans importance, la tête de Mlle de Montpensier est littéralement copiée sur une tête de François. Il y a, je le reconnais volontiers, dans l’imitation que nous avons sous les yeux, une vérité, une souplesse, bien difficiles à surpasser. Je ne crois pas même qu’il soit donné au ciseau d’aller au-delà ; je ne crois pas que l’art humain puisse animer le marbre plus heureusement que ne l’a fait M. Pradier. Je dis animer, car cet enfant respire et n’est qu’endormi. Oui, sans doute, c’est un chef-d’œuvre d’exécution ; mais ce chef-d’œuvre aurait une bien autre valeur, si l’auteur eût consulté directement la nature, au lieu de copier un morceau connu depuis longtemps. La mémoire est une excellente chose dont il ne faut cependant pas abuser, si l’on ne veut pas mériter le même reproche que le repas de langue apprêté par Ésope. Et pourtant il y a dans la statue couchée de Mlle de Montpensier tant d’abandon, tant de naïveté, tant de grace enfantine, qu’il faut remercier M. Pradier de son heureux plagiat. Pour ceux qui savent, l’original diminue singulièrement la valeur de la copie ; pour ceux qui ne savent pas, et le nombre en est grand, l’original est comme non avenu ; la foule pourra donc se livrer sans inquiétude à son admiration, et je suis loin de la blâmer.
Des trois bustes envoyés par M. Pradier, le meilleur, à mon avis, est celui de M. Auber. La ressemblance est très satisfaisante, et les différentes parties du visage sont étudiées et rendues avec un soin qui, chez l’auteur, n’est pas habituel. Il lui arrive rarement en effet de traiter la tête avec autant d’attention et de persévérance que le torse et les membres. Tout entier au choix des lignes harmonieuses qui doivent séduire et captiver l’œil du spectateur, il néglige presque toujours l’expression et la réalité du visage. Pour le buste de M. Auber, il a donc dérogé à ses habitudes. L’œil et la bouche ont de la finesse ; le front pense ; les plis des paupières sont indiqués avec précision et sans sécheresse. Je crois que l’auteur pourrait faire mieux encore ; cependant c’est un ouvrage très recommandable, et je voudrais que M. Pradier se décidât à étudier plus souvent le masque humain comme il l’a fait cette fois. Le buste de M. le comte de Salvandy est d’une exécution beaucoup moins précise que l’ouvrage précédent. Je ne dis rien de la ressemblance, qui pourrait être certainement plus complète, mais qui cependant est suffisante. Sous le rapport de la réalité, il laisse beaucoup à désirer. Le front, les joues et le menton sont plutôt indiqués que rendus, dans la véritable acception du mot. La bouche ne parle pas, les yeux ont un regard vague, indécis ; les cheveux manquent de souplesse, de légèreté. Pour moi, c’est un travail plutôt préparé qu’achevé. M. Pradier, dont la main obéit si bien à sa pensée, se doit à lui-même de ne pas nous montrer une œuvre aussi incomplète. Quelques jours lui auraient suffi pour amener le portrait de M. de Salvandy au même degré de réalité que le portrait de M. Auber ; l’imperfection de son œuvre ne doit être imputée qu’à sa volonté. Le buste de M. Le Verrier me semble inférieur au buste de M. de Salvandy. On dirait que l’auteur a traité ce portrait comme une œuvre sans importance et s’est contenté d’une ressemblance vulgaire. Le modèle n’a-t-il pas posé assez long-temps ? M. Pradier n’a-t-il pas pu étudier à loisir le visage qu’il voulait copier ? A-t-il dû compléter par ses souvenirs ce qu’il avait ébauché en présence du modèle ? Je ne sais vraiment à quelle conjecture m’arrêter. Quelle que soit la véritable origine des défauts qui déparent ce portrait, ces défauts sont constans et frappent les yeux les moins clairvoyans. Sans avoir la prétention de retrouver sur le visage L’empreinte d’une pensée spéciale, prétention qui transforme trop souvent l’art en caricature, il nous est permis du moins d’exiger que la tête pense, surtout lorsqu’il s’agit d’un homme aussi éminent que M. Le Verrier. Or, le buste exécuté par M. Pradier est loin de satisfaire à cette condition impérieuse. Le front et la bouche sont modelés d’une façon très incomplète. Je regrette sincèrement que l’auteur, volontairement ou involontairement, ait exprimé avec tant de confusion, je devrais dire avec tant d’obscurité, la nature du modèle qu’il voulait reproduire. C’est une faute facile à réparer, car sans doute M. Le Verrier ne refusera pas de poser quelques jours de plus.
Je suis très loin de partager l’engouement de la foule pour la Femme piquée par un serpent de M. Clesinger. Cet engouement, il faut l’espérer, ne sera pas de longue durée. S’il en était autrement, le goût public serait singulièrement dépravé. J’aime à penser que la foule, éclairée par les remontrances des hommes sensés, comprendra toute la gravité de sa méprise, et ne se souviendra plus l’an prochain du nom qu’elle exalte, qu’elle glorifie depuis six semaines. L’année dernière, M. Clésinger jouissait encore d’une parfaite et légitime obscurité. Est-il cette année plus savant, plus habile que l’année dernière ? Pour ma part, je ne le pense pas. En premier lieu, cette femme piquée par un serpent n’exprime aucunement la douleur, le serpent est un véritable hors-d’œuvre ; il est très évident qu’il a été ajouté après coup. S’il fallait à toute force déterminer l’expression de cette figure, s’il fallait dire ce qu’elle signifie, quel sentiment elle révèle, certes un homme de bonne foi, un homme de bon sens ne se prononcerait pas pour la souffrance. Il est impossible, en effet, d’y voir autre chose que les convulsions de la volupté. Ainsi, quant à l’expression, l’auteur s’est grossièrement trompé. Il a confondu deux sentimens qui ne sont unis entre eux par aucune analogie. Reste à examiner l’exécution. Or, je n’hésite pas à le dire, et j’ai la certitude que tous les hommes familiarisés avec les monumens les plus purs de l’art antique et de l’art moderne formuleraient au besoin la même opinion, le procédé employé par M. Clesinger est à la statuaire ce que le daguerréotype est à la peinture. Ce procédé, quel est-il ? A cet égard, il me semble que le doute n’est pas permis. L’œuvre de M. Clesinger n’a pas le caractère d’une figure modelée, mais bien d’une figure moulée. Pour le croire, pour l’affirmer, il suffit d’étudier attentivement tous les morceaux dont se compose cette figure. Partout l’œil aperçoit les traces manifestes d’un art impersonnel. Le modèle offrait de belles parties qui sont demeurées ce qu’elles étaient et qui séduisent ; mais il offrait aussi bien des pauvretés, bien des détails mesquins, que l’art sérieux dédaigne et néglige à bon droit, et que M. Clesinger n’a pas su effacer. L’auteur a respecté les plis du ventre, parce que le plâtre les avait respectés. Il a conservé follement la flexion des doigts du pied gauche, qui ne se comprendrait pas s’il eût modelé au lieu de mouler. Que signifie, en effet, cette flexion ? Rien autre chose que l’habitude de porter une chaussure trop courte. Les mains manquent d’élégance, parce que les phalanges ne sont pas assez longues. La tête, qui, sans doute, n’a pas été moulée, et que l’auteur n’a pas su modeler, est très inférieure, comme réalité, au reste de la figure. Ce que j’ai dit des plis du ventre, je pourrais le dire avec une égale justesse de bien d’autres détails non moins mesquins. Les plis de la peau au-dessus de la hanche gauche sont beaucoup trop multipliés ; la forme des genoux est loin d’être satisfaisante. Parlerai-je des lignes générales de cette figure ? Il est impossible de découvrir de quel côté il faut la regarder. Si l’on veut la regarder en face, c’est-à-dire en se tournant du côté de la poitrine, la tête disparaît complètement. Si l’on se tourne du côté du dos, la tête ne se voit pas davantage. Si l’on se place au pied de la figure ; on ne voit absolument que la jambe, la cuisse, la hanche et l’épaule gauche. Avec la meilleure volonté du monde, il n’est jamais permis d’embrasser d’un regard l’ensemble de cette figure. Dire que les lignes sont mauvaises, dire qu’elles manquent d’harmonie, d’élégance, serait traduire ma pensée d’une façon bien incomplète. Un seul mot exprimé nettement l’impression que j’éprouve en regardant cette figure. Les lignes sont nulles, car dans la statuaire les lignes brisées n’ont aucune valeur. Si M. Clesinger se fût borné à mouler quelques morceaux pour les interpréter, pour les copier à loisir quand le modèle n’était plus devant lui, je ne songerais pas à le blâmer ; et pourtant il vaut toujours mieux travailler d’après la nature vivante que d’après des morceaux moulés. Dans son amour aveugle pour la réalité, il ne s’en est pas tenu là. Au lieu de mouler quelques parties, il est évident qu’il a moulé la figure entière, à l’exception de la tête, qu’il a réuni les morceaux et livré le plâtre au praticien, qui l’a mis au point. Un tel procédé peut éblouir pendant quelques semaines les yeux de la foule, mais n’a rien à démêler avec la statuaire proprement dite.
S’il pouvait d’ailleurs rester quelque doute dans l’esprit du spectateur éclairé sur la nature du procédé employé par M. Clesinger, sur la manière dont il a reproduit la réalité, ce doute s’effacerait bientôt en présence des enfans de M. le marquis de Las Marismas. Dans ce groupe, qui pouvait être charmant, la réalité est complètement absente. Si la figure piquée par un serpent n’est pas moulée, pourquoi cette différence qui frappe les yeux les moins exercés ? Pourquoi cette femme est-elle si réelle, tandis que ces enfans ont si peu de réalité ? Ces deux œuvres, qui se ressemblent si peu, sont-elles sorties de la même main ? Je ne puis consentir à le croire. Dans la première de ces œuvres, M. Clesinger nous a donné le modèle tel qu’il est, sans rien y mettre de personnel ; dans la seconde, il nous a donné la nature telle qu’il la voit, et comme il la voit mal, comme il ne sait pas la reproduire, comme l’ébauchoir entre ses mains ne sait pas lutter avec la réalité, il nous a montré deux enfans dont le modèle n’existe nulle part. Les proportions qui appartiennent à l’enfance ne sont pas observées. Le torse n’a pas la longueur voulue, le ventre n’est pas assez développé, la poitrine est celle d’un adulte, les membres inférieurs sont trop longs. En un mot, ces deux enfans sont tout simplement deux hommes vus à travers une lorgnette retournée. A coup sûr, celui qui a fait ces deux enfans ne peut pas avoir fait la figure de femme dont nous parlions tout à l’heure. Il n’y a qu’une seule manière plausible d’expliquer la différence profonde qui sépare ces deux ouvrages, c’est de voir, dans le premier, la reproduction impersonnelle de la réalité, et, dans le second, une lutte impuissante contre la nature que l’auteur avait sous les yeux. Pour arriver à cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’avoir vu assembler les morceaux dont se compose la figure, qui, pour nous, est une figure moulée ; il suffit de la comparer au groupe des enfans du marquis de Las Marismas.
Je ne dis rien du buste de M. de Beaufort : c’est un ouvrage insignifiant dont la critique ne doit pas s’occuper ; mais je me crois obligé de parler du buste de Mme ***, parce que la foule s’est engouée de ce portrait comme elle s’était engouée de la figure piquée par un serpent. Ici, le savoir de M. Clesinger se montre dans toute son indigence. A propos de ce portrait, j’ai entendu prononcer le nom de Coustou ; il n’y a rien de commun entre Coustou et M. Clesinger. Coustou, sans être un Phidias, a montré dans ses ouvrages une véritable habileté, une grace, une élégance, qui lui assurent un rang élevé dans l’histoire de l’art. Il lui est arrivé plus d’une fois de blesser le goût des juges sévères dans l’ajustement de ses draperies, de chercher des effets que la statuaire doit s’interdire ; mais ces fautes, qui appartiennent à son temps, ne sauraient effacer le mérite réel de ses ouvrages. Le buste de Mme *** ne peut faire illusion qu’aux yeux mal exercés. Ce qu’on prend pour de la souplesse dans les cheveux, pour de la mollesse dans les chairs, est dû à un artifice où la statuaire n’a rien à voir. Ce n’est pas le ciseau qui a donné aux chairs et aux cheveux l’aspect que vous admirez ; c’est tout simplement la cire fondue appliquée sur le marbre, dont l’eau-forte a ouvert les pores. Cet aspect, d’ailleurs, n’a rien de bien séduisant, et, pour peu qu’on prenne la peine d’étudier attentivement ce portrait de femme, on s’aperçoit bien vite qu’il a quelque chose de savonneux. Jamais Coustou n’a eu recours à l’artifice grossier employé par M. Clesinger ; jamais une figure sortie de ses mains n’a eu le caractère du portrait que nous avons sous les yeux. Le regard et le sourire ont quelque chose de mignard qui nous reporte aux plus beaux jours du style Pompadour.
Je ne sais comment qualifier une jeune Néréide portant des présens. Toute cette figure est modelée avec tant de négligence, que M. Clesinger eût bien fait de la garder dans son atelier. Cet ouvrage, mieux encore que le groupe des deux enfans, prouve que la figure piquée par un serpent n’est pas une œuvre personnelle. Il n’y a pas, en effet, dans cette Néréide, un seul morceau qui porte le cachet de la réalité. Le torse et les membres seraient à peine acceptables après une année d’étude. La forme est lourde et manque absolument de jeunesse. Cette Néréide est, à mon avis, le plus terrible des argumens que M. Clesinger ait fournis contre lui-même. En signant un ouvrage si parfaitement nul, il semble avoir pris à tâche de réfuter tous les éloges prodigués à son savoir, à son talent d’imitation. Les admirateurs les plus complaisans ne sauraient comment s’y prendre pour louer cette figure, dont l’attitude est pleine de raideur, dont le visage n’exprime rien, dont les yeux ne regardent pas, dont la bouche immobile ne respire pas. Après avoir vu ce dernier ouvrage, il n’est plus permis de s’abuser sur la valeur de M. Clesinger. Encore quelques semaines, et sans doute notre opinion n’étonnera plus personne.
J’ai peine à comprendre, je l’avoue, comment M. Lemaire a pu être amené à baptiser, ainsi qu’il l’a fait, la figure colossale que nous voyons au Louvre, Archidamas se prépare à lancer le disque : telles sont les paroles que nous lisons dans le livret. Nous croyons naturellement que le marbre doit traduire la pensée de l’auteur ; pourtant il n’en est rien. Archidamas ramasse le disque, mais il est impossible de deviner qu’il se prépare à le lancer. L’attitude de cette figure s’accorde très mal avec le sujet choisi par l’auteur. Archidamas est accroupi, et rien en lui ne révèle la force et l’énergie dont il aura besoin pour lancer le disque placé à ses pieds, car l’exécution est à la hauteur de la pensée. Le torse et les membres sont empreints d’une mollesse difficile à expliquer. Il existe une statue antique, bien connue de tous les élèves de l’académie, qui s’appelle le Discobole. Dans cette statue, le mouvement est en harmonie parfaite avec l’action que le sculpteur a voulu exprimer. M. Lemaire, par un étrange caprice, semble s’être proposé de donner à sa figure un mouvement qui ne permette pas de deviner ce qu’elle va faire. Si telle a été sa pensée, s’il a voulu exciter la curiosité, et en même temps dérouter l’intelligence du spectateur, je dois convenir qu’il a réussi. Pourtant j’aimerais mieux qu’il se fût humblement soumis aux vieilles traditions de l’école, et que le mouvement expliquât l’action. Un homme qui se prépare à lancer le disque devrait, selon moi, et le statuaire antique est de mon avis, montrer dans les muscles de la poitrine et des bras l’énergie nécessaire à l’accomplissement de sa volonté. M. Lemaire ne partage pas cette opinion, et il l’a bien prouvé. Son Archidamas semble à peine capable, je ne dis pas de lancer, mais de soulever seulement le disque placé entre les doigts de sa main droite. De pareils jeux ne sont pas faits pour un homme ainsi construit. Les phalanges de cette main ne peuvent rien étreindre et ne sauraient lancer le disque à dix pas.
Dans le buste d’Apollodore Callet, M. Lemaire a pris une revanche éclatante, et, si quelque chose pouvait effacer le souvenir d’une figure telle que l’Archidamas, le buste d’Apollodore Callet obtiendrait grace pour cette faute. Il y a dans ce portrait une remarquable élégance que l’Archidamas ne permettait pas d’espérer. Les yeux et la bouche sont pleins de vie ; les cheveux ont de la légèreté. Quoiqu’on puisse reprocher au front et aux joues une simplicité un peu exagérée, c’est à tout prendre un bon portrait, et nous désirons que M. Lemaire, au lieu de se fourvoyer dans des sujets antiques, s’attache à reproduire la réalité qu’il a sous les yeux. Le buste d’Apollodore Callet est à coup sûr un des meilleurs du Salon.
M. Petitot a voulu traiter en marbre un de ces sujets si familiers au pinceau de M. Schnetz. Un pauvre Pèlerin calabrais et son fils accablés de fatigue se recommandant à la Vierge, telle est la donnée choisie par M. Petitot. Il y avait là peut-être de quoi faire un bas-relief, mais je doute fort qu’il y ait de quoi composer un groupe colossal. Il n’eût pas été inutile de montrer la madone à qui s’adressent les prières des deux pèlerins, et le bas-relief se prêtait facilement à cette exigence. Si pourtant l’auteur tenait à traiter le sujet en ronde-bosse, il devait au moins respecter la vérité locale ; or, c’est ce qu’il n’a pas fait. Toutes les fois que M. Schnetz a traduit sur la toile une scène de la vie italienne, sans donner à sa composition la grandeur épique des Moissonneurs, dont Léopold Robert semble avoir emporté le secret, il a respecté fidèlement le costume et la physionomie de ses personnages. M. Petitot, loin de montrer pour la vérité la même déférence, s’est efforcé, autant qu’il était en lui, de supprimer tout ce qui pouvait convenir à la statuaire. Ainsi, par exemple, s’il eût voulu consulter les épisodes naïfs et touchans que nous devons à M. Schnetz, il aurait appris que les paysans calabrais ont les jambes nues, et il eût ainsi trouvé l’occasion de modeler la chair au lieu de modeler l’étoffe. Quelle étrange fantaisie a-t-il substituée à la réalité ? Au lieu de nous montrer les jambes nues de ses personnages, il les a couvertes de haillons qui déguisent la forme et réduisent à rien la tâche du statuaire ; et, non content de cette déplorable substitution, il a multiplié à plaisir les déchirures du manteau pour se donner la gloire d’imiter les coutures grossières, les pièces rapportées, les reprises maladroites. Belle gloire, vraiment, et bien digne d’envie ! Conçoit-on qu’un statuaire perde son temps à imiter ce qui serait tout au plus à sa place dans un tableau de genre ? conçoit-on qu’il fouille le marbre pour reproduire tous ces détails mesquins, et que les proportions de la nature ne lui suffisent pas pour traiter un pareil sujet ? Si M. Petitot, comme je le disais tout à l’heure, comprenant toute la simplicité, toute la naïveté de la scène qu’il voulait reproduire, eût donné à la physionomie de ses personnages l’expression fervente et pieuse que nous avions le droit d’attendre, s’il eût copié fidèlement le costume calabrais, si l’attitude des acteurs eût été d’accord avec leur physionomie, si enfin l’image de la madone eût expliqué la scène, une telle composition aurait certainement attiré les regards. Le groupe que nous avons sous les yeux est tellement vulgaire, le sujet s’explique si mal, il y a si peu de piété, si peu de ferveur sur ces deux visages, que l’esprit se lasse bien vite et renonce à deviner ce que l’auteur a voulu dire. L’exécution est laborieuse sans être précise. Je suis très disposé à croire que M. Petitot a fait tout ce qu’il pouvait faire, et n’a rien négligé pour reproduire la réalité telle qu’il la concevait. Malheureusement il ne l’a pas conçue telle qu’elle est, et son œuvre est absolument dépourvue d’intérêt.
Je crains que M. Daniel n’ait pas assez consulté ses forces en choisissant dans Plutarque un sujet aussi difficile que la mort de Cléopâtre. Les lignes mêmes qu’il a transcrites et qui sont tirées de la vie d’Antoine renferment la condamnation la plus formelle de la statue qu’il nous donne. « Elle n’eut pas plutôt ôté les feuilles qui couvraient le panier qu’elle aperçut le serpent ; elle jeta un grand cri, et présenta son bras à sa piqûre. » Or, dans la figure que M. Daniel appelle Cléopâtre, rien ne révèle le désespoir, rien n’exprime la résolution de mourir. Non-seulement le visage de cette femme n’exprime pas l’effroi, non-seulement sa bouche ne crie pas, mais le mouvement du corps tout entier est celui d’une femme qui ne songe qu’au repos, qui n’a d’autre souci que de prendre sur sa couche une attitude qui fasse valoir la beauté de son corps. Assurément ce n’est pas là le personnage singulier dont Plutarque nous a raconté les passions ardentes et la fin tragique. La Cléopâtre de M. Daniel semble se contempler avec complaisance et admirer la souplesse, l’élégance dont la nature l’a douée ; on dirait qu’elle remercie le ciel de l’avoir traitée si généreusement. Et pourtant elle est bien loin d’être belle. Le torse et les membres sont modelés d’une façon vulgaire ; à proprement parler, il n’y a pas dans toute cette figure un morceau qui soit étudié avec soin, rendu avec précision. Si l’on renonce à chercher dans cette statue le personnage que l’auteur a voulu représenter, si l’on oublie que cette femme nous est donnée pour la maîtresse d’Antoine, si l’on se contente en un mot de demander au marbre la reproduction fidèle de la nature, on éprouve un désappointement qui ne permet pas l’indulgence. La tête n’est pas seulement dénuée d’expression, elle est à peine construite. La bouche est laide, d’une laideur maladive. Les mains ne sont pas traitées avec plus de précision, plus d’élégance que le visage. La statue de M. Daniel ne peut pas même être acceptée comme une étude. Cependant il se rencontre parmi les spectateurs des esprits assez peu éclairés pour admirer cette statue. A quelle cause faut-il attribuer cette singulière méprise ? A la beauté de la matière. Le marbre est si beau, le grain en est si fin, que les yeux se laissent facilement abuser. Il en est d’une mauvaise statue taillée dans un bloc de Carrare comme d’un mauvais opéra exécuté par d’habiles chanteurs. Parmi les auditeurs, il y en a bien peu qui aient le goût assez délicat pour juger la pensée du compositeur, sans tenir compte de l’exécution ; parmi les spectateurs réunis autour d’une statue, il y en a bien peu qui soient capables de juger la forme, abstraction faite de la matière. Si la Cléopâtre de M. Daniel n’était pas taillée dans le Carrare, si nous n’avions devant nous qu’un modèle en plâtre, l’impartialité, la clairvoyance, deviendraient plus faciles. La forme réduite à sa valeur intrinsèque ne séduirait plus les yeux de la foule ; l’œuvre de M. Daniel serait appréciée avec justice, avec sévérité.
Il y a beaucoup à louer dans le buste de Mme la comtesse d’Agoult, par M. Simart. Le masque est modelé avec une remarquable fermeté ; le front est d’une belle forme, les yeux ont de la vivacité, la bouche est d’une expression sérieuse ; les narines, minces, transparentes et dilatées, donnent à la physionomie quelque chose d’idéal et d’exalté. Cependant, malgré tous ces mérites que je me plais à reconnaître, que je proclame avec plaisir, j’adresserai à ce portrait un reproche assez grave : la coiffure et l’ajustement sont conçus de telle sorte, que le sexe du personnage demeure parfaitement indécis. Étant donné le parti adopté par l’auteur, on peut dire que les cheveux sont bien faits, bien rendus ; mais ces cheveux appartiennent-ils à un homme ou à une femme ? Je crois qu’il serait vraiment difficile de résoudre cette question sans le secours du livret. La même remarque s’applique avec une égale justesse au vêtement qui couvre la poitrine. Ce vêtement, il faut le dire, convient tout aussi bien à un jeune homme qu’à une jeune femme, et, comme il n’explique pas la forme, il ne permet pas au spectateur de deviner le sexe du personnage. Je ne veux pas exagérer l’importance de ces deux objections ; toutefois il est évident qu’elles doivent être prises en considération. L’art, quelque langue qu’il choisisse, ne peut se passer de clarté. Pour juger une tête peinte ou sculptée, il est utile, il est nécessaire de savoir si l’on a devant soi une tête d’homme ou une tête de femme. Or, le buste de Mme d’Agoult, avec son ajustement et sa coiffure, ne satisfait pas à cette condition. Si l’auteur n’eût pris soin de nous dire le nom du modèle, nous aurions pu étudier long-temps son œuvre sans découvrir quel personnage il avait essayé de reproduire. Je ne m’arrêterais pas à relever cette double faute, si le talent de M. Simart ne méritait l’estime la plus sérieuse. Les amis de la statuaire n’ont pas oublié son Oreste, qui réunit de si nombreux, de si légitimes suffrages. Par ses études, par sa persévérance, M. Simart occupe un rang élevé parmi les artistes contemporains. Il doit au public, dont les encouragemens ne lui ont pas manqué, il se doit à lui-même de traiter avec un soin égal toutes les parties de chacune de ses œuvres, Or, un buste de femme coiffé, ajusté comme celui de Mme d’Agoult, ressemble trop à une énigme. Ajoutons que la coiffure, lors même qu’elle appartiendrait à un homme et ne pourrait éveiller aucun doute dans la pensée du spectateur, devrait encore être répudiée par la statuaire ; car les cheveux ainsi réunis en masse compacte manquent absolument de grace et de vie. Il faut que l’air soulève les cheveux, leur donne du mouvement et de la légèreté. M. Simart le sait mieux que nous, et sans doute il n’a cédé qu’à la fantaisie de son modèle. C’est une complaisance, une faiblesse que nous ne pouvons accepter. Au nom du bon goût, au nom du bon sens, il devait résister, et nous donner un portrait dont le sexe ne demeurât douteux pour personne.
Je me suis montré sévère, l’an dernier, pour M. Ottin. J’ai blâmé énergiquement le groupe de la Vierge et du Christ, le groupe du Chasseur indien. Je suis heureux de pouvoir, cette année, parler en termes plus indulgens de la figure de Leucosis. Il y a dans ce morceau un talent d’exécution qui révèle chez l’auteur des études persévérantes. Le corps a de la souplesse, de la grace ; toutes les parties du torse et des membres sont traitées avec une habileté qui ne se rencontrait ni dans le groupe de la Vierge, ni dans le groupe du chasseur indien. Je disais, l’an dernier, que M. Ottin avait eu tort de ne pas mesurer ses forces, de ne pas interroger l’instinct de sa pensée, avant de commencer ces deux œuvres si diverses ; je ne sais s’il a tenu compte de mes remontrances, de mes conseils, en choisissant le sujet qu’il a traité cette année. Ce que je puis affirmer, c’est que la Leucosis est très supérieure aux deux ouvrages que M. Ottin nous a montrés au dernier Salon. Cependant, quelle que soit mon estime pour cette figure, je ne dois pas, je ne peux pas la louer sans réserve. Cette figure en effet, souple et gracieuse, n’est pas exempte d’afféterie. Le mouvement du bras gauche qui tient la draperie rappelle trop les compositions de Boucher. M. Ottin, qui a fait à Rome un séjour de quatre ans, qui a vécu familièrement avec les monumens de l’art antique, dont le goût s’est formé dans les musées du Vatican et du Capitole, doit savoir ce que vaut le mouvement du bras gauche de sa Leucosis. Puisqu’il a trouvé sa voie, qu’il y marche désormais d’un pas sûr, et qu’il ne tente plus les genres qui répugnent à son talent. Son Hercule et sa Vierge lui ont montré assez clairement que l’énergie musculaire et le sentiment religieux trouvent dans son ciseau un interprète infidèle. A cet égard, je le pense du moins, il est parfaitement édifié. Puisque l’expression de la grace et de la mollesse lui semble dévolue, puisque la Leucosis satisfait à presque toutes les conditions du sujet, M. Ottin sait dès à présent quelle direction il doit donner à ses travaux. Qu’il soit sévère pour lui-même, qu’il s’interdise l’afféterie, et nous pourrons alors le louer sans réserve. Je ne crois pas qu’il attache une grande importance au groupe de l’Amour et Psyché. C’est une bagatelle assez insignifiante qu’il eût mieux fait de ne pas envoyer au Louvre. Quel moment a-t-il choisi dans la vie de Psyché ? Il a négligé de nous le dire, et j’avoue que je n’ai pas su le deviner. Je suis donc forcé de m’en tenir à l’exécution pour juger l’œuvre de M. Ottin. Or, l’ensemble des lignes n’est pas heureux, et la forme a tout au plus une précision suffisante pour un de ces groupes d’albâtre qu’on place au-dessus d’une pendule. Ce n’est pas au Salon qu’appartiennent de telles œuvres, car elles ne peuvent rien ajouter au nom de l’auteur. Les salles du Louvre ne sont pas ouvertes pour nous montrer des caprices aussi insignifians. La composition de M. Ottin fût-elle d’ailleurs aussi claire qu’elle est obscure, pour nous du moins, l’exécution fût-elle aussi précise que nous pourrions le souhaiter, nous penserions encore que les proportions de ce groupe conviennent mieux au bronze qu’au marbre. Le choix de la matière mérite la plus sérieuse attention, et, lorsqu’il n’est pas fait avec intelligence, il compromet souvent le succès de la composition la plus heureuse.
L’Amour enfant, de M. Jaley, plaît généralement, et l’approbation unanime qui accueille cet ouvrage n’est vraiment que justice. Presque toutes les parties de cette figure sont exécutées avec un talent, une grace, qui méritent les plus grands éloges. Il y a dans le torse et les membres de cet enfant une souplesse, une vie qui se rencontre bien rarement sous le ciseau du statuaire. Si l’invention de cette figure appartenait à M. Jaley, l’auteur pourrait dès à présent se placer au premier rang, et son nom serait compté parmi les noms les plus glorieux ; mais il faut faire à chacun sa part, et rapporter à l’art antique la première pensée de la statue dont nous parlons. Ce que M. Jaley appelle ici l’Amour enfant est connu dans tous les ateliers sous le nom de l’Enfant à l’oie. L’original se voit au musée du Vatican et jouit depuis long-temps d’une légitime renommée. En supprimant l’oiseau, M. Jaley aurait dû comprendre la nécessité de modifier, c’est-à-dire de modérer le mouvement du bras droit. Dans la figure que nous étudions, ce mouvement semble exagéré, parce qu’il n’est pas suffisamment motivé. La tortue placée aux pieds de l’Amour ne peut l’épouvanter. Elle suffit tout au plus pour exciter sa curiosité. Il était donc absolument nécessaire de modifier le mouvement en éliminant un des élémens de la composition. La faute commise par M. Jaley n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’art. Plus d’une fois déjà des hommes, chez qui la main était supérieure à la pensée, ont dérobé à l’antiquité des figures tout entières, et ont trouvé moyen de rendre obscurs ou faux les mouvemens qui, dans le modèle, étaient d’une parfaite clarté, d’une incontestable justesse. Dans l’Amour enfant de M. Jaley, la tête n’est pas exécutée avec autant de soin, autant de vérité que le torse et les membres. Les paupières sont lourdes et le regard manque de vivacité. Cependant, malgré toutes ces restrictions, il reste encore dans cette figure assez de qualités solides, assez de finesse, assez de naïveté pour charmer les yeux, pour captiver la pensée, pour attester que l’auteur a dignement profité de son séjour en Italie. Seulement, il fera bien, à l’avenir, d’y regarder à deux fois avant de porter la main sur une composition antique. De pareilles hardiesses réussissent rarement. L’imitation, d’ailleurs, si habile qu’elle soit, ne peut jamais fonder une renommée de quelque durée, et tous ceux qui cultivent les arts libéraux, animés d’un noble orgueil, doivent imprimer à leurs couvres un cachet personnel. Il faut demander à l’art antique des inspirations et ne pas le copier servilement. Complètes ou mutilées, les œuvres du passé ne sauraient former le patrimoine d’un homme nouveau. Que M. Jaley ne l’oublie pas, qu’il ne se laisse pas étourdir par les louanges, et qu’il ne sépare plus, comme il l’a fait cette année, la pensée de l’exécution. Les plagiats les plus heureux, les plus adroits, trouvent toujours, tôt ou tard, une mémoire fidèle qui les découvre, une voix sévère qui les signale ; c’est un danger auquel il ne faut jamais s’exposer.
Entre les cinq statues, destinées à la décoration du jardin du Luxembourg, que nous voyons au Louvre, une seule mérite quelque attention : la Marguerite de Provence, de M. Husson. La tête ne manque pas de finesse, et la draperie est habilement ajustée ; il y a là un heureux souvenir de la sculpture de la renaissance. L’Anne de Bretagne de M. De Bay a quelque chose de raide et de guindé ; l’Anne d’Autriche de M. Ramus respire l’emphase ; la Marie de Médicis de M. Caillouet est d’une insignifiance parfaite. Quant à l’Anne de Beaujeu de M. Gatteaux, je renonce à la caractériser ; je me demande comment un pareil travail a pu être confié à un homme qui paraît ignorer jusqu’aux premiers élémens de son art. L’Anne de Beaujeu est tout simplement une tête au bout d’une gaîne ; ce n’est pas une statue. Le marquis de La Place, de M. Auguste Barre, est sagement conçu, et l’exécution est assez habile ; mais la tête pourrait avoir un caractère plus idéal. L’homme illustre à qui nous devons la Mécanique céleste ne se présente jamais à notre pensée avec cette physionomie prosaïque. Quels que soient les documens mis à la disposition de M. Barre, il devait donner à son modèle plus d’élévation, plus de grandeur : pour une statue de La Place, la réalité ne suffit pas. Le Christ au tombeau de M. Bion se compose de deux parties distinctes, ou plutôt manifestement contradictoires. La tête et le torse s’accordent avec le caractère du personnage ; quant aux membres, je n’en puis dire autant : les membres, en effet, appartiennent à un homme plein de vigueur et de santé. C’est une faute grave que M. Bion fera bien de corriger avant de placer sa statue dans la chapelle d’Arras. Le buste du révérend père Lacordaire, par M. Bonnassieux, est d’une sécheresse difficile à comprendre pour tous ceux qui ont vu le modèle aux conférences de Notre-Dame. Les cheveux ressemblent à des lanières ; les lèvres sont taillées dans le bois ; l’œil n’exprime ni la méditation ni la foi c’est un ouvrage médiocre et plein de prétention. Il y a du naturel, de la vérité dans le groupe de deux chartreux de M. Pascal. Ce groupe rappelle ingénieusement la sculpture du XIVe siècle. Deux médaillons de M. Bovy se distinguent par une grande fermeté de modelé. Le portrait de M. Arago est d’un beau caractère ; la physionomie respire à la fois l’énergie et l’intelligence. Quant au portrait de Mme de R., c’est à coup sûr une des œuvres les plus gracieuses qui se puissent rencontrer. Le visage est d’une jeunesse, d’une douceur qui ne laisse rien à désirer ; les cheveux ont une grace, une souplesse qui reporte la pensée aux monumens de l’art grec. M. Maindron avait envoyé un groupe d’Attila et sainte Geneviève, dont la composition est bien conçue, et que le jury a refusé. La moitié des ouvrages exposés au Louvre mériteraient certainement plus de reproches que le groupe de M. Maindron ; tous ceux qui l’ont vu dans l’atelier de l’auteur partagent mon opinion. Si le jury, en écartant l’Attila de M. Maindron, a voulu protester contre l’abandon des doctrines académiques, c’est de sa part un entêtement puéril que nous ne saurions excuser. Je regrette vivement que M. Barye n’ait pas envoyé au Louvre le lion qu’il vient de terminer pour le jardin des Tuileries. Il y a dans cette œuvre nouvelle une grandeur, une simplicité, qui la placent fort au-dessus du lion de bronze que nous possédons déjà. Éclairé par la réflexion, par l’étude comparée de la nature vivante et des monumens antiques, M. Barye a compris la nécessité de sacrifier quelques détails de la réalité pour obtenir des masses plus faciles à saisir ; une fois résolu à marcher dans cette voie, il ne pouvait manquer de réussir, et il a réussi. Le lion que nous verrons bientôt aux Tuileries assure à M. Barye, d’une façon définitive, le premier rang parmi ceux qui traitent ce genre de sculpture. Son groupe de Thésée combattant le Minotaure, conçu dans le style éginétique, mériterait d’être exécuté pour la décoration d’une promenade publique. Je ne connais personne parmi les artistes contemporains qui puisse surpasser l’énergie et la simplicité de cette composition.
Parmi les gravures en taille douce, une seule m’a frappé : les Pèlerins de M. Jules François, d’après M. Paul Delaroche. Toute cette planche est exécutée avec une conscience, une exactitude scrupuleuse dont le peintre doit être content. Il est malheureux que ce tableau n’offre pas un plus vif intérêt ; le burin de M. François était digne de s’exercer sur une œuvre plus importante.
M : Laval a exposé six dessins très bien compris et très bien rendus, qui attestent chez ce jeune architecte des études persévérantes et sagement dirigées. La cathédrale de Ravello, l’autel de la Vierge par Orcagna, à Florence, sont des morceaux qui intéressent par la finesse de l’exécution ; M. Laval a su profiter habilement de son voyage en Italie. M. Eugène Lacroix a montré dans la restauration de l’hôtel-de-ville de Saint-Quentin un savoir étendu et varié. La façade est très ingénieusement recomposée. Le clocher ajouté par l’architecte est bien conçu. La partie supérieure a toute la simplicité qui convient aux constructions en bois et en plomb, si différentes, par le style, des constructions en pierre. Nous regrettons que l’auteur ait cru devoir ajouter à la base de son clocher des contreforts qui l’alourdissent inutilement. M. Lacroix accomplit dignement la mission qui lui a été confiée par le comité des monumens historiques et la ville de Saint-Quentin. L’hôtel-de-ville dont il entreprend la restauration est un des plus beaux monumens de la fin du XVe siècle. Il serait fort à désirer que tous les artistes chargés de travaux du même genre fissent preuve du même zèle, de la même intelligence, et comprissent, comme M. Lacroix, la nécessité absolue de respecter fidèlement le style et la donnée générale des œuvres d’architecture qu’on les prie de restaurer et non de corriger selon leurs vues personnelles.
M. Landron, dans la restauration du théâtre et du stade d’Aïzani (Asie mineure), s’est montré plein de sagacité. Il a retrouvé l’étage inférieur de ce monument, qui n’appartient pas à la grande époque de l’art grec, étage que M. Texier ne connaissait pas lorsqu’il a publié son travail. Les vomitoires ont une forme qui diffère de celle que leur avait assignée M. Texier. M. Landron a fait un bon emploi de deux grandes colonnes qu’il a trouvées couchées sur la scène ; il en a fait la décoration de la porte principale. Cette restauration, ajoutée aux beaux dessins que nous avons admirés l’année dernière, place l’auteur parmi les explorateurs les plus ingénieux de l’antiquité.
Pour la peinture, j’ai quelques omissions à réparer. La Madeleine recueillant les dernières gouttes de sang du Christ, de M. Gambard, rappelle heureusement le style de Lesueur ; il y a dans cette composition une élévation de sentiment, une sévérité de pensée, qui méritent les encouragemens de la critique. Dante à la Verna, de M. Henri Laborde, se recommande par de solides qualités. La figure de Dante a de la grandeur ; peut-être le paysage est-il un peu dur. M. Albert Barre a trouvé dans la Vie nouvelle de l’illustre Florentin le sujet d’une œuvre pleine de naïveté, dont l’exécution est très satisfaisante. Les moutons au pâturage de Mlle Rose Bonheur sont peints avec une grande finesse. Molière chez le barbier, de M. Vetter, est une scène de comédie d’une pantomime excellente. M. Édouard Dubufe s’efforce de justifier la bienveillance avec laquelle ont été accueillis ses débuts. Le portrait de Mme L. R. révèle chez lui le sincère désir de bien faire. Il y a de l’élégance dans l’ajustement de ce portrait ; la bouche n’est pas d’un dessin assez pur, assez sévère. Les bras et les mains ne sont pas modelés avec assez de fermeté. Pourtant les progrès de l’auteur ne sauraient être contestés.
Arrivé au terme de cette revue, nous ne pouvons nous défendre d’un sentiment de tristesse. Dans la sculpture, en effet, comme dans la peinture, que voyons-nous ? L’habileté matérielle devient plus générale de jour en jour. Les ouvriers adroits se multiplient, et le nombre en sera bientôt difficile à compter ; les vrais artistes deviennent de plus en plus rares, et, pour retenir leurs noms, il n’est pas besoin d’une vaste mémoire. La partie intellectuelle des arts du dessin semble à peine comprise de ceux qui les cultivent, et, disons-le avec une égale franchise, de ceux qui regardent et qui jugent. Les données les plus élémentaires, les principes les plus évidens sont méconnus avec obstination ; le réalisme le plus prosaïque envahit le domaine de la peinture et de la statuaire. Le temps est venu de réagir avec énergie contre les doctrines déplorables qui transforment l’art en métier. C’est une mission que la critique la plus sévère, la plus éclairée, ne pourrait accomplir avec ses seules forces. C’est aux artistes éminens qui comprennent encore la grandeur, le caractère divin de la pensée, qu’il appartient de ramener la peinture et la statuaire dans la voie de la vérité.
GUSTAVE PLANCHE.