Le Salon de 1846
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 671-684).
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LE SALON


DE 1846.




LA SCULPTURE.


M. Pradier a voulu témoigner au public sa reconnaissance et le remercier des applaudissemens accordés l’année dernière à sa Phryné. Il ne néglige rien pour soutenir, pour agrandir la popularité de son nom. Il redouble d’efforts et multiplie ses ouvrages avec une activité qu’il ne sait peut-être pas contenir dans de justes limites. Au lieu de méditer long-temps sur chacune de ses compositions, avant de prendre le ciseau, il semble qu’il improvise : la statue du duc d’Orléans, la statue de Jouffroy, la Poésie légère, révèlent chez l’auteur une habileté singulière ; mais il est facile de comprendre que M. Pradier ne travaille pas assez lentement, et compte trop sur le charme de l’exécution. Personne plus que nous ne rend justice à son talent ; personne n’admire plus sincèrement l’habileté avec laquelle il sait fouiller le marbre et en tirer l’étoffe et la chair. Le marbre lui obéit, et livre à sa main tout ce qu’elle lui demande. Jamais il ne trahit sa pensée en la traduisant à demi. Si les trois ouvrages que nous venons de nommer ne satisfont pas à toutes les conditions de la statuaire, c’est que M. Pradier n’a pas réfléchi assez long-temps avant de prendre un parti. La statue du duc d’Orléans manque de grandeur et de sévérité. La manière dont la figure est posée a quelque chose de théâtral et en même temps de mesquin. C’est une idée malheureuse d’avoir relevé la cuisse droite. De cette façon, en effet, étant donnée la hauteur du piédestal, le corps paraît trop court. Et lors même que cet inconvénient n’existerait pas, ce mouvement ne serait pas à l’abri du reproche, car il n’a pas la dignité qui convient à la statuaire. Si de l’attitude générale de la figure nous passons à l’analyse des différens morceaux dont elle se compose, nous retrouvons encore la trace de la précipitation dont je parlais tout à l’heure. La tête n’est pas étudiée avec tout le soin, avec toute l’attention que nous avions le droit d’attendre. Elle est restée à l’état d’indication, on ne peut pas dire qu’elle soit vivante. La main droite, placée sur la cuisse, est mieux étudiée que la tête, ce qui a lieu de nous surprendre. Le corps est tellement serré dans l’uniforme, qu’il manque entièrement de souplesse. Il est possible que M. Pradier ait copié fidèlement les lignes que lui donnait l’uniforme ; il est possible qu’il ait reproduit avec une littéralité scrupuleuse tout ce qu’il a vu, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. A notre avis, cela fût-il démontré, notre critique subsisterait. Le costume militaire de notre temps est très peu sculptural, et le ciseau, pour en tirer parti, doit se résoudre à l’interpréter avec une certaine liberté. S’il ne s’y décide pas, il arrive nécessairement à la raideur. Ce n’est pas assez que la copie soit fidèle ; si elle manque de grace, de souplesse, le but de la statuaire n’est pas atteint. Ce n’est pas tout ; la manière dont le manteau est jeté sur les épaules ne serait acceptable que dans le cas où la figure ne devrait être aperçue que d’un seul côté. Mais, puisqu’elle est placée sur un piédestal, il est naturel de penser que le spectateur éprouvera le désir d’en faire le tour. Or, la statue du duc d’Orléans ne se prête pas à l’accomplissement de ce désir. Elle n’est pas conçue comme elle devrait l’être pour répondre à toutes les exigences de la raison et du goût. Elle n’offre pas cet ensemble harmonieux de lignes dont la statuaire ne saurait se passer. Quant au piédestal, composé par M. Garnaud, loin d’ajouter à l’effet de la statue, il lui fait certainement un tort considérable, en distrayant l’attention par le nombre des ornemens dont il est couvert. La première qualité du piédestal devait être la simplicité ; or, la simplicité est ici complètement absente. Et non-seulement le piédestal fait tort à la statue, mais il ne nuit pas moins à l’effet des bas-reliefs.

La statue de Jouffroy est loin de satisfaire ceux qui ont connu le modèle que M. Pradier a voulu reproduire. Je ne dis pas que la tête manque absolument de ressemblance, mais elle n’a certainement pas la finesse, la mélancolie, la gravité contemplative, qui caractérisaient la tête de Jouffroy. Il est probable que M. Pradier n’a pu consulter que des portraits d’une vérité incomplète ; s’il eût eu à sa disposition des documens plus précis, plus fidèles, il aurait certainement donné aux yeux, à la bouche, une expression toute différente. Je n’approuve pas la manière dont le manteau est jeté sur les épaules : la figure ainsi drapée n’a pas la noblesse, l’élévation qu’elle devrait avoir. Pour un artiste aussi habile que M. Pradier, il eût été facile de draper la figure avec une sévérité exempte à la fois de sécheresse et d’emphase. Le parti qu’il a choisi n’a rien de monumental.

Anacréon et l’Amour, la Sagesse repoussant les traits de l’Amour, sont deux groupes traités avec élégance, mais n’ajouteront rien à la renommée de l’auteur. La tête de l’Anacréon est copiée sur un buste du musée de Naples. Quant à la Minerve, qui rappelle la Minerve étrusque de la villa Albani, sa main droite n’est pas exécutée avec une précision suffisante, et les fossettes placées à la naissance des phalanges sont exagérées d’une façon que j’ai peine à comprendre.

La figure de la Poésie légère ne vaut pas, à mon avis, la Phryné si justement applaudie l’année dernière. Ce n’est pas qu’on n’y retrouve le même prestige d’exécution, la même science, la même souplesse, la même vérité dans les détails ; mais la Phryné avait bien le caractère que l’auteur avait voulu lui donner, le caractère indiqué naturellement par le sujet, tandis que la figure de la Poésie légère n’a rien de ce qui peut donner l’idée d’une muse. C’est tout au plus une danseuse, ou mieux encore une bacchante. Il faut donc renoncer à chercher dans cette figure l’expression que le sujet semblait indiquer. Il faut l’accepter et la juger comme une bacchante. Or, il y a dans l’exécution de cette figure un talent qu’on ne saurait trop louer : le marbre vit et respire. Assurément ce mérite, si rare parmi les sculpteurs de notre temps, suffirait pour appeler l’admirateur la figure dont nous parlons, et, loin de songer à le contester, nous prenons plaisir à le signaler. Cependant ce mérite, si éclatant qu’il soit, ne saurait nous ôter le droit de dire avec une franchise absolue ce que nous pensons. Or, il nous semble que toutes les parties de cette figure ne sont pas du même âge. La poitrine et les bras sont plus jeunes que le ventre et les membres inférieurs. C’est précisément parce que nous admirons l’habileté de M. Pradier que nous insistons sur ce défaut d’unité. La moitié supérieure et la moitié inférieure de cette figure sont traitées avec un talent pour lequel nous professons l’estime la plus haute ; mais les rares qualités qui distinguent chacune de ces deux moitiés produiraient un effet plus sûr, si l’auteur, au lieu de se contenter de la vérité individuelle des différens morceaux, eût cherché à établir dans son œuvre une harmonieuse unité. Et qu’on ne dise pas que ce sont là de misérables chicanes, qu’on ne dise pas que je fais la guerre à mon admiration et que je m’épuise à chercher des raisons pour ne pas approuver sans réserve ce qui m’a charmé. Mes yeux sont parfaitement d’accord avec ma pensée : les réserves que je crois devoir faire n’altèrent pas ma vive sympathie pour le talent qui a su trouver dans le marbre le mouvement et la vie. La tête de cette bacchante n’est pas aussi bien étudiée que le corps et les membres ; c’est un défaut que plusieurs fois déjà nous avons dû signaler dans les ouvrages de M. Pradier. Nous sommes malheureusement obligé de lui adresser un reproche plus grave. Cette figure ne peut être vue que d’un seul côté. Pour la juger de la manière la plus avantageuse, il faut la regarder en face ; si l’on en veut faire le tour, il est impossible de rencontrer un ensemble de lignes satisfaisant. Si l’on se place à gauche, la jambe droite disparaît complètement ; si l’on se place à droite, le mouvement du bras qui tient la lyre blesse les yeux les plus indulgens ; enfin, si l’on se place derrière la figure, il devient impossible de deviner la forme du corps. On n’aperçoit plus qu’une draperie capricieusement ajustée, dont les plis manquent d’élégance et semblent ne poser sur rien. Il est facile maintenant de comprendre pourquoi nous préférons la Phryné à la Poésie légère. La Phryné rappelait plusieurs morceaux de sculpture antique, mais on en pouvait faire le tour. La Poésie légère, malgré le mérite éminent qui la recommande à l’attention et à l’estime des connaisseurs, n’est pas un ouvrage complet, parce qu’elle ne satisfait pas à l’une des conditions fondamentales de la statuaire, je veux dire l’harmonie des lignes.

Il y a, dans l’Hébé de M. Vilain, plusieurs parties étudiées avec soin. La poitrine et les bras se recommandent par une remarquable habileté d’exécution. L’auteur a profité dignement des leçons de M. Pradier. Malheureusement la conception de cette figure est loin de valoir l’exécution. Je ne veux pas m’arrêter à critiquer la draperie, dont les plis sont ajustés d’une façon mesquine et enveloppent les jambes sans en laisser deviner la forme assez clairement ; mais le mouvement du bras droit n’est pas motivé. Il est trop évident que ce mouvement ne convient pas à la figure ; il manque de grace, et ce n’est pas le seul reproche que nous puissions lui adresser : il semble qu’Hébé se prépare à verser sur sa tête le nectar qu’attendent les dieux. Il est probable que M. Vilain n’a cherché dans ce mouvement que l’occasion de montrer son savoir et d’étudier les muscles de l’aisselle et du bras. Si nous ne pouvons nier qu’il n’ait fouillé le marbre avec une rare adresse, nous persistons à penser que le mouvement du bras n’est pas ce qu’il devrait être. Quant à la manière dont M. Vilain a placé la coupe dans la main gauche, nous ne saurions l’approuver. Cette coupe, placée dans la paume de la main, manque d’ailleurs d’élégance. Je ne comprends pas comment M. Vilain, qui a passé cinq ans en Italie, et qui a eu sous les yeux toutes les richesses du Vatican, n’a pas senti le besoin de consulter, pour ce détail si important dans sa composition, les monumens de l’art grec et de l’art étrusque. Il est évident qu’Hébé devait tenir la coupe entre ses doigts et non dans la paume de la main. Il y avait dans cette manière de placer la coupe une belle occasion pour l’auteur de déployer toute l’habileté acquise sous les yeux de son maître et en présence des monumens antiques. Malgré toutes ces critiques, il y a certainement beaucoup à louer dans l’Hébé de M Vilain. S’il n’a pas donné à cette figure l’attitude et le caractère que nous avions le droit d’espérer, s’il n’a pas rencontré la grace et la simplicité imposées par le sujet, il a montré dans l’exécution de plusieurs morceaux une science, une adresse à laquelle nous ne sommes pas habitués. La tête, il est vrai, a le grave défaut d’être insignifiante, mais elle est modelée avec fermeté. C’est pourquoi M. Vilain, mérite d’être encouragé, et la sévérité même avec laquelle je signale jusqu’aux moindres défauts de sa composition doit lui prouver que je suis loin de considérer son œuvre comme dénuée d’importance. Si je n’y trouvais pas le germe d’un talent qui doit grandir et se développer avec le secours de l’étude et de la réflexion, je n’aurais pas pris la peine de le discuter comme je viens de le faire.

Le Mutius Scoevola de M. Gruyère a déjà été exposé l’année dernière à l’école des Beaux-Arts. C’est un ouvrage envoyé de Rome, selon l’obligation imposée aux élèves de l’Académie. Sous quelque point de vue qu’on envisage cette figure, que l’attention se porte sur la composition ou sur l’exécution, il est impossible de trouver dans cette statue une qualité digne d’éloge. La tête n’est pas seulement insignifiante, elle est vulgaire jusqu’à la trivialité. Il y a une évidente contradiction entre l’expression du visage et l’action que l’auteur a voulu représenter. Que voyons-nous en effet dans le visage que M. Gruyère a donné à Mutins Scoevola ? Une espèce d’emphase théâtrale. Nous y chercherions vainement le signe de la force et d’une résolution héroïque. Parlerai-je de la manière dont les jambes sont placées ? Le mouvement général de la figure est également malheureux sous le double rapport des lignes et de la mise en scène. Quoique l’action racontée par Tite-Live exprime plutôt l’énergie morale que l’énergie physique, cependant il semble impossible que le statuaire s’abstienne, en traitant un pareil sujet, d’attribuer au héros une force musculaire en harmonie avec la force morale nécessaire à l’accomplissement de cette action. C’est pourtant ce que M. Gruyère a cru pouvoir faire. Après avoir donné à Mutius Scoevola une tête sans énergie, il lui a donné un torse et des membres empreints du même caractère. Avec la meilleure volonté du monde, il est donc impossible de se montrer indulgent pour cette figure. En présence d’une œuvre aussi complètement dépourvue de vérité, la critique n’a pas, de conseils à donner. Quant au Chactas du même auteur, sans vouloir proscrire d’une façon absolue les sujets de ce genre, nous pensons toutefois qu’ils conviennent plutôt à la peinture qu’à la statuaire. Nous sommes loin de croire que la statuaire doive s’enfermer obstinément dans les sujets antiques ; toutefois il y a certaines lois, telles que l’harmonie linéaire, que la statuaire ne doit jamais oublier. Or, en admettant que l’attitude donnée à Chactas par M. Gruyère soit vraie, il est impossible de ne pas reconnaître qu’elle offre un ensemble de lignes dépourvu d’élégance et d’harmonie. C’est pourquoi, lors même que l’auteur eût réussi à traiter chaque partie de cette figure, avec une science, une adresse que nous y chercherions vainement, nous serions encore forcé de ne pas approuver le choix du sujet. L’exécution la plus habile rachèterait à peine les inconvéniens d’une telle conception. Or, dans le Chactas de M. Gruyère, l’exécution ne vaut pas mieux que la conception. Nous sommes donc forcé de blâmer sans restriction le Chactas de M. Gruyère.

Un Chasseur indien surpris par un boa, de M. Ottin, offre au spectateur un groupe d’une composition symétrique et sans énergie. La tête du chasseur n’exprime pas assez clairement l’effroi. La poitrine et les bras sont indiqués plutôt qu’étudiés. Le mouvement du cheval, qui devrait exprimer tout à la fois l’épouvante et la souffrance, puisque le boa s’enroule autour de ses flancs, a quelque chose de théâtral et d’apprêté qui détruit tout l’effet de la scène que M. Ottin a voulu représenter. Quant au boa, il est lui-même placé avec une telle précision en face du chasseur, il tend si bien le gosier à la flèche qui le menace, qu’il semble défendre au spectateur de s’épouvanter. M. Ottin, en composant ce groupe, me paraît avoir entrepris une tâche au-dessus de ses forces. Non-seulement l’exécution du cavalier, du cheval et du boa, n’est pas assez avancée, mais encore l’attitude des trois acteurs de cette scène n’est pas ce qu’elle devrait être. Pour traiter un pareil sujet, la science ne suffirait pas, il faudrait une imagination ardente, une pensée énergique. Or, dans le groupe que nous étudions, l’œil le plus complaisant ne saurait découvrir ces deux qualités si impérieusement exigées, qui seules peuvent exciter l’intérêt. Si M. Ottin est entouré d’amis éclairés, il ne se compromettra plus désormais dans des entreprises aussi périlleuses, il consultera ses forces avant de se mettre à l’œuvre, et sans doute alors nous pourrons le juger avec plus d’indulgence.

La Vierge enseignant à son fils à bénir le monde convient mieux à la nature du talent de M. Ottin. Un tel sujet n’exige en effet ni ardeur ni énergie. L’élégance et la grace suffiraient pour contenter le spectateur le plus sévère ; mais, pour atteindre ces deux qualités précieuses, il faudrait étudier avec soin les plis de la draperie aussi bien que les traits du visage. Or, c’est ce que M. Ottin n’a pas su ou n’a pas voulu faire. Il a été trop indulgent pour lui-même et s’est contenté trop facilement. La tête de la Vierge est modelée sans finesse ; le torse de l’enfant Jésus est trop court ; la main qui bénit le monde n’est qu’ébauchée. Quant aux draperies, elles manquent de souplesse et d’élégance. La donnée choisie par M. Ottin ne pouvait être rajeunie que par le charme de l’exécution. Or, le groupe dont nous parlons n’est pas étudié. Pour obtenir l’attention, pour conquérir la sympathie, il faut une persévérance, une sévérité pour soi-même, dont l’auteur ne paraît pas comprendre la nécessité. Ici le sujet n’était pas au-dessus de ses forces, et pourtant il n’a pas réussi parce qu’il n’a pas mesuré toute l’étendue de sa tâche.

M. Rauch jouit à Berlin d’une popularité qu’on s’accorde à proclamer légitime. Il a voulu aux suffrages de l’Allemagne, qu’il a obtenus depuis long-temps, ajouter les suffrages de la France, que tant d’artistes étrangers briguent à l’envi. Loin de moi la pensée de prétendre juger M. Rauch d’après la figure qu’il nous a envoyée cette année ! Il a produit depuis quinze ans des œuvres nombreuses ; il a peuplé l’Allemagne de ses statues. Il y aurait donc de la présomption, de la témérité, à chercher dans la figure exposée au Louvre la mesure précise et complète de son talent. La seule chose qui nous soit permise, c’est de juger cette figure en elle-même, sans essayer d’en tirer une conclusion générale sur le savoir et l’habileté de l’auteur. C’est une des statues de la Victoire qui décorent la Walhalla en Bavière. Nous ne savons pas si le modèle en plâtre, que nous avons sous les yeux, est exécuté dans les mêmes proportions, ou si les proportions sont agrandies ; ce que nous devons dire comme l’expression sincère de notre conviction, c’est que cette figure n’a pas un caractère monumental. La tête manque de noblesse et de fierté ; les bras n’ont pas la force semi-virile qu’on s’attend à trouver dans une figure de la Victoire. Quant à la draperie, elle n’a ni l’ampleur, ni la souplesse qui conviennent à tous les sujets, ni la majesté qui convient expressément à une figure presque divine. Si la statue de M. Rauch n’a pas attiré l’attention, l’auteur ne doit s’en prendre qu’à lui-même. Il ne doit pas accuser la France d’injustice ou d’indifférence. Qu’il envoie à Paris un ouvrage d’une véritable importance ; qu’il choisisse parmi ses nombreuses créations une de celles qu’il préfère, et qu’il ne doute pas du soin avec lequel nous l’étudierons. La France se distingue entre toutes les nations par son impartialité généreuse. Elle juge les œuvres des artistes étrangers sans aveuglement, sans jalousie ; mais elle n’est pas habituée à prodiguer ses suffrages, elle ne les accorde qu’à ceux qui se donnent la peine de les mériter. Si M. Rauch veut être applaudi chez nous, comme il l’est depuis long-temps en Allemagne, qu’il nous traite moins légèrement, et il n’aura pas à se repentir du respect qu’il nous aura témoigné. Nous ajournons volontiers toute conclusion générale sur la valeur de son talent. Nous n’approuvons pas ce qu’il nous a montré cette année, mais nous sommes très disposé à croire qu’il a souvent fait beaucoup mieux. Qu’il nous prouve que notre espérance est fondée sur la raison, et nous le proclamerons avec plaisir.

Il y a, dans le groupe des Fils de Niobé, de M. Grass, une connaissance évidente des problèmes que le sculpteur doit se proposer. Le sujet est bien choisi, et convient merveilleusement à l’art que M. Grass professe. L’exécution a-t-elle complètement répondu aux excellentes intentions, au goût éclairé de l’auteur ? C’est à l’analyse qu’il appartient de répondre à cette question. Les lignes de ce groupe sont-elles heureuses ? charment-elles par la simplicité, par l’harmonie ? Il suffit de faire le tour de ce groupe pour savoir précisément à quoi s’en tenir sur ce point important. Les membres, au lieu de s’entrelacer avec énergie, forment des angles multipliés, et n’expriment que très imparfaitement le sujet que M. Grass a choisi dans les Métamorphoses d’Ovide. Je ne voudrais pas conseiller aux statuaires, d’une façon absolue, de suivre littéralement les programmes qu’ils empruntent aux poètes ; mais ici, je dois le dire, en suivant fidèlement les indications données par Ovide, M. Grass eût été sûr de ne pas se tromper et de satisfaire pleinement à toutes les conditions de son art. « Phédime et Tantale, après avoir terminé leur course, exerçaient à la lutte leur force et leur adresse. Déjà leurs poitrines se touchent fortement pressées. Un même trait les atteint, les perce l’un et l’autre ; ensemble ils gémissent, ensemble ils tombent, leurs corps sont encore entrelacés ; ils ferment ensemble les yeux, et descendent ensemble chez les morts. » Il est clair que, dans la pensée du poète, Phédime et Tantale, au moment de leur mort, formaient ensemble un groupe de lutteurs. Or, tel n’est pas le groupe de M. Grass. Dans sa composition, un des deux personnages semble tomber sur l’autre et le saisir pour se soutenir. A parler franchement, l’action si nettement exprimée par le poète est rendue confusément par le statuaire. Sans conseiller à M. Grass, ce qu’il ne faut conseiller à personne, l’imitation servile des monumens de l’art antique, il est permis de lui rappeler qu’il avait dans le groupe des lutteurs de la tribune de Florence un modèle dont il pouvait heureusement profiter. Si de ces considérations générales nous descendons à l’étude spéciale des différens morceaux, nous pourrons justement critiquer le caractère des têtes, qui manquent d’élégance. Sans sortir de Paris, il est pourtant facile de voir ce que l’art antique avait su faire des fils de Niobé. M. Grass aurait grand tort de copier ces précieux ouvrages ; mais il peut les consulter et s’en inspirer sans avoir à redouter le reproche de plagiat. Croire qu’il suffit de consulter la nature est une erreur profonde que nous combattrons en toute occasion. Négliger les enseignemens de l’art antique, c’est renoncer follement à l’une des ressources les plus puissantes qui appartiennent à la statuaire. En s’aidant de cette ressource, la véritable originalité ne court aucun danger. L’élégance et la beauté du langage n’ont jamais altéré la personnalité de la pensée.

La statue de Senefelder, de M. Maindron, se recommande à l’attention par la simplicité de la pose et par le soin studieux avec lequel l’auteur a exécuté les différentes parties de cet ouvrage. On sait que Senefelder est l’inventeur de la lithographie. M. Maindron a eu raison de nous représenter son modèle avec le costume moderne. Je crois, toutefois, qu’il aurait pu, qu’il aurait dû interpréter ce costume tout en le respectant. La redingote, le gilet et le pantalon que nous portons n’ont rien de sculptural. Pour les traduire en bronze, en marbre ou en pierre, il faut les enrichir en leur donnant plus d’ampleur et de souplesse. M. Maindron a cru pouvoir s’en tenir à la reproduction littérale de la réalité, il s’est borné à copier ce qu’il avait devant les yeux, et, selon nous, il s’est trompé. L’attitude du personnage est bonne, la tête pense, les mains sont traitées avec largeur ; mais le vêtement n’a pas l’ampleur et la souplesse que l’auteur pouvait leur donner. Les plis du pantalon sont disposés avec une symétrie qu’il eût été facile de corriger. Quant à la redingote, elle a dans quelques parties la raideur d’une lame de tôle. J’ai dit que la tête pense, et en effet elle a toute la gravité que le sujet demandait. Le front est modelé habilement, sans exagération. Les lèvres ont de la finesse. Je regrette seulement que M. Maindron, sans doute pour donner au regard un caractère plus réfléchi, ait exagéré outre mesure l’épaisseur de la paupière supérieure. S’il veut obtenir dans la statuaire une renommée durable, il doit renoncer sans retour à confondre, comme il l’a fait trop souvent jusqu’ici, les devoirs de son art et ceux de la peinture. Il cherche des effets que le pinceau peut seul atteindre et doit seul se proposer. Le regard de Senefelder, tel qu’il l’a conçu, tel qu’il a voulu le rendre sans y réussir, aurait pu se traduire sur la toile. La pierre et le marbre ne peuvent lutter sans désavantage avec la couleur. C’est une vérité que nous ne devons pas nous lasser de répéter, puisqu’elle est encore méconnue par un si grand nombre de sculpteurs. Il y a dans l’ouvrage de M. Maindron des qualités précieuses que nous signalons avec plaisir. Quant aux reproches que nous lui adressons, nous les croyons fondés et nous les formulons sans hésiter. Que M. Maindron persévère courageusement dans la voie studieuse qu’il a choisie ; qu’il s’efforce d’allier à la simplicité, qu’il possède dès à présent, la grandeur et la noblesse, dont il ne paraît pas se préoccuper assez, et ses ouvrages obtiendront une légitime popularité. Nous serions heureux si nos conseils pouvaient l’éclairer sur la véritable étendue de sa tâche, sur le véritable but de son art. Nous espérons qu’il verra dans notre franchise une preuve de l’intérêt que son talent nous inspire.

Le Christ de M. Bion n’a de monumental que sa dimension. La tête, nous sommes forcé de le dire, est d’une parfaite insignifiance. Ses précédens ouvrages ne nous avaient pas habitué à la négligence avec laquelle sont traitées les différentes parties de cette statue. Il semble que l’auteur n’ait vu dans cette figure colossale que l’occasion d’ajuster une draperie. L’expression du visage est tellement nulle, qu’on est tenté de croire que M. Bion n’a voulu lui donner aucune importance. Et cependant une telle supposition ne peut être admise. Quel sentiment se peint sur le visage du Christ ? Je ne me chargerais pas de le deviner. Quant à la draperie, dans l’ajustement de laquelle M. Bion paraît avoir concentré toute son attention, elle manque d’élégance et de grandeur. Les lignes sont ordonnées de façon à former des sacs multipliés, mais n’accusent nulle part la forme du corps. Pour exécuter une figure dans de pareilles proportions, il faut une hardiesse, une science que M. Bion ne semble pas posséder. J’ajouterai que j’avais trouvé dans ses précédens ouvrages une élégance qui ne se rencontre pas dans le Christ de cette année.

La Valentine de Milan, de M. Huguenin, est loin de satisfaire à toutes les exigences d’un pareil sujet. Cette figure, en effet, dont le modèle appartient à la renaissance, est traitée dans un style qui conviendrait tout au plus aux sculptures d’une cathédrale gothique. Que M. Huguenin aille visiter le musée d’Angoulême, qu’il regarde attentivement les ouvrages que la renaissance nous a légués, et qu’il se demande s’il a donné à Valentine de Milan l’élégance et la beauté que l’histoire lui attribue. Cette figure est destinée au jardin du Luxembourg, on pourra donc la voir de près. Or, l’exécution du visage, des mains et du vêtement n’a pas la finesse et la variété que nous avions le droit d’attendre. Je sais que le marbre ne se prête pas facilement à la représentation des étoffes. Pourtant il y a des modèles en ce genre, M. Huguenin pouvait les consulter. Dans la statue qu’il nous a donnée, Valentine semble accablée sous le poids de son vêtement.

Que dire du Descartes de M. Nieuwerkerke ? Il est difficile d’imaginer un ouvrage plus vulgaire. Pour un sculpteur habile, en possession d’une vraie science, c’eût été une occasion éclatante de montrer toutes les ressources de son talent. M. Nieuwerkerke, qui a débuté par des statuettes, ne s’est pas aperçu qu’il faut autre chose que de l’adresse pour exécuter des figures de six pieds. La statue équestre de Guillaume-le-Taciturne nous avait pleinement révélé toute son insuffisance. La statue de Descartes ne pouvait donc rien nous apprendre à cet égard. Nous engageons l’auteur à choisir pour sujet de ses prochaines études un personnage dont le nom soit moins célèbre : à cette condition peut-être le public sera-t-il moins exigeant.

La statue de Cambronne, de M. De Bay, est une erreur que j’ai peine à m’expliquer. De quelque côté, en effet, qu’on regarde cette statue, il est impossible de trouver un ensemble de ligues satisfaisant. Il y a dans l’attitude et la physionomie du général une emphase théâtrale qui peut convenir au Cirque-Olympique, mais dont la statuaire ne saurait s’accommoder. La bravoure et l’énergie de Cambronne, pour se manifester clairement, n’ont pas besoin de cette pantomime exagérée. Si nous laissons de côté la composition pour nous occuper de l’exécution des morceaux, nous ne pouvons nous montrer moins sévère. La tête, les mains et le vêtement sont restés à l’état d’ébauche. Si cette statue doit être coulée en bronze pour la ville de Nantes, l’auteur fera bien, avant de la livrer au fondeur, de donner à la pantomime de sa figure un peu plus de simplicité ; quant à l’exécution de la tête et des mains, je suppose qu’il ne la considère pas comme définitive.

Il y a de la grace, de l’élégance, dans une statue de la Mélancolie, de M. Corporandi. La pose est naturelle et plaît par son abandon ; mais on souhaiterait dans la forme du corps plus de précision et de réalité. Je ne conseille pas à M Corporandi de copier littéralement tous les détails que pourra lui offrir le modèle vivant ; il fera bien toutefois de le consulter avec plus d’attention, car le torse et les membres de sa figure, qui présentent un ensemble de lignes harmonieux, sont exécutés dans un style qui manque de richesse et d’ampleur. En simplifiant les détails, il n’a pas su s’arrêter à temps. Dans ce travail de simplification, qui peut conduire à la beauté, il faut prendre garde d’appauvrir le modèle. C’est un danger que M. Corporandi n’a pas su éviter. Cependant, malgré cette faute, dont la gravité ne peut être méconnue, il y a dans cet ouvrage un mérite de composition que la critique doit signaler. Que l’auteur comprenne mieux désormais quels détails il doit omettre, quels détails il doit respecter. La limite, je le sais, est difficile à saisir ; mais l’étude comparée des beaux modèles que la nature nous présente et des belles œuvres que l’antiquité nous a laissées est un guide qui ne peut tromper. Dans les fragmens les plus précieux et les plus justement admirés de la sculpture grecque, les détails ne manquent pas, ils ne sont pas tous effacés, mais ils ont été triés avec un goût sévère, et le marbre est vivant, quoiqu’il ne reproduise pas tous les accidens de la réalité. Il reproduit les détails principaux, et cela suffit pour lui donner du mouvement, pour l’animer.

Un buste de femme, de M. Auguste Barre, offre des parties finement étudiées. Les yeux regardent bien, et les lèvres ont de la souplesse. On voit que l’auteur s’est efforcé de reproduire autant qu’il était en lui le modèle qu’il avait choisi. C’est un travail exécuté avec persévérance, et ce mérite est aujourd’hui assez rare pour que nous prenions la peine de le signaler. M. Barre a voulu donner à son œuvre une réalité complète, et, comme il s’agit d’un portrait, cette volonté peut être accueillie avec indulgence. Cependant il y aurait de l’avantage à simplifier plusieurs détails sans toutefois les effacer. Tel qu’il est, ce portrait se recommande d’ailleurs par des qualités solides.

Le buste d’Artot, de M. Desprez, n’a guère d’autre mérite que la ressemblance. Ce mérite paraîtra peut-être suffisant à ceux qui ont connu personnellement le modèle que M. Desprez avait à représenter. Quant à moi, je l’avoue, je ne saurais m’en contenter. D’ailleurs, cette ressemblance a quelque chose de mesquin. Quand il s’agit de reproduire les traits d’un artiste ou d’un poète, il faut choisir le moment où sa physionomie exprime l’enthousiasme ou la rêverie. Or, c’est ce que M. Desprez n’a pas fait. Quand Artot était applaudi comme il méritait de l’être, son visage, qui n’était pas régulièrement beau, s’animait, s’illuminait, et prenait un caractère nouveau. Peut-être M. Desprez n’a-t-il pas été témoin de cette transformation ; mais, s’il ne l’a pas vue de ses yeux, comment les amis d’Artot n’ont-ils pas insisté pour qu’il en tînt compte ?

Le buste de M. Provost, de M. Feuchères, mérite une partie des reproches que je viens d’adresser à l’œuvre de M. Desprez. C’est à coup sûr un portrait ressemblant ; la physionomie de M. Provost est tellement caractérisée, que l’auteur a dû la saisir sans difficulté. Malheureusement il n’a pas su tirer de cette physionomie tout le parti qu’on pouvait espérer. Il n’a pas reproduit assez vivement l’expression sardonique du visage de son modèle. Toutefois ce portrait mérite des éloges, car il est étudié avec soin, et, s’il n’a pas toute la finesse que nous pourrions désirer, il ne manque pas d’une certaine vérité.

M. Bonnassieux a fait preuve de savoir dans les bustes de M. Terme et de Mme la duchesse de C. Je regrette seulement qu’il n’ait pas donné à la tête de Mme de C. un peu plus de fermeté, et à celle de M. Terme un peu moins de sécheresse. Ces deux bustes, recommandables sous plusieurs rapports, n’ont peut-être pas toute l’élégance qu’ils auraient, si l’auteur eût adopté ce parti.

M. Desnoyers a gravé la Vierge de Dresde, dite de Saint-Sixte. On ne peut nier que ce travail ne soit exécuté avec un soin studieux ; mais il est permis de douter qu’il reproduise fidèlement le caractère de l’original. L’auteur nous apprend qu’il a fait sa gravure d’après une copie à l’huile peinte par lui-même. Je crois que cette manière de procéder est condamnée par la raison. Nous savons en effet quel est le talent de M. Desnoyers comme graveur ; comme peintre, il nous est entièrement inconnu, et l’on peut supposer sans présomption que, s’il se fût contenté de faire un dessin avant de commencer sa gravure, et surtout s’il l’eût terminée en présence de l’original, nous aurions aujourd’hui une gravure moins froide et moins sèche. Je me souviens d’avoir vu une gravure de la Vierge de Dresde faite, je crois, par Müller, où les traits de burin n’avaient peut-être pas la même régularité, mais qui avait certainement plus de grandeur et de vie.

Le portrait du duc d’Orléans, gravé par M. Calamatta d’après M. Ingres, est un ouvrage remarquable et digne du nom de l’auteur. La tête est modelée avec fermeté. Les yeux sont bien enclavés, les lèvres ont de la finesse. Peut-être la saillie du menton est-elle un peu exagérée. Quant au parti adopté pour le vêtement, il est d’un effet sûr et plaira, parce qu’il contraste heureusement avec le ton de la tête. Cependant, je l’avouerai, j’aimerais mieux un travail plus varié, qui exprimerait mieux la forme du corps. La main gauche, qui est gantée, n’a pas non plus toute l’élégance, toute la précision qu’on pourrait souhaiter. Quant à la main droite, qui est nue, on ne saurait trop louer la science avec laquelle M. Calamatta en a rendu tous les détails. Un peintre doit s’estimer heureux de rencontrer un tel interprète.

Dans une Vierge à la Rédemption de Raphaël, M. Achille Martinet a montré de la grace et de la finesse. Les têtes ont de l’élégance, les extrémités sont traitées avec soin. Peut-être serait-il permis de demander un peu plus de solidité dans les terrains, un peu plus de légèreté dans les nuages ; mais l’ensemble de cette gravure est d’un bon effet.

Une autre Vierge de Raphaël, connue sous le nom de Vierge Niccolini, et possédée aujourd’hui par lord Cowper, révèle chez M. Bein une profonde intelligence des maîtres italiens. Sévérité dans le dessin, sobriété dans l’emploi du burin, c’est plus qu’il ne faut pour assurer à cette planche l’estime des connaisseurs.

M. Adolphe Caron a traduit avec une élégante fidélité une des meilleures compositions de M. Ary Scheffer : Faust apercevant Marguerite pour la première fois. Les têtes ont du charme et de la finesse, tous les personnages sont sur le même plan et semblent n’avoir que l’épaisseur des êtres immatériels. Cependant on ne saurait sans injustice en faire un reproche à M. Caron ; car ce défaut, on le sait, se retrouve dans presque tous les tableaux de M. Scheffer.

M. Aligny a gravé à l’eau-forte l’acropole d’Athènes, l’Attique vue du mont Pentélique, Délos, Corinthe, le temple de la Victoire Aptère, et la vue d’une des sources du mont Pentélique. Je regrette que l’auteur n’ait pas exposé en même temps les dessins à la plume d’après lesquels ces planches ont été faites. On pourrait souhaiter dans l’exécution des premiers plans un peu moins de régularité, un peu moins de symétrie. Les sites admirables que M. Aligny a représentés auraient ainsi plus de grandeur et de vie. Pourtant, malgré le souhait que j’exprime, il est impossible de contempler sans plaisir et sans émotion les eaux-fortes dont nous parlons. C’est un travail exécuté avec conscience et qui mérite d’être encouragé.

M. Landron, dont le nom est nouveau pour nous, a rapporté de son voyage en Grèce deux vues d’Athènes qui se distinguent par une grandeur, une élégance à laquelle nous ne sommes pas habitués. Dans ces deux charmantes aquarelles, la précision des détails d’architecture ne nuit en rien à la profondeur, à la variété, à l’harmonie du paysage. De ces deux vues, l’une est prise des propylées, l’autre de la prison de Socrate. La première est la plus belle des deux. Nous souhaitons bien vivement que M. Landron n’en reste pas là, et qu’il nous montre l’an prochain quelques pages nouvelles de son voyage.

M. Eugène Lacroix nous a donné un projet de temple luthérien dont nous devons louer l’élégance et la simplicité. L’auteur, sans oublier un seul instant la destination spéciale de son projet, a su éviter la tristesse et la nudité qu’on est trop souvent forcé de reprocher aux temples protestans. Il n’a pas répudié systématiquement tout ce qui pouvait charmer les yeux ; mais il a distribué les ornemens avec sobriété, et, grace à cette manière de comprendre son sujet, il a composé une œuvre qui réunira de nombreux suffrages. Il serait à désirer que l’exemple donné par M. Lacroix trouvât de nombreux imitateurs, et que les jeunes architectes, en attendant l’heure de réaliser leur pensée d’une façon définitive, en pierre ou en marbre, ne s’en tinssent pas à de simples restaurations. Dans l’architecture, comme dans les autres arts du dessin, la connaissance du passé est sans doute une chose fort importante ; mais, tout en étudiant le passé, ils ne devraient pas se croire dispensés d’inventer.

Avant de terminer, nous avons quelques omissions à réparer. Nous n’avons rien dit d’un très beau lion exécuté à l’aquarelle par M. Eugène Delacroix. Nous n’avons pas mentionné non plus un charmant petit paysage de M. Français, dont les figures sont de M. Meissonnier. Nous aurions dû parler des Contrebandiers espagnols, de M. Adolphe Leleux, de la Noce bretonne, de M. Couveley, du Lendemain d’une Tempête, de M. Duveau. Il y a dans ces trois derniers ouvrages un naturel, une vérité, que nous signalons avec plaisir.

Pouvons-nous maintenant formuler une conclusion générale sur l’état de l’école française en 1846 ? pouvons-nous, avec une sécurité parfaite, sans être accusé de présomption, dire quelle est la tendance, quelles sont les doctrines de l’école française ? Nous ne le pensons pas. Trop de noms importans ont manqué à l’appel, pour qu’il nous soit permis de ne pas tenir compte de leur absence ; nous avons vu de M. Jules Dupré de beaux paysages qui signalent chez lui un progrès éclatant. M. Paul Huet a rapporté d’Italie des dessins à la plume qui se distinguent par le mouvement et la franchise. M. Barye a terminé un groupe en bronze d’Angélique et Roger, dans lequel il a su allier la grace et l’énergie. Si nous voulions formuler une conclusion générale, il faudrait donc faire figurer parmi les élémens de notre conviction plusieurs ouvrages qui n’ont pas été exposés au Louvre. Aussi croyons-nous devoir ne pas conclure aujourd’hui, puisque nous ne pourrions le faire sans témérité. Quant au reproche de pessimisme qui nous a été adressé par quelques esprits irréfléchis, nous l’avons entendu sans l’accepter. Nous avons pu nous tromper, c’est le lot commun de tous ceux qui expriment leur pensée sur les œuvres divines ou humaines ; mais du moins, en parlant, nous n’avons jamais consulté que l’intérêt de la vérité, ou, si l’on veut, de ce que nous avons pris pour la vérité. Nous avons étudié, selon les forces de notre intelligence, les œuvres que nous voulions juger, et nous avons dit ce que nous en pensons avec une franchise absolue, sans tenir compte de nos amitiés ; car nous sommes de ceux qui croient qu’on doit la vérité même à ses amis. C’est un principe profondément enraciné dans notre conscience, avec lequel nous vivons depuis long-temps, qui nous a guidé depuis que nous écrivons, et que nous ne voulons pas abandonner.


GUSTAVE PLANCHE.