LE SALON
DE 1842.[1]

On a remarqué depuis quelques années un progrès évident dans la peinture de paysage. Ce genre, après un assez long interrègne, a éprouvé une sorte de renaissance. Une foule de jeunes talens s’y sont produits, et, dans cette branche de l’art du moins, les artistes modernes suivent d’un peu plus près que dans les autres les pas de leurs devanciers. Ce résultat n’a rien qui doive étonner. Il est conforme à la marche générale de l’art et aux traditions particulières de l’art français. Le paysage, en effet, n’est apparu qu’assez tard dans le développement historique et chronologique de la peinture. On a mis en question si les anciens l’ont connu, et les récits des historiens aussi bien que les monumens tendent à faire adopter la négative. Rien ne prouve que les Grecs et les Romains aient traité le paysage comme une spécialité, directement et pour lui-même à la manière des modernes. Ce n’est qu’incidemment et accessoirement qu’ils ont emprunté aux champs et aux productions de la nature végétale quelques sujets d’imitation. Les murs de Pompéi suffisent pour donner une idée de ce qu’ils faisaient en ce genre. Les anciens ne paraissent pas avoir eu autant que les modernes le sentiment des beautés de la nature ; ils ne s’en sont jamais fait un spectacle à part, et ne l’ont guère considérée que comme la demeure de l’homme et des êtres surnaturels dont ils l’avaient peuplée. En la divinisant au point de polythéiste, ils l’avaient pour ainsi dire incorporée à la forme humaine et transformée en un drame :

Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre,
C’est Jupiter armé pour effrayer la terre ;
Un orage terrible aux yeux des matelots,
C’est Neptune en courroux qui gourmande les flots ;
Écho n’est plus un son qui dans l’air retentisse,
C’est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.

Telle était la nature des Grecs : un théâtre où ils ne voyaient que les acteurs. Le christianisme mit en fuite toute cette population. Il débarrassa les rivages des fleuves de ces vieillards barbus et couchés sur leur urne, il expulsa des forêts les hamadryades et les sylvains, il permit au soleil de marcher seul dans l’espace sans le secours des coursiers d’Apollon, il ôta à Junon, à Neptune et à Jupiter, le gouvernement de l’atmosphère,

Et chassa les tritons de l’empire des eaux.

La nature dès-lors apparut aux yeux de l’homme telle qu’elle sortit des mains du créateur, animée de son souffle puissant, et pour rencontrer sa gloire. Elle devint immédiatement la propriété de la science et celle de l’art. Le paysage fut possible.

Ce n’est cependant que bien des siècles après cette révolution morale que la peinture s’avisa de reproduire ce ravissant spectacle. À l’origine et pendant la plus belle époque de l’art chrétien, la nature ne joua qu’un rôle secondaire dans les représentations plastiques. La peinture fut alors essentiellement hiératique et historique. Le sentiment religieux, dirigé et fortement maintenu dans une voie déterminée par les formules précises du dogme et les traditions écrites et orales de l’histoire sacrée, trouvait dans ces croyances et dans ces traditions les thèmes de représentations les plus riches, les plus élevés, les plus touchans et les plus frappans. Il s’y circonscrivit exclusivement. Ce monde matériel, d’ailleurs, que nos langues modernes appellent la nature, n’était et ne devait être, dans l’esprit du christianisme primitif, qu’un objet de dédain et même de réprobation. C’est la matière et la chair, c’est-à-dire, en langage théologique, le démon. Les regards du chrétien, toujours dirigés vers les régions du monde spirituel, fuyaient les images des beautés terrestres comme une tentation. Ce sentiment était même si actif dans les premiers temps de la ferveur religieuse, que plusieurs pères, tels que Tertullien, saint Clément d’Alexandrie, Origène, saint Augustin, soutinrent que le Christ avait dû être laid ; et plus tard une prévention analogue fit souvent réprouver les tentatives de l’art lorsqu’il chercha à embellir les types grossiers et sans grace des figures byzantines. Indépendamment de cette cause toute morale qui limitait les applications de l’art à la représentation de la figure humaine, la destination des œuvres, toujours employées à l’ornement des temples et dans un but d’édification, entretenait ces habitudes. Enfin, plus indirectement, les procédés techniques de la peinture, alors bornés à la fresque et à la détrempe, et qui offrent peu de ressources pour les effets de lumière et de clair-obscur, et en général pour produire l’illusion matérielle, contribuèrent peut-être à quelque degré au même résultat. Aussi, chercherait-on en vain dans toutes les peintures exécutées avant Raphaël, et dans celles de Raphaël lui-même, rien qui ressemble à un paysage proprement dit. Ce genre n’a même jamais pénétré dans les écoles romaine et florentine, sauf dans les dernières époques de leur histoire.

C’est à Venise qu’est né le paysage ; c’est là qu’on l’a vu pour la première fois devenir l’objet direct et principal de l’imitation pittoresque, et les êtres animés et l’homme lui-même n’y plus figurer que comme des accessoires ou des commentaires. Il était naturel qu’il se produisît de préférence dans cette école qui, tournée de bonne heure vers le côté matériel de l’art et maniant la couleur avec une force souveraine, cherchait, avant tout, à éblouir et charmer les yeux, et pour qui tous les sujets étaient bons à représenter, pourvu qu’elle y pût faire jouer la puissance de sa main, et tous les objets bons à peindre, pourvu qu’elle pût déployer sur eux l’éclatante et somptueuse parure de sa palette. L’école vénitienne introduisit dans l’art l’éclectisme, qui, ici comme ailleurs, ressemble assez au scepticisme, du moins par ses effets. Elle n’a eu aucun paysagiste spécial et de profession ; mais la plupart de ses maîtres firent des paysages. Le Titien s’y distingua particulièrement, et fut le créateur du genre en Italie. Il le traita dans une manière grande et poétique, qui fut aussi celle de l’école bolonaise tout entière, et surtout des Carraches et du Dominiquin, qui en ont laissé les plus beaux modèles après lui. Il en fixa le goût et le style, dont l’empreinte est toujours restée depuis, malgré les variations des manières individuelles, dans la peinture de paysage des Italiens. Le Poussin lui-même ne fut, dans un sens général, malgré son originalité, qu’un de ses derniers disciples.

De Venise et de Bologne, le goût du paysage se répandit partout. Les Flamands et les Hollandais s’y attachèrent avec une prédilection marquée, et s’y acquirent de la gloire. Ils y déployèrent toute la finesse de sens, tout le talent d’observation et l’admirable habileté pratique dont ils faisaient preuve dans la peinture de genre. Ils poussèrent l’imitation de la nature au dernier degré de perfection. Chez eux, le paysage devint une spécialité. Plusieurs de leurs grands peintres d’histoire s’y exercèrent. Rubens, qui était aussi, lui, un sceptique, et qui peignait indifféremment tout ce que ses yeux voyaient, en a laissé beaucoup. Ils sont admirables de fougue, d’imagination et d’esprit. Le musée du Louvre en a trois. Les deux plus beaux que nous ayons vus sont ceux du palais Pitti à Florence. Rembrandt aussi en composa et grava bon nombre. Il est à peine besoin de rappeler les noms de Ruysdaël, de Both, de Berchem, de Wynants, de Backuysen, de Cuyp, de Van den Velde, de Paul Potter, de Wouwermans, de Teniers et de vingt autres.

Mais, par un hasard remarquable, c’est en France que la peinture du paysage s’éleva à une hauteur qui nous donne le pas sur toutes les autres écoles. Les deux plus grands paysagistes qui aient paru, le Poussin et Claude Lorrain, étaient Français, et il faut associer au Poussin le Gaspre, son parent et presque son émule. Ces deux maîtres se partagèrent le domaine du paysage dans les deux voies que cet art a toujours parcourues parallèlement, et qui constituent deux écoles, l’école idéaliste ou historique et l’école naturaliste, principalement représentées, la première par les Italiens et les Français, la seconde par les Flamands et les Hollandais.

Ces distinctions n’ont rien de très rigoureux ; entre les points extrêmes qui les marquent, entre le Poussin, par exemple, qui a donné le type le plus élevé et le plus systématique du paysage idéal, et Wynants ou Berchem, qui offrent celui du paysage agreste ou champêtre (nous nous servons des désignations consacrées), il y a une foule de manières et de styles intermédiaires. Claude Lorrain paraît, dans plusieurs de ses ouvrages, être placé sur la limite. Il était, comme Jean Both, une sorte de Flamand italianisé. Cependant, en le comparant au Poussin, à Titien ou au Dominiquin, on peut, sans trop d’effort, le ranger parmi les naturalistes. Quoique difficile à préciser dans beaucoup de cas, la différence indiquée par ces dénominations est réelle. Il y a certainement deux manières bien opposées de concevoir et de traiter la représentation de la nature dans le paysage, et par conséquent deux écoles de paysagistes. Cette représentation, en effet, peut n’avoir d’autre but qu’une imitation parfaite de la terre et de la mer, avec les accidens de lumière et de coloration que les circonstances des lieux, les saisons, les heures et les phénomènes météorologiques y produisent, et d’autre effet sur le spectateur que les impressions associées d’ordinaire à la vue de la nature même dans ces diverses conditions. Cette imitation comporte plus ou moins de choix, et par conséquent de véritable composition et invention. Elle peut aussi se réduire à n’être qu’une véritable copie d’un site déterminé, et alors le paysage n’est en quelque manière qu’un portrait. C’est ce genre d’imitation qu’ont particulièrement exploité à tous les degrés les Flamands et les Hollandais, et en général les peintres naturalistes. Mais, au lieu de copier simplement la nature, telle qu’elle s’offre à l’observation dans ses accidens habituels, et lui laisser tout l’honneur de l’effet produit, quel qu’il puisse être, l’art peut vouloir l’embellir, l’ennoblir, l’agrandir, lui imposer des formes et un caractère déterminés, en vue d’une certaine impression à produire, en un mot l’idéaliser, c’est-à-dire sortir du réel, sans cependant sortir du possible. Ainsi travaillée et façonnée par l’art, la nature perd, comme imitation, une partie de la vérité matérielle et se soumet aux lois de la vérité poétique. La représentation elle-même est une véritable création, la réalisation d’un objet idéal, fruit de la pensée de l’artiste. C’est sous ce point de vue que les grands maîtres italiens, et le Poussin surtout, ont traité le paysage.

Il importe de répéter que ces distinctions ne se retrouvent pas dans les œuvres des peintres avec la précision méthodique qu’y met la théorie. En fait, il y a simultanément et toujours de l’imitation matérielle, de l’imagination, de l’invention, de l’idéal, dans toute représentation de l’art. On ne peut pas plus copier littéralement la nature que l’inventer. L’artiste y met toujours beaucoup du sien, et c’est avant tout son propre sentiment qu’il nous montre, plutôt que les choses même. Le peintre ne représente que ce qu’il voit, et il ne voit qu’au travers des conditions et des influences de sa propre nature. Pas plus dans le paysage qu’ailleurs, la peinture n’est un simple miroir qui réfléchit les objets ; et, si c’était un miroir, elle ne serait plus de l’art. Même dans le paysage-portrait, la réalité n’est qu’un thème dont le développement est toujours subordonné à la manière de voir et de sentir de l’artiste, qui nous donne la chose non telle qu’elle est, mais telle qu’il l’aperçoit. C’est qu’en effet la réalité a mille faces, mille aspects, tous vrais, tous visibles, suivant le milieu et la position de celui qui la contemple. Mais l’art ne peut en saisir et en fixer qu’un à la fois, et c’est même là sa fonction supérieure de mettre successivement en saillie, avec l’exagération qui est de son essence, quelqu’un de ces aspects qui, confondus pêle-mêle et neutralisés l’un par l’autre dans la réalité, pourraient rester à jamais inconnus ou n’être aperçus que fortuitement par quelques yeux privilégiés exercés à les chercher, et capables de les discerner. C’est sous ce rapport et seulement ainsi que l’art est l’interprète de la nature. De ces conditions résultent les différences sans nombre des œuvres des paysagistes. Il y a autant de natures que de peintres, bien qu’ils puisent tous à la même source. La nature ne parle pas la même langue, ne rend pas le même son, si l’on nous passe ces images, dans les traductions de l’art. Douce et paisible dans Wynants, triste et tourmentée dans Ruysdaël, riche et éclatante dans Claude Lorrain, grandiose et sublime dans Poussin, élégante et noble dans le Titien, agitée et sombre dans Backuysen, gaie et resplendissante dans Rubens, grave et simple dans J. Vernet, effrayante et sinistre dans Salvator Rosa, elle est tout ce que l’art la fait être. La distinction entre les deux écoles de paysagistes ne doit donc être admise que sous ces restrictions.

Par une singulière fortune, avons-nous dit, c’est la France qui a produit les deux plus grands paysagistes. Ils eurent des imitateurs habiles tels que le Gaspre, leur égal peut-être, Stella, Séb. Bourdon, Patel. Ce sont là de bons précédens. Ils se produisirent au XVIIe siècle, qui fut l’âge d’or du paysage. Après ces maîtres, ce genre déclina avec tous les autres, bien qu’il puisse, à la rigueur, se développer isolément. Le XVIIIe siècle fut très pauvre en paysagistes français. Nous n’y trouvons qu’un grand talent parmi les peintres de marines, celui de J. Vernet. Avec ce maître qui a peu de supérieurs, c’est à peine si on se rappelle quelques noms, tels que ceux des trois Francisque, de Lantara et autres du même rang. La plupart de ces artistes suivirent, en général, les traces de Claude Lorrain et préférablement de Poussin, qui domine l’école française dans tous les genres. Lors de la réforme opérée par David, le paysage se tourna naturellement vers le style héroïque qui était de mode ; Valenciennes en fut le restaurateur par ses peintures et par ses écrits. Nous voyons aujourd’hui, au salon, les derniers restes de son école dans les paysages de MM. Victor Bertin et Bidauld. Cette école tout académique ne produisit rien d’original ; elle opérait artificiellement d’après des théories et des traditions d’atelier ; elle ne s’adressa pas à la nature, qui est le seul bon maître de style comme de tout autre chose. Michallon, qui promettait tant, ne fut qu’une brillante, mais courte apparition.

L’héritage du Poussin, de Cl. Lorrain et du Gaspre n’est pas tombé, comme on voit, en de très bonnes mains depuis deux siècles ; mais, si nous ne sommes dupe de quelque illusion, il nous semble que la génération actuelle est destinée à le faire valoir. Depuis quelques années, ainsi que nous l’avons dit, un mouvement inaccoutumé s’est manifesté dans le paysage, et les talens qui s’y produisent sont à la fois assez forts, assez nombreux et assez variés pour donner déjà plus que des espérances.

Parmi nos paysagistes actuels, M. Aligny est celui de tous qui a cherché avec le plus de sérieux et de décision à renouer la chaîne de l’école idéaliste, dont Poussin est resté le type. Il n’en est pas un qui ait autant de tendance à s’écarter de l’imitation directe et matérielle de la réalité, et à la représenter moins comme il la voit que comme il la conçoit. Cette tendance se montre d’une manière évidente, même dans ses Études et Vues d’après nature, qu’il traite en général avec une grande indépendance, et on doit, à plus forte raison, s’attendre à la voir prédominer tout-à-fait dans ses paysages composés. Parmi les contemporains, il est certainement le seul qui fasse, dans un sens rigoureux, des paysages de style, à moins qu’on ne consente à regarder comme tels ceux de MM. Bidauld et J. Victor Bertin, qui n’offrent guère que la parodie du genre. Il y a quelques années, M. Aligny donna dans son Prométhée la première, je crois, et, sans aucun doute, la plus remarquable des compositions qu’il ait exécutées dans ce système. On a vu au précédent salon ses Bergers de Virgile. Cette année, il a exposé, sous le titre d’Hercule combattant l’hydre de Lerne, une œuvre tout-à-fait analogue aux précédentes par la conception, le style et la manière. Le plan général, si l’on peut s’exprimer ainsi, du dernier ouvrage de M. Aligny, a de la grandeur ; il nous place au milieu de la sombre solitude de Lerne, dans le creux d’un vallon lentement parcouru par un ruisseau dont les eaux noires et pesantes semblent se traîner avec peine à travers les replis tortueux du terrain. Au centre et à quelque distance, la vue est bornée par une masse de roches taillées à pic ; tout-à-fait au loin, à l’horizon, on aperçoit la cime fumante d’un volcan. Sur le premier plan, Hercule, la massue levée, attaque le dragon aux sept têtes, qui s’élance de sa caverne. À droite et à gauche, des arbres gigantesques étendent leur grande ombre sur le lieu de la scène. L’air est tout-à-fait calme ; les rayons du soleil, interceptés et brisés en partie par quelques légers nuages, ne jettent qu’un jour inégal sur les premiers plans, tandis qu’ils dorent d’une vive lueur les montagnes du fond et le sommet des masses rocheuses du centre. Le but de l’artiste a été évidemment de nous donner dans sa sauvage grandeur le spectacle de cette terre primitive, à peine foulée par les premiers pas de l’homme obligé d’en faire la conquête sur les monstres qui en sont encore les seuls souverains. Tout est ici emprunté à la pure imagination ; nous sommes dans le monde entièrement idéal du mythe et de la poésie ; l’impression que nous devons en attendre n’est pas celle qui résulterait de l’imitation plus ou moins habile d’un aspect quelconque de la nature et de ses apparences visibles habituelles, mais une impression morale correspondante à la pensée qui a présidé à la conception du sujet ; non une simple sensation, mais une idée. Telle a été sans aucun doute l’intention de M. Aligny.

L’effet de cette peinture ainsi considérée ne réalise peut-être pas pleinement le but de l’artiste. Ce n’est pas qu’elle n’offre, comme composition et comme exécution, de très belles qualités ; mais il est à craindre qu’en cherchant l’idéal, M. Aligny ne le dépasse pour arriver au conventionnel, ce qui est bien différent. Nous ne croyons pas qu’il soit décidément tombé dans cette dernière et fâcheuse alternative ; disons seulement qu’il y touche. Le système prédomine dans sa peinture, et principalement dans l’exécution. Nous admettons le système chez l’artiste, pourvu qu’il ne passe pas dans son ouvrage. Il ne nous appartient pas de donner des conseils à un talent si élevé et si mûr ; mais des observations sont permises, et c’est plutôt sous cette forme que sous celle d’une critique que nous lui soumettons ces remarques générales. Dans le détail, nous aurions à louer la belle disposition du massif d’arbres de droite avec l’échappée de vue dans un horizon lointain au-dessous de leurs hautes arcades, le dessin savant de ceux de gauche, dont les rameaux vigoureux, se projetant en masses épaisses, s’inclinent majestueusement à leur extrémité sous leur propre poids ; les terrains sont traités aussi avec beaucoup de largeur. C’est dans le mode d’exécution, dans le faire proprement dit, que nous trouverions trop de traces des procédés systématiques et pas assez d’emprunts à la nature, même au point de vue idéal. Le ton général est sévère, trop sévère, car il approche de la monotonie. Les arbres du fond de la vallée sont du même ton et de la même forme que les rochers sur lesquels ils appuient, et on a de la peine à les en distinguer. En somme, si dans ce nouvel essai de paysage héroïque M. Aligny n’a pas complètement atteint le but qu’il poursuit et ne s’est pas égalé lui-même, son œuvre conserve toujours son rang. Il se peut qu’il se soit trompé, mais ce genre d’erreur n’est pas à la portée du commun des artistes. L’étendue de ces observations lui prouvera que nos restrictions à l’égard de son dernier ouvrage ne s’étendent pas jusqu’à son talent, qui peut errer, mais non s’abaisser.

La tendance de M. Édouard Bertin a de l’analogie avec celle de M. Aligny, quoiqu’il ne procède pas de la même manière. C’est la même recherche de la grandeur dans l’effet moral, dans le style et dans l’exécution. Seulement l’un s’inspire plus volontiers de la Bible, et l’autre de la mythologie. La Tentation du Christ de M. Édouard Bertin a, selon nous, comme composition, le défaut de vouloir être tout à la fois un tableau d’histoire et un paysage, et, comme elle n’est qu’à demi chacune de ces choses, l’effet total manque de décision et d’unité. En effet, si l’on ôte les figures du Christ et de Satan, il ne reste qu’une belle masse de rochers d’une touche large et d’un grand caractère de dessin, mais qui ressemble assez à un fragment détaché de composition qu’on aurait agrandi en tous sens pour qu’il suffît seul à remplir la toile ; et si l’on fait abstraction de ce morceau de montagne, il ne reste que deux figures trop petites et trop éloignées de l’œil pour jouer avec convenance un premier rôle. Mais si l’on prend son parti sur ce point, et si on considère ce paysage uniquement comme peinture, on ne pourra qu’en admirer la large et belle exécution. Le ton général a paru gris, et il l’est en effet ; mais y a-t-il beaucoup de maîtres, même parmi les meilleurs, qui n’aient un ton dominant ? Ce ton est dans le faire d’un artiste ce qu’est l’accent dans le langage. Il suffit qu’il ne soit pas choquant.

La route de M. Calame est tout autre. Ses précédens sont en Hollande et en Flandre, mais il a une manière propre, une exécution savante, adroite et pleine de séduction. Son grand paysage de cette année est une page de marque. On était un peu blasé sur ses glaciers, ses sapins, ses tourmentes de neige, fantasmagorie alpestre dont il commençait à abuser. Son site, réel ou plus ou moins composé, est fort simple comme motifs, comme lignes et comme plan. À droite, une chaîne de montagnes se développe en profondeur et va se perdre à l’horizon ; sur la gauche s’élève un massif d’arbres de haute futaie, grandement plantés, et de la même souche évidemment que le chêne de la fable,

Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

C’est dans le ciel que se trouvent l’invention et l’effet. L’orage est dans sa force, la pluie tombe à torrens, quelques nuages dispersés errent çà et là par flocons dans les hautes régions de l’atmosphère, tandis qu’une masse plus compacte, sombre, ténébreuse, noirâtre, refoulée par le vent, s’est condensée à gauche derrière le bois. Ce bouleversement de la tempête est rendu avec beaucoup de vigueur. Les robustes branches de ces grands arbres s’inclinent et se plient en tous sens sous l’effort du vent ; leur feuillage est bien tourmenté ; le mouvement particulier de rotation et de tourbillon que le vent d’orage imprime aux feuilles est admirablement rendu. La terre est inondée, l’eau y ruisselle de toutes parts. Un homme surpris par le mauvais temps hâte sa marche et lutte de son mieux contre la tempête. Il y a beaucoup de métier dans cette peinture, mais c’est un métier fort habile et fort attrayant. Nous remarquerons en passant que nos peintres de paysage n’abordent que très rarement l’imitation de ces grands phénomènes atmosphériques si familiers aux artistes flamands et hollandais.

Il serait difficile de trouver dans la hiérarchie du paysage la vraie place de M. Corot, et il importe peu de s’en enquérir. C’est un talent aimable et naïf qui ne cherche ni à imposer ni à surprendre l’admiration, et qui, en demandant peu, obtient beaucoup. Il n’y a guère d’artistes qui n’aient plus d’habileté ou d’industrie pratique, et ne puissent se servir plus adroitement de leur brosse ; mais il en est aussi très peu qui, avec tout le métier possible, sachent exprimer avec autant de charme et d’abandon ce qu’ils voient et sentent dans la nature. Son site d’Italie nous montre un terrain montueux fortement accidenté, semé de gros quartiers de rochers qui ne doivent leur place qu’aux hasards de la chute qui les y a amenés. Sur divers points, des arbres qui ont poussé à l’aventure, élèvent leurs tiges droites et élancées ; quelques petites fleurs jaunes, les plus modestes de la botanique, sourient timidement çà et là au milieu des broussailles. L’heure du jour n’est pas bien marquée. Le temps est gris ou paraît tel ; l’atmosphère est tranquille. C’est le calme de la solitude. Sur le devant, un pâtre en appelle un autre qu’on voit dans l’éloignement à côté d’un rocher ; à l’effort qu’il fait pour crier et à l’action de sa main placée en entonnoir sur sa bouche, on sent qu’il y a loin.

On pourrait désirer plus de variété et de vigueur dans le ton général, qui est gris et triste, plus de soin dans le dessin, une exécution moins négligée ; mais ce qui est exprimé dans la peinture l’est si bien, qu’on ne s’aperçoit qu’assez tard de ce qui y manque. Cette maladresse, d’ailleurs, a quelque chose d’ingénu qui désarme. Le Verger (effet du matin), de M. Corot, est une petite vue de l’âge d’or, une charmante idylle. À droite, des rochers élevés sur le flanc desquels montent les touffes épaisses d’une abondante végétation ; au centre, à gauche, partout, aussi loin que s’étend la vue, de beaux arbres fruitiers et autres entremêlent leurs riches rameaux. C’est la campagne sous son aspect le plus riant, le séjour du bonheur, de la paix et de l’innocence.

Là ni loups ravisseurs, ni serpens, ni poisons.

Trois petites filles nues ou à peu près sont occupées à dépouiller de ses fruits un magnifique pommier. La plus hardie a grimpé sur l’arbre qu’elle tient embrassé, et, suspendue à un de ses bras, elle se penche pour donner aux deux autres les pommes qu’elle détache. La plus jeune, ou du moins la plus petite, s’exhausse sur la pointe des pieds et élève ses mains pour les saisir ; l’autre trouve plus de plaisir à les voir tomber dans sa corbeille. Ces figures sont dessinées comme il a plu à Dieu ; mais elles ont tant de grace enfantine, de naïveté et d’aimable innocence, qu’on ne peut les quereller pour quelques fautes d’orthographe. L’air circule partout ; au-dessus et au-delà des arbres, on sent l’espace. Les massifs de verdure, à droite, à demi baignés dans les vapeurs du matin, et argentés par les premiers feux du soleil levant, sont d’une finesse et d’une légèreté de tons particulièrement remarquables.

M. Corot aurait beaucoup à apprendre pour corriger les imperfections de ses ouvrages, et il n’est pas probable qu’il y réussisse, si toutefois même il y songe. Il a le sentiment délicat et naïf de la nature, une imagination poétique ; mais, avec ces rares qualités, on doit craindre qu’il ne reste en chemin. Il lui manque beaucoup de ce qui fait les trois quarts de la valeur des œuvres d’art, l’exécution.

Ces deux charmans paysages de M. Corot sont obscurément cachés, l’un dans la galerie de bois, l’autre (le verger) dans cette portion redoutée de la galerie que les artistes appellent les catacombes !

On sait que, dans l’opinion du public, le salon carré est la place d’honneur ; il n’admire avec pleine sûreté de conscience que les ouvrages qui se présentent à lui avec cette recommandation. Ces places sont des certificats de mérite. Cette année, le hasard, qui en est le distributeur, a fait de singuliers quiproquos à l’égard des paysagistes. Il a mis M. Corot dans les catacombes, et il a installé aux deux ou trois plus beaux endroits M. Wattelet, dont la Fuite en Égypte et la Vue d’Allevare (Isère) sont tout ce qu’on peut souhaiter de plus commun comme composition et comme goût, et d’une exécution toute mécanique. Il y a mis le Roland furieux de M. J. Victor Bertin et la Vue de la cascade de San-Cosimato de M. Bidauld, œuvres d’une insipidité toute classique. Il a particulièrement favorisé le grand paysage à figures de M. Humbert, pastiche hollandais, verni, poli et luisant comme un meuble neuf ; ouvrage inférieur au talent même de l’artiste, dont le Repos (groupe d’animaux et de figures) de la salle d’entrée a, comme lumière et perspective aérienne, des parties estimables. Il a eu la même prédilection pour le Souvenir de Suède de M. Wickenberg, qui sait incontestablement très bien imiter la glace, mais dont la manière minutieuse, la touche léchée et froide ne justifient pas suffisamment cette distinction.

J’en passe et des meilleurs, car il faut s’arrêter. Le hasard aurait été plus approuvé, si, à la place de ces toiles, il eût rencontré, par exemple, la Vue d’Auvergne de M. Gaspard Lacroix, peinture fine, gracieuse et élégante ; les fonds surtout sont, comme forme et comme couleur, d’une grande délicatesse, doux, transparens et lumineux. Cet artiste a dépassé ses premiers débuts, et on peut espérer beaucoup plus encore. Son exécution est un composé de force et de grace plein de séduction et d’attrait. Nous lui souhaitons pour l’an prochain la rencontre d’un heureux sujet, où elle puisse se déployer avec pleine réussite. Quelques autres talens auraient mérité aussi, soit comme débuts, soit comme progrès, l’encouragement de ce privilége, notamment M. Français, avec son Chemin, d’une exécution fort inégale, mais d’un sentiment juste et vrai ; M. Charles Leroux qui, dans son Allée d’ormes, son Vallon et son Marais, fait preuve d’une vigueur de touche et de ton peu commune, quoiqu’il ne sache pas la régler et la prodigue partout, défaut dont l’expérience le corrigera sans doute ; M. Loubon, pour son Abreuvoir (bords de rivière en Provence), d’une grande vérité locale et tout-à-fait agreste ; M. Chevandier, dont le Ruisseau dans la campagne de Rome nous rappelle avec succès la manière de M. Marilhat, mais pas assez cependant pour nous consoler de l’absence de ce paysagiste éminent. Même remarque pour les deux paysages de M. Menn. Privés que nous sommes aussi de M. Paul Flandrin, nous devons prendre comme indemnité la Vue de la grotte de la nymphe Égérie de M. Desgoffes, qui suit d’assez près ses traces. Nous avons cherché en vain pour M. Cabat et M. Jules Dupré des substituts acceptables.

Les yeux du public sont si familiarisés avec la manière de quelques exposans infatigables, et la critique a eu si souvent occasion d’en parler, qu’elle ne trouve plus guère à dire sur leur compte. Tels sont MM. Lapito, Jolivard, Coignet, Ricois, Mme Empis et M. Giroux. Ce dernier faiblit notablement.

M. Hostein, quoique aussi connu que les précédens, s’est distingué cette année par le nombre de ses productions et par le mérite de quelques-unes. Sa Rivière ombragée d’arbres (no 966) est un des morceaux capitaux de l’œuvre déjà si considérable de cet artiste, et un des plus remarquables paysages du salon. Les Baigneuses de M. Troyon offrent l’exagération des qualités de ce peintre, l’abus de la force ; les tons noirs y dominent, et, manquant de transparence, sur plusieurs points ils font presque tache. Il y a du caractère cependant dans le dessin de ces grands arbres séculaires.

Réservons une mention plus spéciale pour trois ou quatre toiles. Et d’abord les deux paysages avec animaux de M. Brascassat. Sauf un peu de mollesse dans la manière de traiter les terrains, et je ne sais quelle pâleur fade du ton général qui tournerait volontiers au faux, ces deux morceaux sont dignes des précédens. Ils ont cependant le tort de leur ressembler beaucoup sous le rapport de la composition. Le taureau et la vache du grand salon ne diffèrent pas assez de taille et d’anatomie pour être facilement distingués. En outre ils ont l’un et l’autre la même valeur de ton, quoique placés sur des plans différens. La réunion de quatre jambes placées comme des pieux sur la même ligne, à égale distance, et, par une faute de perspective, en apparence sur le même plan, n’est pas heureuse. Nous remarquons les défauts, les qualités étant plus connues.

Il y a à signaler un début brillant, celui de M. Théophile Blanchard, un des derniers lauréats de l’École des Beaux-Arts. Son Intérieur de forêt (grand salon) offre de belles masses d’arbres ingénieusement agencées et variées avec beaucoup d’imagination. La lumière joue partout avec liberté, et détermine des accidens piquans sans recherche ni papillotage ; les fonds ont de la profondeur. Dans les détails, la touche est encore indécise et ne saisit rien assez fortement. M. Blanchard a besoin de s’attacher strictement à la nature ; il tomberait facilement dans la fantaisie et le conventionnel. Cette tendance est déjà écrite sur sa première toile.

Dans la Vue de la villa d’Este, de M. Labouère, les hauts cyprès de droite sont d’un grand dessin et d’une belle tournure. Les grands pins à parasol du milieu ont de la vérité dans la forme et le port, mais une raideur exagérée. Ce défaut est général. Cette nature est un peu celle de l’Opéra ; elle a trop la symétrie, l’aspect découpé, l’immobilité du carton, et la lumière ressemble un peu à un éclairage. M. Labouère a abusé de la transparence et de la pureté du ciel romain qui laisse voir en effet le contour des objets avec netteté, mais sans les isoler pourtant à ce point. Dans la nature, il y a partout du clair-obscur. Malgré ces exagérations, cette vue est un morceau fort estimable. La Source, de M. Célestin Nanteuil, n’est peut-être pas un paysage. Cependant, comme il y a du feuillage et de l’eau, elle peut figurer sous ce nom. C’est, du reste, une peinture de caprice, d’un goût peu châtié, d’une composition fantasque, mais dont les détails sont ingénieusement exécutés. La figure est la disgrace même.

La peinture de fruits et de fleurs est une annexe du paysage. Ce sont les dames qui en ont naturellement le monopole. Nous envelopperons tous ces petits ouvrages de leurs mains délicates sous un éloge général. Il n’y a aucune raison de louer les autres artistes en ce genre. Nous ne ferons qu’une exception en faveur de M. Saint-Jean, qui, sous le titre singulier d’une Tête du Christ entourée des emblèmes eucharistiques, nous a donné une magnifique guirlande de raisins, d’épis de blé et de pampres, dessinés et peints avec un rare talent.

Les marines ne nous retiendront pas beaucoup. Ce genre est pauvre ; les mêmes noms reviennent toujours, celui de M. Gudin en tête. Sa fécondité dépasse toute imagination. Il a, cette année, dix tableaux à l’exposition dont plusieurs de grande dimension. Le plus important, au moins sous ce dernier rapport, est l’Abordage, du grand salon. On y trouve toutes les qualités brillantes de ce maître, dont la manière, en quelque sorte stéréotypée, ne paraît devoir jamais ni se perfectionner, ni faiblir, ni changer. L’élégance, la distinction, la finesse, y dominent ; la profondeur, soit de l’observation, soit de l’imagination, y manque. C’est un talent facile, brillant, fertile en ressources, très intelligent, plein de goût, mais au fond un peu superficiel. Son Abordage, quoique plein de vie et d’action, en dépit des morts et des mourans, malgré l’aspect de ces gouffres mouvans ouverts sous le champ de bataille, ne fait pas cependant beaucoup de peur. On dirait que l’affaire n’est pas sérieuse, et que ce n’est qu’un combat pour rire. Telle est du moins l’impression. Le Bombardement de Tripoli est un véritable feu d’artifice. Sa Vue de la côte de Carthagène est d’un effet de meilleur aloi : la mer s’y déroule bien avec sa majestueuse monotonie. C’est celle de ses marines que nous préférerions.

L’Embarquement du cercueil de Napoléon sur la Belle-Poule, de M. Eug. Isabey, est une scène historique plutôt qu’une marine. L’effet en est grave, solennel et religieux. Le corps de la frégate et tous les accessoires sont exécutés avec beaucoup de science et de vigueur. La Vue de Dieppe, du même artiste, n’est pas aussi satisfaisante, quoique peinte avec facilité et hardiesse. La meilleure partie est la mer, dont la surface, fouettée par un fort vent, commence à moutonner ; les vagues blanchissent au loin et scintillent à leur cime. Cet aspect si fréquent de la mer est admirablement saisi. Le ciel est moins bien réussi. On dirait que l’artiste, ne pouvant venir à bout de donner à ses nuages le sentiment qu’il cherchait, s’est décidé à les tourmenter au hasard, laissant au caprice de sa brosse la responsabilité du résultat. Les derniers plans ont la même valeur de ton que les seconds, et les seconds que les premiers. En somme pourtant, l’effet général de cette vue est très piquant, et tel qu’on pouvait l’attendre d’une main si habile.

Après ces deux maîtres vient la foule, assez clair semée, il est vrai, dont on peut tirer quelques noms. La grande marine de Y. Louis Mayer, les Bateaux pêcheurs normands, a quelques belles parties dans les eaux comme imitation ; mais sa manière, un peu trop mêlée de celles de MM. Gudin et Mozin, n’a rien d’original. Dans son Incendie en mer, les flammes et la fumée sont traitées comme les vagues ; elles ont absolument la même forme, le même mouvement, le même ton. MM. Lepoittevin et Mozin ont fait plutôt des paysages maritimes que des marines. On n’a rien de nouveau à apprendre sur ces talens estimables. M. Morel Fatio a peint une mer incompréhensible dans son Combat d’Algésiras. Il se peut qu’elle soit vraie, mais elle n’est pas vraisemblable, et encore moins agréable. On préférera son Port d’Amsterdam, fin et doux de ton, et intéressant d’ailleurs comme description historique. La Vue des environs de Marseille, par M. Barry, et la Pêche dans le golfe de Nice, de M. Émeric, méritent également d’être distinguées : dans cette dernière, les eaux sont étudiées et rendues avec un grand sentiment de vérité ; la barque balance bien, l’effet général est pittoresque. Il y a aussi quelques marines à l’aquarelle. Celles de MM. J. et Will. Callow ont tout le prestige des procédés artificiels qu’exploitent si adroitement les mains anglaises. Il y a pourtant du talent réel. Celles de M. Héroult offrent aussi quelques traces de ces méthodes, destinées à produire une illusion de première vue ; mais il n’en a pas besoin. Parmi ses six dessins, nous avons remarqué particulièrement la Mer agitée et le Clair de lune. Nous ne croyons pas qu’avec l’aquarelle on puisse obtenir des effets plus vigoureux et une imitation plus vraie.

Passons aux portraits. On les compte par centaines, comme de coutume. Nous eûmes occasion de remarquer déjà l’an dernier, à pareille époque, que ce genre, considéré comme spécialité, était nécessairement dévolu, sauf quelques très rares exceptions, aux talens médiocres, et que sa culture exclusive avait, en outre, pour effet inévitable d’engendrer chez les artistes les mieux doués d’ailleurs des habitudes mécaniques de métier et de pure routine. Nous donnâmes en même temps les raisons de ce double fait. Nous ne rappelons cette opinion que pour justifier la brièveté de nos remarques sur les portraits exposés cette année. Quel intérêt peut inspirer, en effet, une cinquantième ou soixantième édition d’un portrait Dubuff, par exemple, d’un portrait Mirbel, d’un portrait Rouget, Rouillard, ou de tel autre praticien en ce genre ? Lorsqu’un nouveau venu se présente, il y a un mouvement de curiosité ; on admire, on censure, on discute cette nouvelle manière ; on y revient l’année d’après, mais plus froidement. Après la quatrième ou cinquième expérience, on n’en veut plus et on a raison. Les plus habiles ne peuvent échapper à cette déconvenue. Pour en citer un parmi les plus distingués, M. Amaury Duval n’en est-il déjà pas arrivé là ? Son dessin précis, son modelé minutieux, son style réservé, ou, si l’on veut, sévère, plurent beaucoup à ses débuts. L’engouement baissa l’année d’après ; et, aujourd’hui, qu’est-ce qu’on en pense ? N’est-il pas évident qu’il subit le sort de ses confrères portraitistes ? Les traces du métier ne sont-elles pas déjà évidentes dans son portrait de femme (grand salon), particulièrement dans l’exécution des cheveux et des étoffes ? La recette de l’exécution étant connue, il ne reste plus à un portrait aucune sorte d’attrait, car le sujet par lui-même ne fournit rien à l’invention, à l’imagination, à la pensée de l’artiste. Aussi, M. J.-B. Guignet paraît-il n’avoir pas eu grand’peine, cette année, à attirer l’attention du public ; il doit cette faveur un peu à son talent et beaucoup au piquant de la nouveauté. Il a huit portraits exposés ; c’est trop, car le huitième qu’on voit ne plaît déjà plus autant que le premier. Nous en citerons deux seulement, celui de M. Pradier, et un autre en pied, d’homme également, dans la première travée de la galerie. Ils sont l’un et l’autre d’une exécution à la fois facile et solide ; les têtes ont du relief, le modelé est bien accentué, les extrémités sont étudiées avec soin et traitées avec fermeté, les étoffes et accessoires convenablement rendus, l’ensemble de la figure a de la tournure et presque du caractère. Nous verrons l’an prochain ce qu’il adviendra de ce nouveau style.

M. Winterhalter, après le Décaméron, se jeta tout d’un coup dans le portrait et y est resté. Il y a bien du clinquant et du fard dans sa peinture, mais le véritable art y conserve encore une place. Ses portraits sont un peu conçus dans le goût anglais ; son imagination de peintre se trouvant trop resserrée dans les limites de la seule figure du modèle, elle en sort autant qu’elle peut et se déverse sur les accessoires, les vêtemens, les fonds, sur tout ce qui lui tombe sous la main ; ses portraits deviennent ainsi presque des tableaux. Le portrait lui-même y perd un peu, car il est en partie sacrifié à l’effet de l’ensemble ; mais l’art et l’artiste surtout y gagnent. Des trois portraits exposés par M. Winterhalter, celui de la reine est le plus sobre d’appareil pittoresque et le meilleur comme portrait. La jolie petite tête du comte de Paris, dont les joues rebondies ont la rondeur, la fraîcheur et l’éclat de la pomme, est un peu trop absorbée par ce beau chapeau de satin blanc tout neuf et la superbe plume qui y est attachée. Dans le portrait de Mme la comtesse Duchâtel et de son fils, il y avait à vaincre l’effet ingrat et prosaïque du costume contemporain, si sensible surtout dans les figures en pied et de grandeur naturelle ; pour esquiver la difficulté, l’artiste a plongé le principal personnage dans les vapeurs et les lignes d’un ciel nuageux. M. Winterhalter est assez heureux en modèles, à en juger par la plupart des portraits qu’il montre au salon. De bien moins habiles que lui profitent de ces bonnes rencontres pour faire regarder leur toile. C’est ce qui est arrivé à M. Dubuffe, avec son portrait de femme du grand salon ; l’original indemnise de la copie.

Il y a de la distinction, du goût et beaucoup d’étude dans le portrait de femme, de M. Mottez. La pose est d’une simplicité élégante, la robe noire artistement touchée. Il y a quelques détails heureux dans un autre portrait de femme, de M. Cornu, placé à côté du précédent. Les mains sont finement dessinées ; le ton général manque un peu de ressort.

Les portraits en pied du roi, par M. de Rudder, et de l’amiral Roussin, par M. Larivière, diffèrent assez par le ton et la couleur, mais ils se ressemblent par l’absence de qualités d’exécution assez originales ou assez fortes pour donner une valeur artistique à un portrait. M. Eugène Devéria a fait une bien malheureuse rentrée au salon, avec son portrait de femme dans lequel on ne peut rien louer. Cet artiste, du reste, semble s’être complètement épuisé dans sa première œuvre, déjà si ancienne, la Naissance de Henri IV. Il en est arrivé à peu près autant à M. Court, qui nous donna aussi son talent d’un seul coup et tout à la fois dans sa Mort de César. Par quelle étonnante aberration de sentiment et de goût cet artiste en est-il venu à produire des œuvres comme sa Baigneuse algérienne et son portrait de femme assise ?

Avant de descendre à la salle des marbres, des bronzes et des plâtres, la petite galerie d’Apollon nous offre à citer quelques productions du burin et de la pointe. Depuis que les graveurs ont cessé d’inventer et de composer eux-mêmes leurs ouvrages, comme firent jadis tant d’excellens maîtres d’Italie, d’Allemagne et de France, pour se borner au rôle exclusif de traducteurs, cet art s’est amoindri. L’exécution a perdu cette originalité et cette variété qu’elle acquérait entre des mains conduites par un sentiment libre et spontané ; elle est devenue de plus en plus mécanique. Ses procédés se sont systématisés et régularisés au point de n’exiger pour leur bonne application que le degré d’adresse et de patience nécessaire dans tout travail de précision et de délicatesse manuelles. La gravure s’est perfectionnée sans doute comme instrument de copie et de reproduction, mais elle a perdu de sa valeur comme art spécial et indépendant. Elle n’essaie plus que très rarement, parmi nous du moins, de se faire valoir par elle-même et par ses seules ressources ; elle ne se montre que comme l’humble servante d’une pensée étrangère, devant laquelle elle abdique, autant qu’il lui est possible, son individualité, sa perfection comme copie consistant précisément à s’effacer complètement au profit de son modèle. Cependant, malgré l’abnégation à laquelle la gravure se résigne, elle est et sera toujours un art libéral. Le sentiment et le goût du graveur interviennent nécessairement dans son travail, qui doit reproduire, pour être exact, le dessin, le caractère, le style, et même, à quelque degré, la couleur de l’original : imitation difficile, qui réclame un talent et une science d’artiste. Nous comprenons dans ces remarques la lithographie, bien qu’elles ne s’y appliquent pas de tout point.

Cet art n’a rien fourni cette année de bien important. En suivant l’ordre alphabétique, nous trouvons d’abord quelques paysages originaux gravés à l’eau forte par M. Bléry, d’une pointe assez fine, mais qui, s’appuyant partout avec le même degré de force, ne fait pas leur part suffisante à l’ombre et à la lumière ; d’où l’uniformité de ton, la confusion des plans et le manque d’effet. M. Calamatta a deux petits portraits, celui de M. Molé, d’après M. Ingres, et de Mme Sand, d’après nature, d’un dessin précis, d’un modelé solide et d’un beau burin. La Vision d’Ézéchiel, d’après Raphaël, par M. Eichens, ne saurait tenir lieu de l’ancienne estampe de Poilly ni de celle plus récente de Longhi. En traduisant la Joconde de Léonard de Vinci, M. Fauchery a un peu alourdi la grace incomparable du modèle. Les mains, les plus belles peut-être qui aient jamais été peintes, sont plus fortes et plus pesantes que celles de l’original. M. Henriquel, auquel les peintres contemporains doivent déjà tant, a eu l’idée de graver le Christ consolateur, de M. Ary Schœffer ; il y a mis une grande sobriété de burin, et donné à peu près la même valeur de ton à toutes les figures. L’effet est ainsi plus sévère, mais l’estampe paraît un peu blafarde. Le portrait de Napoléon, d’après M. Delaroche, par M. Louis, a de la tournure et de l’effet, ce qu’il faut surtout attribuer au peintre ; le travail de la gravure est, du reste, consciencieux et habile. Nous préférerions à ce portrait celui du Pérugin, gravé par M. Martinet. Nous y trouvons plus d’indépendance dans le maniement du burin, et une manière plus originale de rendre les chairs, les étoffes et les cheveux. C’est un pendant très convenable pour le beau portrait de Rembrandt du même graveur. Les estampes de M. Prévost, d’après Léopold Robert, sont si connues, qu’il suffit de mentionner l’apparition de la quatrième, l’Improvisateur napolitain.

Le morceau capital de la gravure est venu de l’Allemagne ; c’est une madone de M. Steinla, d’après Holbein le jeune. Les Allemands ont, dans ces derniers temps, essayé de restaurer, dans la gravure, les anciennes traditions de leurs vieux maîtres, dont ils ont reproduit plus ou moins exactement la manière. Il y a quelques traces de ces souvenirs dans l’estampe de M. Steinla, qui, entre autres qualités, a celle d’épargner à l’œil le maussade aspect de ces tailles symétriques alignées en orbes concentriques, en spirales, en carreaux géométriquement décroissans, si fatigantes dans les gravures de notre école depuis Bervick.

En lithographie, il n’y a que sept exposans. On peut citer les deux figures du Christ et de la Vierge, de M. Sudre, d’après M. Ingres. Celle de la Vierge, malgré quelques analogies, n’est pas celle du tableau qu’on a vu récemment dans l’atelier de ce maître ; c’est, sauf erreur, la reproduction d’un dessin de même grandeur existant à Paris dans le cabinet d’un amateur. L’original de la tête du Christ nous est inconnu.

Les dessins d’architecture ne consistent, pour la plupart, qu’en de vastes projets de monumens, avec plans, élévations, coupes, cotes et détails. De tels ouvrages ne peuvent être jugés sur un simple coup d’œil, et n’offrent un véritable intérêt qu’aux gens de l’art. Nous déclinons la responsabilité de toute censure ou de tout éloge à l’égard de ces œuvres et de leurs auteurs. Nous ne citerons, comme appartenant de plus près à notre domaine, que la Restauration du temple d’Érecthée, à Athènes, par M. Travers. Sans nous faire juge d’un travail qui a dû coûter bien des recherches archéologiques à son auteur, nous doutons que l’usage excessif qu’il a fait des couleurs soit appuyé sur des autorités d’une authenticité suffisante, et acceptable dans l’état des connaissances acquises jusqu’ici sur l’architecture polychrôme des Grecs.

Sculpture. — Sur les deux mille cent vingt-un ouvrages d’art exposés cette année, il y a mille neuf cent quatre-vingt-trois tableaux, dessins ou gravures, et cent trente-huit morceaux de sculpture seulement ; la sculpture y est donc, à la peinture, dans le rapport à peu près de un à quatorze. Ce chiffre représente le degré relatif d’intérêt et de faveur qu’on accorde en France à ces deux branches de l’art. Cette énorme disproportion tient sans doute, pour une bonne part, à des causes matérielles trop évidentes pour être expliquées ici ; mais l’indifférence du public n’y est pas étrangère. La statuaire n’a jamais été bien populaire en France, excepté toutefois pendant le moyen-âge, époque, à la vérité, où elle n’était guère qu’un auxiliaire de l’architecture, qui en employait alors beaucoup, soit pour l’ornement des églises, soit pour la décoration des tombeaux. On peut même assurer, et des recherches exactes l’ont bien prouvé, qu’il s’est fait beaucoup plus de sculpture en France, durant cette longue période appelée de barbarie, du VIIIe au XVIe siècle, qu’il ne s’en est fait depuis. Jean Cousin, qui passe pour le fondateur de notre école en sculpture comme en peinture, avait eu plus de maîtres qu’il n’a eu de disciples. Au XVIe siècle, l’art commença à abandonner l’église et le peuple, et devint l’hôte des cours. C’est la colonie d’artistes florentins appelés par François Ier qui donna le ton à notre sculpture de la renaissance ; les œuvres de Jean Goujon, de J. Bullant, de Bontemps, de G. Pilon, de B. Prieur, de Guillain et des frères Anguier, en portent la marque. Ce moment fut brillant, mais assez court. Ce ne fut qu’une sorte d’épisode dans l’art français. Bientôt après, en effet, la décadence de la sculpture entre les mains des successeurs de Michel-Ange eut immédiatement son contrecoup chez nous, et, en même temps que le goût se corrompait chez nos artistes, l’art lui-même ne savait plus rien dire au public qui pût l’intéresser. Il y eut, au XVIIe siècle, des hommes habiles, de grands talens, mais qui ne parvinrent pas à mettre la sculpture au niveau de la peinture de leur temps ; un seul homme, P. Puget, fait exception, mais il ne fit ni ne pouvait faire école, car malgré l’originalité de son génie, il n’était lui-même qu’un des membres de la mauvaise famille des Bernin et des Algarde. Au XVIIIe siècle, Bouchardon, Pigalle et Falconnet sont nos premiers maîtres. La sculpture s’efface de plus en plus et disparaît de partout. Une sorte de seconde renaissance parut se manifester à l’époque de David et de Canova. En conseillant de retremper le goût dans les sources antiques, ces maîtres prêchaient une bonne morale ; mais, comme tous les prédicateurs, ils obtinrent plus de belles résolutions et de bons sentimens que de bonnes œuvres. Depuis, la sculpture vécut uniquement, chez nous, de ces réminiscences de l’antique, interprété par David et par Canova. Aujourd’hui on est moins exclusif ; on s’adresse à tous les saints ; on consulte simultanément la Grèce, Rome, Florence, le moyen-âge, la renaissance et même la nature. Mais tout cela ne sort guère des ateliers. Le public est parfaitement indifférent au résultat de ces élaborations ; il accepte tout en sculpture parce qu’il n’y regarde pas, et il ne regarde pas parce qu’il ne sent pas, parce qu’il ne comprend pas. C’est un art trop abstrait pour lui. Et ce public-là, qui n’aime ni ne comprend la sculpture, n’est pas seulement celui qu’on appelle, suivant le besoin, la foule ou le peuple, c’est aussi celui qui s’est donné le privilége d’entrer sans l’autre au Louvre le samedi.

Dans ces fâcheuses conditions, il est naturel que la statuaire ne sorte pas de son état languissant et n’apporte au Louvre que ce que nous y voyons depuis tant d’années et ce que nous allons y voir.

En l’absence de M. Pradier, le petit coin de l’escalier paraît désert ; c’est comme un sanctuaire privé de sa divinité. L’Olympia, de M. Etex, ne saurait remplacer, sous aucun rapport, une bacchante ou une odalisque. Qu’est-ce qu’Olympia ? C’est une héroïne de l’Arioste, une répétition de Didon, d’Ariane, de Calypso ; abandonnée par son amant Birene, elle se désole et s’écrie :

O perfido Bireno !
Chi mi dà ajuto ! oimè ! chi mi consola ?

Chacun entend cet italien. La figure de M. Etex exprime-t-elle tout cela ? Nullement. Ceci n’est pas un blâme pour l’artiste ; la sculpture n’est pas une langue assez riche et assez claire pour exprimer tant de choses à la fois. L’expression des passions lui est à peu près interdite. Elle ne peut la mettre que sur le visage ; mais on a fait assez d’inutiles efforts en ce genre pour apprendre à y renoncer. Nous ne voyons donc dans cette figure qu’une jeune femme nue, couchée et à demi soulevée sur un de ses bras, la tête tournée vers le ciel, et dont le visage exprime une émotion pénible indéterminée. L’intérêt dramatique étant mis de côté, il ne reste à considérer dans cette statue que les formes, le mouvement, le style, et l’exécution qui comprend tout cela. Sous ces rapports essentiels, la figure de M. Etex laisse beaucoup à désirer. Elle manque de la souplesse de la vie ; tout y est tendu, roide, inflexible ; c’est la froideur et la dureté de la pierre. Le corps ne pèse pas sur le bras qui est censé le porter, il est comme soulevé de toutes pièces par une force extérieure. La tête est d’un type mesquin plutôt que délicat et d’un style vulgaire. Avec ces défauts que nous préférerions ne pas voir, nous remarquerions plus volontiers la finesse d’exécution de chaque partie en détail, des extrémités surtout qui sont étudiées et rendues avec un soin extrême. Nous féliciterions enfin M. Etex d’avoir cette fois franchement traité la sculpture en sculpteur, ce qui ne lui était pas peut-être encore arrivé, quoiqu’il en ait déjà fait beaucoup.

Le bas-relief (la Judith) de Mlle de Fauveau est pour beaucoup de gens une énigme. C’est là, à coup sûr, une sculpture tout-à-fait imprévue. Cependant il suffit de savoir d’où elle vient pour en connaître le secret. C’est tout simplement un pastiche très chargé de la sculpture florentine du temps de Donatello, et de Donatello lui-même. À la manière dont tout est brisé, disloqué, contourné, tortillé dans ce singulier morceau, on croirait plutôt voir du bois que du marbre. Le corps et les jambes de Judith, contre la coutume, ne vont pas de compagnie ; la moitié supérieure de son corps va à gauche, et l’inférieure à droite. C’est l’exagération du maniérisme florentin qui n’atteint souvent la force et l’élégance qu’à l’aide des disproportions. Il y a pourtant au fond de tout cela quelque chose qui frappe, saisit et attache. Le mouvement en avant de la figure est bien senti ; l’action de la main qui relève le manteau pour découvrir la tête d’Holopherne que la main gauche va planter sur un croc, est assez fièrement exprimée. On peut trouver sur le visage immobile de Judith la sombre exaltation de son sanglant triomphe. La tête d’Holopherne est une tête coupée ; elle est véritablement morte. Un talent capable de mettre tout cela dans un marbre, n’avait, ce semble, pas besoin de poursuivre ainsi à toute outrance une originalité d’emprunt, au risque de n’arriver qu’à des singularités puériles et baroques. Comment concilier ce sentiment réel de l’art avec de telles aberrations du goût, tant de facultés et tant de faiblesses ? Modò vir, modò femina.

Grace au livret, nous savons que la statue en marbre de M. Desbœufs, tout près d’Olympia, doit s’appeler l’Histoire. Cette figure est insignifiante de dessin et de caractère, d’une exécution pénible et molle. Le ciseau de cet artiste a fait mieux.

À côté de cette triste muse se trouve une fort aimable figure de jeune fille couchée, ou plutôt assise, et que M. Droz, son auteur, a jugé à propos d’appeler le Lierre. Il y a en effet une branche de lierre à côté ; mais le nom n’y fait rien. Cette figure a de la grace ; sa pose est heureuse, et présente de tous côtés un aspect satisfaisant ; le modelé a de la finesse et de la solidité ; la tête exprime une gaieté mêlée de quelque malice. Nous voudrions que ce morceau fût un début pour en féliciter l’artiste. L’Amour coupant ses ailes de M. Bonassieux ferait un très joli pendant à ce Lierre. Le sentiment en est naïf et rendu avec beaucoup de charme. Cette figure est un envoi de Rome et fait honneur à l’académie, qui devrait bien prendre l’habitude d’en envoyer souvent de pareilles.

La Vierge (statue colossale) de M. Lescorné est d’une imposante disposition de lignes ; la draperie est grandement jetée et se développe en belles masses sur les côtés et sur la poitrine. La pression des deux bras, croisés dans l’attitude de l’adoration, se fait bien sentir. La tête nous satisferait moins que le reste. Cette figure, destinée probablement à une niche, aura à sa place un bel aspect monumental.

M. Jacquot a répété le motif de la Surprise, qui l’a été déjà si souvent depuis la Vénus de Cléomènes jusqu’à celle de Canova. C’est en effet, un joli thème de pose et d’expression. M. Jacquot l’a développé avec art. Le mouvement de sa figure est juste ; il y a de l’agrément dans la pose. Nulles qualités supérieures d’ailleurs ; les mains croisées sur la poitrine sont effilées à l’excès. Ce n’est plus là de la délicatesse, c’est de la maigreur. La Nymphe endormie de M. Klagmann est une étude de la nature choisie avec intelligence et imitée avec goût. Les contours en sont harmonieux, le modelé est traité avec soin, sans pédantisme. La Nymphe caressant un Amour, de M. Molchneth, mérite des observations analogues. Cet artiste caresse bien son marbre, et peut-être trop, car le moelleux de son ciseau va quelquefois jusqu’à l’afféterie. La figure du beau bâtard Dunois, par M. Duret, est d’un jet qui ne manque ni de fierté ni de tournure ; mais il faut espérer que, dans la traduction définitive en marbre de son plâtre, l’artiste mettra plus de fini dans son exécution.

La figure assise de M. Husson, Jeune Napolitaine apprenant la prière à son enfant, semble dérobée à quelque peinture de Pompeï ; sa pose et son mouvement sont tout-à-fait grecs. C’est une donnée heureuse.

M. Ramus s’est souvenu de Donatello en modelant son petit Saint Jean-Baptiste, mais ce n’est qu’un souvenir, et non un emprunt. Cette figure est d’une exécution délicate et d’un goût piquant. M. J. Debay a traité le même sujet. Sa figure est faiblement conçue, négligemment étudiée, d’un caractère banal, et au-dessous du talent de cet artiste recommandable.

Dans la statue en marbre de Laurent de Jussieu, par M. Legendre-Heral, nous ne trouvons que de la grosse pratique. Tout est exécuté de la même manière. C’est ce qu’on appelle en peinture du poncif. Si la statue assise et grande comme nature de la reine, par M. Cumberworth, était réduite aux proportions d’une figurine d’un pied de hauteur, on pourrait louer le travail adroit et minutieux des détails du costume et des accessoires.

M. Gayrard a donné un essai intéressant de sculpture sur bois dans un grand bas-relief représentant Saint Germain qui prophétise les destinées de sainte Geneviève. La sculpture sur bois, s’il faut en juger par ce spécimen, n’est pas d’un bon effet quand elle est neuve. Il faut que le vernis du temps passe dessus pour lui ôter un certain ton de menuiserie qui n’est pas agréable. Il nous semble aussi que l’emploi du bois doit entraîner quelques modifications dans la manière d’exécuter les nus, les draperies, et dans la combinaison des lignes et des plans. M. Gayrard a composé et exécuté son bas-relief absolument comme s’il l’avait taillé dans la pierre. Nous soumettons cette observation à l’artiste. Il jugera si elle est fondée.

La Chasse au sanglier, groupe en terre cuite de grandeur naturelle, de M. Rouillard, ne manque ni de mouvement, ni de vérité ; mais ces animaux pèchent du côté du style. Ils ne sont ni assez idéalisés, ni assez nature. Nous soupçonnerions volontiers M. Rouillard d’avoir trop regardé les tableaux d’animaux de quelques peintres français. Ses chiens nous paraissent de la famille de ceux d’Oudry et de Desportes. Le poil du chien renversé est absolument semblable à celui du sanglier ; la robe naturelle de ces animaux diffère assez cependant pour qu’il soit difficile de les confondre.

On nous dispensera de décrire les portraits de ronde-bosse ou de bas-relief ; il y a plus de cinquante bustes-portraits ou médaillons, c’est-à-dire plus du tiers de la totalité des morceaux de sculpture exposés. Nous citerons seulement les noms de MM. Lescorné, Dantan, Elschoët, Etex, Ilusson, Lanno, Petitot, Ottin.

Nous ne quitterons pas le Louvre sans saluer en passant la statue colossale de Henri IV, de M. Raggi, d’un marbre éblouissant de blancheur, et radieusement exposée au milieu de la cour. Les lignes générales en sont froides, et la figure est plutôt longue que grande. Il y a de belles parties de détail. Le monceau d’attributs empruntés aux trois règnes de la nature, placé derrière la jambe gauche, était peut-être nécessaire comme point d’appui, mais il embarrasse la figure et détruit son effet de plusieurs côtés.

La sculpture n’a, comme on voit, rien exécuté de bien remarquable pour le salon. Plus encore que la peinture, cet art a besoin d’une destination monumentale. Les édifices publics de Paris récemment achevés ou en voie d’exécution offrent aussi en sculpture, comme en peinture, une exposition bien plus riche et bien plus significative que celle du Louvre. Nous indiquons cette circonstance afin qu’on ne prenne pas le salon pour la mesure absolue de l’art en France, ce qui conduirait à l’estimer au-dessous de ce qu’il est. Nous pensons qu’une excursion hors du Louvre amènerait des conclusions moins défavorables ; mais une excursion de ce genre nous ferait sortir des limites de notre sujet.


L. Peisse.
  1. Voyez la livraison du 1er avril.