Le Salon de 1836
Je ne parlerai que d’un petit nombre d’ouvrages, non par dédain, mais pour ma conscience. Il me semble que la critique ne doit frapper que quand elle espère ; car autrement, sévère sans mesure, si elle est juste, elle est inutile, et si elle se trompe, elle nuit. Le médiocre, préférable au faux, oblige à se taire par ses qualités mêmes. On le regarde sans vouloir l’aider. Je ne veux pas me tromper en mal ; mon avis entraînera l’éloge, sans que mon silence soit une condamnation.
Les comptes-rendus des journaux n’étant que des opinions personnelles, avant de dire ce que j’approuve, je dois m’expliquer sur ce qui, en général, me semble devoir être approuvé. Non pas que j’aie un système en peinture, car je ne suis pas peintre. Un système, dans l’artiste, c’est de l’amour ; dans le critique, ce n’est que de la haine. Mais pour qu’un jugement puisse avoir quelque poids, il faut en dire clairement les motifs.
Je crois qu’une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, vit à deux conditions : la première, de plaire à la foule, et la seconde, de plaire aux connaisseurs. Dans toute production qui atteint l’un de ces deux buts, il y a un talent incontestable, à mon avis. Mais le vrai talent, seul durable, doit les atteindre tous deux à la fois.
Je sais que cette façon de voir n’est pas celle de tout le monde. Il y a des gens qui font profession de mépriser le vulgaire, comme il y en a qui n’ont foi qu’en lui. Rien n’est plus fatal aux artistes ; car qu’arrive-t-il ? qu’on ne veut rien faire pour le public, ou qu’on lui sacrifie tout. Les uns, fiers d’un succès populaire, ne songent qu’au flot qui les entoure, et qui, demain, les laissera à sec. Les conseils qu’on leur donne se perdent dans le bruit ; l’équité leur paraît envie. Couronnée une fois, leur ambition meurt de joie ; ils craignent d’étudier, de peur de différer d’eux-mêmes, et que leur gloire ne les reconnaisse plus. Les autres, trompés par les louanges de leurs amis, le succès manquant, s’irritent ; ils se croient méconnus, mal jugés, crient à l’injustice. « On les délaisse, disent-ils, et pourtant messieurs tels et tels, qui s’y connaissent, les ont applaudis. » Qui ne les goûte pas, ignorant ; ils travaillent pour trois personnes ; l’orgueil les prend, les concentre, les enivre, et le talent meurt étouffé.
Je voudrais, autant qu’il est en moi, pouvoir combattre cette double erreur. Il faut consulter les connaisseurs, apprendre d’eux à se corriger, et se montrer fier de leurs éloges ; mais il ne faut pas oublier le public. Il faut chercher à attirer la foule, à être compris et nommé par elle, car c’est par elle qu’on est de son temps ; mais il ne faut pas lui sacrifier l’estime des connaisseurs, ou, qui pis est, son propre sentiment.
On se récriera sur la difficulté de réunir deux conditions pareilles. Il est vrai que c’est difficile, car il est difficile d’avoir un vrai talent. Mais qui aime la gloire, doit le tenter. Ne travailler que pour la foule, c’est faire un métier ; ne travailler que pour les connaisseurs, c’est faire de la science. L’art n’est ni science ni métier.
Pour soutenir mon assertion, je choisirai quelques exemples. Que ceux qui ne cherchent que la popularité me disent ce qu’ils pensent des ouvrages de Maso Mansuoli, d’Arpino, de Santi Titi, du Laureti, du Ricci et de Zuggari. Ils ont régné en rois sur leur époque ; ils ont été les favoris de Pie IV, de Grégoire XIII, de Sixte V ; ils ont été fêtés, enrichis, proclamés immortels ; et Zuggari, appelé de Florence sur la demande expresse du pape, a sali de ses fresques la voûte de la chapelle Pauline, qu’avait ébauchée Michel-Ange.
À ceux qui dédaignent la foule, je ne citerai pas de pareils noms, mais je leur demanderai d’en citer un seul qui, glorieux aujourd’hui, ait été de son temps, méconnu du public. Qui est-ce ? J’ai entendu dire qu’on en a trouvé dans l’histoire ; ce n’est qu’un rêve, ou pour mieux dire, qu’une gageure faite en haine des sots. Qu’il y ait eu des renommées tardives, je ne le nie pas. Le public est lent à arriver, il ne passe pas par les ruelles ; mais s’il y a route, il arrive. Le Corrège, dit-on, mourut pauvre, après avoir vécu presque inconnu. C’est Vasari qui a fait ce conte. Sept écrivains ont prouvé le contraire : Ratti, Tiraboschi, le père Affo, Mengs, Lanzi, l’Orlandi et le Scannelli. Mais la fable, plus poétique sans doute, a prévalu, comme toujours. Parmi les grands artistes de toute espèce, il y en a, certes, de malheureux ; Dante, le Tasse, Rousseau, le prouvent. Mais leur génie était-il méconnu ? En quoi leur mauvaise fortune a-t-elle, de leur vivant, nui à leurs œuvres ? Dante, proscrit, était un demi-dieu, terrible à ses ennemis même. Le Tasse était l’ami d’un roi qui a puni en lui le courtisan, et non le poète. Rousseau, lapidé par la populace, brûlé en effigie dans ses livres, remplissait l’Europe de son nom. Gilbert, ajoute-t-on, et André Chénier, sont morts ignorés. Chénier n’avait point imprimé ses ouvrages ; sa mémoire n’accuse que Robespierre. Gilbert avait fait une satire médiocre contre toutes les gloires de son siècle ; sa mort est affreuse, et le seul récit en fait horreur. Mais la route qu’il avait prise, il faut l’avouer, mène au malheur : c’est celle de la haine et de l’envie. Ce qu’on plaint en lui n’est pas son talent.
Mais, dira-t-on, mettez le premier venu devant un tableau de Raphaël, et, sans lui dire de qui est ce tableau, demandez-lui ce qu’il en pense. Ne pourra-t-il pas se tromper ? Je répondrai d’abord que le public n’est pas le premier venu. Son jugement se compose de cent jugemens, son blâme ou son éloge de cent opinions confondues, mêlées, souvent diverses, mais en équilibre, et réunies par le contact. Le public est comme la mer, le flot n’y est rien sans la fluctuation. Ensuite je dirai : Mettez devant un tableau de Raphaël un homme de son temps. Ce temps était religieux ; Raphaël n’a guère peint que des sujets de religion. En obéissant à son cœur, il travaillait donc pour la foule ; et la foule le comprenait donc, puisqu’elle aimait mieux voir la Vierge peinte par lui que par ses rivaux.
Il n’y a pas de plus grande erreur, dans les arts, que de croire à des sphères trop élevées pour les profanes. Ces sphères appartiennent à l’imagination. Qu’elle s’y recueille quand elle conçoit ; mais, la main à l’ouvrage, il faut que la forme soit accessible à tous. L’exécution d’une œuvre d’art est une lutte contre la réalité ; c’est le chemin par où l’artiste conduit les hommes jusqu’au sanctuaire de la pensée. Plus ce chemin est vaste, simple, ouvert, frayé, plus il est beau ; et tout ce qui est beau est reconnu tel, et à son heure. La nature en cela, comme en tout, doit servir de modèle aux arts ; ses ouvrages les plus parfaits sont les plus clairs et les plus compréhensibles, et nul n’y est profane. C’est pourquoi ils font aimer Dieu.
Dans l’examen que je vais faire, je m’attacherai donc au principe que je pose, et qui me semble, sauf meilleur avis, une base solide, Lorsque j’ai vu la foule, au salon, se porter devant un tableau, je l’y ai suivie, et j’ai écouté là ce qu’en disaient les connaisseurs ; lorsque les artistes s’arrêtaient devant une toile, je m’y suis arrêté avec eux, et j’ai écouté ce qu’en disait la foule. C’est sur cette double épreuve que je fonderai mes jugemens, reconnaissant d’avance, je le répète, que toute espèce de succès prouve, à mon sens, un talent qu’il est impossible de nier.
Le salon, au premier coup d’œil, offre un aspect si varié, et se compose d’élémens si divers, qu’il est difficile, en commençant, de rien dire sur son ensemble. De quoi est-on d’abord frappé ? Rien d’homogène, point de pensée commune, point d’écoles, point de familles ; aucun lien entre les artistes, ni dans le choix de leurs sujets, ni dans la forme. Chaque peintre se présente isolé, et non seulement chaque peintre, mais parfois même chaque tableau du même peintre. Les toiles exposées au public n’ont, le plus souvent, ni mères ni sœurs. On se croirait à ces temps de décadence où l’école bolonaise, vouant réunir toutes les qualités qui distinguaient Florence, Rome et Venise, amena dans les arts tant de confusion. Ce serait en vain qu’on chercherait, dans une si grande quantité d’ouvrages, à faire quelques classifications ; car à quoi servirait de dire, par exemple, il y a tant de tableaux d’église, tant de batailles, et tant de marines ? Y a-t-il, à l’époque où nous vivons, un motif quelconque pour que les peintres fassent plutôt des marines que des batailles, ou des saintes familles que des paysages ? Ils n’ont pour cela aucune raison probable, sinon que tel est leur caprice, ou qu’on le leur a demandé. On ne peut donc rien classer ainsi ; car ce sera autre chose demain, et il en était hier autrement. Peut-on dire encore : là est une série de coloristes, là de dessinateurs ? non. Chacun veut être à la fois dessinateur et coloriste, ou peut-être personne n’y pense ; car on ne pense guère qu’à l’effet. Remarque-t-on d’ailleurs de ces grandes influences exercées de tout temps par les hommes supérieurs, et de ces volontés génératrices qui, à défaut d’élèves ou de rivaux, se créent du moins des imitateurs ? non, ou trop peu pour que la critique puisse en prendre acte. Robert, pour les sujets italiens, M. Cabat pour le paysage, Ingres, Delaroche, sont quelquefois imités. Mais comme ce n’est que pure affaire de forme ; et qu’on n’imite en eux rien de nécessaire, il n’en résulte rien d’utile. Cependant, l’unité manquant, trouve-t-on du moins une noble indépendance, et reconnaît-on dans cette multitude bizarre cette liberté de conscience dont la force mène à l’isolement ? Je sais qu’on l’a dit, mais je ne le vois pas. Il me semble que le pastiche domine ; de tous côtés on peut noter des ouvrages remarquables, où une préoccupation visible altère et contourne la pensée première ; et je répète ici ce que je viens de dire plus haut : par quel motif ? pourquoi imiter tel peintre lombard, espagnol, ou flamand, mort il y a deux ou trois cents ans ? non pas que je blâme l’artiste qui s’inspire du maître. Mais, à dire vrai, copier certains fragmens, chercher certains tons qui souvent résultent chez le maître de l’effet du temps sur les couleurs, voir la nature avec d’autres yeux que les siens, gâter ce qu’on sent par ce qu’on sait, est-ce là s’inspirer ? Un pareil travail sur soi-même détruit l’originalité, tandis que l’inspiration véritable la ravive et la met en jeu. Il faut que l’enthousiasme pour les maîtres soit comme une huile dont on se frotte, non comme un voile dont on se couvre. Quand on se sent porté vers un ancien peintre par l’admiration et la sympathie, quand, en un mot, on sent comme lui, qu’on l’étudie, à la bonne heure ; qu’on le regarde, qu’on l’interroge, qu’on cherche comment il rendait sur la toile cette pensée et ce sentiment dont la nature vous est commune avec lui ; puis, après cela, qu’on se mette à l’œuvre, et qu’on se livre sur de nouveaux sujets à l’inspiration ainsi appelée. Alors il sera possible qu’on fasse un bon tableau, et ceux qui verront ce tableau ne trouveront pas qu’il ressemble à tel ouvrage connu du maître, mais ils diront que le maître lui-même aurait pu faire ce tableau. Mais le pastiche, au contraire, au lieu de saisir le foyer, rassemble des rayons partiels ; au lieu de chercher à pénétrer à travers la forme dans la grande ame de Titien ou de Rubens, il ne s’attache qu’à cette forme, il prend çà et là des figures, des torses, des draperies et des muscles ; triste dépouille ! ce n’est plus l’homme, ce sont les membres de l’homme ;
Comment prend-on goût à une pareille tâche, surtout en peinture, où on a affaire à la réalité, et où la nature, qui pose devant l’artiste, n’a besoin que des yeux pour aller au cœur ?
La première impression, en entrant au salon, est donc fâcheuse et peu favorable. Nous verrons cependant plus tard si cette impression se modifie, et si du défaut même d’ensemble il ne serait pas possible de tirer quelques conséquences générales. Bornons-nous à dire dès à présent que, tel qu’il puisse être chez nous, l’art n’est nulle part en meilleure route. Qui a peu vu est difficile ; l’antiquité ou l’éloignement font respecter ce qu’on ignore. Par ennui de l’habitude, on médit des siens ; mais quand on passe la frontière, on apprend ce que vaut la France. Il est certain qu’aucune nation, maintenant, n’a le pas sur elle. En matière d’art, comme en d’autres matières, l’avenir lui appartiendra.
Le premier tableau qui s’offre aux regards, et devant lequel la foule se porte, est celui de M. Hesse. Il représente le Vinci venant d’acheter des oiseaux, et leur rendant la liberté.
Il respire sur cette toile un air de fraîcheur qui charme d’abord, et qui invite à s’arrêter. L’aspect en est gai et aimable ; la scène se passe sur un quai, et, si je ne me trompe, à Florence. Un groupe de femmes regarde le peintre, tandis que les marchands, assis à terre, comptent leur argent ; un précepteur passe, l’enfant qui l’accompagne à regret se retourne d’un air boudeur ; il voudrait bien tenir ces oiseaux. Un autre enfant les suit des yeux dans l’air ; le ciel est pur, les figures délicates, les maisons blanches (trop blanches peut-être pour Florence, où tout est bâti avec une pierre brune, mais peu importe) ; il n’est pas jusqu’aux quatre lignes, qui expliquent ce tableau dans le livret, où l’on ne trouve une naïveté gracieuse :
« Souvent, en passant par les lieux où l’on vendait des oiseaux, de sa main il les tirait de la cage après en avoir payé le prix demandé, et leur restituait la liberté perdue. »
Je ne demanderai pas à M. Hesse d’après quel portrait ou quelle gravure il a peint son principal personnage, celui du Vinci ; je l’ai entendu critiquer, et je le trouve bien. On lui reproche de manquer d’expression ; mais il me semble que c’est mal raisonner. Quelle expression donner à un homme qui ouvre une cage et délivre des oiseaux ? Toute idée profonde eût été niaise, et toute apparence d’affectation sentimentale cent fois plus niaise encore. La figure est calme, jeune et digne ; c’est pour le mieux ; j’aime cet homme à ronde encolure qui est appuyé sur le parapet du pont, et qui regarde ; vrai badaud du temps, avec un grain de philosophie. La vieille femme qui lève la main est parlante, et semble un portrait achevé ; mais la première figure du groupe des femmes, habillée de rose, est raide et déplaisante, elle n’a ni hanches ni poitrine ; évidemment, dans ce personnage, M. Hesse a pensé aux vieux peintres allemands. Les deux autres femmes, les marchands, sont peints plus simplement ; il y a là une touche excellente. Le précepteur a le même défaut que la femme vêtue de rose ; les deux enfans sont charmans, pleins de naturel et de finesse. En somme, toutes les têtes sont bien ; pourquoi, avec un talent hors de ligne et qui n’a besoin d’aucun aide, se souvenir de ce qu’il y a au monde de moins simple ? Pourquoi cette robe rose, qui tombe sur un sol peint avec vérité, fait-elle des plis de convention ? À quoi bon songer au gothique, dans un tableau qui est tout le contraire du gothique, c’est-à-dire vivant et gracieux ? Du reste, je ne fais cette critique, quelque juste qu’elle soit, qu’avec restriction, car dans les figures que je blâme, il n’y a que le contour de raide ; on sent que la main qui les a peintes est originale malgré elle, et que, débarrassé de quelques légères entraves, le talent de M. Hesse prendra un vol libre et heureux, comme les oiseaux du Vinci.
Je passe devant le tableau de Robert, pour y revenir, et je trouve celui de M. Edouard Bertin. Il a une qualité rare aujourd’hui, de l’élévation et de la sévérité. M. Bertin semble avoir transporté dans le paysage, invention moderne, l’amour de la plastique, cher à l’antiquité. On sent qu’il cherche la beauté de la forme et du contour depuis les masses de ses rochers jusque dans les feuilles de ses arbres qui se découpent sur le ciel. Ses tons sont larges et fins, et la nature, qu’il étudie, est grave et noble sous son pinceau. Ce serait un beau frontispice à un missel qu’une gravure faite d’après son paysage. Je ne chercherai pas ce qui lui manque ; rien ne me choque, et tout me plaît.
M. Le Poittevin avait, l’année dernière, exposé sa Rentrée des Pêcheurs à la place même où est son nouveau tableau. Quoique celui-ci ait du mérite, la comparaison lui fait tort. Les eaux sont belles et jetées hardiment ; mais le sujet, perdu dans une scène trop vaste, ne produit pas l’effet désirable. Cette glorieuse fin du Vengeur est vue de trop loin ; il faut la chercher. Ce n’est qu’avec de l’attention, et sur l’avertissement du livret, qu’on aperçoit les héros mourans et tout ce désordre de la défaite. Les trois mâts du vaisseau vainqueur, qui apparaissent dans le fond, se lèvent trop droits sur cette mer houleuse ; ils ressemblent à un clocher. C’est un bon tableau de marine ; mais ce n’est pas tout ce que ce pouvait être.
Le Passage du Rhin me semble préférable à la Bataille de Fleurus, qui lui sert de pendant dans le grand salon. Il n’y a pas, dans la composition de M. Beaume la confusion qui fatigue dans celle de M. Bellangé ; mais le paysage est terne, et on ne sait si c’est le soir ou le matin.
La Vue prise à Naples, de M. Gudin, est pleine de lumière et de chaleur. J’aime ces pêcheurs couchés sur le rivage, cette teinte matte des maisons, et ce flot mourant qui glisse sur le sable et vient tomber sur le premier plan. Peut-être l’ensemble est-il trop coquet et trop ajusté, C’est du satin et de la moire ; mais il est impossible de n’y pas reconnaître un vrai côté de la nature. Cette vue est bien supérieure à un effet de lune et de coucher de soleil qui est dans la première salle de la galerie. Ce n’est pas que ce dernier tableau manque de vérité ; mais il est d’une dimension trop petite pour que les deux effets qui se contrarient n’aient pas quelque chose de bizarre et de puéril. Cette barque, qui se trouve précisément au milieu, comme pour séparer les deux teintes, rend ce défaut encore plus frappant ; la même vague, bleue d’un côté, est verte de l’autre. M. Gudin n’a-t-il donc pas songé que lorsque la mer se revêt ainsi de deux nuances opposées, c’est sur une immense échelle et avec des dégradations infinies ?
Après un Paysage, de M. J.-V. Bertin, où l’on retrouve toujours de la grace, la Plaine de Rivoli, de M. Boguet, me paraît se distinguer par d’éminentes qualités. On peut lui reprocher de la froideur ; et si je suivais toujours la foule, je passerais peut-être sans m’arrêter. Mais il y a dans cette toile un grand travail fait consciencieusement. On sent dans ce vaste horizon je ne sais quoi de pur et de triste. « L’auteur, dit le livret, fut chargé de dessiner ce champ de bataille. Napoléon voulait montrer une localité où vingt-cinq mille Français ont battu soixante-dix mille hommes qui occupaient toutes les positions. » M. Boguet a peint cette localité, et il avait une belle occasion de l’encombrer de shakos et de gibernes ; mais il n’a mis dans la vallée qu’un pâtre et une chèvre. Assurément, il y a dans cette pensée, fût-elle involontaire, quelque chose du Poussin.
Sans la loi que je me suis imposée de constater tous les succès, j’aurais voulu ne pas parler du J.-J. Rousseau, de M. Roqueplan, car je reconnais à ce jeune peintre beaucoup d’habileté. S’il devient jamais sincèrement amoureux de la nature, il sentira la différence qu’il y a entre la popularité et la mode. Watteau est aux grands maîtres de la peinture ce qu’est à une statue antique une belle porcelaine de Saxe. M. Roqueplan est coloriste. Qu’il prenne garde d’être à Watteau ce qu’est à une porcelaine de Saxe une jolie imitation anglaise.
La Retraite de Russie, de M. Charlet, est un ouvrage de la plus haute portée. Il l’a intitulé épisode, et c’est une grande modestie ; c’est tout un poème. En le voyant, on est d’abord frappé d’une horreur vague et inquiète. Que représente donc ce tableau ? Est-ce la Bérésina, est-ce la retraite de Ney ? Où est le groupe de l’état-major ? Où est le point qui attire les yeux, et qu’on est habitué à trouver dans les batailles de nos musées ? Où sont les chevaux, les panaches, les capitaines, les maréchaux ? Rien de tout cela ; c’est la grande armée, c’est le soldat, ou plutôt c’est l’homme ; c’est la misère humaine toute seule, sous un ciel brumeux, sur un sol de glace, sans guide, sans chef, sans distinction. C’est le désespoir dans le désert. Où est l’Empereur ? Il est parti ; au loin, là-bas, à l’horizon, dans ces tourbillons effroyables, sa voiture roule peut-être sur des monceaux de cadavres, emportant sa fortune trahie ; mais on n’en voit pas même la poussière. Cependant cent mille malheureux marchent d’un pas égal, tête baissée, et la mort dans l’ame. Celui-ci s’arrête, las de souffrir ; il se couche et s’endort pour toujours. Celui-là se dresse comme un spectre et tend les bras en suppliant : « Sauvez-moi, s’écrie-t-il, ne m’abandonnez pas ! » Mais la foule passe, et il va retomber. Les corbeaux voltigent sur la neige, pleine de formes humaines. Les cieux ruissellent, et, chargés de frimas, semblent s’affaisser sur la terre. Quelques soldats ont trouvé des brigands qui dépouillent les morts ; ils les fusillent. Mais de ces scènes partielles pas une n’attire et ne distrait. Partout où le regard se promène, il ne trouve qu’horreur, mais horreur sans laideur, comme sans exagération. Hors la Méduse de Géricault et le Déluge du Poussin, je ne connais point de tableau qui produise une impression pareille, non que je compare ces ouvrages, différens de forme et de procédé ; mais la pensée en est la même, et (l’exécution à part) plus forte peut-être dans M. Charlet. Il est un des premiers qui ait peint le peuple, et il faut convenir que ses spirituelles caricatures, tout amusantes qu’elles sont, n’annonçaient pas ce coup d’essai. Je le loue avec d’autant plus de confiance, que je ne crois pas que la louange puisse lui faire du tort et le gâter ; je n’en veux d’autre preuve que la vigueur et la simplicité de sa touche. Avec quel plaisir, en examinant sa toile, j’ai trouvé dans les premiers plans des coups de pinceau presque grossiers ! Comme ces sapins sont faits largement ! De près, on croit voir une ébauche ; mais dès qu’on recule, ils sortent du tableau. D’ailleurs, nulle préoccupation ; aucun modèle n’a pu servir, ni à la conception de l’ouvrage, ni à l’effet, ni à l’arrangement. C’est bien une œuvre de ce temps-ci, claire, hardie et originale. Il me semble voir une page d’un poème épique écrit par Béranger.
Le portrait de Mlle R…, de M. Champmartin, n’est pas des meilleurs qu’il ait faits, et on doit doublement le lui reprocher ; car si son tableau ne plaît pas, ce n’est pas la faute de son modèle. Le portrait de la marquise de M… vaut mieux ; il est habilement exécuté. Les contours du front et du visage sont pleins de douceur et bien fondus. La main droite n’est pas heureusement posée ; en voulant vaincre la difficulté, le peintre a trop accusé les plis de la peau ; cette main a dix ans de plus que l’autre. Le portrait de M. D… est, à mon avis, le plus remarquable des trois, quoiqu’il ne soit pas le plus remarqué. Il y a, en général, dans les ouvrages de M. Champmartin, un éclat de couleur et une absence de plans, qui, je lui demande pardon du terme, donnent parfois à ses personnages l’air d’un joujou de Nuremberg. Qu’il ne croie pas pourtant que je plaisante, lorsqu’il s’agit de son talent. Je lui reprocherai plus sérieusement de se souvenir de Lawrence, surtout dans ses fonds ; pour quoi faire ? Ces demi-paysages, à peine entrevus, ces draperies, faites d’un coup de brosse, et qui ne sont vraies que pour un myope, ne sont pas le beau côté de la manière de Lawrence. C’est du convenu ; M. Champmartin en a moins besoin que tout autre. J’ai vu dernièrement, au faubourg Saint-Germain, un portrait du jeune fils de la marquise de C…, peint par lui, et je n’ai qu’à le féliciter de l’effet du temps sur ses couleurs : elles acquièrent une rare solidité, sans perdre de leur prestige.
Je pourrais faire à M. Decaisne un beau compliment sur son Ange gardien. Durant les premiers jours où je visitais le Musée, je consultai l’un de nos poètes, et, si je ne craignais de le nommer, j’ajouterais que c’est le premier de tous. Après Robert, l’Ange gardien l’avait surtout frappé. « Dites hardiment, me répondit-il, que c’est un des plus beaux tableaux du salon. » J’ai cependant entendu depuis bien des critiques sur cet ouvrage : on veut retrouver dans l’enfant endormi un souvenir de Rubens ; on reproche à l’ange d’être vêtu de soie, on le voudrait en robe blanche : on se rappelle certaines toiles du même auteur, qui étaient loin de valoir celle-ci ; on les compare, on les oppose ; enfin on dit que tout est médiocre ; mais, pour profiter du conseil, je dirai hardiment qu’on ne me convainc pas. La tête de l’ange est admirable, dans toute la force du terme ; le reste est simple et harmonieux. Le sujet d’ailleurs est si beau, qu’il est de moitié dans l’émotion qu’on éprouve ; un enfant couché dans son berceau, une mère qu’assoupit la fatigue, et un ange qui veille à sa place. Quel peintre oserait être médiocre en traitant un pareil sujet ? la palette lui tomberait des mains. Que M. Decaisne conserve la sienne ; et, s’il m’est permis de lui parler ainsi, qu’il regarde attentivement ce qu’il vient de faire. On dit que la tête de son ange est celle d’un enfant de quatorze ans ; je souhaite que cette supposition soit vraie : elle prouverait beaucoup en faveur du peintre. Le grand principe qu’a posé Raphaël, et qui a fécondé tout un siècle, n’était pas autre que celui-ci : Se servir du réel pour aller à l’idéal. Il n’en a pas fallu davantage pour couvrir l’Italie de chefs-d’œuvre, et l’embraser du feu sacré. Quelle que soit la route qui ait conduit M. Decaisne au résultat qu’il nous montre aujourd’hui, il est arrivé. Qu’il saisisse cette phase de son talent ; qu’il renonce pour toujours à ce cliquetis de couleurs, à ces petits effets mesquins, qu’il a cherchés, naguère encore, dans ses portraits ; qu’il prenne confiance en son cœur, et, en même temps, qu’il se défie de sa main. Que les yeux calmes de son ange lui apprennent qu’il n’y a de beau que ce qui est simple. Qu’il ne veuille pas faire plus qu’il ne peut, mais qu’il soit ce qu’il doit être. Puisse-t-il trouver souvent une inspiration aussi heureuse ? S’il voit des gens qui passent devant sa toile, et qui se contentent de ne pas dédaigner, qu’il laisse ceux-là aller à leurs affaires, ou se pâmer devant le bric-à-brac. Le temps n’est pas loin où le romantisme ne barbouillera plus que des enseignes. Si j’adresse à M. Decaisne, que je ne connais pas, ces conseils, peut-être un peu francs, c’est que j’ai été, sur une autre route, assurément plus dans le faux que lui ; je n’ai pas fait son Ange gardien, mais je le sens peut-être mieux qu’un autre. Je le louerais moins si l’auteur avait mieux fait jusqu’à présent ; mais qu’il tienne bon, et prenne courage ; le cœur, quand il est sain, guérit toujours l’intelligence.
Le portrait du maréchal Grouchy, de M. Dubufe, atteste un progrès louable dans sa manière. Il est ressemblant ; et, pour l’exécution, il n’y a point de reproches à lui faire. Il y a loin de là à ces tristes poupées qu’il habillait de satin blanc, et qu’il appelait regrets ou souvenirs.
L’Angelus du soir, de M. Bodinier, est une composition suave et pleine de mélancolie. Les teintes du soleil couchant, la sombre verdure de la campagne, les chiens blancs, le vieillard à genoux, le troupeau, tout est bien rendu. J’aime surtout ce berger debout, dont la tête se détache en noir sur l’horizon. C’est une idylle que ce petit tableau. Le sentiment qu’il éveille est si vrai, que la scène qu’il représente semble familière à tout le monde ; cependant elle était difficile à exécuter. Les Napolitaines sont de bonnes études ; mais ce sont trop des études seulement. Le Repos à la fontaine a le même mérite que l’Angelus, quoiqu’à un degré moins éminent ; en somme, parmi tant de peintres que l’Italie a inspirés, M. Bodinier, à côté de Robert, de Schnetz et d’Horace Vernet, a su se marquer une place choisie. On ne peut ni l’oublier ni le confondre, et ne forçant jamais son talent, chaque tableau signé de lui est reconnu et adopté de tous.
La grande toile de M. Larivière ne me plaît pas, et j’en ai du regret ; car c’est un immense travail dans lequel il y a de bonnes parties. Mais j’ai beau faire, ces grandes parades m’attristent, et je les laisse à plus robuste que moi.
J’entreprendrai cependant de parler des batailles de M. Horace Vernet, et, quoiqu’elles soient passablement longues, j’y adjoindrai celle de Fontenoy. Ce n’est pas là une petite affaire ; mais je tâcherai d’être plus court que lui.
J’ai dit, en commençant cet article, que tout succès populaire prouvait, à mon avis, un incontestable talent. Il m’est impossible, en ceci, de partager une opinion émise autrefois dans la Revue des Deux Mondes. Je ne puis comprendre par quelle raison une foule qui se renouvelle sans cesse, dont les jugemens sont si variables, et que tant d’efforts cherchent à attirer de tous côtés, se donnerait le mot pour admirer au hasard, entre mille, un homme que rien ne distinguerait de ses rivaux. Si on prétend que la politique et la passion s’en mêlent, je le veux bien ; mais cette passion et cette politique, n’y a-t-il qu’un seul homme qui cherche à les flatter ? Lorsque M. Horace Vernet, en butte à une censure odieuse, ouvrit les portes de son atelier, je conviendrai certainement que la circonstance lui fut favorable ; mais quoi ! n’y avait-il que lui ? Le général Lejeune, par exemple, qui pense maintenant à ses tableaux ? ils ont eu un succès d’un jour ; pourquoi ne parle-t-on plus de lui, et parle-t-on toujours d’Horace Vernet ? c’est que le général Lejeune n’avait affaire qu’à la mode, et Horace Vernet à la popularité. Ce que je dis là pour un peintre, je le dirais, s’il s’agissait de littérature, pour deux hommes qu’on lui compare, MM. Scribe et Casimir Delavigne, talens avérés et positifs qu’attaquent des feuilletons désœuvrés. Le succès des Messéniennes ressemble beaucoup à celui des premières Batailles d’Horace Vernet. Aussi leur adresse-t-on quelquefois des critiques du même genre. Pour moi, qui sais encore par cœur les strophes qui commencent ainsi :
Eurotas, Eurotas, que font ces lauriers-roses
Sur ton rivage en deuil par la mort habité ?
J’avoue que je ne puis me figurer que ce soit par passion politique que je les ai apprises au collége, lorsque j’étais en quatrième ; mais ce n’est assurément pas par passion politique que je les trouve encore très belles, et que je les ai récitées l’autre jour à souper à des amis qui sont de mon avis.
Mais sans plaider plus long-temps cette cause, et en reconnaissant d’abord à M. Horace Vernet la juste réputation qu’il s’est acquise, faut-il le citer à un autre tribunal, et lui demander un compte sévère de ces ouvrages si applaudis ? Cette question peut être posée ; mais j’y répondrais négativement. M. Vernet n’est pas un jeune homme, et encore moins un apprenti ; ses défauts mêmes sentent la main du maître : il les connaît peut-être aussi bien que nous ; il sait ce que sa facilité doit entraîner de négligences, et ce que la rapidité de son coup de pinceau doit lui faire perdre en profondeur ; mais il sait aussi les avantages de sa manière, et, en tous cas, il veut être lui. Qui peut se tromper à ses tableaux ? il n’y a que faire de signature ; et cette seule preuve annonce un grand talent.
Le monde ne se doute guère que les réputations qu’il a consacrées sont remises en question tous les jours ; que de gens, vivant à Paris, s’occupant des arts, et capables d’en juger, seraient étonnés si on leur lisait tout ce qui s’imprime sur les écrivains ou sur les peintres qu’ils préfèrent !
On voit, d’après ce que je viens de dire, que je ne m’appliquerai point à un examen approfondi des quatre Batailles que j’ai nommées plus haut. Il me suffira de les citer et de remarquer que ce qu’on y peut trouver de plus blâmable, c’est le titre qu’on leur a donné ; car ce ne sont pas des batailles, d’abord parce qu’on ne s’y bat point, et on ne pouvait pas s’y battre, puisque l’Empereur est là en personne.
À Iéna, l’Empereur entend sortir des rangs de la garde impériale les mots : En avant ! « Qu’est-ce ? dit-il, ce ne peut-être qu’un jeune homme sans barbe, qui veut préjuger de ce que je dois faire. » Tel est le sujet du premier épisode. Voyons ce qu’en fait M. Vernet : il lance l’Empereur au galop, Murat le suit, la colonne porte les armes. Un soldat pris d’enthousiasme crie en agitant son bonnet ; l’Empereur s’arrête : le geste est sévère, l’expression vraie ; et sans aller plus loin, n’y a-t-il pas là beaucoup d’habileté ? Quel effet eût produit, je suppose, l’Empereur à pied, les mains derrière le dos ? ou quelle que fût sa contenance, quel autre geste eût mieux rendu l’action ? Ce cheval ardent qui trépigne, retenu soudain par une main irritée, cette tête qui se retourne, ce regard d’aigle, tout fait deviner la parole. Cependant, dans le creux d’un ravin, les grenadiers défilent en silence ; au-delà du tertre, l’horizon. Assurément, je le répète, ce n’est pas la bataille d’Iéna ; mais c’est le sujet, tel qu’il est donné, conçu adroitement et nettement rendu. Voudriez-vous voir une plaine ? L’armée ? que sais-je ? pourquoi pas l’ennemi ? et l’Empereur perdu au milieu de tout cela ? eh ! s’il était si petit et si loin, on n’entendrait pas ce qu’il dit.
David disait à Baour-Lormian : « Tu es bien heureux, toi, Baour, avec tes vers, tu fais ce que tu veux ; tandis que moi, avec ma toile, je suis toujours horriblement gêné. Supposons que je veuille, par exemple, peindre deux amans dans les Alpes. Bon. Si je fais deux beaux amans, des amans de grandeur naturelle, me voilà avec des Alpes grosses comme rien ; si au contraire je fais de belles Alpes, des Alpes convenables, me voilà avec de petits amans d’un demi-pied, qui ne signifient plus rien du tout ! Mais toi, Baour, trente pages d’Alpes, trente pages d’amans ; t’en faut-il encore ? trente autres pages d’Alpes, trente autres pages d’amans, etc. »
Ainsi parlait le vieux David dans son langage trivial et profond, faisant la plus juste critique des critiques qu’on lui adressait. M. Vernet pourrait en dire autant à ceux qui lui demandent autre chose que ce qu’il a voulu faire. Puisque l’acteur est Napoléon, et puisque l’action est exacte, que voudriez-vous qu’il vous montrât entre les quatre jambes de son cheval ?
Ceci s’applique également à l’épisode de Friedland et à celui de Wagram. Le vrai talent de M. Vernet, c’est la verve ; à propos du premier de ces deux tableaux, je ne dirai pas : Voyez comme ce coucher du soleil est rendu, voyez ces teintes, ces dégradations, ces étoffes ou ces cuirasses ; mais je dirai : Voyez ces poses ; voyez ce général Oudinot qui s’incline à demi pour recevoir les ordres du maître ; voyez ce hussard rouge, si fièrement campé, ce cheval qui flaire un mort ; à Wagram, voyez cet autre cheval blessé, cette gravité de l’Empereur qui tend sa carte sans se détourner, tandis qu’un boulet tombe à deux pas de lui. À Fontenoy, voyez ce roi vainqueur, noble, souriant, ces vaincus consternés ; comme tout cela est disposé, ou plutôt jeté, et quelle hardiesse ! Certes il n’y a pas là la conscience d’un Holbein, la couleur d’un Titien, la grâce d’un Vinci ; ce n’est ni flamand, ni italien, ni espagnol ; mais à coup sûr, c’est français. Ce n’est pas de la poésie, si vous voulez ; mais c’est de la prose facile, rapide, presque de l’action, comme dit M. Michelet. En vérité, quand on y pense, la critique est bien difficile : chercher partout ce qui n’y est pas, au lieu de voir ce qui doit y être ! Quant à moi, je critiquerai M. Vernet lorsque je ne trouverai plus dans ses œuvres les qualités qui le distinguent, et que je ne comprends pas qu’on puisse lui disputer ; mais tant que je verrai cette verve, cette adresse et cette vigueur, je ne chercherai pas les ombres de ces précieux rayons de lumière.
La Bataille de Fontenoy m’amène à parler de M. Couder. Sa scène de Lawfeldt, considérée en elle-même et à part, est un ouvrage recommandable. Le roi et le maréchal de Saxe sont largement peints, et leurs habits sont en beau velours. Le vicomte de Ligonier et les soldats qui l’amènent forment un groupe sagement composé. Mais reconnaît-on sur cette toile la touche de l’auteur du Lévite ? pourquoi ce tableau, qui a du mérite, diffère-t-il si étrangement de son aîné qui le vaut bien ? est-ce une manière nouvelle que M. Couder vient d’adopter, et le premier tableau que nous aurons de lui sera-t-il fait dans cette manière ? non ; M. Couder a peint pour Versailles une Bataille de Louis XV, et il a cherché, dans son exécution, à se rapprocher des peintres du temps de Louis XV. Je suis fâché de retrouver, à côté de qualités solides, ce démon du pastiche qui me poursuit.
Ce n’est pas le manque d’une manière reconnaissable que l’on peut reprocher à M. Delacroix. C’est encore un homme, à mon avis, dont il ne faut pas chercher les défauts avec trop de sévérité. Pour parler de lui équitablement, il ne faut pas isoler ses ouvrages, ni porter sur tel ou tel de ses tableaux un jugement définitif ; car dans tout ce qu’il fait il y a la même inspiration, et on le retrouve toujours le même dans ses plus beaux succès comme dans ses plus grands écarts. J’avoue que cette identité constante, quand je la rencontre, me rend la critique difficile ; je serai aussi sévère qu’on voudra pour une œuvre qui se présente seule, qui ne tient à rien, que rien n’amène ni ne doit suivre ; mais je ne puis m’empêcher de respecter ce lien magique, cette force plus forte que la volonté même, qui fait qu’un homme ne peut lever la main, sans que sa main ne le trahisse, et sans que son œuvre ne le nomme ; je juge chaque ouvrage d’un peintre sans manière, comme je jugerais celui d’un mort ; je n’y vois rien que ce qui est devant mes yeux ; si je trouve alors un muscle de travers, un bras cassé, je suis impitoyable ; je m’écrierai que c’est détestable, insupportable, ou, pour mieux faire, je m’en irai regarder autre chose. Mais dans un talent identique, il me semble qu’en parlant du passé, je parle aussi de l’avenir ; je sens que j’ai affaire à un vivant, et en blâmant ce que je vois, j’ai peur de blâmer ce que je ne vois pas encore, ce qui va arriver tantôt ; et notez bien que M. Delacroix, de qui il s’agit maintenant, imite quelquefois. On se souvient de cette grande toile de Sardanapale, où il était clair que l’auteur avait cherché à se rapprocher de Rubens. Eh ! mon Dieu, c’était bien inutile, aussi le résultat l’a-t-il trompé. Mais c’est une belle victoire que de se tromper impunément. M. Delacroix peut demain, s’il veut, se mettre à imiter Michel-Ange, comme il a imité Rubens. Après demain, il imitera Rembrandt, et dimanche, le Caravage ; mais lundi tout sera fini ; il s’ennuiera de ce travail aride, et vaincu par sa propre force, redeviendra lui-même à son premier coup de pinceau.
Il y a dans le Saint Sébastien des défauts qui frappent le public ; je les reconnais, et ne les signalerai pas ; car le Saint Sébastien est le frère d’une famille déjà nombreuse, et je ne veux pas dire du mal du Massacre de Scio, ni de cette Liberté que M. Auguste Barbier seul pourrait décrire, ni des Anges du Christ aux Olives, ni du Dante, ni du Justinien ; et je serais bien plus fâché encore de dire du mal du premier tableau que M. Delacroix peut nous faire, de son plafond que je n’ai pas vu, de ses projets que je ne connais pas.
On a voulu faire de M. Delacroix le chef d’une école nouvelle, prête à renverser ce qu’on admire, et à usurper un trône en ruines Je ne pense pas qu’il ait jamais eu ces noirs projets révolutionnaires. Je crois qu’il travaille en conscience, par conséquent sans parti pris. S’il a un système en peinture, c’est le résultat de son organisation, et je n’ai pas entendu dire qu’il cherche à l’imposer à personne : aussi ne le blâmerai-je pas d’aimer Rubens par-dessus tout ; je partage son enthousiasme sans partager ses antipathies, et j’aime Rubens, quoique j’aime mieux Raphaël. Mais fussé-je l’ennemi déclaré de la manière de M. Delacroix, je n’en serais pas moins surpris qu’on ait, au jury d’admission, refusé un de ses tableaux. Je ne connais pas son Hamlet, et je n’en puis parler d’aucune façon ; mais quelques défauts que puisse avoir cet ouvrage, comment se peut-il qu’on l’ait jugé indigne d’être condamné par le public ? est-ce donc la contagion qu’on a repoussée dans cette toile ? est-elle peinte avec de l’aconit ? Il semble que tant de sévérité n’est juste que si elle est impartiale ; et comment croire qu’elle le soit, lorsqu’on voit de combien de croûtes le Musée est rempli ? Mais ce n’est pas assez que de tous côtés on trouve les plus affreux barbouillages ; on a reçu jusqu’à des copies, que le livret donne pour originaux. J’ai noté un de ces vols manifestes, au no 1491. On y trouve un tableau, intitulé une Bacchante, de M. Poyet ; or ce tableau est une copie, et une très mauvaise copie d’un magnifique ouvrage de David, qui appartient à M. Bouchet.
Je passe devant le tableau de M. Steuben, et puisque je parle de tout ce qu’on regarde, je conviens qu’on regarde sa Jeanne-la-Folle, mais j’en reviens à mon opinion ; la mode n’est que l’apparence de la popularité, qui, elle-même, n’est pas toujours sûre. M. Steuben a, dans la galerie, un petit portrait d’une jeune fille qui sourit, appuyée sur son coude. Cette étude fine et naïve vaut mille fois mieux que ces grands mélodrames où on entasse le clinquant, et où l’œil cherche le trou du souffleur.
MM. Vauchelet, Alaux, Caminade, Rouillard, Saint-Èvre, Lepaulle, Gallait, ont exposé des portraits historiques faits pour le Musée de Versailles. Dans quelques-uns de ces portraits se retrouve toujours le même défaut, l’imitation des peintres contemporains des personnages représentés.
Le Christ au tombeau de M. Comeyras ne manque certainement pas de talent. Mais, bon Dieu, quelle étrange couleur ! ces gens-là sont de cuivre et d’étain. Comment ne s’aperçoit-on pas que ce qui donne aux vieux tableaux des maîtres ces teintes qu’on imite, c’est le temps et la dégradation ?
Avant de sortir de la grande salle, il ne me reste plus qu’à parler de la Bataille des Pyramides ; je retrouverai M. Granet dans la galerie, et je reviendrai pour Robert. C’est avec respect et avec douleur qu’il faut prononcer le nom de Gros. Ce doit être aussi avec ces deux sentimens que M. Debay, son élève, a terminé l’œuvre, laissée imparfaite, du plus grand peintre de notre temps. Elle ne vaut pas, à beaucoup près, les autres ; mais c’est la dernière page d’un si beau livre, que sa seule ressemblance avec le reste doit l’ennoblir et la consacrer.
Nous voici dans la galerie. J’aime la Venise de M. Flandin. Il a du moins fait sa lagune tranquille, et non agitée comme une mer, comme on s’obstine à nous la peindre en dépit de la vérité ; car, n’en déplaise au Canaletto lui-même, la lagune est toujours dormante, hors dans les jours de grande tempête ; encore ne s’émeut-elle guère aux entours de la Piazzetta. Puisque je fais de la science, je rappellerai à M. Flandin que l’ange du campanille de Saint-Marc est doré, et non pas blanc. Mais ne voilà-t-il pas une belle remarque ! Les tons sont justes, les ombres bien jetées ; c’est bien le moment du coucher du soleil.
Le François de Lorraine de M. Johannot, quoique assez habilement exécuté, a encore ce défaut inexorable qui dépare tant de toiles cette année. C’est évidemment un pastiche de Rubens.
Tout le monde se souvient du Tobie exposé l’année dernière par M. Lehmann. Il y avait, dans ce début, non-seulement tout ce qui annonce un beau talent, mais encore ce qui le constitue. C’était à la fois une espérance et un résultat. Aussi n’avait-on pas manqué d’encourager le jeune artiste ; sa Fille de Jephté a fait changer quelques journaux de langage, et il ne faut pas qu’il s’en étonne ni en même temps qu’il s’en inquiète. S’il regardait les critiques qu’on lui adresse comme injustes et mal raisonnées, il aurait tort, et s’engagerait peut-être dans une route qui n’est pas la vraie. Mais il se tromperait plus encore si, en reconnaissant la justice des critiques, il se laissait décourager. Le public ne blâme dans son ouvrage que de certaines parties, qu’en effet il me semble impossible d’approuver. Pour parler d’abord des défauts matériels, il y a, dans les sept figures de ses femmes, une monotonie qui fatigue ; elles se ressemblent toutes entre elles, plus ou moins, une exceptée, qui est charmante, et dont la beauté fait tort à ses sœurs ; c’est celle qui est assise et inclinée à la droite de la fille de Jephté. Toutes les autres (je suis fâché de faire une remarque qui a l’air d’une plaisanterie), toutes les autres ont la tête trop forte, et M. Lehmann connaît sans doute trop bien l’antique pour ne pas savoir que la grosseur de la tête est incompatible avec la grace des proportions ; en outre, les chairs ont une teinte mate qui leur donne l’air d’être en ivoire, et qui les fait ressortir trop vivement sur les étoffes et sur le fond, comme dans certains tableaux de l’Albane. Si de ces premières observations on passe à l’examen moral de l’ouvrage, M. Lehmann me permettra de lui dire que dans la composition de sa scène il a oublié une maxime qui a été vraie de tous les temps : c’est qu’on n’arrive jamais à la simplicité par la réflexion. Il est certain qu’en cherchant ces lignes parallèles, en traçant cette sorte de triangle que dessine le groupe des femmes, et que suivent les montagnes mêmes, l’artiste a voulu être simple. Il l’eût été en y pensant moins. Voilà, je crois, ce qu’une juste critique doit reprocher à M. Lehmann. Maintenant il faut ajouter que le personnage de la fille de Jephté est très beau, vraiment simple d’expression, et parfaitement bien posé. Si le peintre qui l’a conçu n’eût voulu exprimer que la douleur, il se fût contenté avec raison d’avoir créé cette noble figure, et il eût groupé les autres autour d’elle avec moins d’apprêt et de recherche. Les deux femmes qui pleurent debout et qui s’appuient l’une sur l’autre méritent aussi beaucoup d’éloges ; elles produiraient bien plus d’effet si l’artiste ne les avait pas fixées comme au sommet d’une pyramide, et si, les laissant au second plan, comme elles sont, il les eût placées à droite ou à gauche de leur sœur, et non pas au milieu de la toile. Que M. Lehmann pense au Poussin ; qu’il voie comment ce grand maître dispose ses groupes, les met en équilibre sans raideur, et les entremêle sans confusion. Non que je conseille à M. Lehmann d’imiter le Poussin, ni personne ; mais il me fâche de voir que dans son tableau il y a non-seulement le talent, mais encore les élémens nécessaires pour conquérir l’assentiment de tous : je ne doute pas que ses personnages mêmes, sans y faire de grands changemens, mieux disposés, ne pussent plaire à tout le monde. Il me semble, en regardant cette toile, qu’il n’y a qu’à dire à ces deux femmes « Vous, descendez de cette roche, éloignez-vous et pleurez à l’écart ; » à cette autre, vue en plein profil : « Faites un mouvement, détournez-vous ; » à cette autre : « Regardez le ciel ; un geste, un rien va tout changer ; la douleur de votre sœur est vraie, simple, sublime ; ne la gâtez pas. »
En lisant dans le livret du Musée les dix lignes du chapitre des Juges qui servent d’explication au tableau de la Fille de Jephté, je fais une remarque, peut-être inutile, mais que je livre à l’artiste pour ce qu’elle vaut : c’est que dans ce fragment, qu’on a dû nécessairement abréger, la simplicité biblique est singulièrement outrée. Qui a donné ces dix lignes ? Est-ce le peintre lui-même ? Je l’ignore. Jephté, dit le livret, en voyant sa fille, déchira ses vêtemens, et dit : « Ah ! ma fille tu m’as entièrement abaissé. » Or le latin dit, au lieu de cela : « Heu me, filia mea, decepisti me, et ipsa decepta es. — Hélas ! ma fille, tu m’as trompé, et tu t’es trompée toi-même. » La fille de Jephté répond, dans le livret : « Fais-moi ce qui est sorti de ta bouche. » Le latin dit : « Si aperuisti os tuum ad Dominum, fac mihi quodcumque pollicitus es. — Si tu as ouvert ta bouche au Seigneur, fais-moi tout ce que tu as promis. » Je ne relève pas par pédantisme ces petites altérations du texte. À tort ou à raison, elles me semblent avoir une parenté avec les défauts du tableau. Bien entendu que, si c’est le hasard qui en est cause, ma remarque est non avenue.
Mais je ne veux pas quitter M. Lehmann comme ces gens qui s’en vont au plus vite dès qu’ils ont dit un méchant bon mot. Je jette en partant un dernier regard sur cette belle fille désolée, sur sa charmante sœur aux yeux noirs, dont le corps plie comme un roseau, sur ces deux statues éplorées dont le contour est si délicat ; et je me dis que la jeune main qui a rendu la douleur si belle, se consacrera tôt ou tard au culte de la vérité.
Un intérieur d’appartement gothique, de M. Lafaye, doit être remarqué avec éloge. Je trouve à côté un tableau de M. Schnetz qui n’a pas assez d’importance pour qu’on puisse parler dignement, à propos de si peu de chose, du talent de l’auteur. C’est à Notre-Dame-de-Lorette que nous verrons bientôt ses nouveaux titres à une réputation si bien méritée.
Le Martyre de saint Saturnin, de M. Bézard, est une composition importante, et qui a un grand mérite de dessin. On y sent la manière de M. Ingres et l’étude de l’école romaine. Mais il ne faut pas que l’école romaine fasse oublier à ceux qui l’admirent qu’après Raphaël est venu le Corrège, et que l’absence du clair-obscur, en donnant du grandiose, ôte du naturel. Que M. Bézard se souvienne de ce mot du grand Allegri : Ed io anchè son pittore.
Une Voiture de masques de M. Eugène Lami m’amuserait comme un vieux péché, quand bien même je n’aurais pas à constater dans son auteur un talent fin et distingué. J’aime mieux ce petit tableau que la Bataille de Hondscoote, dont le paysage est de M. Dupré. Cette toile, d’un effet bizarre, mais qui a bien aussi son mérite, perd à être vue au salon ; placée isolément, elle gagnerait beaucoup.
Je remarque un Site d’Italie de M. Jules Cogniet, et je m’arrête devant Le Dante de M. Flandrin. Le Dante est bien ; sa robe rouge est largement peinte ; son mouvement exprime le sujet ; j’aime la tête du Virgile, mais je n’aime pas ce bras qui retient son manteau, non à cause du bras, mais à cause du geste ; car on dirait que le manteau va tomber. En général, tout le tableau plaît ; c’est de la bonne et saine peinture. Les Envieux ne sont pas assez des envieux ; la première de ces figures est très belle, la seconde et la troisième, celle qui regarde le Dante, sont bien drapées ; mais la cinquième tête, correcte en elle-même, ne peut pas être celle d’un homme envoyé aux enfers pour le dernier et le plus dégradant des vices, celui de Zoïle et de Fréron. Ce front calme, cet air de noblesse, cette contenance résignée, appartiennent, si vous voulez, à un voleur ou à un faussaire, mais jamais à un envieux. M. Flandrin, qui, je crois, est encore à Rome, a un bel avenir devant lui. Son Berger assis est une charmante étude, qui annonce une intelligence heureuse de la nature, avec un air d’antiquité.
Dans le Saint Hippolyte de M. Dedreux il y a de la verve et de la vigueur. Les chevaux sont trop des chevaux anglais ; mais cela ne fait tort qu’au sujet, le tableau n’y perd qu’un peu de couleur locale, ce dont une palette bien employée du reste peut se passer sans inquiétude. Au-dessous du Saint Hippolyte est un bon Portrait de M. Jouy aîné. Je dois aussi citer avec éloge celui de Madame C. et de sa sœur, de M. Canzi. Il est d’une adroite ressemblance, et d’une gracieuse exécution.
C’est un très étrange tableau que celui de M. Brémond. Je voudrais en savoir le secret, car cette nature laide me répugne, et cependant cet ange debout, avec son auréole d’or, ou plutôt malgré l’auréole, me frappe et m’émeut. Singulier travail ! Pour imité, il l’est à coup sûr, mais il l’est si bien qu’il me trompe, et que je crois voir un vieux tableau. Je consulte encore mon livret, pour éclaircir mon impression, et je lis : « On dévala de la croix ce corps tout froissé que la Vierge… » Fi, M. Brémond, dévala ! quel vilain mot vous allez choisir ! Qu’est-ce que c’est donc que dévala ? Est-ce qu’on dévale ? et qui, juste Dieu ! Cet affreux mot me fait presque comprendre pourquoi votre Christ est si maigre et si vieux, et toute la recherche d’horreur que je vois dans votre tableau. Mais je continue : « Un ange, ému de la douleur de la Vierge, se place devant elle pour lui dérober la vue de la croix où son fils a été supplicié. » Ma foi, je ne sais plus que dire, car cette pensée me paraît belle, et elle appartient à M. Brémond, tandis que dévala est dans la Vie des Saints.
Je fais de vains efforts pour critiquer les toiles citoyennes de M. Court ; il est impossible d’en rien dire, pas même du mal. Quelle froideur dans cette signature de la proclamation royale ! Ce pauvre M. Dugas-Montbel, on l’a mis là aussi pourtant ; c’était le traducteur d’Homère, brave et digne homme, et très savant ; en quoi a-t-il pu offenser M. Court ? Mais je me rappelle de ce peintre une jolie Espagnole en mantille, et je vais regarder le tableau d’Isabey.
Cette toile mérite, à mon avis, des éloges sans restriction. L’exécution en est magnifique, et la conception tellement forte, qu’elle étonne au premier abord. J’ai entendu reprocher à l’auteur de n’avoir montré qu’une partie de son vaisseau. Rien n’est moins juste que cette critique, car c’est de cette disposition hardie que résulte toute l’importance de la scène. Si le tableau avait deux pieds de plus, et si on en voyait davantage, la composition y perdrait moitié. M. Isabey n’a pas fait cette faute, qui nuit à M. Le Poittevin. Aussi produit-il le plus grand effet, et cet effet est un tour de force. Quelle difficulté n’y avait-il pas à fixer l’attention sur ce mort, qu’on lance dans la mer par une fenêtre ! Et quelle autre difficulté à ce que la petite dimension et la position même du mort, attaché sur une planche, n’eussent rien de ridicule ! Qu’il était aisé d’échouer, et d’arriver à un résultat d’autant plus fâcheux, que la prétention eût paru plus grande ! M. Isabey a plus que réussi ; il a trouvé moyen d’être sérieux, là où bien d’autres auraient été mesquins. Quand on regarde ces flots houleux, battus par le roulis, ce ciel sombre, cette cérémonie imposante, tout cet appareil religieux, on se sent pénétré de tristesse. Je ne sais de quelle angoisse invincible on est saisi à l’aspect de ce cadavre, qui, enveloppé d’un linceul blanc, au bruit du canon et devant tout l’équipage, descend solennellement dans la mer ! Il semble que ce bâtiment va fuir, que cette planche va tomber, et que l’abîme, troublé un instant, va se refermer en silence.
Tous ceux qui ont lu la belle description de Constantinople, dans le Voyage en Orient, s’arrêtent avec intérêt devant le tableau de Mme Clerget ; la multiplicité des détails, l’étendue du Bosphore, présentaient de grandes difficultés. Elles ont été heureusement vaincues par le talent original et distingué de l’artiste ; ce tableau se fait remarquer par de vaporeux lointains, par la transparence des eaux et l’exactitude du panorama. La Vue du lac de Genève, du même auteur, présente le même genre de mérite ; on regrette qu’il soit placé dans la partie sombre de la galerie, ce qui nuit à l’effet qu’il devrait produire ; les ouvrages de Mme Clerget doivent fixer l’attention des amateurs, qui, en peinture, apprécient avant tout la vérité.
Le Far-niente de M. Winterhalter me plaît tellement, que je n’ose dire jusqu’à quel point. Ce n’est pas que j’aie peur de faire l’éloge d’un tableau où le talent me paraît évident ; mais je crains que les beaux yeux d’une certaine jeune fille qui est accoudée près d’une fontaine, ne m’aient tant soit peu tourné la tête. Cette jeune fille me semble admirable, et tout le reste à l’avenant. Des paysans sont couchés à l’ombre. Une femme, assise au pied d’un arbre, présente à son enfant un sein blanc comme le lait. Une autre, étendue au soleil, rêve ou s’endort, ou fait semblant ; tandis qu’un jeune pâtre indolent balance dans l’air une belle grappe de raisin qu’un enfant dévore des yeux. Plus loin un bosquet et des danses ; à l’horizon, la mer et le volcan. Vers la gauche, un jeune homme assis, la guitare à la main, fredonne une canzonette :
Io son ricco, è tu sei bella.
Nina mia, che vuoi di più ?
...........
Ci fosse Nemorino !
Me lo vorrei goder.
Ci fosse Nemorino !
Ce n’est peut-être pas cet air-là ; mais je me le figure parce que je l’aime, et que, malgré moi, je marie ce qui me plaît. Voyez-vous ce petit moinillon, qui retrousse son froc, comme il écoute ! Le petit drôle chante déjà au lutrin. Mais regardez ma belle paysanne. Elle est debout, le menton dans sa main ; quels yeux ! quelle bouche ! à quoi songe-t-elle ?
Si, si, l’avremo, cara.
Vous serez aimée et cajolée, autant qu’il vous plaira de l’être. Mais je m’en vais, crainte de prévariquer. Il est dangereux de s’ériger en juge, quand on n’est pas d’âge à être député.
L’Hiver de M. Cabat vient à propos, pour me sauver de la tentation. Il n’y a rien de plus calmant qu’une vieille femme morte de froid. Encore ne suis-je pas bien sûr que ce ne soit pas un bûcheron. Je ne reconnais pas, dans ce paysage, la touche ordinaire de l’artiste. C’est cependant le plus important qu’il ait exposé cette année. Si on le signait d’un nom flamand, même d’un nom célèbre, on pourrait s’y tromper.
Je regrette de n’avoir pas gardé une place distincte aux paysagistes, car je trouve tant de noms sous ma plume, que je suis sûr d’en oublier. Dans le premier salon, MM. Gué et Hostein doivent être cités honorablement ; dans la galerie, MM. Mercey, Jolivard et Bucquet, talens remarquables, ainsi que M. Joyant, qui a exposé de jolies vues vénitiennes ; MM. Rousseau, Danvin, Veillat, Corot, dont la Campagne de Rome a de grands admirateurs ; M. Paul Huet doit être mis à part ; ce serait plutôt en Angleterre qu’en France qu’on trouverait à qui le comparer. Je ne vois pas la nature aussi vague, mais il y aurait de l’injustice à ne pas reconnaître à ce jeune peintre une belle entente des grandes masses.
La mémoire, du moins, ne me manquera pas pour citer Mme de Mirbel. La patience unie au talent est une des premières vertus féminines, et c’était bien à elle qu’il appartenait de conserver en France l’art précieux de la miniature. Les deux portraits que Mme de Mirbel a envoyés cette année au salon, ont toujours cette grace et cette finesse qu’on est habitué à trouver dans les petits chefs-d’œuvre signés de son nom. Je remarque en même temps, dans la travée opposée, une miniature de M. Bell, d’un rare fini.
Le Réveil du Juste, de M. Signol, a le défaut d’être théâtral, et il n’y a pas de défaut plus dangereux, car il ne doit chercher que l’effet, et fausser les moyens. Que le décor et les trompe-l’œil demandent une main habile, j’en conviens, et je suis prêt à rendre justice aux toiles de fond de nos théâtres, quoique je sois fermement persuadé qu’avec cette splendeur d’entourage, il n’y a pas d’art dramatique possible. Mais composer un tableau de chevalet comme une scène de tragédie, c’est commettre une grande erreur. M. Signol a du talent, et je regrette d’être si sévère. Mais pourquoi séparer son tableau en deux, et lui donner un air de famille avec la dernière scène des Victimes Cloîtrées ? Son méchant qui sort de sa tombe est évidemment soutenu par une trappe, comme les nonnes de l’Opéra.
M. Granet est toujours lui, c’est-à-dire simple et admirable. Il est difficile de le louer d’une façon qui soit nouvelle. Le public préfère en général les Catacombes à la Sainte-Marie-des-Anges Je ne fais point de différence entre ces deux ouvrages, marqués tous deux du même cachet. Il y a une fierté singulière dans l’espèce d’inhabileté avec laquelle M. Granet peint les personnages de ses tableaux ; jamais on n’a mis tant de largeur dans les détails, ni tant de grandiose dans les petites choses. Je me souviens que, regardant un jour un petit tableau de bataille fait avec soin, je me demandais si, dans cette minutie scrupuleuse, il n’y avait pas beaucoup de convention. J’étais choqué de pouvoir compter jusqu’aux boutons des habits des soldats. Ne devrait-on pas, me disais-je, lorsqu’on enferme un grand espace dans une toile si resserrée, laisser supposer au spectateur que ce qu’on lui montre est à distance ? Un paysage, par exemple, ne devrait-il pas toujours être un lointain ? car, autrement, quelle apparence de vérité pour celui qui regarde ? Il lui semble être dans une chambre obscure, et voir la nature à travers un appareil microscopique. Cette réflexion m’est revenue en tête devant les ouvrages de M. Granet. Il n’y a point là de convenu, car ses tableaux veulent être vus à distance, comme s’ils étaient la nature même. Ce sont les seuls qui me fassent clairement comprendre que la réalité puisse être réduite, et que le talent produise l’illusion.
Il me semble qu’il doit y avoir dans la réputation de M. Granet, si juste, si calme, si incontestée, une leçon pour les artistes. Que de disputes, que de systèmes se sont succédés depuis dix ans dans les arts ! Sont-ils allés jusqu’aux oreilles de l’auteur de la Mort du Poussin ? Non ; il a sans doute fermé au bavardage la porte de son atelier ; il y est seul avec la nature, et sûr de lui, n’interroge pas. Ce serait un exemple à suivre, si tout le reste s’apprenait à ce prix.
Je ne suis pas grand partisan de la caricature en peinture, mais si la gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit, j’imagine que les gens qui s’arrêtent devant la Revue, de M. Biard, courront le risque de perdre leur gravité, et par conséquent de montrer quelle est la dose de leur esprit. Tout est parfait, depuis le serpent de village jusqu’au maire, et depuis l’officier qui conduit la troupe jusqu’à cette inimitable petite-fille, qui, l’œil au ciel, rouge et essoufflée, s’écarquille pour marcher au pas.
Le Carnaval à Rome, de M. Bard, a de l’entraînement et du mouvement. Le départ de la garde nationale, de M. Cogniet, mérite des éloges, quoique les tons trop coquets y fassent un effet mesquin. Le Tobie, de M. Balthazar, ne manque pas de délicatesse, mais l’ange qui l’accompagne est faible ; c’est une femme qui a posé.
Le Triomphe de Pétrarque, de M. Boulanger, annonce un progrès marqué dans son talent. C’est quelque chose de rare et de louable que de voir un jeune artiste, dont les débuts ont été vantés outre mesure, et qu’on a toujours essayé de gâter, ne se laisser prendre ni à la flatterie, ni à la paresse, et marcher sans relâche à la poursuite du mieux. Quand je pense aux éloges effrayans dont j’ai vu M. Boulanger entouré, et comme accablé dès ses premiers pas dans la carrière des arts, je me sens tenté de donner maintenant à son courage et à sa persévérance ces louanges qu’on prodiguait jadis à ses essais. Pour qu’un jeune homme résiste à une pareille épreuve, il faut que la voix de sa conscience parle bien haut et bien impérieusement. Je ne veux pourtant pas lui dire que son Pétrarque soit un chef-d’œuvre, vraisemblablement il ne me croirait pas ; mais c’est un ouvrage qui fait plaisir à voir, et qu’on regarde en souriant sans se demander ce qu’il y manque. Je pardonne de grand cœur à M. Boulanger ses chevaux à la Jules Romain, et la naïveté de ce sol jonché de fleurs, car j’aime à croire que plus il ira, moins il sera tenté d’imiter.
Quel beau sujet, du reste, et quelle journée ! Cet homme, vêtu d’une robe de pourpre, traîné sur un char triomphal, entouré de l’élite de la noblesse, des poètes, des savans, des guerriers, marchant au milieu d’une ville sur un tapis de roses effeuillées, suivi d’un chœur de jeunes filles et précédé par la Rêverie, applaudi, fêté, admiré de tous, et qu’avait-il donc fait pour tant de gloire ? Il avait aimé et chanté sa maîtresse. Ce n’était pas lui qu’on couronnait et qu’on menait au Capitole, c’étaient la douleur et l’amour. Les conquérans ont eu bien des trophées ; l’épée a triomphé cent fois, l’amour une seule. Pétrarque est le premier des poètes. Que se passa-t-il ce jour-là dans ce grand cœur ainsi récompensé ? Que regardait-il du haut de ce char ? Hélas ! sa Laura n’était plus ; il cachait peut-être une larme et il se répétait tout bas : Beati gli occhi che la vider viva !
Avant de descendre à la salle des sculptures, il ne faut pas oublier Mme Jaquotot ni les émaux de M. Kanz. C’est assurément un grand tort que de parler légèrement d’un tableau, et si j’ai eu ce tort dans cet article, je ne crois pas du moins avoir eu celui de parler trop légèrement d’un peintre. Mais quand il s’agit d’un travail aussi difficile, aussi pénible, que la peinture sur émail, il serait impardonnable de trancher au hasard. C’est le résultat de six ans d’études que M. Kanz apporte au salon, dans un cadre d’un pied de haut, qu’on a accroché contre une fenêtre. Pour faire un portrait sur émail, il faut vingt-cinq séances de deux heures chaque, et pendant que l’artiste travaille, le four, constamment échauffé, est prêt à recevoir le résultat de la séance, et à changer, par l’action chimique, toutes les couleurs, laborieusement choisies. Ainsi le peintre recommence son ouvrage autant de fois qu’il le livre au feu. Mais le résultat est indestructible ; c’est l’émail même qui devient portrait. M. Kanz doit à son père l’héritage d’un vrai talent. Il devra, je n’en doute pas, à sa rare persévérance, de se faire un nom dans l’art de Petitot.
Il n’y a qu’un seul mot à dire de la copie sur porcelaine que M. Jaquotot a faite de la Vierge au voile : c’est aussi beau que Raphaël.
Je remercie M. Etex de n’avoir pas fait dans sa Geneviève de ce raide et faux style gothique, qu’on veut donner pour supportable. La tête de sa statue est belle, le geste simple ; il y a de la grandeur. J’aime à voir sous ce corsage plat que c’est un être vivant qui le porte. Il était difficile de rester ainsi sur la lisière du gothique.
La statue de Bailly et celle de Mirabeau, par M. Jaley, ne manquent certainement pas de mérite. Je suis fâché qu’elles portent des habits, car il m’est impossible de comprendre le vêtement moderne en sculpture. Le Paria du même sculpteur a de la pensée.
Le lion en bronze de M. Barye est effrayant comme la nature. Quelle vigueur et quelle vérité ! Ce lion rugit, ce serpent siffle. Quelle rage dans ce mufle grincé, dans ce regard oblique, dans ce dos qui se hérisse ! Quelle puissance dans cette patte posée sur la proie ! et quelle soif de combat dans ce monstre tortueux, dans cette gueule affamée et béante ! Où M. Barye a-t-il donc trouvé à faire poser de pareils modèles ? Est-ce que son atelier est un désert de l’Afrique ou une forêt de l’Hindoustan ?
L’Anacréon de M. Lequien, la Baigneuse de M. Espercieux, ont de la grace ; mais ce sont des pastiches de l’antique. Il y a un sentiment naïf dans la Jeune fille de M. Lescorné ; les pieds nus qui sortent de la robe ne produisent pas un bon effet. J’aime la Renaissance de M. Feuchère, quoique ce soit encore un pastiche ; mais le sujet voulait que c’en fût un. L’Esclave de M. Debay plaît beaucoup au public, et le public se trompe bien plus rarement en sculpture qu’en peinture ; la forme le frappe. C’est une enfant de quinze ans qu’a représenté M. Debay ; par conséquent c’est une nature faible, encore indécise, et dont les proportions ne sont pas développées. Ce genre d’étude est nouveau en sculpture.
Le modèle de vase de M. Triqueti est une imitation curieuse. Le buste de la baronne de G…, de M. Ruoltz, est charmant. Je dois citer celui de Philippe V, de M. Lescorné ; celui de Mme de Fitz-James, de M. Foyatier ; et celui de Bellini, de M. Dantan. Le Chactas de M. Duret est une composition poétique, vraie d’expression, et belle d’exécution ; la tête est admirable.
J’arrive à la Vénus de M. Pradier, et j’avoue qu’il m’a été impossible de ne pas me presser d’y venir. Ce groupe me paraît si charmant, que j’aurais peur de commettre un sacrilége en disant ma pensée tout entière. Non-seulement je le trouve d’une parfaite exécution, mais la pensée m’en semble délicieuse. Cette Vénus, presque vierge encore, mais déjà coquette et rusée, qui se penche sur cet enfant boudeur, et l’interroge, capricieuse elle-même, sur un caprice léger : cette main qui se pose sur la tête chérie, plonge dans les cheveux, et invite au baiser ; cette bouche de l’enfant qui rêve, et refuse de répondre pour se faire prier ; ces petites jambes, vraies comme la nature, où le marbre semble animé ; tout m’enchante ; je me sens païen devant un si doux paganisme. Il y a là de quoi passer un jour, et oublier que la laideur existe. Pris seulement comme une étude, comme le portrait d’une femme et d’un enfant, ce marbre serait un morceau précieux, plein de grâce et de vérité. Car notez que, sauf la ligne grecque qui unit le nez avec le front, la Vénus est une femme de tous les temps et de tous les pays, ce qui, à mon sens, est un grand mérite ; mais je serais bien fâché que M. Pradier eût appelé son groupe autrement que Vénus et l’Amour ; car je vois là le parfait symbole de la Volupté et du Caprice, non de la Volupté grossière, ivre, échevelée, comme on nous la fait, mais délicate, sensuelle et un peu pâle, intelligente et pleine de désirs ; non du Caprice effréné, furieux, qu’un rien déprave, et que tout dégoûte, mais rêveur, jeune, avide de jouissance, tendre pourtant, et aimant sa mère, sa fraîche nourrice, la blanche Volupté.
Je remonte maintenant dans la salle, pour dire un mot des Pêcheurs de Robert.
J’ai vu que, dans plusieurs des articles qui ont été faits sur ce tableau, on demandait pourquoi tous les personnages y sont si tristes, et qu’on croyait en trouver la raison dans la crainte d’une tempête que le ciel, disait-on, présage. Le ciel est clair, et le paraîtrait plus, sans le voisinage de la toile de M. Hesse, dont les couleurs tranchées lui font tort. Les pêcheurs que Robert a peints sont des Chiojotes ; et le motif de leur tristesse, c’est qu’ils ont besoin pour vivre de deux sous par jour, à peu près, et qu’ils ne les ont pas tous les jours.
Les pêcheurs vénitiens n’ont point de lit ; ils couchent sur les marches des escaliers du quai des Esclavons. Ils ne possèdent qu’un manteau et un pantalon qui, le plus souvent, est de toile. Le manteau est court, d’une étoffe grossière, très lourde, brune, et ils le portent été comme hiver. L’été seulement, ils n’en mettent pas les manches, qu’ils laissent tomber sur leurs épaules ; le pêcheur assis dans le tableau a un manteau de cette espèce. C’est dans ce manteau qu’ils s’enveloppent pour dormir, se rapprochant le plus possible les uns des autres, afin d’éviter le froid des dalles. Il arrive souvent, surtout pendant le carême, que lorsqu’un d’eux s’éveille la nuit, il entonne un psaume à haute voix ; alors ses camarades se relèvent et l’accompagnent en parties, car ils ne chantent jamais à l’unisson, comme nos ouvriers ; leurs voix sont, en général, parfaitement justes, et d’un timbre très sonore et très profond ; ils ne chantent guère plus d’un couplet à la fois, et se rendorment après l’avoir chanté ; c’est pour eux l’équivalent d’un verre d’eau-de-vie ou d’une pipe. Quelques heures après, si un autre se réveille, ils recommencent. Leurs femmes, quand ils en ont, logent dans les greniers des palais déserts qu’on leur abandonne par charité. Elles ne se montrent guère qu’au départ ou au retour de la pêche, portant leurs enfans sur leurs bras, comme la jeune femme qu’on voit dans le tableau. Du reste ; ils ne mendient jamais, différens en cela du peuple de Venise et de toute l’Italie, où tout mendie, même les soldats. Leur contenance a beaucoup de gravité, et l’étoffe dont ils sont vêtus ajoute à leur aspect sévère, par ses plis rares et immobiles ; leurs poses sont souvent théâtrales, comme on peut le voir dans le tableau par celle de l’enfant qui déploie les filets. Leur seul moyen de subsistance est la pêche des huîtres et des poissons de mer, qui sont excellens dans l’Adriatique, mais qui se vendent à très bon marché. Quoique leur misère soit profonde, ils sont très honnêtes et ne commettent jamais aucun désordre. Il est bien rare qu’on entende parler d’un vol dans la ville, dont les rues, véritable labyrinthe, faciliteraient tous les attentats. Les seuls voleurs à Venise sont les marchands, qui en sont aussi la seule aristocratie.
Tels sont, à peu de chose près que j’oublie peut-être, les pêcheurs vénitiens ; les Chiojotes sont beaucoup plus pauvres, car le lieu qu’ils habitent, situé à quelque distance de la ville, est loin de leur fournir les occasions des petits gains partiels dont les autres font leur profit.
J’étais à Venise, il y a deux ans, et me trouvant mal à l’auberge, je cherchais vainement un logement. Je ne rencontrais partout que désert ou une misère épouvantable. À peine si, quand je sortais le soir pour aller à la Fenice, sur quatre palais du grand canal, j’en voyais un où, au troisième étage, tremblait une faible lueur ; c’était la lampe d’un portier qui ne répondait qu’en secouant la tête, ou de pauvres diables qu’on y oubliait. J’avais essayé de louer le premier étage de l’un des palais Mocenigo, les seuls garnis de toute la ville, et où avait demeuré lord Byron ; le loyer n’en coûtait pas cher, mais nous étions alors en hiver, et le soleil n’y pénètre jamais. Je frappai un jour à la porte d’un casin de modeste apparence, qui appartenait à une Française, nommée, je crois, Adèle ; elle tenait maison garnie. Sur ma demande, elle m’introduisit dans un appartement délabré, chauffé par un seul poêle, et meublé de vieux canapés. C’était pourtant le plus propre que j’eusse vu, et je l’arrêtai pour un mois ; mais je tombai malade peu de temps après, et ne pus venir l’habiter.
Comme je traversais la galerie pour sortir de ce casin, je vis une jeune fille assez jolie, brune, très fraîche, qui portait un plat. Je lui demandai si elle était parente de la maîtresse de la maison, et à qui était destiné ce qu’elle tenait à la main. Elle me dit que c’était pour un locataire français qui habitait, au second, une petite chambre près d’un autre Français. « Et quand je demeurerai ici, lui demandai-je encore, me ferez-vous aussi à déjeuner ? » Elle répondit en faisant claquer sa langue sur ses dents, ce qui veut dire non en vénitien. « Fort bien, lui dis-je ; et quel est ce Français privilégié qui sait se faire servir tout seul ? C’est donc quelque grand personnage ? — Non, répliqua-t-elle ; c’est M. Robert, un peintre que personne ne connaît. — Robert ! m’écriai-je, Léopold Robert ? Peut-on le voir ? où est son atelier ? — Il n’en a point, puisqu’il n’a qu’une petite chambre ; on ne peut pas le voir ; jamais personne ne vient. »
Je demandai, quelques jours après, à M. de Sacy, consul de France, si l’on pouvait obtenir de Robert la permission de le voir un instant ; M. de Sacy me répondit que je ne serais pas reçu si j’y allais, à moins que je ne fusse connu de lui ou de l’ami qui demeurait avec lui ; mais que si je voulais faire une demande, elle serait accueillie avec bonté. Ma démarche n’eut pas de suite, et je ne voulus pas insister, de peur d’importuner le grand peintre. Mais jamais, depuis ce temps-là, je n’ai passé sur le petit canal qui baignait les murs de la maison, sans regarder les fenêtres avec tristesse. Cette solitude, cette crainte du monde, qui fuyait même les compatriotes, non par mépris, mais par ennui sans doute ; ce mot : « que personne ne connaît ; » cette misère du casin, que le soin et la propreté même faisaient ressortir ; tout me pénétrait et m’affligeait à cette époque, Léopold Robert terminait son Départ pour la pêche.
Ah ! Dieu ! la main qui a fait cela, et qui a peint dans six personnages tout un peuple et tout un pays ! cette main puissante, sage, patiente, sublime, la seule capable de renouveler les arts et de ramener la vérité ? cette main qui, dans le peu qu’elle a fait, n’a retracé de la nature que ce qui est beau, noble, immortel ! cette main qui peignait le peuple, et à qui le seul instinct du génie faisait chercher la route de l’avenir là où elle est, dans l’humanité ! cette main, Léopold, la tienne ! cette main qui a fait cela, briser le front qui l’avait conçu !