Le Sahara, le Soudan central et les chemins de fer transsahariens/01
Les nations européennes n’ont eu longtemps, en Afrique, des établissemens que sur les rives de la mer. Leur action s’arrêtait, en général, à 300 ou 400 kilomètres de la côte ; très exceptionnellement, elle s’étendait à 700 ou 800 kilomètres. Nous-mêmes en Algérie ne faisions pas exception à cette règle.
Depuis un quart de siècle, l’ambition est venue à l’Europe de pénétrer complètement ce continent et de le soumettre entièrement à son influence. C’est dans l’Afrique australe et l’Afrique équatoriale que, en dehors des simples voyages d’explorateurs, cette œuvre de pénétration politique et économique s’est d’abord ébauchée ou accomplie. Les Boers, fuyant la domination des Anglais, ont remonté loin dans l’intérieur ; les Anglais, attirés par les mines de diamant et d’or, les y ont rapidement suivis et ont poussé, en partant du Cap, jusqu’au Tanganyka, installant, tout récemment, aux environs de ce grand lac des exploitations de mines de cuivre. C’était de plus de 20 degrés qu’ils remontaient ainsi vers le nord par une marche ininterrompue.
Au centre du continent, les Belges, suivant le cours du Congo et de ses principaux affluens, ont soumis toute une immense région à un système de cueillette méthodique des richesses végétales et animales spontanées, notamment du caoutchouc et de l’ivoire. Les Français s’efforcent, un peu plus au nord, d’imiter les Belges, puis, dans l’ouest africain tropical, prolongeant la poussée qu’avait commencée Faidherbe, il y a près de cinquante ans, ils ont avancé et ont établi des postes jusqu’aux deux tiers à peu près du continent, ne s’arrêtant qu’au point de contact avec les Anglais, qui, par la vallée du Nil, descendaient du nord-est.
Ainsi, de tous côtés, le continent africain était l’objet d’un travail de pénétration et d’assujettissement à l’Europe, sauf d’un seul côté, celui du nord central et du nord occidental. Aucun effort n’était fait du milieu du bassin de la Méditerranée pour effectuer une jonction avec le centre de l’Afrique, pour y constituer à la fois une ligne de communication permanente et une continuité de domination européenne. Et, cependant, c’est seulement par le nord que le continent noir peut être mis en relations étroites et rapides avec l’Europe, et que les possessions européennes d’Afrique peuvent être rattachées directement aux capitales des puissances qui colonisent ce continent, Paris, Londres, Bruxelles, Berlin.
Pourquoi négliger ainsi la voie directe et courte, s’obliger à d’énormes détours, causant des retards prolongés ? Le Sahara, ou plutôt la superstition du Sahara, en était la seule cause. Cette immense étendue, que l’on a l’habitude de regarder comme un désert de sable brûlant et mouvant, déconcertait les imaginations européennes ; elle les jetait dans un effroi semblable à celui qu’éprouvèrent les anciens navigateurs quand, sortis des Colonnes d’Hercule, portes de la Méditerranée, ils venaient à perdre de vue la terre : aux uns et aux autres, il semblait que l’abîme et une mort certaine et horrible les attendissent.
Cependant, depuis les temps historiques, les relations de l’Europe avec le centre de l’Afrique se sont toujours effectuées par la voie terrestre naturelle et directe, du nord au sud, c’est-à-dire à travers le Sahara. Aujourd’hui même, quoique la prise de pos cession par une nation européenne de la plus grande partie de la Berbérie et la suppression d’une des branches importantes de l’ancien commerce, le trafic des esclaves, aient désorganisé et détourné de leur cours les relations traditionnelles entre la Méditerranée et le Soudan, le Sahara est encore parcouru chaque année par des dizaines de milliers d’hommes et des dizaines de milliers de chameaux. A bien des reprises, les explorateurs européens, et parmi eux quelques-uns du plus haut mérite scientifique, l’ont traversé d’un bout à l’autre : notre Caillé, de Tombouctou au Maroc, dès 1828, par un tracé que, plus de cinquante ans après, un Allemand, le docteur Lenz, suivait presque de nouveau en 1880 ; à l’autre extrémité, un peu avant Caillé, l’Anglais Clapperton, en 182i, avec plusieurs compatriotes, gagnait Kouka, la plus grande ville sur le bord du Tchad, de Tripoli, par la route la plus courte et la plus directe, trajet que Monteil refaisait, en sens opposé il y a peu d’années ; en 1850, le plus illustre et le premier par rang de mérite des explorateurs sahariens, Barth, en prenant d’abord le tracé oriental de Tripoli à Mourzouk, obliquait ensuite vers l’ouest et, à partir du 23e degré, traversait le Sahara central en longeant l’Air et arrivait à Zinder, à l’ouest du Tchad ; une quarantaine d’années après, un autre voyageur allemand, de Bary, refaisait en sens inverse à peu près le même trajet ; d’autres voyageurs parcouraient soit le Sahara, soit le Soudan central dans d’autres directions ; Rohlfs, en 1864, de Tripoli, rejoignait la côte atlantique méridionale du Maroc en passant par In-Salah ; Nachtigall, en 1872, explorait la zone qui s’étend de Kouka sur la rive occidentale du Tchad jusqu’au Nil, en passant par el-Abesh, capitale du Ouadaï, et el-Obéid, capitale du Kordofan. En plus de ces traversées d’outre en outre, soit du Sahara, soit du Soudan central, on peut dire que toute une nuée d’explorateurs a poussé des pointes hardies dans diverses contrées de la région saharienne, Duveyrier notamment et nombre d’autres voyageurs français. Or, si quelques-uns de ces hommes entreprenans sont morts assassinés, comme Flatters et le lieutenant Palat, on n’a pas entendu dire qu’un seul ait été englouti par le sable ou soit mort de la soif ou de la faim ou de maladies dues au climat.
La crainte superstitieuse du Sahara ne paraît donc reposer sur aucun fait positif ; dans cette immense région, la nature, sinon les hommes, se montre moins redoutable que la légende ne le fait croire. Aussi bien, l’image que le mot de Sahara suscite dans la généralité des esprits correspond-elle très peu à la réalité. Nous l’avons déjà démontré dans un précédent article, où nous examinions, à la suite des extensions de nos possessions africaines et des incidens de Fachoda, la possibilité et l’utilité de l’exécution du chemin de fer transsaharien et où nous concluions à l’urgence de l’exécution de cette grande œuvre[1]. Nous allons revenir sur ce grand sujet, en l’étudiant avec des documens nouveaux. Ils sont assez nombreux et jettent une nouvelle clarté sur ces questions d’un intérêt capital pour la civilisation et, surtout, pour la France. Quel est l’avenir du Sahara ? Quel est l’avenir du Soudan central ? Quelles facilités offre la nature des lieux pour relier la Méditerranée au centre de l’Afrique par une ou plusieurs voies ferrées ? Quelles espérances donnent cette même nature des lieux et la nature des hommes pour la rémunération de pareilles entreprises ?
Parmi les documens nouveaux où nous allons puiser des renseignemens précis, citons d’abord deux ouvrages de la plus haute importance : l’un, le livre de M. Foureau, Mission saharienne Fourreau-Lamy, D’Alger au Congo par le Tchad[2] ; l’autre, la Chute de l’Empire de Rabah, de l’administrateur colonial Gentil[3]. Outre ces deux volumes, qui ont une importance prépondérante, d’autres relations récentes de voyages et de conquêtes présentent aussi de l’intérêt, par exemple celle du capitaine Joalland, qui a parcouru tout le rectangle de 360 à 400 kilomètres de longueur, faisant partie de nos possessions, du sultanat de Zinder et toute la rive septentrionale et orientale du lac Tchad, notamment le Kanem[4].
Il sera utile de rapprocher les observations recueillies par ces explorateurs, ayant un but officiel précis, de celles des voyageurs antérieurs, notamment des informations si précieuses de Barth, celui de tous les hommes ayant parcouru ces régions de l’Afrique qui était pourvu de la plus forte préparation scientifique, qui y a fait le séjour le plus prolongé et leur a consacré l’ouvrage à la fois le plus étendu et le plus méthodique[5]. Nous pouvons dire dès maintenant que, à cinquante années de distance, sauf des différences tenant aux diversités des saisons et surtout aux troubles prolongés et profonds du Soudan central depuis les ravages du conquérant noir Rabah, les renseignemens et les descriptions de nos explorateurs récens ne contredisent aucunement les données du célèbre voyageur allemand de 1850 à 1855 ; pour qui sait lire, comparer et réfléchir, ils les confirment dans leurs traits généraux.
Ce que nous demanderons à tous ces documens, aux récens comme aux anciens, ce ne sont pas des appréciations générales ou des conclusions ; ce sont seulement des constatations de faits, des descriptions précises de la nature des lieux et de celle des hommes. Un explorateur est un informateur ; il dit ce qu’il a vu, et la confiance que l’on peut avoir en lui dépend du soin méticuleux qu’il prend de rassembler des données positives. La coordination de ces données, les conclusions qu’il convient d’en tirer ne rentrent pas dans sa tâche, et, parfois, excèdent sa compétence. Un explorateur, homme d’action et d’endurance physique et morale, ne peut être ni un ingénieur, ni un économiste, ni un homme politique ; il n’a le plus souvent qu’une préparation insuffisante à ces trois points de vue, surtout aux deux premiers. Les divers incidens du voyage, son état de santé ou de maladie peuvent, en outre, influer sur son humeur et sur ses jugemens généraux ; ils n’influent pas, au contraire, ou influent moins sur ses relevés de faits positifs et précis.
Depuis un quart de siècle, l’on projetait en France la traversée du Sahara central, d’Ouargla au lac Tchad, soit du 33e degré de latitude nord au 14e. La seconde moitié de cet itinéraire environ, du 23e degré à Zinder, dans le Soudan, un peu au-dessous du 14e degré et de cette ville au Tchad, avait été effectuée, en 1850, par Barth ; puis la même ligne à peu près avait été parcourue en 1877, par un autre voyageur allemand, de Bary ; mais tous les deux avaient fait l’autre moitié de la traversée par la Tripolitaine et le Fezzan. Le colonel Flatters, en 1881, dans son second voyage, si cruellement interrompu, était arrivé au-delà du 24e degré, quand il fut assassiné, avec la plus grande partie de son escorte, à un endroit que l’on a nommé longtemps Bir-el-Gharama et que l’on a reconnu depuis être le puits de Tadjenout. Les rares survivans de cette seconde expédition Flatters, n’ayant pu sauver ses papiers et n’ayant pas une capacité ou une compétence propre qui leur permît de rapporter des informations personnelles dignes de foi, il en résultait que le quart à peu près de la ligne droite entre le sud de l’Algérie et le Soudan, à savoir : toute la partie du trajet s’étendant entre les environs de Timassânine, vers le 28e degré nord, et Issala, vers le 22° et demi, soit un intervalle de 5 à 6 degrés environ, échappait à toute connaissance des Européens. Il s’agissait, à la fois, de combler cette lacune et de montrer qu’un groupe de Français, voyageant ostensiblement en mission officielle, pouvait traverser d’outre en outre le Sahara central.
Si la France avait les habitudes de l’Angleterre et de la Russie, elle ne se serait pas endormie dix-sept ans sur le désastre de la seconde mission Flatters en 1881. La destruction, grâce à la trahison d’un guide et à l’excès de confiance du chef, d’une mission qui ne comprenait qu’environ quatre-vingts personnes, presque tous soldats indigènes ou chameliers sahariens, n’eût pas été considérée comme un événement qui dût nous interdire définitivement la traversée du Sahara et l’accès, par cette région, du Soudan central. Telle est, cependant, notre légèreté, que cet incident, triste sans doute, mais tout secondaire, découragea notre gouvernement et qu’on renonça, en quelque sorte pour toujours, à tenter une épreuve nouvelle, avec une préparation plus méthodique qui, l’expérience l’a prouvé, en eût assuré le succès.
Il se trouvait, dans le sud de la province de Constantine, un colon algérien, à l’esprit fort entreprenant et au caractère vigoureusement trempé, M. Fernand Foureau, qui rêvait de reprendre, dans des conditions meilleures, l’expédition Flatters. L’administration française s’étant interdit les grands desseins et les hautes visées, il dut se contenter d’explorations souvent renouvelées dans un rayon de 6 ou 700 kilomètres au sud et au sud-est de Ouargla. De 1884 à 1896, avec des missions données par le ministère de l’Instruction publique, il explora presque en tout sens la contrée comprise dans ce rayon ; il parcourut ainsi, en neuf voyages, 21000 kilomètres dont 9000 en pays nouveaux. Ces tournées le familiarisaient avec le désert et ses habitans ; il connut à fond les Chambba et, autant qu’on peut les connaître, les Touareg.
Il est probable que les précieuses facultés de M. Foureau et la lente et méthodique préparation qu’il s’était donnée pour une exploration importante et décisive eussent été vaines, sans un incident de nature, en soi, secondaire. Il mourut, vers 1897, un homme méritant et modeste, ayant fait une très honorable carrière professionnelle, sans que les regards du grand public se soient jamais portés sur lui, M. Renoust des Orgeries, ancien inspecteur général des ponts et chaussées. Il faisait, depuis quelques années, partie du Comité de l’Afrique française, qui a pris une si grande part dans l’occupation d’un vaste morceau du continent africain par la France. On apprit à sa mort qu’il avait fait à la Société de géographie de Paris un legs de 250 000 francs pour « favoriser les missions qui, à l’intérieur de l’Afrique, peuvent contribuer à faire un tout homogène de nos possessions actuelles de l’Algérie, du Soudan et du Congo. »
On était, en 1897, revenu à une période de ferveur coloniale : la médiocre convention de 1890 entre la France et l’Angleterre, qui nous arrêtait quasi à la limite inférieure du Sahara ou, tout au plus, nous cédait une étroite lisière du Soudan central était proclamée insuffisante par l’opinion française. La région du lac Tchad était l’objet d’efforts méthodiques de nos explorateurs et de nos colonnes venant de l’est et du sud. L’idée vint d’y diriger aussi une troisième mission par la voie du nord et de faire effectuer entre elles sur les rives de ce lac, plus célèbre que connu alors, une jonction consacrant l’unité de nos possessions africaines, et soudant, par une démonstration matérielle éclatante, nos trois tronçons, le septentrional, à savoir l’Algérie-Tunisie, l’occidental, à savoir le Sénégal et nos provinces du Niger, le méridional enfin, c’est-à-dire notre Congo et les régions de l’Oubanghi et du Chari.
Le legs de M. Renoust des Orgeries tombait à point ; certes 250 000 francs ne devaient pas suffire à la tâche, et il est probable que l’on a dépensé une somme triple, sinon quadruple ; mais diverses sociétés, en particulier le Comité de l’Afrique française, des particuliers même, enfin une subvention du ministère de l’Instruction publique et l’entretien, naturellement, par le ministère de la Guerre de la petite troupe qu’il avait constituée en escorte à la mission s’ajoutèrent au legs de l’ancien inspecteur général des ponts et chaussées et couvrirent les frais de la traversée du Sahara central.
M. Foureau était tout indiqué pour être le chef de la mission ; on lui adjoignit comme chef de l’escorte un officier de beaucoup de mérite, ayant longtemps résidé à El-Goléa, à l’extrême sud de notre Algérie, et ayant développé son goût et ses connaissances des choses d’Afrique par des voyages au Congo, au Cap et au Transvaal, le commandant Lamy.
On devait avoir à lutter contre les obstacles provenant de la nature et les obstacles provenant des hommes ; les premiers étaient inconnus et difficilement appréciables, puisque le quart central du trajet n’avait jamais été fait par un Européen ; l’expérience devait démontrer que ces obstacles de la nature avaient été grossis par l’imagination. Les difficultés provenant des habitans étaient plus mesurables. Flatters avait échoué dans sa seconde exploration, en partie par trop de confiance, puisque lui et presque toute sa petite troupe furent massacrés par trahison, en partie aussi, cependant, par l’insuffisance de son escorte. Eût-il échappé au guet-apens du puits de Tadjenout qu’il est douteux qu’avec l’effectif insignifiant de sa mission, il eût pu triompher de la mauvaise volonté des gens de l’Aïr et de ceux de Zinder, que nous n’occupions pas alors.
Dans sa première mission, qui ne fit, il est vrai, qu’explorer les confins extérieurs de notre Algérie, la marche voisine, en quelque sorte, de notre Algérie orientale, le colonel Flatters n’était accompagné que de 30 cavaliers à méhari (chameaux de course) et de 50 chameliers pris parmi les Chambba d’Ouargla. L’effectif de sa seconde expédition, sans être plus nombreux, contenait une proportion plus élevée d’hommes de guerre : à 32 Chambba et Larbaa on avait joint 46 volontaires, tirés des régimens indigènes. Cette petite troupe était encore fort inférieure au nombre qu’eût requis la prudence : au début, Flatters avait bien demandé une escorte de 200 hommes pris dans nos régimens indigènes ; mais la Commission supérieure du Transsaharien, influencée par quelques esprits timides, avait considéré que, avec une pareille force, l’exploration eût dégénéré en une « véritable expédition militaire, perdant le caractère pacifique qui convient à une mission scientifique. » C’est avec ces raisonnemens qu’on fait avorter les projets les mieux conçus et que l’on perd les empires. L’imbécillité de ces membres de la Commission supérieure a certainement privé la France, pour toujours, d’un des plus beaux morceaux de l’Afrique ; car, si Flatters fût arrivé au Tchad, en 1882 ou 1883, il est fort probable que nous aurions, dans notre lot de ce continent, sinon le royaume de Sokoto, tout au moins celui du Bornou, qu’un détachement anglais vient d’occuper, il y a quelques mois.
Craignant que l’exploration ne fût ajournée, s’il insistait pour avoir 200 hommes de troupe, le malheureux Flatters proposa lui-même de réduire son escorte aux proportions dérisoires que nous venons d’indiquer.
Il ne fallait pas recommencer cette faute. Cette fois, les précautions furent bien prises et l’exploration fut très judicieusement préparée.
La mission se composait, outre M. Foureau, son chef, de quatre membres civils : quant à l’escorte de la mission, elle comprenait, outre le commandant Lamy, dix officiers, dont deux médecins, 213 tirailleurs algériens, 51 tirailleurs sahariens, 43 spahis algériens, un sous-officier d’artillerie ; au total, avec le commandant Lamy, 289 hommes de troupe, dont 39 Européens et 250 indigènes. La petite cavalerie de la mission se composait de 13 chevaux de spahis, et 12 d’officiers ou membres civils, au total 25. Les hommes de troupe étaient montés à chameau ; mais, par l’épuisement et la disparition de ces bêtes de charge, ils durent faire à pied la dernière partie du trajet. L’approvisionnement de munitions consistait en 200000 cartouches pour l’infanterie ; les spahis avaient, en outre, leur réserve à part ; une section d’artillerie, dont le personnel est compris dans les chiffres donnés plus haut, emmenait deux pièces de canon Hotchkiss de 42 millimètres, avec une provision de « 200 coups par pièce, un certain nombre d’artifices et une grande quantité de pétards de mélinite[6]. »
Ainsi, mission et escorte comptaient 293 hommes ; il fallait à tout ce monde un nombre considérable de bêtes de somme et à celles-ci un chiffre respectable de gens de service, chameliers et autres. Le convoi se composait d’un millier de chameaux ; on avait engagé, en plus de l’effectif ci-dessus, une vingtaine de Chambba montés à méhari, guides, éclaireurs, chasseurs, une quarantaine d’autres indigènes à titre de sokhrars, c’est-à-dire chameliers, non pas qu’ils dussent suffire pour le nombre énorme de bêtes ; mais ils devaient former les tirailleurs au métier, nouveau pour eux, de conducteurs de chameaux. Trois mokkadem de la zaouïa des Tidjani, personnages religieux d’une influente confrérie musulmane algérienne, assez dévouée à la France, s’étaient joints aussi à l’expédition, ce qui portait au-delà de 330 le personnel militaire ou civil ; voilà quel était l’effectif propre de la mission et de son escorte. Elle était accompagnée, en outre, de ce que M. Foureau appelle « les convois libres, » qui ne laissaient pas que d’être importans : un indigène des Beni-Thour, notamment, s’était engagé à fournir toute la viande nécessaire à la mission jusqu’à Timassânine ; « il marche donc de conserve avec nous, dit M. Foureau, poussant le troupeau de chameaux qui constitue son approvisionnement, la seule viande que nous absorberons pendant bien longtemps. Chaque soir, quelques fractions des convois libres dont j’ai parlé plus haut nous rejoignent et font route commune à l’avant ou à l’arrière du convoi[7]. »
A combien de gens et de bêtes montaient ces convois libres ? Nous ne trouvons à ce sujet nulle indication ; mais il est probable qu’ils ajoutaient bien 200 ou 300 chameaux et une cinquantaine d’hommes à l’effectif de la mission, ce qui en portait le total à 1200 ou 1300 chameaux et à environ 400 hommes, au moins pendant la première partie du trajet.
Si nous tenons à fixer ces chiffres, c’est qu’ils ont une grande importance pour se rendre compte des ressources du pays parcouru ; on se trouve en présence, en effet, d’une véritable expédition qui va traverser sur un parcours d’environ 2 500 kilomètres, depuis Ouargla, une des contrées réputées les plus arides du globe ; si cette contrée était vraiment aussi désolée et dénuée de tout que la fait la légende, il est certain que jamais une colonne aussi nombreuse, ne pouvant aucunement se disséminer à cause du danger d’attaque, n’eût pu arriver au but.
On avait pris, il est vrai, de sages précautions pour aider au ravitaillement de la mission et de son escorte. Le capitaine, — depuis commandant, — Pein avait été envoyé, avec un goum de 120 indigènes et de 50 spahis sahariens, occuper l’oasis extra-algérienne de Timassânine, située à quelque 400 ou 450 kilomètres au sud de Ouargla et bien plus méridionale que Ghadamès, qui se trouve dans son est, avec la charge de se tenir toujours en contact avec la mission et de lui amener des convois d’approvisionnement. Le capitaine Pein établit même un poste temporaire de 50 ou 60 hommes, sensiblement plus au sud encore, à Amguid[8], qui était indiqué jadis, comme le terminus de la première section du Transsaharien et qui se trouve à 600 mètres d’altitude aux abords du plateau central du Sahara. Le contact fut maintenu entre le capitaine Pein et la mission saharienne, et des convois furent transmis par celui-ci à celle-là jusqu’à In-Azaoua, point d’eau situé bien au-delà du milieu du Sahara. C’est là que le lieutenant de Thézillat, commandant le dernier convoi envoyé d’Algérie, rejoignit la colonne Foureau-Lamy ; au lieu de le renvoyer vers le nord, on jugea plus prudent de l’adjoindre avec sa petite troupe à la colonne pour marcher sur le Soudan.
Ainsi, la traversée soit de la moitié, soit des deux tiers environ du désert fut accomplie par divers petits convois, commandés par des officiers français avec escorte, pour rejoindre le corps principal, lui apporter des courriers et l’approvisionner. Comme ces petits convois de ravitaillement ne suivirent pas toujours exactement la même route que la mission Foureau, qui les précédait, il en résulte la connaissance d’autres trajets partiels et des renseignemens précieux qui s’ajoutent à ceux de la mission elle-même ; il se dégage, par exemple, des relations du capitaine Pein, qu’il a traversé des districts mieux pourvus en ressources naturelles que ceux qu’a parcourus M. Foureau[9].
A partir d’In-Azaoua, qui est un peu au-dessous d’Assiou, c’est-à-dire du 21e degré, d’après la carte détaillée de Barth, la mission saharienne resta sans relations aucunes avec le nord.
D’après les renseignemens fournis et que nous avons résumés, la colonne, forte ainsi, avec les convois libres, d’environ 400 hommes et de 1 200 à 1 300 chameaux, abondamment munie de cartouches, de provisions pour les deux canons, de dynamite et de mélinite, était admirablement préparée pour résister à toute attaque des nomades du désert, gens habituellement armés de lances. Mais il fallait que cette troupe nombreuse, avec tous ses bagages qui, outre les munitions, comprenaient de nombreux objets d’échange, verroteries, cotonnades, etc., traversât tout le Sahara, c’est-à-dire une immensité, que l’on se figure toute de sable mouvant et sans eau, qui, à tout le moins ne compte guère de population fixe et n’offre aucunes réserves alimentaires. Évidemment, si le Sahara était conforme à l’idée que s’en fait le vulgaire, cette traversée eût été absolument impossible. Avant d’être arrivés au quart du trajet, les 400 hommes et les 1200 à 1 300 chameaux seraient morts de faim et de soif. Les convois de ravitaillement, en effet, si utiles qu’ils fussent, surtout peut-être pour apporter et remporter des nouvelles et maintenir le moral, ne pouvaient amener que quelques vivres, une partie seulement des vivres destinés aux hommes ; puis, à partir même d’In-Azaoua, ils cessèrent tout à fait ; ils n’apportaient rien pour les bêtes, d’autant qu’ils avaient à se suffire à eux-mêmes.
Si la traversée du fameux désert a donc pu s’effectuer et quasi sans aucune perte d’hommes, c’est que le Sahara, comme on va le voir, est tout à fait différent de ce qu’on l’imagine. Supposez, dans une de ces provinces, comme il s’en trouve beaucoup dans tous les pays d’Europe, même les plus florissans, sur le plateau central de la France, par exemple, une troupe de 380 à 400 hommes, se présentant avec un convoi de 1 200 à 1 300 bœufs ; il est clair qu’il serait très malaisé à cette troupe marchant rapidement, conduite par des guides peu fidèles, entourée d’une population clairsemée et hostile, de trouver sa nourriture ; sur le plateau du Larzac notamment, où l’on vient d’établir un vaste camp, et il est en France bien d’autres contrées qui ne sont pas plus favorisées, une pareille troupe, si elle ne pouvait puiser qu’aux ressources naturelles directes et immédiates du pays, pâtirait sérieusement de la faim et de la soif, car il ne s’y trouve pas d’eau courante et les mares y sont rares et pauvres.
Il n’y a donc nullement à s’étonner que dans le Sahara cette colonne, relativement énorme, se soit trouvée en proie à de grandes difficultés. Nous n’avons pas à les retracer ; ce n’est pas l’objet de cette étude ; elles ont été décrites éloquemment dans un rapport fait par M. Liard, au nom de l’Académie des Sciences morales et politiques, qui a décerné à M. Foureau le plus grand prix dont elle disposât ; mais si graves fussent-elles, elles ont été surmontées, sans pertes d’hommes, à quelques unités près, répétons-nous ; cela fait honneur, sans doute, au talent des chefs, à l’endurance et à la discipline de la troupe ; mais cela prouve, d’autre part, que cet immense pays, dont la réputation est si mauvaise, offre plus de ressources et présente moins d’obstacles qu’on ne lui en attribue.
La mission saharienne est partie le 23 octobre 1898 de Ouargla ou plutôt de Sédrata, petite oasis, toute voisine de la première, mais plus salubre, aux environs du 32e degré nord. Le 24 février 1899, c’est-à-dire quatre mois après sa mise en marche, elle arrivait à Iferouane, le premier village de l’Aïr, vers le 19e degré ; les deux tiers de la traversée du Sud-Algérien au Soudan avaient ainsi été accomplis. Dans l’Aïr, on se trouvait en contrée de nature propice et facile, habitée par des populations fixes ; mais là surgirent les difficultés politiques ; engluée dans des négociations sans fin, trompée par des promesses sournoises, la mission fut retenue inactive quatre-vingt-dix jours à Iferouane, qu’elle quitta le 25 mai 1899 ; après avoir fait quelques étapes pour se rendre dans les villages plus méridionaux de la même contrée, à Aguellal, Aoudéras, enfin à la capitale Agadez, elle fut de nouveau immobilisée par les mêmes causes, ne pouvant définitivement quitter Agadez que le 17 octobre, près d’un an après être partie des environs de Ouargla ; elle avait été contrainte de rester environ huit mois dans l’Aïr, dont la traversée ne lui eût pas demandé plus de quinze jours à trois semaines, sans les manœuvres dilatoires des Touareg qui y dominent. Elle ne mettait que quinze jours pour se rendre d’Agadez à Zinder, première et fort importante ville du Soudan, où elle arrivait le 2 novembre 1899. En définitive, la marche depuis les environs de Ouargla avait duré moins de cinq mois et l’immobilisation inutile dans l’Aïr plus de huit mois.
Cette durée de cinq mois de marche effective pour la traversée effective du Sud-Algérien au Soudan eût elle-même pu être fort abrégée. Mais, d’une part, il ne s’agissait pas, comme le remarque M. Foureau, d’effectuer un raid ; il fallait étudier le terrain ; la mission fit aussi quelques crochets volontaires qui la détournaient de la direction indiquée. Le 20 novembre, M. Foureau part pour une excursion de quatre jours dans un intérêt géologique pour « retrouver le gisement en place de certains bivalves nouveaux et de vertèbres de squalidés[10]. » Une autre fois, il s’éloigne, avec le commandant Lamy, pour se rendre en quelque sorte en pèlerinage au puits de Tadjenout, lieu du massacre de la mission Flatters, situé à l’ouest du tracé suivi, ce qui imposa, aller et retour, huit étapes très dures. On faisait aussi, de temps à autre, surtout dans la première partie du trajet, des arrêts un peu prolongés, soit pour attendre les convois de ravitaillement destinés aux hommes, soit pour profiter de ce que les pâturages sahariens étaient en tel endroit plus abondans que d’ordinaire ; c’est ainsi que, à la date du 18 janvier, en sortant de la région de l’Anahef peu favorisée, M. Foureau écrit : « Non seulement nous séjournons aujourd’hui, mais nous avons l’intention de prolonger assez longtemps cette halte, tant pour attendre les convois de ravitaillement de l’arrière que pour laisser reposer les animaux et leur permettre de manger à leur faim. Nous avons la chance de trouver ici, et dans tous les environs, d’assez bons pâturages, presque verts, de Mrokba et d’Ana ; c’est une véritable aubaine ; car d’après ce que nous avaient affirmé nos guides, nous ne devions rien y rencontrer ; tout devait être mangé. C’est là un exemple frappant de la confiance que l’on peut accorder aux renseignemens fournis par les guides de ce pays[11]. » Plusieurs fois des haltes semblables, plus ou moins prolongées, eurent le même motif.
L’ignorance parfois et plus souvent la mauvaise foi des guides touareg étaient une cause d’incertitude et de péril, et aussi de retard. M. Foureau se loue beaucoup des guides chambba, la grande tribu arabe qui habite l’extrême sud de la province de Constantine et le pays environnant. Mais il tient un tout autre langage au sujet des guides touareg ; or, c’est à eux qu’il fallait avoir recours à partir de 400 ou 500 kilomètres au sud de Ouargla. Abd-En-Nebi, un homme de confiance qui a accompagné la mission jusqu’au Soudan et dont M. Foureau fait l’éloge, « prétend, écrit ce dernier, que la route que nos guides nous ont fait prendre à travers le Tindesset, est un chemin où ne passent que des méhari (chameaux de course) ou des voyageurs isolés. La vraie piste facile, coupée seulement de trois mauvais passages, reste dans notre ouest. Les Touareg ne nous auraient dirigés sur cette voie que parce qu’ils pensaient qu’un grand nombre de nos chameaux s’arrêteraient en route et qu’ils pourraient ainsi les recueillir et en bénéficier[12]. » Et plus loin : « Je constate de plus en plus combien peu on doit se fier aux indications des guides : direction générale de la route, état de la végétation, longueur de l’étape, sont des choses qu’il est impossible d’obtenir exactement d’eux[13]. » D’une façon générale les indications des guides touareg sont toujours décourageantes ; sur la route d’In-Azaoua à Iferouane : « là, un heureux hasard nous place au milieu d’une surface, très inattendue et tout à fait bienvenue, recouverte de mrokba vert ; nos chameaux vont donc pouvoir dîner, ceux qui ne sont pas restés en route du moins. Pourtant les guides nous avaient annoncé dès hier que nous ne trouverions pas aujourd’hui une seule touffe d’herbe, même sèche[14]. » Et dans la dernière partie du trajet, au milieu du Damergou, pays cependant cultivé et habité, à la date du 30 octobre 1899 : « La mission se met en route à trois heures et demie du matin, précédée de trois ou quatre guides, qui paraissent aussi peu sûrs de la route les uns que les autres[15]. » Que certains guides aient tendu des pièges à la mission, soit pour la faire échouer, soit pour faire piller par des compères les chameaux abandonnés dans un pays difficile, cela ne fait aucun doute. Il semble vraisemblable que, par ce mauvais vouloir des guides, on a plusieurs fois manqué la bonne route[16]. Une fois, vers la fin du voyage, en quittant Agadez, la trahison du guide fut absolument certaine. « Nous avions déjà constaté, écrit M. Foureau à la date du 13 août 1899, que nous étions suivis par de petits groupes (de Touareg) désireux de recueillir nos épaves ou de nous voler les animaux. » On s’aperçoit bientôt que le guide est de connivence avec eux. « Il avait dans le principe suivi à peu près régulièrement l’azimut de route qu’il nous avait indiqué lui-même pendant le jour ; il se met à obliquer d’abord légèrement, puis fortement dans l’est et enfin, peu à peu, tournant toujours il nous mène directement au nord. » On l’interroge, il prétend qu’il suit la bonne route, ignorant que la boussole renseigne la mission. « Il est évident que, soit de son propre mouvement, soit pour obéir à des prescriptions données d’avance, Khelil (le guide) voulait nous tromper et qu’il comptait sur la soif pour semer peu à peu les hommes de la mission et se débarrasser de nous. Il ne nous est pas possible de nous faire illusion sur la façon de penser à notre égard des gens d’Agadez, aussi bien le sultan que tous les autres. Ils ne voulaient à aucun prix nous voir suivre les chemins frayés… Ils avaient ainsi la certitude de nous mener à la soif fatale, moment où nos hommes eussent été déprimés outre mesure, ne cherchant plus qu’un peu d’ombre et l’espoir d’un puits, que le guide aurait sans cesse signalé très proche ; grâce à cette situation, le guide lui-même se serait facilement échappé au dernier moment, avec une outre sur son âne, laissant la mission désorientée et anéantie dans la solitude sans eau de cette région redoutable. Les Touareg auraient attendu les convulsions du dernier des survivans avant de paraître et de s’emparer de nos dépouilles[17]. » Le commandant Lamy donne l’ordre de fusiller le guide. Mais ceux qui lui succèdent se rendent coupables d’erreurs ou d’incertitudes, sans qu’on puisse les convaincre de mauvaise foi[18].
L’avidité, à savoir l’espoir du pillage des épaves, dans le cas que nous venons de relater et dans beaucoup d’autres, se joignait à la haine du chrétien pour mettre la mission sur de mauvaises pistes et la dérouter. M. Foureau surprend une lettre écrite par un chef de village, et la déchiffre : « C’est un grand malheur, y est-il dit, que cette venue des koufar (mécréans, infidèles) ; c’est une grande tristesse, car c’est la première fois qu’un pareil fait se produit…[19]. » Le même sentiment s’exprimait avec violence dans divers propos surpris par la mission. « La colonne des koufar, disaient les Touareg, ah ! elle n’ira pas au Soudan ; elle ne passera pas[20] ! » Il faut, par tous les moyens, les arrêter. Ne pouvant le faire par la force comme pour Flatters, on l’essayait par la ruse.
Il serait, sans doute, exagéré de dire que tous les guides du pays touareg furent de mauvaise foi ; on les payait, d’ailleurs, très largement pour la contrée, un millier de francs chacun, moitié d’avance et moitié au terme de la section pour laquelle ils étaient engagés. Mais il est très douteux que la mission, à travers ces 2 500 kilomètres, ait toujours suivi la meilleure route. Les obstacles sérieux qu’elle a rencontrés viennent des hommes et beaucoup moins de la nature des lieux.
Celle-ci, cependant, devait répondre à d’assez grandes exigences : la nourriture de 1 200 à 1 300 chameaux, y compris ceux des convois libres, l’abreuvage aussi de 400 hommes. C’était là un grand souci ; on pouvait sans doute charger de l’eau pour quelques jours et également du fourrage destiné aux chameaux pour un jour ou deux ; mais cela n’ajournait que de peu la difficulté qui se représentait bientôt. Il fallait donc trouver des pâturages à peu près chaque jour sur toute cette étendue du Sahara, et quoique parfois les guides à dessein conduisissent la mission à travers les lieux les plus désolés. Le commandant Reibell, dans le substantiel, très précis et très intéressant rapport qu’il a rédigé sur l’escorte de la mission saharienne, retrace ainsi les dispositions prises à ce sujet : « Toute l’activité du service de surveillance se portait sur le troupeau (les chameaux), qui, dès l’arrivée à l’étape, était envoyé au pâturage à des distances atteignant parfois plusieurs kilomètres. La garde du troupeau se composait de huit hommes et six sokhars (chameliers) chaamba par section ; ces derniers restaient dispersés parmi les groupes de chameaux, ou partaient à la recherche de pâturages nouveaux ; les tirailleurs formaient sur les points dominans une ligne de poste autour du troupeau… Partant tous les jours à la chasse, à la recherche de points d’eau ou de terrains de pacage, doués d’une vue perçante et lisant merveilleusement dans les traces, les guides (chambaa) constituèrent un service quotidien de reconnaissance qui n’était pas sans danger dans un pays semé d’embuscades et où quelques-uns trouvèrent la mort[21]. » Il s’agit dans cette citation des guides chambaa, qui servirent surtout dans le Sahara septentrional, et non des guides touareg, ceux-ci la plupart très suspects, qui dirigèrent la mission dans le Sahara central et méridional.
Ainsi, à ces 1200 ou 1300 chameaux, auxquels se joignaient quelques chevaux, non seulement il fallait des pâturages en quelque sorte quotidiens, pendant toute la traversée du désert, mais il fallait encore que ces pâturages, destinés à ce troupeau colossal, se trouvassent à proximité de l’étape ; qu’ils fussent assez ramassés et faciles à surveiller, pour que les chameaux ne s’égarassent pas ou ne fussent pas volés par de petits groupes touareg qui suivaient et épiaient constamment de loin la mission. Et ces conditions de pacage se sont rencontrées d’une manière continue, pendant ces 2 500 kilomètres, avec seulement quelques intermittences, qui ne mettaient pas la mission en péril. Le journal de la mission reconnaît que la mortalité des chameaux n’est imputable que pour la moindre partie au défaut de nourriture[22].
Cependant, il s’est trouvé que l’année où M. Foureau a fait la traversée du Sahara était, de son aveu et de la déclaration des gens du pays, particulièrement sèche : « L’année est décidément mauvaise et il n’a pas plu précédemment, écrit M. Foureau… Au reste, les récits des indigènes le prouvent surabondamment ; ainsi, ils me disaient : Cette année est une année relativement sèche… Il est évident que nous avons affaire à une année relativement sèche[23]. » La comparaison, d’ailleurs, des observations de M. Foureau et des relevés très précis de Barth pour le Sahara méridional, où les routes des deux explorateurs concordèrent à peu près, témoigne que le Sahara avait reçu plus de pluies lors du passage du voyageur allemand que lors de celui du voyageur français, ce qui ne veut nullement dire qu’il n’en tomba pas à cette dernière époque.
Malgré toutes ces circonstances éminemment défavorables : nécessité d’alimenter un convoi colossal, impossibilité de le laisser se disperser, erreurs souvent volontaires des guides conduisant dans des pays particulièrement désolés, sécheresse spéciale à l’année, la mission passa ; la traversée fut accomplie, quasi sans encombre en ce qui concerne les hommes.
On se représente le Sahara comme une étendue continue de sables mouvans, ne recevant aucune pluie et dénuée de toute végétation. Ce sont là des erreurs. La plus grande partie du Sahara se compose de rocs, ou surface dure, tantôt unie et quasi polie, tantôt semée de pierres, le reg et les hammada ; la moindre partie est formée de sable ; mais ce sable n’est pas du sable mouvant, ce sont des dunes, en général fixes ; dans ces surfaces à dunes, que l’on appelle erg ou areg, le grand erg occidental par exemple, qui s’étend au sud de Ouargla et jusqu’au plateau du Tassili, il y a entre les rangées de dunes des surfaces solides, que l’on nomme des gassis, couloir à sol dur, entre les dunes[24], parfois d’une grande largeur et, en tout cas, d’une longueur énorme : « Le commandant Pujat s’avancera avec un goum, par le gassi Touil, en forant des puits en route… La route se poursuit sur l’interminable gassi Er-Ghessal… Nous parcourons le gassi El-Adham… Les spahis sahariens et un grand nombre de goumiers, montés aussi à méhara, s’avancent en ligne de bataille sur la surface plane du gassi[25]. » La continuité d’une plaine de sable mouvant est, en ce qui concerne le Sahara, une légende. Cela ne veut, certes, pas dire qu’il n’y ait pas, de place en place et de temps à autre, des orages de sable ; mais ce sont des accidens, ce n’est nullement la caractéristique du pays.
Il en est de même pour l’absence de pluies et d’eau. Certes, le Sahara est une région sèche, mais il y pleut, et il s’y rencontre une quantité de puits ou points d’eau, sans parler des nombreux ghedirs, « mare ou trou d’eau momentané, point où se conservent un certain temps les eaux de pluie[26]. » Fréquemment et quelquefois pendant toute une série de jours consécutifs, le journal de M. Foureau mentionne des chutes de pluie : le 4 novembre 1898 : « Temps généralement couvert, assez chaud, et à trois reprises, quelques larges gouttes de pluie ; » 7 novembre : « Il s’est produit, en ces points, peu de temps avant notre passage une chute de pluie ; » 26 novembre : « Averse assez copieuse, mais courte ; » 27 novembre : « Comme la veille nous avons dans la soirée quelques gouttes de pluie avec un ciel menaçant ; » 28 novembre : « Nous recevons une série de petites et courtes averses, depuis quatre heures du matin jusque vers midi ; « 1er décembre : « Nous recevons des gouttes éparses de pluie jusqu’après neuf heures du matin… Le soir et dans la nuit, orage avec quelques violentes averses. Cet état de l’atmosphère ne nous permet de partir le 2 décembre qu’assez tard. » 12 décembre : « Dans la première partie de la nuit, chute d’un peu de pluie avec vent du nord[27]. » À cette dernière date, la mission était déjà, depuis six semaines, partie des environs de Ouargla. Il y avait vingt-cinq jours qu’elle avait quitté Timassânine ; elle se trouvait dans le Tindesset, aux abords du Tassili et, en fait, bien près du centre du Sahara. Ajoutons que les mois de novembre et de décembre où M. Foureau recevait ces averses, certaines assez fortes puisqu’elles l’arrêtaient, ne sont pas ceux des pluies habituelles dans cette région. Celles-ci tombent généralement en septembre. « Nous rencontrons (le 10 décembre) des emplacemens et de petits lits de ruisselets où ont dû séjourner une petite crue ou des pluies de septembre. » Une autre fois, toujours dans la même région, le 8 décembre, il nous parle d’ « éboulis de grès plus ou moins fin, sans cesse travaillés par de petits ouad correspondant aux nombreux ravins[28]. »
Si nous accompagnons la mission au fur et à mesure qu’elle avance vers le sud, nous relevons aussi dans le journal de M. Foureau la trace de pluies tout à fait au centre cette fois du Sahara et en plein plateau du Tassili, c’est-à-dire dans une des régions réputées les plus désolées : le 13 janvier : « Cette rivière a coulé, il n’y a pas très longtemps. » Le 14 janvier : « Tout ce plateau montagneux a reçu une certaine quantité de pluies l’été dernier. » 23 janvier : « Notre groupe s’ébranle au petit jour ; le temps est menaçant et la pluie tombe ensuite, du reste, par gouttes, jusqu’au milieu de l’après-midi[29]. » La mission chemina longtemps dans le lit parfois très large de nombreuses rivières, qui se trouvent à sec, à ce moment, ou ne présentent que de place en place des ghedirs ou mares, mais qui n’en constituent pas moins un système très complet d’écoulement des eaux. Le 16 décembre, dit le journal de la mission, « la colonne arrive aux abords d’une rivière qui se nomme Angarab, au point même où une énorme brèche dans son lit a formé une belle et sauvage cascade. Une coupure nette terminée par une table de roche s’enfonce à pic, à 25 mètres au moins ; au fond, une belle mare d’eau bleue, inaccessible du reste à cause des berges à pic, en haut, au contraire, un simple lit de torrent…. ; quelques cuves de roche sont pleines d’eau et beaucoup de nos hommes et de nos animaux y absorbent un liquide d’une admirable pureté. » A la date du 1er janvier 1899 : « C’est par ce couloir que l’ouad Afara, après avoir recueilli toutes les rivières ou tous les ravins d’amont, s’engouffre en se rétrécissant pour traverser tout le massif du Tassili, toucher la cuvette de Menkhour sous le nom d’ouad Tidjoudjelt, et enfin pour aller se perdre dans les dunes de la vallée des Ighargharen. »Le 11 janvier : « L’ouad Tinhadjel est une grande rivière qui, à l’est, va bientôt se perdre dans le Tafassasset, mais qui, à droite, vient des montagnes lointaines du cœur même du Ahaggar. » Le 12 janvier : « La dernière partie de la route nous fait remonter l’ouad Irsane, dans lequel on campe assez tard à des tilmas (sorte de mares) qui, pour le moment, sont à peu près comblés et ne nous fournissent que quelques outres d’eau. » Le 14 : « Tout le système des eaux se déverse vers l’est, rejoignant le grand collecteur, le Tafassasset. » Le même jour, la mission « avance ensuite sur une très vaste plaine plate bordée au sud par le grand ouad Adjou sur le bord duquel est établi le campement. » Le 15 janvier « est consacré à un séjour sur l’ouad Adjou… Le haut ouad Adjou doit être boisé si l’on s’en rapporte aux forts troncs d’éthels secs que nous recueillons ici et que quelque crue a dû amener. » Le 17 janvier : « On remonte l’ouad Amanenghad, d’abord grande artère. » Et dans la région difficile de Tadent à Tadjenout où fut assassiné Flatters, le 20 janvier : « La route nous fait descendre le collecteur de ces petites rivières, qui se nomme ouad Oboden ; » le 21 janvier : « Départ matinal sur un sol de schiste et de quartz coupé de nombreux lits de rivières se dirigeant tous vers notre gauche au sud-ouest. La plus importante de ces rivières, l’ouad Takalous, se trouve bientôt être notre route[30]. » Le mot de rivière revient ainsi et plus loin constamment sous la plume de M. Foureau, et que l’on ne dise pas qu’il est pris comme synonyme de vallée ; ce sont bien des rivières : dans les passages cités plus haut, il est question de système d’écoulement des eaux et de crues emportant au loin de forts troncs d’arbres. Ce sont des rivières sèches la plus grande partie de l’année qui se perdent dans les schistes ou sous le gravier ; mais dans le midi de la France, il y a des quantités de rivières intermittentes.
On rencontre, d’ailleurs, en plein centre du Sahara, des points d’eau permanens, indépendamment des puits proprement dits : le journal de M. Foureau, tout aussi bien que les excursions du capitaine Pein en témoignent. A la date du 11 décembre, on y lit sur l’oued Inara, dans le Tindesset. « En ce point, l’ouad Inara n’a pas plus de 200 mètres de largeur ; son lit est couvert de fourrés d’Ethels (bois), de Drinn (fourrage) et de Diss… Cette rivière a coulé récemment et c’est elle qui a laissé, en aval, les traces de crues que nous avons constatées. Il paraît que dans son lit supérieur, l’Inara contient des mecheras[31] encore remplies d’eau, » et le lendemain, à la date du 12 décembre : « En ce point, l’eau est à peine à 50 centimètres de profondeur dans le sol et répandue dans tout le lit. La présence de roseaux verts porterait à croire que c’est là un point d’eau permanent. Lamy et Dorian, ayant remonté plus loin le cours de l’Inara, ont découvert, à 6 ou 7 kilomètres en amont du puits d’Inara, une grande mechera pleine d’eau, large de 25 mètres et longue de plus de 200 mètres… De petits poissons sillonnent cet étang qui, par endroits, est bordé de roseaux et de lauriers-roses. Ce petit lac se nomme Taksouri. Son volume a été fortement augmenté par la crue dont il a été question. » Et plus loin, à la date du 23 janvier : « Témassint est une source où l’eau arrive à fleur du sol ; c’est un petit cercle entouré d’un mince liséré d’herbe verte et fine… ; les animaux boivent seuls, entourant la source[32]. » Les eaux, provenant de rivières ou d’écoulemens à la surface, sont indépendantes des puits.
Les reconnaissances du capitaine Pein, qui, on l’a vu, dirigea les convois de ravitaillement de la mission, témoignent aussi de l’existence de cours d’eau ou de lacs en plein Sahara central, sur le plateau même de Tassili et aux environs. Cet officier s’avança jusqu’à Tadent, au-delà du 23e degré, il revint par la Sebkha d’Amagdor et Amguid, route différente et meilleure que celle suivie par M. Foureau. D’après ses récits, « il existe, dans cette région, des localités où l’eau est abondante, où les palmiers poussent vigoureusement. Le capitaine Pein a visité l’une d’elles, qui avait plusieurs kilomètres d’étendue. Il serait possible d’y faire des cultures à l’abri des dattiers. Mais l’insécurité du pays est trop grande, et les Touareg ne se soucient guère de culture pour les autres. Aussi se contentent-ils, le moment venu, de récolter les dattes de leurs palmiers sans prendre aucunement soin de ces arbres[33]. »
De cet ensemble de relations, il ressort que le système hydraulique du Sahara est beaucoup plus fortement constitué qu’on ne se l’imagine en général. Cette vaste surface est loin d’être une des plus sèches du globe. Sur terre ou sous terre, sauf quelques zones d’une étendue restreinte, l’eau s’y rencontre fréquemment.
Si les caravanes sont obligées, en général, de s’abreuver à des puits précaires et très inégaux, c’est que l’œuvre de l’homme est ici absolument nulle, il n’a en rien aidé la nature ; il lui nuit, au contraire, par ses déprédations et ses instincts destructeurs. Ces puits n’ont, depuis une série de siècles et peut-être depuis l’éternité, été l’objet d’aucun entretien, d’aucun aménagement. Dès qu’on y arrive, surtout avec 400 hommes et 1 200 ou 1 300 chameaux, il faut les curer. Voici une mention du journal de M. Foureau sur l’un de ces puits, celui d’Ain el-Hadjadj à une trentaine de journées de marche au sud de Ouargla. « Ce puits, comme je l’avais constaté plusieurs fois (dans de précédens voyages), est comblé par le sable jusqu’au ras du sol. Les Touareg ont détruit le jeune dattier que j’avais semé il y a trois ans et qui existait l’an dernier, et en outre ils ont enlevé trois ou quatre rangs des pierres plates qui formaient le coffrage de l’édifice du puits[34]. » On peut juger, par cet exemple, de l’incurie des nomades à l’endroit des points d’eau ; toute idée de les améliorer leur est étrangère.
Les puits sont, sans cesse, bouchés ou éboulés. A la date du 5 février, dans la section d’In-Azaoua à Iferouane, appartenant au Sahara méridional : « Un seul puits nous fournit l’eau actuellement ; il y en a bien eu deux autres ici, très voisins du premier, mais ils sont remblayés par le sable et leur orifice éboulé ne forme plus qu’un vaste entonnoir[35]. »
Parfois, le moindre aménagement donnerait un résultat notable ; le 8 décembre : « Derrière ce rideau on accède à une sorte de cirque de peu d’étendue sur lequel un espace d’environ un hectare est recouvert de joncs et de roseaux, et dont le sol est légèrement exhaussé. A l’extrémité sud de cette surface sourd un petit filet d’eau claire et excellente, qui serait même assez abondante si l’on dégorgeait suffisamment la source. Le massif d’où sort cette eau est un amas de détritus végétaux, ayant peu à peu surélevé le sol[36]. »
Quand on pense que, dans un vieux pays, à climat tempéré, humide même dans sa moitié septentrionale, comme la France, une grande partie des exploitations rurales n’ont de l’eau que par des travaux d’une certaine importance, le forage méthodique de puits ou l’établissement de mares cimentées pour les bestiaux, qu’en outre beaucoup de communes sont obligées de chercher les eaux au loin, de les capter, de les protéger, l’on comprend que, dans le Sahara, des soins analogues donnés aux nombreuses eaux de la surface ou souterraines en augmenteraient dans des proportions énormes le débit. Le Sahara, toutes les constatations précédentes l’établissent, possède des ressources en eaux relativement importantes.
Nous n’avons parlé que du Sahara septentrional et central ; quant au Sahara méridional, il est, surtout à partir du 21e degré et jusqu’au 15e degré, que l’on peut considérer comme le terme de la région réputée désertique, dans des conditions très supérieures.
Un autre trait de la légende qui défigure le Sahara, c’est que cette immensité serait dépourvue de végétation. Même des hommes instruits ont cette idée. Un naturaliste russe, qui avait beaucoup étudié le Turkestan et qui visita ensuite l’Algérie, sur laquelle il écrivit un livre fort intéressant[37], M. de Tchihatchef, pensait avoir trouvé une plante qui pourrait prospérer dans le Sahara. L’expérience a montré qu’il n’est nul besoin d’une semblable découverte ; dès maintenant, sur la plus grande partie de sa surface, cette immensité, proclamée désertique, jouit d’une végétation assez variée et parfois fort abondante. Elle contient de nombreux pacages et du bois. Ce n’est pas seulement dans les oasis qu’on les y rencontre ; c’est sur la généralité de la superficie saharienne. Le bois est plus rare et plus cantonné que les plantes fourragères, mais il n’est pas absent. En dehors du palmier, qui exige une nappe d’eau assez forte, on trouve dans le Sahara, outre de nombreux arbustes et des tamaris, diverses sortes d’arbres ; le gommier notamment et l’éthel. Le gommier paraît avoir le Sahara pour habitat, comme le savent, depuis plusieurs siècles, nos traitans du Sénégal. Parlant des procédés de protection de la mission, M. Foureau écrit à la date du 25 octobre 1898 : « Dès que nous avons atteint la zone à gommiers, le carré (l’enceinte du camp) était toujours entouré d’une ceinture extérieure formée d’abatis d’arbres épineux, ce qui, dans le pays et en arabe, se nomme zeriba et constitue une défense de premier ordre. » Et constamment, tout le long du voyage, la présence de gommiers est constatée, tantôt maigres, clairsemés, tantôt notamment dans le Sahara méridional, superbes ; le 17 décembre, en plein Tindesset et à l’altitude la plus élevée du voyage, on trouve « en somme la flore de l’Aurès, augmentée des gommiers. » On en rencontre sur le plateau et sur les pentes du Tassili ; il y en a de différentes espèces et jusque dans la région la plus inhospitalière du Sahara, celle qui s’étend du 23e degré et demi de latitude au 21e et demi[38]. Après le gommier, l’arbre principal du Sahara central est l’éthel, variété de tamaris : on voit, à diverses reprises, dans le récit de M. Foureau qu’il atteint une taille importante ; le 15 janvier 1899, son journal note, dans le Tassili, de forts troncs d’éthels secs que quelque crue a dû amener ; près du fameux puits de Tadjenout où Flatters trouva la mort, « une énorme touffe d’éthel, entièrement brûlée, dresse, grimaçante vers le ciel, ses troncs noircis par le feu, sur un lit de cendres. » De Tadent à In-Azaoua, il est fréquent dans le thalweg. Gommiers, éthels ou arbres d’autres natures servent de gourbis aux indigènes et ils y accrochent leurs boucliers et leurs lances ; « à peu de distance en amont du puits d’Ifounane (dans le Tindesset) se trouve une nezla de Touareg composée de six à sept gourbis sous les éthels[39]. » Dans le Sahara méridional, un autre arbre se présente en groupes nombreux et fréquens, c’est le palmier doum ou palmier d’Egypte, qui ne porte pas de fruits, mais dont le tronc ou les rameaux servent à des usages variés. Quand on arrive dans l’Aïr, d’autres espèces arborescentes, notamment des mimosas de toutes sortes, se joignent aux précédentes.
Ainsi le Sahara n’est pas dépourvu d’arbres, et l’on a vu plus haut que, dans les régions les plus ingrates, comme le Tassili, M. Foureau considère qu’il y a des plateaux boisés[40]. Aux approches de l’Aïr, c’est-à-dire aux deux tiers de la traversée du Sahara, les espèces arborescentes prennent un grand développement ; le 22 février 1899 : « La rivière ne tarde pas à fuir vers l’ouest, et la route nous fait remonter un de ses affluens de gauche où la végétation est fort belle et composée de gommiers, de graminées vertes et d’autres essences ; on dirait presque d’une prairie émaillée d’arbres. » Le 23 février : « Le lit du Tidek contient de beaux arbres, gommiers et adjar… Sur ces arbres se trouvent en grand nombre des nids d’oiseaux, etc.[41]. » En fait, la mission a pu s’approvisionner de bois, sinon chaque jour, du moins chaque semaine, et, quand le bois manque, le journal le remarque, ce qui prouve bien que l’absence continue sur un long espace de plantes arborescentes est exceptionnelle. A trois reprises, il s’exprime ainsi, le 8 janvier 1899 : « Il n’apparaît pas même l’ombre d’un fétu de bois ; » le 11 janvier : « Ici ni bois ni végétation ; » on est dans le Tassili ; enfin le 30 janvier, dans la marche de Tadent à In-Azaoua, la région saharienne la plus désolée : « Bois et végétation sont choses inconnues ici[42]. » Ces trois mentions témoignent bien que les espèces arborescentes, ainsi que le journal le relate fréquemment, se rencontrent sur la plus grande partie du parcours.
A plus forte raison en est-il ainsi de la végétation herbacée. Le Sahara nourrit une quantité de plantes, la plupart fourragères ; c’est ainsi qu’on s’explique que les caravanes y trouvent leur pâture et que même les 1 200 ou 1 300 chameaux de la mission Foureau-Lamy et de ses convois auxiliaires aient pu, non sans doute sans quelques jeûnes intermittens, fort explicables pour une aussi grande quantité de bêtes, arriver à se sustenter. Le drinn, le sbot, le necin, le mrokba, le had, le harta, le ghessal, le tarfa, l’ana, ce dernier surtout dans la partie méridionale, sont les plantes fourragères les plus usuelles ; les meilleures et heureusement les plus répandues paraissent être le drinn et surtout le mrokba. M. Foureau nomme nombre d’autres plantes qui trouvent à vivre dans le Sahara, le djédari, le falezlez, le gouzzal, le lemnad, le laurier-rose, le kormuka, l’adjac, etc. Pour n’être pas un tapis ininterrompu de plantes fourragères, le Sahara en est rarement dépourvu sur un long espace continu. Il nous serait facile de reproduire ici, s’appliquant même à certains des districts les plus désolés du Sahara, des descriptions de M. Foureau, qui témoignent que la végétation y est parfois fort belle.
Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une végétation spontanée, sans aucun travail, aucune aide de l’homme. Le voyageur, dans les pays incultes ou désolés, établit toujours ses comparaisons avec la nature, toute façonnée depuis vingt ou trente siècles, des pays civilisés. Il n’a plus le sens de ce qu’est la nature brute. Ces pacages, sinon ininterrompus, du moins très étendus et très nombreux du Sahara, il n’est aucun doute qu’ils pourraient être, dans une certaine mesure, améliorés. En choisissant les graminées, les plantes fourragères et les espèces arborescentes les meilleures, en s’efforçant de les substituer à celles inférieures, en les semant dans les terrains les plus propices, on arriverait, avec des soins peu coûteux, mais méthodiques, à rendre cette végétation spontanée plus abondante et d’essences plus utiles ; ainsi en propageant le drinn, le mrokba, le had, plus au sud l’ana, aux dépens des sortes moins propices à la nourriture du bétail.
De même que les plantes fourragères abondent dans le Sahara, de même il s’y trouve une faune assez nombreuse et diverse : les gazelles dans le nord, les antilopes partout, les moutons, les chèvres, les ânes, dans la partie méridionale des oiseaux divers, une grande abondance de pintades, des bœufs zébus. « La végétation du had est très belle dès que l’on pénètre dans l’erg et le gibier pullule[43]. » Dans le sud, il s’y joint des girafes, des autruches, des singes, des hyènes, des chacals, des lions même[44].
Cette flore et cette faune variées font que même le Sahara central a des populations permanentes, fort espacées et disséminées il est vrai, mais susceptibles de devenir plus denses, avec plus de sécurité et de travail. On a vu plus haut, à ce sujet, le témoignage très probant du commandant Pein. Le journal même de M. Foureau en fournit aussi la démonstration. On croyait, en général, que les populations du Sahara résidaient dans quelques districts particulièrement favorisés ; le Hoggar ou Ahaggar, la lisière du Fezzan, l’Aïr. Mais on rencontre partout, quoique de loin en loin, dans cette immense étendue, des groupes d’habitans permanens, avec des troupeaux. Près d’Aïn-el-Hadjadj, aux abords du plateau du Tassili, on trouve des « amghad (serfs), des azdjer (tribu targui) ; ils ont leurs tentes près de la source précitée ; ils possèdent quelques chameaux et quelques chèvres. » Un peu plus loin, en plein Tindesset, voilà d’autres Touareg, habitant des gourbis avec des chèvres et des moutons Un peu plus loin encore « des Touareg, hommes et femmes, font boire leurs troupeaux au moment de notre arrivée. Ces gens sont des Azdjer qui campent autour de Tighammar sans jamais quitter ce point, sauf quelques hommes qui sont convoyeurs de caravanes et qui, par conséquent, s’absentent de façon intermittente. » Au puits même de Tighammar, « des multitudes d’ânes appartenant aux indigènes trottinent tout autour. » Et ainsi, tout le long de ce parcours de 2 500 kilomètres, on rencontre de ces groupes sédentaires. L’Adrar, par exemple, a une population fixe, « isolée en quelque sorte, qui ne sort guère de ses montagnes, et qui vit et meurt dans les ravins de l’Adrar, guidant ses maigres troupeaux dans des contrées absolument semblables au Ahaggar. » Un peu plus au sud, tout à fait au cœur du Sahara : « Il y a évidemment autour de nous, depuis le ouad Irsane, beaucoup de troupeaux ; leurs traces le prouvent surabondamment. » Au point culminant du trajet de la mission, entre 1 300 et 1 400 mètres d’altitude, on rencontre plusieurs troupeaux de chèvres conduits par des femmes. Dans la très dure excursion de Tadent au puits de Tadjenout, on trouve, à deux reprises, des traces nombreuses de Touareg, non pas pillards, mais conducteurs de troupeaux, chèvres, moutons, ânes[45]. Tout ce monde se sauve naturellement au passage de la mission. Quant au Sahara sud, il contient de nombreuses populations fixes, habitant des maisons tantôt en paillette, tantôt en bois, tantôt en pisé ou en briques, parfois même en pierre.
Suivons maintenant la mission saharienne dans ses principales étapes et voyons rapidement le caractère des diverses grandes sections de cet énorme pays. Des environs d’Ouargla à Aïn el-Hadjadj, on ne sort guère d’une plaine s’élevant lentement de 160 mètres d’altitude, hauteur d’Ouargla, à 470 mètres ; on suit d’abord des ghassis, couloirs généralement larges entre les dunes, puis une hamada ou sol de roc et une surface de reg ou de gravier et de pierres ; le pays est connu, les puits sont assez nombreux, les pacages convenablement fournis. Le lieu qui mérite le plus d’être noté dans cette partie du trajet est Timassânine, où le commandant Pein établit un poste ; M. Foureau y arriva vingt-cinq jours après son départ des environs d’Ouargla ; la distance paraît être à peu près 600 kilomètres : « Par sa situation, dit l’explorateur, par la nature de son sol et la proximité d’une nappe artésienne, ce point est appelé à se transformer dans l’avenir en une oasis importante[46]. » Il serait très désirable que l’on s’occupât de cette transformation et qu’on entretînt un poste en ce lieu ; il est à 1 300 kilomètres environ de la mer, et il n’y a pas plus que cette même distance de Timassânine aux premiers villages de l’Aïr, contrée à nombreuse population fixe.
D’Ain el-Hadjadj on s’engage dans la partie montagneuse qui constitue le Sahara central et forme la ligne de partage des eaux entre la Méditerranée et l’Atlantique. On met juste un mois (du 8 décembre au 9 janvier) à atteindre la ligne de partage des eaux, située à 1 360 mètres environ de hauteur. On suit, en général, des lits de rivière ; en premier lieu, on remonte l’ouad Samene : « sorte de long couloir à sol plan et sableux ou argileux d’une grande largeur, bordé de chaque côté par une haute chaîne de montagnes de grès de couleur très sombre[47]. » Pour passer d’un lit de rivière dans une autre, on traverse parfois des terrains tourmentés. On foule un sol de granit et des hamaada. Les pâturages sont moins continus ; mais il s’en trouve encore, de même que des puits. Le pays, quoique d’aspect sauvage, n’est pas dépourvu de ressources ni de possibilités d’amélioration, puisque c’est surtout dans cette région que se rencontrent les rivières ayant de l’eau soit apparente, soit souterraine. La mission y a souffert du froid. Déjà, le 2 décembre, à Aïn el-Hadjadj, à une hauteur de 470 mètres seulement, sur le versant nord du plateau du Tassili, le thermomètre était descendu la nuit à + 0°, 8 ; cette température basse n’était pas exceptionnelle ; les 15, 16 et 17 décembre, les minima furent + 0°, 8, + 3°, 5 et + 0°, 9, et les maxima de ces trois jours n’ont pas atteint 15 degrés. Le 19 décembre, le minimum nocturne fut de 4 degrés au-dessous de zéro et le 21 décembre de 3°, 5 également au-dessous de zéro. Le 4 janvier on notait la température la plus basse que la mission ait eu à subir, à savoir 10 degrés au-dessous de zéro[48]. On était alors à peu près au point culminant. Il y a donc un hiver assez marqué dans cette partie du Sahara, et c’est une condition climatérique des plus favorables. Si une colonne, n’ayant aucun abri et n’étant pourvue que d’installations restreintes, peut en pâtir, il est certain, d’autre part, que des colons fixes s’en trouveraient bien ; c’est un sanatorium tout indiqué.
Quoique tourmenté, ce plateau du Tassili et ses abords, l’oued Samene, le Tindesset, apparaissent comme susceptibles d’une certaine mise en valeur, tant par ces conditions de climat relativement satisfaisantes que par l’aménagement des eaux, qui y apparaissent comme abondantes. C’est dans cette région que se trouve et l’oued Inara et divers autres oueds larges et étendus, dont il a été parlé plus haut et dont les eaux, de qualité excellente, se montrent de place en place. La sonde artésienne a toutes chances d’y réussir ; ce n’est pas seulement dans le Sud algérien ou à Timassânine que l’on peut créer des oasis. C’est, d’ailleurs, dans les ravins du plateau du Tassili que sont installés avec leurs troupeaux beaucoup des groupes d’habitans permanens dont il a été question plus haut. C’est, enfin, dans ce pays de granit et de quartz, qu’il y a des chances sérieuses de rencontrer des richesses minérales.
Le point culminant de la ligne de partage des eaux, sur le tracé qu’a suivi la mission, est fort peu élevé. Un seuil de 1 360 mètres, en effet, est des plus modiques. En France, nos chemins de fer s’élèvent à d’aussi hautes altitudes sur notre plateau central, en laissant de côté les Pyrénées et les Alpes. En Algérie même, notre ligne de pénétration ouest-africaine atteint des hauteurs analogues : la station de Kralfalla est à 1 109 mètres, celle de Méchéria à 1 158, celle de Mékalis à 1 313 ; cette dernière élévation est quasi strictement égale au point culminant du parcours de M. Foureau. Les chemins de fer de l’Afrique australe montent aux environs de 2 000 mètres ; ceux des États-Unis, dans les Montagnes Rocheuses, dépassent 3 000. Par comparaison avec nombre d’autres grandes voies ferrées, les difficultés de profil doivent donc être regardées ici comme modiques.
Du 9 janvier 1899 au 18, la mission se tient encore sur le plateau du Tassili, tout en descendant graduellement jusqu’au puits de Tadent, à une hauteur de 1 173 mètres : elle chemine sur une vaste plaine de reg et de roche presque absolument plate. Le terrain devient parfois plus difficile ; mais on « avance ensuite sur une très vaste plaine[49]. » On rencontre des rivières intermittentes, des pacages assez fréquens, sinon continus, des groupes fixes d’habitans et des troupeaux. Tadent, lui-même, est situé le long d’une rivière, à eaux intermittentes comme presque toutes celles dont il est ici question, « artère assez importante, dit le journal, et de moyenne largeur, qui forme une belle vallée peu tortueuse[50]. »
De Tadent à In-Azaoua, un peu au-delà du puits d’Assiou, s’effectue la descente du Tassili, de 1 173 mètres à 508 mètres d’altitude ; elle prend sept jours, du 27 janvier au 2 février, et comporte 300 kilomètres ; « c’est « une interminable plaine avec un semis irrégulier de rocs sporadiques[51]. » On se trouve dans le Sahara méridional et le climat a changé ; cette section, assez courte, est la plus pauvre en eau et en pâturages. Il y a toujours quelques oueds, cependant, et il n’est guère douteux que des recherches et des soins n’y trouvassent et n’y maintinssent des points d’eau. A partir d’Issala, qui se trouve à peu près au tiers du chemin, entre Tadent et In-Azaoua, nous avons deux témoignages, au lieu d’un. Barth, en effet, a suivi d’Issala à Zinder, porte du Soudan, à peu près la même route que la mission Foureau, et il décrit ce trajet avec sa minutie et son esprit scientifique habituels. Il fit ce trajet au mois d’août, tandis que M. Foureau le fit en janvier, ce qui complète et varie encore les renseignemens. Barth relate dans cette partie si ingrate du trajet plusieurs orages et de très fortes pluies pendant plusieurs jours consécutifs. Des puits auxquels s’était abreuvée sa caravane ont, depuis lors, disparu : à Issala, moitié route à peu près de Tadent à In-Azaoua, outre un puits (Brunnen), il note de grands taillis d’éthel, et des pacages ; on y fait provision de fourrage et de bois[52]. A Assiou même, « vaste dépression ; cuvette immense, qui est plutôt un lit de rivière. » dit M. Foureau, on comptait, d’après la légende, 101 puits donnant de l’eau, Barth lui-même y signale deux groupes de puits vivans, et aujourd’hui l’on n’y trouve qu’à grand’peine de quoi remplir quelques outres[53]. Cela doit tenir à l’incurie et à la négligence des nomades, et cet accident apparaît comme aisément réparable.
Même privée de ces puits, dont l’existence a été constatée jadis, cette région d’un peu au-delà de Tadent à In-Azaoua, la plus désolée du Sahara, est constamment parcourue par des caravanes, et elle n’opposerait aucun obstacle sérieux à l’établissement d’une voie ferrée, la plus grande partie de la route, au double témoignage de M. Foureau et de Barth, s’effectuant sur une immense plaine.
D’In-Azaoua à Iferouane, premier village de l’Aïr, premier lieu depuis Ouargla où une population d’une certaine importance réside dans des demeures fixes et se livre à des cultures régulières et variées, il y a 280 kilomètres. Le pays, d’après Barth, tout au moins à peu de distance d’Assiou (il ne parle pas d’In-Azaoua, est, avec quelques intermittences, très riche en pâturages (sehr reich an Krautwuchs), en beaux arbres, mimosas ou autres ; il offre de belles vallées vertes (schöne grüne Thäler), une végétation exubérante (üppige Vegetation) ; il a des arbres (thalas) d’une taille extraordinaire (von ungeheurer Grösse, riesige Thalas) ; tel serait le caractère de cette partie du Sahara, depuis le 21e degré et demi, jusqu’à l’entrée de l’Aïr, aux environs du 19e degré[54]. Le journal de M. Foureau n’y contredit guère ; il est moins enthousiaste ; l’explorateur français passe, d’ailleurs, en février, et Barth passait en août. Mais il relève fréquemment une belle végétation, une abondance de gazelles et d’antilopes de toutes sortes. « Partout dans les vallées se développe une belle végétation ; partout pullulent les traces de gibier, gazelles, antilopes, etc., la végétation dépasse ici tout ce que nous avions vu jusqu’alors : grands gommiers, Abisga, Teboraq, etc. Une longue et souple liane, l’arenkad, recouvre de temps en temps de hauts gommiers. » Il note des animaux nouveaux, parmi les oiseaux par exemple : corbeaux de grande taille, vautours chauves, bande de pigeons, puis des bœufs à bosse ou zébus[55]. Ces descriptions s’appliquent au pays qui est encore à une demi-douzaine d’étapes au nord de l’Aïr.
Enfin, l’on est dans l’Aïr, la région montagneuse du Sahara tropical ; c’aurait dû être le port pour la mission saharienne. Mais c’est alors qu’elle eut à lutter contre l’hostilité sourde des Touareg Kéloui, qui l’habitent. « Nous ne pouvions pas soupçonner qu’elle allait être la tactique invariable des Touareg à notre égard ; nous ne pouvions point supposer à quel point ils allaient faire le vide autour de nous[56]. » Ayant cherché deux fois à détruire la mission par la force et y ayant échoué, ils s’efforcèrent de l’affamer, de semer le découragement parmi ses membres et de la disloquer, et ils réussirent à l’immobiliser pendant huit mois, dans différens de leurs villages ou de leurs villes, à Iferouane, à Aguellal, à Aoudéras, enfin à Agadez. C’est là que la mission saharienne, du chef de la perfidie des hommes, non de l’inhospitalité de la nature, courut le plus grand péril.
L’Aïr, à travers les récits de M. Foureau, comme de ceux de Barth, apparaît comme une contrée habitée, ayant une végétation variée et abondante, des cultures régulières, assez diversifiées ; sans doute, ici, comme partout, le récit de M. Foureau est moins brillant que celui du grand voyageur allemand ; il ressort, néanmoins, de ses descriptions que ce pays, qui s’étend sur environ deux degrés et quart à deux degrés et demi de latitude, constitue beaucoup moins un chapelet d’oasis qu’une continuité de terres déjà mises en exploitation ou susceptibles de l’être. L’Aïr ne reproduit aucunement au sud du Sahara le groupe des oasis du Touat, par exemple ; c’est une région d’une beaucoup plus grande importance. Mais quoique appartenant au Sahara par sa position géographique, l’Aïr, avec son prolongement le Damergou, fait économiquement et socialement partie du Soudan central, dont elle constitue en quelque sorte le seuil ; aussi nous réservons-nous d’en parler en traitant de cette dernière contrée.
Entre l’Aïr et le Damergou, région de cultures tropicales régulières, il y a encore un court passage stérile, s’étendant sur un degré géographique environ, puis l’on est dans une région à villages nombreux, à arbres splendides, à cultures de millet, de coton et de tabac ; avec parfois quelques interruptions partielles, cette région, l’une des plus favorisées de l’Afrique et que l’insécurité et l’anarchie ont seules empêché de prendre un immense développement, s’étend au sud jusqu’à la grande forêt équatoriale.
Si l’on résume les données positives recueillies par la mission Foureau, si on les compare, pour la partie commune du trajet, à celles de Barth, et si l’on se reporte enfin aux descriptions faites jadis de beaucoup de contrées, ayant pris actuellement un vif essor, comme les hauts plateaux de l’Afrique Australe, les vastes territoires de l’Amérique du Nord entre la province d’Ontario et la Colombie Britannique, les districts australiens à une certaine distance des côtes, on devra juger que ces données sont très réconfortantes.
Non seulement la mission Foureau-Lamy a pu traverser ces 2 500 kilomètres sans quasi perdre d’hommes, sans que son nombreux effectif fût atteint de maladies, mais elle a presque tout le long de la route rencontré des points d’eau, malgré l’incurie des indigènes, parfois même des eaux assez abondantes, des pâturages naturels, sinon tout à fait continus, du moins s’étendant le long de la majeure partie du trajet et ne laissant que des lacunes possibles à franchir ; des essences arbustives robustes ayant des représentans sur toute cette surface immense ; des troupeaux maigres et d’un nombre restreint de têtes, mais se trouvant quasi dans tous les districts, un ou deux exceptés, de cette vaste solitude.
Bref, à la lecture attentive et réfléchie de ces pages, l’idée traditionnelle que l’on se faisait du désert et du Sahara en particulier, disparaît ; ce n’est pas une immensité de sables mouvans, sans aucune pluie, sans aucune eau, sans aucune végétation, sans possibilité aucune de vie humaine ou animale. C’est une région variée, où les ressources élémentaires ne font pas, en général, défaut et qui a le mérite, non négligeable, d’être l’une des plus salubres du globe.
Le commandant Reibell, dans son rapport d’ensemble sur l’escorte de la mission saharienne, résume bien les difficultés principales qu’a rencontrées l’expédition. « De fait, le désert put accumuler les obstacles, sans que jamais le mouvement en avant de la mission en fût enrayé ; mais, à partir du jour où elle se heurta à la sourde obstruction et au fanatisme des Touareg de l’Air, elle ne put se frayer un chemin, dans un pays relativement facile, qu’au prix de luttes incessantes et de fatigues inouïes[57]. » Ainsi, ce n’est pas la nature des lieux, c’est la nature des hommes qui retarda le passage de la mission et lui causa des angoisses.
Aussi bien M. Foureau, pour Timassânine, le capitaine Pein ; dans le passage cité plus haut, pour des points situés tout à fait au centre du Sahara, reconnaissent que des oasis peuvent être soit créées, soit considérablement agrandies. Il est probable qu’un jour, sur toute cette étendue de 2 500 kilomètres, on déblaiera et l’on entretiendra tous ces puits, on aménagera toutes ces eaux, on tirera parti de toutes ces rivières intermittentes ou souterraines, que des groupes de population se constitueront aux endroits les plus favorables, et il s’en rencontre tout aussi bien, sinon davantage, en plein Tassili que dans notre Sud-Constantinois.
L’obstacle principal, c’est, comme le dit le capitaine Pein, l’insécurité. Ces contrées sont livrées à une insécurité tout à fait déprimante. Ceux des habitans qui auraient le goût d’une vie paisible, exploitant les ressources du milieu où la destinée les a placés, ne peuvent augmenter ni le nombre de leurs arbres, ni celui de leurs troupeaux ; ils n’ont pas la pensée d’aménager un peu les eaux, des nomades brigands devant les spolier de leur aisance. Presque à chaque page de son journal, M. Foureau constate l’insécurité qui, plus que l’aridité de la nature, est la plaie de cette région[58].
Cette aridité naturelle, qui est rarement complète et définitive, frappe d’autant plus les voyageurs qu’ils appartiennent à une vieille contrée riche. L’homme civilisé a perdu aujourd’hui le sens de la nature primitive et brute ; il est habitué à une terre dont toutes les parcelles ont été, depuis trois mille ans, manipulées par l’homme ; il croit que cette terre est celle que la nature a faite ; il pense que les eaux coulaient naturellement là où elles coulent aujourd’hui dans un vieux pays agricole ; que les arbres y poussaient de même ; que les pâturages y étaient à peu près ce qu’ils sont, et c’est là une complète erreur.
Même dans un vieux pays, comme la France, il se rencontre des espaces plus ou moins étendus, dont l’aridité étonne et consterne ceux qui les voient pour la première fois : la vaste plaine de la Crau, par exemple, ou certains plateaux comme celui du Larzac ; on serait porté à croire que ces lieux rébarbatifs, couverts de pierre et manquant d’eau, ne se prêtent à aucune exploitation rémunératrice ; et, cependant, il y a là une vie pastorale et agricole, sinon intense, du moins fructueuse ; il se rencontre, dans ces prétendues solitudes, 10 à 12 habitans par kilomètre carré, et c’est déjà quelque chose. Bien des points, sur la longue étendue du Sahara, nous apparaissent, d’après l’idée que suggèrent à la réflexion les récits de M. Foureau, comme pouvant valoir à peu près autant que les contrées de France que nous venons de nommer, et valussent-ils deux ou trois fois moins qu’ils se prêteraient encore, surtout avec une population sobre et peu exigeante, à une certaine exploitation. On peut donc espérer quelque avenir pastoral et agricole pour le Sahara. Il est permis de croire qu’une fois que la sécurité y sera assurée, — et ce sera maintenant pour nous une œuvre facile, quoique graduelle, — il se formera, de l’Algérie au Soudan, toute une succession de groupes d’oasis, non pas toujours de dattiers, mais de pâturages et d’élevage de bétail. Le journal de M. Foureau, quoique le vaillant explorateur n’en ait peut-être pas conscience, nous apparaît comme la réhabilitation du Sahara.
Nous ne parlons ici qu’au point de vue de la surface ; car, en ce qui concerne le sous-sol, on ne sait rien et l’on ne peut que conjecturer. M. Foureau considère qu’il doit y avoir des gisemens carbonifères dans le Nord, et il a traversé beaucoup de terrains ferrugineux. Il est hors de doute qu’une immensité pareille, dont la plus grande partie est formée, non pas de sable, comme on le croit, mais de quartz et de granit, doit receler des richesses minérales.
Pour le moment, nous n’en tiendrons aucun compte. Il nous suffit que le Sahara vaille quelque chose par sa surface même. Il est important surtout parce qu’il constitue la route la plus courte de la Méditerranée centrale et des grandes capitales européennes, Paris, Londres, Bruxelles, Berlin, à celles des contrées de l’Afrique qui ont le plus d’avenir, une route de plus entièrement française.
Le journal de M. Foureau démontre que l’établissement d’un chemin de fer transsaharien aboutissant à la région du Tchad ne rencontrerait aucun obstacle, nous ne disons pas insurmontable, mais vraiment sérieux. M. Foureau le reconnaît implicitement dans sa conclusion : « Si l’on ne veut le considérer que comme un instrument de domination (d’autres disent un chemin de fer impérial, et c’est évidemment la même chose), le transsaharien, sous ce point de vue spécial, serait alors une œuvre splendide, aplanirait bien des difficultés, supprimerait bien des obstacles. Ses apôtres le défendent avec vigueur et comptent bien que sa construction sera la première affirmation de l’ardente activité du XXe siècle[59]. » C’est par ces lignes que finit la longue relation de M. Foureau ; cela suffit à notre cause : il n’y a aucun obstacle naturel considérable à l’exécution de cette voie.
Au point de vue politique, stratégique, administratif, elle s’impose absolument à la France pour que son empire africain devienne une réalité et que ses divers tronçons ne risquent pas de se disperser et peut-être d’échoir en partie à des rivaux[60].
Quelles sont, au point de vue économique, les perspectives de cette grande œuvre, c’est ce que nous verrons dans une prochaine étude en prenant nos données, non seulement dans le vieil ouvrage, insurpassé, du grand voyageur Barth, toujours actuel, mais dans le journal de M. Foureau, dans le livre de M. Gentil, dans les relations aussi du capitaine Joalland, les trois derniers explorateurs de cette région célèbre. Contentons-nous aujourd’hui de dire que la région du Tchad, avec les inondations régulières du lac, s’é tendant sur une surface d’environ 20 000 kilomètres carrés, apparaît comme destinée à devenir l’une des grandes contrées du globe productrices de colon, valant, par exemple, le Turkestan ; et ce produit, avec d’autres que nous indiquerons encore, comme les peaux et dépouilles d’animaux, le bétail étant nombreux dans cette région, suffirait, en l’absence même de toute richesse minérale, à assurer au Transsaharien du Tchad un trafic se rapprochant de celui du Transcaspien, qui, on le sait, est considérable et très rémunérateur.
PAUL LEROY-BEAULIEU.
- ↑ Voyez la Revue du 15 juillet 1899.
- ↑ D’Alger au Congo par le Tchad, par M. F. Foureau, 1 vol. in-4o ; Masson et Cie.
- ↑ Librairie Hachette.
- ↑ Bulletin du Comité de l’Afrique Française, juin 1901.
- ↑ Nous nous référerons à l’édition originale allemande du livre de Barth, qui contient de très nombreuses cartes : Reisen und Entdeckungen in Nord und Central Africa, von Dr Heinrich Barth, Gotha, Justus Perthes, 1857.
- ↑ Ces renseignemens sont tirés du Rapport d’ensemble sur l’escorte de la Mission saharienne par le commandant Reibell. M. Foureau a joint en appendice une partie de ce rapport à son ouvrage, p. 802 et 803.
- ↑ Foureau, Mission saharienne, p. 22. Il est dit, p. 84, que l’entrepreneur de boucherie se trouvait encore avec la mission dans le Tassili et continuait à la pourvoir de viande de chameau.
- ↑ Mission saharienne, p. 77.
- ↑ Nous avons reproduit des passages des rapports du capitaine Pein dans notre article sur le Chemin de fer transsaharien. Voyez la Revue du 1er juillet 1899, p. 107.
- ↑ Mission saharienne, p. 37.
- ↑ Mission saharienne, p. 100.
- ↑ Ibid., p. 73.
- ↑ Mission saharienne, p. 95.
- ↑ Ibid., p. 146.
- ↑ Ibid., p. 493.
- ↑ Ibid., p. 329.
- ↑ Mission saharienne, p. 398 à 400.
- ↑ Ibid., p. 119, 403, etc.
- ↑ Ibid., p. 215.
- ↑ Ibid., p. 140.
- ↑ Mission saharienne, p. 804 et 805.
- ↑ Voyez notamment à ce sujet les pages 23, 24, 71, 160, 165, 209, 254 et 804.
- ↑ Ibid., p. 27, 434, 481.
- ↑ Mission saharienne, p. 28 ; c’est la définition qu’en donne M. Foureau.
- ↑ Ibid., p. 20, 28 à 30.
- ↑ Ibid., p. 32.
- ↑ Ibid., p. 27, 29, 40, 41, 56.
- ↑ Mission saharienne, p. 53, 49.
- ↑ Ibid., p. 94, 96, 114.
- ↑ Mission Saharienne, p. 60, 82, 92, 94, 96, 97, 99, 107, 108 et beaucoup d’autres à la suite.
- ↑ La mechera parait une autre désignation pour une mare. Il serait à désirer que les écrivains sur l’Afrique eussent à la fin de leur ouvrage un lexique des termes spéciaux qu’ils emploient.
- ↑ Mission saharienne, p. 54, 55, 116.
- ↑ Comité de l’Afrique française. Bulletin mensuel, juin 1899, p. 177.
- ↑ Mission saharienne, p. 43.
- ↑ Ibid., p. 141.
- ↑ Ibid., p. 49.
- ↑ Tchihatchef, Espagne, Algérie et Tunisie, Lettres à Michel Chevalier.
- ↑ Mission saharienne, p. 21, 49, 63, 79, 98, 114, 124, 133, 144, 145, 147, 255, etc.
- ↑ Ibid., p. 53, 54, 55, 97, 111, 124, 133, 134.
- ↑ Ibid., p. 96.
- ↑ Mission saharienne, p. 154, 155.
- ↑ Ibid., p. 89, 93.
- ↑ Mission saharienne, p. 28, 29, 38.
- ↑ Ibid., p. 155, 286.
- ↑ Mission saharienne, p. 46, 55, 57, 61, 67, 70, 71, 81, 97, 99, 102, 108, 118, etc.
- ↑ Mission saharienne, p. 36.
- ↑ Ibid., p. 49.
- ↑ Ibid., p. 42, 61, 66, 67 et 86.
- ↑ Mission saharienne, p. 90 et 94.
- ↑ Ibid., p. 121.
- ↑ Ibid., p. 128.
- ↑ Barth, Reisen und Entdeckungen in Central Africa, Justus Perthes, 1857. t. 1er, p. 303 et la carte 4 du même volume.
- ↑ Mission saharienne, p. 133.
- ↑ Barth, op. cit., voir les Annotations sur la carte 4 du premier volume de l’édition allemande originale.
- ↑ Mission saharienne, p. 148, 149, etc.
- ↑ Mission saharienne, p. 138.
- ↑ Mission saharienne, Appendice, p. 806.
- ↑ Mission saharienne, voir notamment, p. 31, 47, 103, 132, 150, etc. ; on pourrait citer une centaine de pages du journal de M. Foureau, où il est question de ce terrible fléau, l’insécurité du Sahara et du Soudan central.
- ↑ Mission saharienne, p. 198.
- ↑ Voyez dans la Revue du 1er juillet 1899 notre étude sur Le Chemin de fer transsaharien.