LE
SAHARA

L’un des phénomènes les plus intéressans que présente la surface de notre globe, c’est la répartition des régions favorables à l’existence de l’homme, et de celles dont il est plus ou moins exclu, en dépit de leur situation géographique. Ce qui frappe tout d’abord, c’est l’immense étendue des régions inhospitalières. Mais, tandis que plusieurs des régions, désertes aujourd’hui, ne l’ont pas toujours été, et par conséquent pourraient devenir habitables de nouveau, parce que leurs conditions physiques n’ont pas été sensiblement altérées, il en est d’autres où ces conditions ont subi des modifications trop graves pour que l’homme puisse s’y soumettre, en sorte que ces contrées sont condamnées à être des solitudes perpétuelles.

Parmi toutes les régions désertiques de notre globe, le Sahara est sans doute la plus importante, non-seulement par son étendue, mais aussi par son passé et son avenir. C’est sous ces divers points de vue que j’essaierai d’étudier le Sahara, dont j’ai eu l’occasion de visiter moi-même une partie.


I

La délimitation de la vaste contrée qui porte le nom collectif de Sahara a été diversement tracée par les géographes. Je ne rapporterai que l’opinion des auteurs les plus récens et les plus compétens. Le professeur Zittel admet pour le Sahara les limites suivantes : au nord, l’Atlas et la côte méditerranéenne ; à l’ouest, l’Atlantique ; à l’est, la chaîne bordière de la Mer-Rouge ; enfin, au sud, la limite est peu prononcée et pourrait être représentée par une ligne partant de l’embouchure du Sénégal et passant par Timbouctou, Gogo, Damergu, à travers la partie septentrionale de Kanem jusqu’à El-Dabbah et Abou-Ham. Cette ligne comprend la région où les précipitations aqueuses trop faibles empêchent le développement d’une riche végétation, et où la surface du sol est généralement composée de roches nues ou de sable. L’énorme superficie assignée au Sahara par M. Zittel représente plus de 11 millions de kilomètres carrés ; elle serait donc supérieure à celle de l’Europe, et presque la moitié de celle de l’Afrique. Elisée Reclus évalue la surface du Sahara à 6,200,000 kilomètres carrés, mais en en retranchant le Fezzan, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc et les steppes qui longent les régions fertiles du Sahara. Pris dans de telles limites, il donne au Sahara de l’est à l’ouest, c’est-à-dire des bords du Nil à ceux de l’Atlantique, 5,000 kilomètres, et du nord au sud, c’est-à-dire du pied de l’Atlas berbère jusqu’aux cultures du Soudan, 1,500 kilomètres. Le Sahara ainsi réduit serait encore plus grand que la moitié de l’Europe et équivaudrait presque au quart de l’Afrique. Dans l’impossibilité de concilier des divergences aussi considérables, nous adopterons provisoirement l’évaluation d’Elisée Reclus, mais en comprenant l’Egypte dans le nom collectif de Sahara, parce que l’Egypte se rattache insensiblement aux vastes surfaces sablonneuses désignées par le nom de Désert libyen ; or, celui-ci touche immédiatement à la rive gauche du fleuve, qui, avec ses bords verdoyans, serpente comme une bande d’émeraude au milieu des sables du désert.

Bien que le Sahara soit loin d’être, comme on le supposait autrefois, un bassin déprimé dans son centre et revêtu d’un sol d’une nature à peu près uniforme, on peut considérer cette région comme une plaine plus ou moins unie dont l’altitude absolue n’est en moyenne que de 300 à 400 mètres, en sorte que, dans son ensemble, le Sahara représente une surface bombée dans sa partie centrale, qui va en s’abaissant dans les directions de l’ouest, de l’est et du sud et souvent du nord, où, dans la proximité de la Méditerranée, se déploient de vastes espaces dont le niveau est au-dessous de celui de la mer. Ainsi dans le Fayoum (au sud du Caire, sur la rive gauche du Nil) a été constatée une dépression de 600 kilomètres carrés, dont la profondeur maximum au-dessous du niveau du Nil est de 90m,8. De même l’oasis de Syouah[1] est de 27 mètres au-dessous du niveau de la mer, phénomène qui se reproduit dans une série d’oasis et de lacs échelonnés à l’est et au nord-est de Syouah, telles que les oasis de Hattieh (30 mètres au-dessous du niveau de la mer), d’Aratch (— 7m,5), les lacs de Ssetra (— 15 mètres) et de Karn (— 41m,7). Toutes ces localités se succèdent sur une ligne courbe qui a près de 400 kilomètres de longueur du sud-ouest au nord-est. On ne sait si les dépressions continuent au nord et au sud de cette ligne, mais telle qu’elle est connue, la surface déprimée possède déjà une étendue fort considérable, évaluée à 1,000 kilomètres carrés, et lorsqu’on y ajoute la dépression du bassin du Fayoum (600 kilomètres carrés), nous aurons dans la partie septentrionale du désert libyen, ainsi que dans la contrée du Nil inférieur, une surface au-dessous du niveau de la mer qui embrasse presque sans interruption 1,600 kilomètres carrés.

Il est remarquable que, parmi les surfaces déprimées, les oasis figurent fréquemment. Or, comme les oasis constituent l’un des traits les plus caractéristiques, mais encore les moins connus du désert libyen, nous allons nous y arrêter un moment.


II

L’accablante monotonie que respire le désert est interrompue sur plusieurs points par des renflemens qui surgissent comme autant d’Iles verdoyantes au milieu de l’océan ; ces oasis sont particulièrement nombreuses entre la rive gauche du Nil et la Tripolitaine. M. Rohlfs, à qui nous devons le peu que nous en savons, les a réunies sous le nom collectif d’oasis de la Syrie, d’après le grand golfe de ce nom. Bien que parmi ces oasis il y en ait de fort intéressantes, nous ne mentionnerons que la plus importante, celle de Koufara, située à 600 kilomètres au sud-est du golfe de la Syrie, et à environ 1,000 kilomètres à l’ouest du Nil. Le nom de Koufara s’applique collectivement à cinq grandes oasis, séparées les unes des autres par les sables, et parmi lesquelles celles de Bouzaïma et de Kebabo sont les plus remarquables. La première, dont la surface est de 313 kilomètres carrés, est la plus belle oasis du désert libyen, car il en est bien peu qui possèdent, comme celle-ci, des montagnes, des lacs et des palmiers. De même que plusieurs autres oasis, celle de Bouzaïma offre des traces d’une ancienne population, sans qu’on puisse, pour le moment, la rattacher à aucune nationalité historique. La végétation est assez riche, et quant au règne animal, il est représenté par un curieux serpent que le professeur Peters a nommé Ragherris producta ; cet ophidien, qui habile les arbres, où il guette les petits oiseaux, les scarabées et les libellules, ne fait défaut à aucun palmier ou figuier de la contrée.

Au sud-est de l’oasis de Bouzaïma s’élève celle de Kebabo. Ce n’est pas seulement l’oasis la plus considérable de ce qu’on pourrait appeler l’archipel de Koufara, puisqu’elle occupe une aire de 8,793 kilomètres carrés, mais elle a l’avantage de posséder une population permanente. Kebabo est presque partout revêtu d’herbages recherchés par les chameaux, tels que l’Alhagi camelorum ; et les forêts de palmiers témoignent de la fertilité de son sol.

Ce qui, sous le rapport météorologique, caractérise Koufara, ainsi que tout le désert libyen, c’est la puissance des phénomènes électriques, attestée par l’innombrable quantité de fulgurites répandus sur la surface du désert, notamment au sud de Fezzan, entre cette dernière oasis et Bornou. Quand on voit cette prodigieuse agglomération de masses vitreuses, de scories et de gigantesques tuyaux fulminaires, on est frappé par l’énergie et la fréquence des décharges électriques qui les ont fait naître. M. Rohlfs ne croit pas que dans le désert libyen ce phénomène se produise aujourd’hui sur la même échelle.

L’importance constamment croissante des oasis de Koufara, à cause du développement des relations qui s’établissent entre elles, se concentre pour le moment à Kebabo, où le chef-lieu, Suya-el-Istal, est devenu pour la secte des Snussi un foyer religieux. C’est une localité fortifiée entourée de murs ; elle possède une mosquée en pierre. L’altitude de Kebabo permet d’y cultiver non-seulement les fruits et les légumes de la zone subtropicale, mais encore ceux du bassin méditerranéen. Aussi, le jardin qui se trouve au pied du massif montagneux qui traverse Kebabo fournit une preuve frappante de la grande fertilité de l’oasis ; on y admire les délicieux bois plantés par les fanatiques apôtres des Snussi, qui, tout en renvoyant les fidèles au paradis promis par Mahomet, ont eu soin de réserver pour leur propre usage les dons de cette terre, en attendant ceux du ciel.

M. Rohlfs fait ressortir l’avenir réservé aux oasis de Koufara, autant en raison de leur fertilité que de leur position. Il croit qu’elles sont appelées à jouer un rôle important dans l’application du régime des chemins de fer à cette partie de l’Afrique. Ses espérances à cet égard sont tellement vives, qu’il prévoit déjà le jour où dans l’oasis retentira la voix du conducteur annonçant station Koufara, au milieu d’une foule d’indigènes offrant aux voyageurs des dattes cueillies le matin. Bien que ce rêve philanthropique ne soit nullement à la veille de se réaliser, il est impossible de ne pas apprécier les avantages que présente un groupe d’oasis fertiles, tel que celui de Koufara, situé vers le milieu d’une ligne de plus de 1,500 kilomètres, sur laquelle se déploie la surface unie du désert, depuis la Méditerranée jusqu’au Nil (à Ouadi-Halfa).

En dehors des oasis, quelques renflemens du soi beaucoup plus prononcés interrompent la surface unie du Sahara, parmi lesquels les plus importans sont les chaînes montagneuses d’Ahaggar et de Tibetsi, qui traversent la partie centrale du désert, dans le pays des Touareg et dans la Tripolitaine. Mais, malgré leur développement quelquefois très considérable, les groupes montagneux ne constituent qu’un trait peu saillant dans la physionomie générale du Sahara ; ils n’occupent qu’une surface de 200,000 kilomètres carrés (moins que la trentième partie de la superficie du désert), et disparaissent presque dans l’immense étendue de ce dernier.

Le caractère topographique du Sahara se résume en trois types principaux, savoir : déserta plateaux ou hammada ; désert d’érosion (sebkha, djuf, chott) ; désert sablonneux proprement dit (areg).

Le hammada est le type le plus étendu ; il occupe 5 millions de kilomètres carrés. C’est le désert dans son vrai sens, consistant en surfaces à sol solide, pierreux. À ce type de plateaux et de terrasses se rattachent des hauteurs incertaines, bien qu’elles soient indépendantes de la constitution topographique des hammada ; elles sont désignées par le nom significatif de témoins, et ne sont évidemment que les restes des terrasses actuelles.

Dans la partie centrale du Sahara, où les terrasses s’élèvent à 800 ou 1,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, le hammada acquiert graduellement un caractère montueux. Les plus hauts plateaux de l’Ahaggar et du Tibetsi dépassent de plusieurs centaines de mètres le niveau de la contrée limitrophe et atteignent une altitude absolue de 1,500 à 2,000 mètres ; leurs parois, le plus souvent verticales et diversement fissurées, revêtent les formes les plus fantastiques à la suite de la décomposition des roches.

Les déserts d’érosion sont particulièrement riches en bassins lacustres qu’on désigne par les noms de sebkha, djuf ou chott quand ils forment des excavations closes par des bords rocailleux.

Enfin, le troisième type est caractérisé par les sables et les dunes et nommés areg, remel et igidi ; c’est la plus désolante et la plus terrible des formes désertiques. Heureusement, à peine la neuvième partie du Sahara appartient à ce type.

Les dunes sont composées d’un sable quartzeux, de teinte jaune clair, contenant généralement du gypse. Elles forment quelquefois des rangées de buttes de 50 à 150 mètres de hauteur. Dans le Sahara oriental, leur direction dominante est du nord-nord-ouest au sud-sud-est, et dans le Sahara méridional, du nord au sud. Ces directions ne sont pas toujours l’expression des directions prédominantes des vents. En tout cas, les dunes du désert sont susceptibles de mouvement à l’instar des dunes marines et, de même que ces dernières, elles sont quelquefois stratifiées.

L’origine des prodigieuses masses de sable qui revêtent le Sahara, et dont le désert libyen est le représentant le plus grandiose, est l’objet d’opinions divergentes de la part des géologues. C’est un des phénomènes les plus importans et encore les moins connus de l’histoire de notre globe, et qui mérite d’être considéré de plus près.

Le professeur Zittel, le savant explorateur du désert libyen, tout en admettant l’action du vent dans l’accumulation des sables, croit qu’elle ne suffirait pas pour faire disparaître l’énorme masse de rochers dont les piliers isolés désignés par le nom de témoins ne sont que les restes ; pour produire de tels effets, la coopération de l’eau deviendrait indispensable. Cela suggérerait la supposition qu’à l’époque où ces violentes inondations eurent lieu, les conditions climatologiques du pays étaient très différentes de celles d’aujourd’hui, car de telles masses d’eau fournies par les pluies indiqueraient une humidité atmosphérique extraordinaire.

En tout cas, quel qu’ait été l’agent qui a opéré le transport des sables, ces derniers ont dû avoir été empruntés au grès nubien, car les sables exclusivement quartzeux du désert ne peuvent provenir des roches calcaires et marneuses qui le composent.

Cette hypothèse sur l’origine des sables est corroborée par des considérations sur l’action extraordinaire du vent dans le transport des substances pulvérisées, ainsi que par l’étude comparée des sables tombés dans différentes contrées.

Un exemple frappant de l’action du vent exercée sur d’énormes espaces est fourni par le célèbre géographe arabe Edrisi, qui déjà, au XIIe siècle, parla avec étonnement des sables rouges et des brouillards secs qui obscurcissaient fréquemment le ciel de l’Atlantique, entre le Cap-Vert et l’Amérique du Sud, espace qu’Edrisi qualifia de mer obscure (Bar-el-Mecdolin), le mare tenebrosum des auteurs du moyen âge. Ce phénomène, qui préoccupa pendant longtemps les savans a été consciencieusement étudié par le docteur Gustave Helleman, qui émit sur l’origine du curieux phénomène des conclusions diamétralement opposées à celles de ses prédécesseurs, y compris le célèbre Ehrenberg. M. Helleman fit voir que les nuages de poussière dont il s’agit viennent du Sahara occidental.

L’étude de la composition des sables transportés de diverses contrées par les vents a donné à M. Gaston Tissandier des résultats aussi intéressans qu’inattendus. En examinant au microscope la poussière tombée, le 9 octobre 1879, à Boulogne-sur-Mer, et en la comparant à celle du Sahara, il trouva que leur composition était exactement la même, et que les restes des plantes cryptogamiques que renfermaient l’une et l’autre étaient identiques ; mais ce qui est plus remarquable, c’est qu’une analogie tout aussi prononcée fut constatée par M. Gaston Tissandier entre le sable du Sahara et celui du Gobi, bien que les deux déserts soient distans l’un de l’autre de 600,000 kilomètres. Si, comme l’indiquent les observations de M. Tissandier, le sable des déserts contient des particules végétales clairsemées, on n’a encore jamais constaté dans les sables du Sahara ni dans ceux du Gobi la moindre trace animale, ce qui prouverait qu’ils ne peuvent avoir été déposés par l’eau de mer, car ils contiendraient alors quelques restes animaux, du moins de classe inférieure, comme c’est si souvent le cas avec les sables marins des côtes.

Après ce que nous avons rapporté sur les sables des déserts, il nous paraît impossible de ne pas admettre leur origine subaérienne, tout en prenant en sérieuse considération l’opinion des savans qui, comme M. Zittel, soutiennent la nécessité d’une coopération de la force érosive de l’eau pour expliquer les exemples remarquables d’ablations et d’excavations qu’offre le désert, tels que l’enlèvement des masses de rochers dont les témoins représentent les restes, les profonds sillonnemens d’anciens lits desséchés (oicudi), le creusement de parois abruptes qui forment les bords de plusieurs oasis, etc. Au reste, en invoquant l’intervention des pluies torrentielles, nous ne faisons qu’ajouter un fait de plus à tous ceux que présente l’histoire climatologique de la majorité des contrées de l’Orient, ainsi que nous le verrons plus tard.


III

Les énormes masses sablonneuses du Sahara renferment de nombreux réservoirs d’eau souterraine. C’est une des particularités les plus importantes de ces contrées, non-seulement sous le rapport scientifique, mais encore sous celui de leur avenir, en fournissant à l’homme les moyens d’utiliser ces réservoirs pour rendre habitables des régions aujourd’hui désertes, à la seule exception toutefois des oasis, richement pourvues d’eaux souterraines. Ainsi, dans les oasis de Khargeh et de Dakhel, les puits atteignent, à une profondeur de 64 à 105 mètres, les grès, d’où l’eau s’élance en jets puissans. Dans les deux oasis méridionales, la température des sources est généralement de 35 à 38 degrés ; à Farafrah, où l’eau doit traverser les couches de terrain crétacé, la température s’abaisse à 26 degrés, mais elle est de 28 dans l’oasis de Syouah, où l’eau, jaillissant à travers le sol tertiaire salé, perd beaucoup de sa bonne qualité. Enfin, la température de l’eau oscille entre 24 et 36 degrés dans les puits de l’oasis de Beharieh, lesquels remontent à une antiquité reculée, car les restes nombreux de puits artésiens construits par les Romains sur plusieurs points de la Libye prouvent que les puits artésiens, dont les modernes réclament l’invention, étaient parfaitement connus des anciens. Les monumens de ce genre ont été signalés par plus d’un auteur, entre autres par Olympiodore, dont Photius a fait des extraits où il est dit : « On creuse dans les oasis du Sahara à une profondeur de 200 et même 500 palmes (de 30 à 80 mètres), d’où l’eau s’élance et déborde. »

Ce n’est pas seulement dans le Sahara que les anciens fonçaient des puits artésiens, mais aussi en Syrie, en Égypte et ailleurs ; et c’est grâce aux sources artificielles que la main de l’homme a fait jaillir que se trouvait jadis dans un état florissant la plaine aujourd’hui déserte et aride, jonchée de ruines, de Balbek et de Palmyre. Les voyageurs anglais Wood et Darwins ont découvert sous les gigantesques décombres qui masquent l’emplacement de ces splendides cités les traces des fontaines que l’homme avait creusées, les débris de ce grand système de veines et d’artères qui porta si longtemps la vie au cœur d’une contrée redevenue cadavre. Plusieurs auteurs sont même d’avis que le miracle de Moïse, faisant jaillir l’eau du rocher en le frappant de sa baguette, s’explique par la présence d’un de ces puits artésiens si répandus jadis dans les contrées de l’Orient.

Mais depuis l’invasion des barbares, parmi lesquels la race ottomane joue un rôle tristement saillant, le génie de l’homme s’est retiré de l’Orient, et, dès lors, les ruines ont remplacé les plus beaux monumens de la civilisation. Or, la France a entrepris la tâche aussi honorable que difficile de rétablir en Algérie un passé glorieux, et, en conséquence, elle s’est empressée de mettre la main à l’œuvre aussitôt que ses armes victorieuses eurent soumis à sa domination les vastes régions désertiques dont Ouargla marque l’une des extrémités méridionales. Ce fut principalement en 1856 que commencèrent les premiers travaux qui, depuis, n’ont cessé de progresser, et sans doute ne s’arrêteront pas avant que toutes les eaux souterraines susceptibles d’être mises au jour n’aient répandu leurs bienfaits et revêtu d’oasis verdoyantes les surfaces arides du désert[2].

Si les travaux exécutés par les Français ont une grande portée politique et sociale, ils offrent également une importance scientifique considérable, en révélant bien des faits fort intéressans dont je ne mentionnerai que les suivans. Dans la province de Constantine, les niveaux auxquels les eaux souterraines ont été atteintes varient de la manière la plus frappante, surtout lorsqu’on considère que ces différences se produisent sur des espaces très peu étendus. Ainsi, dans la région de l’Oued-Rir, les deux puits d’Aïn-Kerma et d’Oun-el-Thour ne sont l’un et l’autre qu’à une trentaine de kilomètres, et cependant la profondeur du premier est seulement de 14 mètres et celle du second de 107m, 70. De même dans le Handa, la profondeur du puits de Nemech-Dib n’est que de 3 mètres, tandis qu’à 25 mètres de là se trouve le puits Barika, dont la profondeur est de 39m,15. A Batna et à Biskra, les sondages furent poussés jusqu’au-delà de 175 mètres de profondeur sans atteindre la nappe aquifère. Or, de semblables différences ne sont pas rares dans toute cette contrée. Elles prouvent que les couches imperméables offrent ici une variété de reliefs extraordinaire, se traduisant par de brusques bombemens et dépressions. Un autre fait intéressant observé dans les puits en Algérie, c’est la présence, à une profondeur de 75 mètres, de poissons, de crustacés et de coquilles lacustres que j’ai vus dans la magnifique collection de M. Jus, à Batna. Ils ont été fournis par le puits artésien de Mazer, tout à côté d’un dis lacs saumâtres disséminés en si grand nombre dans la contrée, entre Biskra et Tougourt. Au moment où la sonde amena ces animaux, ils étaient vivans, et M. Jus eut la curiosité de faire cuire l’un des crustacés (un crabe), qui fut trouvé d’un goût excellent. Les poissons (Saro theredon Zillii) étaient couverts de sable, mais le crabe avait sa carapace luisante et paraissait avoir vécu dans de l’eau limpide.

Parmi les puits les plus considérables du Sahara figurent au premier rang ceux de Ghadamès, qui remplissent un bassin de 25 mètres de longueur sur 15 mètres de largeur ; aussi, à l’aide de cinq ruisseaux qui en sortent, on parvient à irriguer une surface de 75 hectares.

Dans une contrée aussi dépourvue que le Sahara de précipitations aqueuses, l’origine de ses nombreux réservoirs souterrains n’est pas facile à expliquer. Selon Russegger, ce serait le Nil qui fournirait aux oasis de Khargeh, de Dakhel et de Farafrah, l’excès de ses eaux, qui s’écouleraient le long des couches légèrement inclinées, à l’ouest, tandis que les oasis de la dépression septentrionale seraient alimentées par les précipitations aqueuses des hautes plaines de la Cyrénaïque. Mais M. Zittel a réfuté cette hypothèse, incompatible d’ailleurs avec la température des sources, laquelle dépasse la moyenne annuelle de la Haute-Egypte. M. Zittel fait observer que l’affluence des eaux du Ml vers les oasis libyennes est rendue impossible par les conditions stratigraphiques, qui pourraient bien déterminer un mouvement d’eau dans la direction de l’ouest à l’est, mais non en sens opposé.

Quoi qu’il en puisse être, malgré les hypothèses variées qui ont été proposées pour expliquer l’origine des eaux souterraines du Sahara, la question n’est pas encore résolue, d’autant moins que ces eaux paraissent également exister dans les parties du désert les plus sablonneuses et les plus dépourvues de cours d’eau ou de précipitations atmosphériques. Ainsi, M. Rolland donne des renseignemens intéressans sur la région des eaux artésiennes du bas Sahara en général, et M. de Lesseps nous apprend que, dans le désert, entre Biskra et le golfe de Gabès, l’un des puits forés à 1,500 mètres de l’embouchure de la petite rivière Oued-Melah et à 1,200 mètres de la mer, on découvrit en 1883, à la profondeur de 30 mètres, une nappe jaillissante d’une telle puissance, que le débit atteignit 8,000 litres par minute. La vitesse de l’eau, dans l’intérieur du tubage, était de 5m,5 par seconde, et de grandes quantités de sable, de marne et de calcaire, du poids de 12 kilogrammes, étaient lancées par l’orifice du trou. La température de l’eau était de 25 degrés. L’année suivante, un autre puits offrit un phénomène bien plus curieux encore. Un bruit souterrain se fit entendre et fut suivi d’un écroulement général des dunes limitrophes et de l’apparition, à côté du puits, d’un lac ayant la forme d’une ellipse dont les axes avaient 20 et 15 mètres ; la profondeur du lac atteignait partout 10 mètres ; les talus étaient à pic, sauf un seul côté.

La constitution géologique du Sahara offre un grand intérêt, mais c’est une étude qui nous entraînerait trop loin ; bornons-nous à quelques considérations générales relatives à l’époque probable où l’émersion du grand désert a pu avoir lieu.

C’est une question qui a été l’objet de longues controverses ; pendant longtemps, la majorité se prononçait en faveur de l’émersion très récente du Sahara, opinion quelquefois formulée d’une manière tellement péremptoire qu’elle semblait exclure la possibilité d’un doute quelconque[3]. Déjà, depuis une quinzaine d’années, je m’étais rangé au nombre des adversaires de l’émersion récente (post-tertiaire), et j’ai de nouveau traité cette question dans un de mes derniers écrits[4], en sorte que je n’ai pu voir qu’avec une vive satisfaction un savant aussi compétent que le professeur Zittel venir la trancher définitivement, en démontrant la non-existence d’une mer saharienne récente. Or, aujourd’hui, elle est rejetée par la plupart des géologues, qui tous ont cru devoir admettre qu’à l’exception de quelques points peu nombreux où la mer a pu pénétrer, celle-ci n’a plus recouvert le Sahara depuis l’époque tertiaire inférieure. Il en résulte que le Sahara formait déjà un continent à une époque où la mer recouvrait encore une partie de l’Europe, entre autres la plus grande partie de la Hongrie, la Valachie, le nord de l’Italie (Lombardie), la région méridionale de la France au sud de Bordeaux, la partie orientale de l’Espagne, etc.

Depuis son émersion, le Sahara a dû contenir un grand nombre de bassins lacustres, dont les dépôts ont laissé beaucoup de fossiles d’eau douce, à l’exclusion de restes organiques marins. Mais si, depuis son émersion, sa physionomie topographique n’a guère changé d’une manière essentielle, il n’en est pas de même de ses conditions climatologiques, qui ont subi des modifications importantes, même pendant l’époque historique. Or, comme de telles modifications n’ont pu avoir lieu dans le Sahara sans qu’elles se soient manifestées également dans les contrées limitrophes, nous allons jeter un coup d’œil sur ces dernières, notamment sur l’Egypte, la Syrie et l’Asie-Mineure.

Dans l’Egypte supérieure, M. Lepsius a découvert à Aïn-Setemé (à 80 kilomètres au sud d’Ouedi-Halfa), taillées dans les rochers, de nombreuses inscriptions qui donnent la hauteur des crues nilotiques pendant le règne d’Amenemha III et témoignent d’un accroissement très considérable du niveau fluvial depuis quarante siècles. L’Egypte inférieure fournit un autre exemple de ce phénomène. Strabon, en parlant de l’île d’Eléphantine, y signale un nilomètre qu’il décrit comme un puits construit en pierre de taille sur la rive du fleuve, et dans lequel sont marqués les changemens divers du niveau de ce dernier. Or, le nilomètre de Strabon ayant été retrouvé, on a pu calculer que, depuis le règne de l’empereur Septime Sévère, le niveau du Nil s’est exhaussé de 2m,11, ce qui donnerait 0m, 112 par siècle. Évidemment, d’aussi énormes crues ne pourraient s’expliquer que par un changement dans le régime pluvial de ces contrées, qui ont dû posséder autrefois une atmosphère beaucoup plus humide qu’aujourd’hui.

En Syrie et dans la Palestine, on rencontre très fréquemment de nombreuses traces d’anciennes rivières et d’irrigations artificielles qui démontrent que ces contrées avaient été jadis fortement peuplées. L’accroissement de la sécheresse atmosphérique peut être considéré également comme la cause de l’introduction tardive du chameau. Cet animal, aujourd’hui indispensable dans les déserts, paraît avoir été inconnu en Afrique presque jusqu’à l’ère chrétienne, car aucune figure de ce ruminant n’a été découverte sur les monumens de la Syrie ou de l’Egypte, et Polybe, en parlant de la cavalerie des Carthaginois, mentionne l’éléphant, mais jamais le chameau.

J’ai déjà signalé ce fait important en Asie-Mineure[5] sur l’autorité des auteurs classiques, qui attribuent la victoire remportée par Cyrus dans la bataille de Sardes sur le roi de Lydie (Crésus) à la présence dans l’armée persane des chameaux, dont l’aspect frappa de terreur la cavalerie lidyenne et la mit en fuite. Même au VIe siècle de notre ère, l’historien Procope mentionne une impression semblable produite sur la cavalerie romaine par la vue des chameaux dans l’armée arabe ; mais, ce qui est encore plus remarquable, c’est qu’aussi tard qu’au XIIe siècle, Glycas, dans ses Annales, en parlant de la bataille de Sardes, rapporte les témoignages d’Hérodote et de Xénophon quant à l’effet produit par les chameaux persans, mais n’ajoute à cette citation aucune remarque relative à la différence entre les chameaux d’alors et ceux de son temps, ce qui semblerait prouver qu’il n’y trouvait rien d’extraordinaire, que, par conséquent, même au XIIe siècle, le chameau n’était pas devenu, dans cette partie de l’Orient, familier, comme il l’est aujourd’hui, à la race chevaline. Enfin, Hérodote et Pline, ainsi que plusieurs monumens ornés de figures d’animaux, démontrent que, dans le courant de l’époque historique, l’Afrique septentrionale était habitée par l’éléphant et par le rhinocéros, et, ce qui est plus significatif, par les crocodiles, car ces amphibies supposent des cours d’eau permanens.

Il est impossible d’attribuer la disparition de tous ces animaux à la seule action de l’homme, surtout lorsqu’on réfléchit que les contrées où leur présence a été constatée étaient infiniment plus peuplées qu’aujourd’hui, et, dès lors, beaucoup moins favorables à leur séjour. Nous sommes donc forcés d’admettre un changement dans les climats de ces contrées, notamment un accroissement de la sécheresse atmosphérique, qui peut expliquer l’introduction tardive du chameau, aussi bien que la disparition de l’éléphant dans le nord de l’Afrique. En effet, en Asie comme en Afrique, l’éléphant exclut le chameau, et vice versa, en sorte que dans la partie de la vallée du Nil où l’éléphant prospère, le chameau a peine à subsister. Le témoignage le plus ancien de la présence de l’éléphant dans l’Afrique cissaharienne paraît être le Périple de Hannon, qui rapporte qu’après une demi-journée de navigation en dehors des colonnes d’Hercule, ces animaux avaient été observés sur les rives d’un lac hérissé de roseaux, situé près de l’océan. D’après Appien, Asdrubal y chassa l’éléphant, et, selon Plutarque, Pompée fit de même en Numidie. Peu de temps avant le débarquement de Jules César en Afrique, le roi Juba avait fait venir des éléphans, qui, n’étant pas encore suffisamment domestiqués, mirent son armée en déroute dans la bataille de Thapsus. Il y a des monnaies nubiennes et même des monnaies romaines sur lesquelles sont figurés des éléphans qui, par leurs oreilles, sont parfaitement reconnaissables comme africains.

J’aurais pu multiplier les témoignages historiques qui prouvent que l’éléphant n’a disparu dans l’Afrique septentrionale qu’au moyen âge, mais je les crois parfaitement suffisans, et je me permettrai seulement d’y ajouter l’opinion de M. Oscar Fraas, qui pense que l’absence de toute représentation de chameau, non-seulement dans les ruines de la célèbre cité de Saqqarah (Égypte), dont les murs sont recouverts de figures de divers animaux, mais encore à Thèbes, fondée trois mille ans après Saqqarah, prouve qu’à cette époque le désert n’existait pas : c’est aussi ce que prouvent tant de splendides monumens que leurs fondateurs n’auraient certainement pas élevés au milieu des solitudes inhospitalières. Oscar Fraas exprime la conviction que les conditions climatologiques de l’Égypte étaient jadis tout autres, même à l’époque des Grecs, lorsque Alexandrie fut le foyer des sciences et des arts, dont les rayons éclairaient toutes les parties du monde alors connues ; il pense que l’activité extraordinaire qui animait cette cité suppose des conditions de climat différentes de celles d’aujourd’hui, et il s’écrie : « Sur le sol actuel du Nil ne naîtra jamais un nouveau système philosophique, et aucun pouvoir humain ne parviendra à y élever des universités capables de rivaliser avec celles de l’Europe. »

Les conclusions auxquelles conduisent les faits nombreux que nous avons signalés en Égypte sont applicables également à la péninsule limitrophe, celle de Sinaï, ainsi que l’a fait observer le voyageur allemand que je viens de citer. Lorsqu’on considère que, dans cette péninsule parfaitement aride, les Israélites, comptant 60,000 hommes capables de porter les armes, ont pu rester, à leur sortie de l’Égypte, plusieurs années, il devient impossible de ne pas admettre qu’à cette époque le Sinaï était une fertile région alpine, pourvue de riches pâturages et de copieux cours d’eau ; en aucun cas, cette contrée n’a pu avoir rien de commun avec le désert aride qu’elle représente aujourd’hui.

V

Si nous passons maintenant au Sahara proprement dit, nous verrons que les preuves de changemens de climat s’y présentent aussi nombreuses et aussi significatives qu’en Égypte, en Syrie et dans l’Asie-Mineure. De même que dans ces derniers pays, on n’a pas encore trouvé dans le Sahara des représentations artificielles du chameau, tandis que le taureau y est fréquemment figuré. D’autre part, M. Rolland mentionne les nombreuses incrustations de travertins, évidemment produites par des sources qui ont disparu, ainsi que l’innombrable quantité de silex travaillés par la main de l’homme et dispersés sur de vastes surfaces du désert, où ils ne peuvent avoir été transportés, de sorte qu’il faut les attribuer aux habitans qui les ont façonnés sur les lieux mêmes. De ces faits ainsi que de beaucoup d’autres, le géologue français conclut que le climat de l’Algérie a dû considérablement s’altérer depuis le temps des Romains. M. Clavé partage cette opinion. Il signale avec surprise l’immense quantité de fragmens de flèches fabriquées de silex poli qu’on trouve répandus entre Biskra et Ouargla, et, ce qui est plus significatif encore, il a observé dans les parages d’Oglu-el-Kassis ces fragmens recouverts d’une croûte de gypse de 0m,32 d’épaisseur, évidemment déposée par une source dont toute trace a disparu. « Ces fragmens, revêtus d’incrustations de gypse, dit M. Clavé, constituent probablement les témoins les plus anciens de l’industrie humaine. »

Si, ainsi que je crois l’avoir démontré, le Sahara et les contrées qui bordent la Méditerranée ont éprouvé pendant la période historique des changemens très prononcés dans leur climat, le niveau de ces contrées a été également modifié à une époque comparativement récente.

Parmi les nombreux exemples que j’ai rapportés à l’appui de cette assertion[6], je ne mentionnerai que la métamorphose qu’a subie la célèbre cité d’Utique, qui, sous les Carthaginois, possédait un port magnifique, mais se trouve aujourd’hui séparée de la mer par une surface sablonneuse d’environ 10 kilomètres de largeur. Il n’est peut-être pas au monde de localité qui offre un contraste plus mélancolique entre le passé et le présent que cette plaine aride, que j’ai traversée (en juillet), sous le soleil brûlant de l’Afrique, sans y rencontrer un être vivant ; et cependant j’étais habitué à de semblables impressions dans la contrée classique de l’Asie-Mineure, où l’homme semble s’être coalisé avec la nature pour travailler sans relâche, pendant une longue série de siècles, à l’œuvre de la destruction. — Aux modifications que le climat et le relief des régions méditerranéennes ont éprouvées dans le courant de l’époque historique, on pourrait ajouter celles qui s’y sont produites dans leur flore et leur faune, sujet fort intéressant, mais que malheureusement il ne m’est pas permis d’aborder. Je dois me borner à l’aperçu que j’ai essayé de donner de l’histoire physique du Sahara, en indiquant d’abord l’époque géologique à laquelle il s’est formé, puis les modifications les plus importantes qu’il a subies depuis, et enfin les conditions où il se trouve aujourd’hui.

Ces conditions, prises dans leur ensemble, ne sont pas très favorables, car il s’agit d’une immense surface, en grande partie sablonneuse ou pierreuse, et si peu habitée, que la population du Sahara n’atteint pas le chiffre de 3 millions[7], c’est-à-dire que cette région, aussi étendue que la moitié de l’Europe, a moins d’habitans que la seule ville de Londres. De plus, le Sahara ne possède que deux cours d’eau considérables : le Niger et le Nil, séparés l’un de l’autre par un espace de plus de 3,000 kilomètres. Enfin, ainsi que nous l’avons vu, le climat de cette région a subi des modifications fâcheuses, par suite de l’accroissement de la sécheresse atmosphérique. Voilà ce que serait le Sahara abandonné à lui-même ; mais il en est autrement, lorsqu’on considère les chances que présentent ses ressources naturelles habilement utilisées, ressources parmi lesquelles il faut compter l’avantage d’être baigné au nord et à l’ouest par l’océan, ce qui facilite les communications avec l’intérieur et l’extérieur, puis sa richesse en eaux souterraines et en oasis fertiles. Mais ce qui lui assure un immense avenir, c’est l’établissement de voies ferrées qui joindront l’Algérie, la Tunisie et la Tripolitaine avec la Sénégambie et les contrées traversées par le Niger et le Nil. De cette manière, le Sahara est destiné à servir un jour d’intermédiaire entre la Méditerranée et l’Afrique méridionale.

C’est surtout à la France qu’il appartient de réaliser cette brillante perspective, car, par l’Algérie, elle se trouve sur la frontière septentrionale, et par le Sénégal sur la frontière sud-ouest du Sahara, en sorte que ces deux colonies seront autant de points de départ pour l’œuvre de la civilisation, qui ne peut manquer de franchir les régions encore désertes aujourd’hui, comme l’espace de 700 kilomètres qui sépare le Sénégal du Niger, sur lequel se trouve Timbouctou, la ville la plus considérable du désert, ou bien la surface unie entre Tripoli, la fertile oasis de Koufara et le Nil.

Sans doute, l’établissement de voies ferrées à travers le Sahara rencontrera bien des difficultés, mais ces difficultés sont peut-être moins graves que celles que la Russie aura à combattre pour accomplir ces sortes d’entreprises dans l’Asie centrale, où le général Annenkof vient de les inaugurer si brillamment, en franchissant les affreuses solitudes entre la Caspienne et Merv. Or, dans l’Asie centrale, les déserts n’ont point, comme dans le Sahara, les ressources d’abondantes eaux souterraines et de fertiles oasis, et, de plus, ils sont plus ou moins complètement isolés et séparés de la mer, ce qui les expose à toutes les rigueurs d’un climat continental caractérisé par les extrêmes de chaleur et de froid. Enfin, la France jouit sur le littoral occidental de l’Afrique d’une position éminemment privilégiée, car elle y touche aux deux plus grands fleuves du continent africain : au Niger par le Sénégal et au Congo par sa colonie du Gabon, qui n’est éloignée de ce dernier fleuve que d’environ 700 kilomètres[8].

Ainsi nous voyons que le Sahara est destiné à jouer un rôle très important dans la civilisation de l’Afrique, grâce aux avantages exceptionnels qu’il possède et qui ont été refusés aux grandes régions désertiques des autres parties du monde, notamment au célèbre désert asiatique du Gobi, le plus vaste après le Sahara, dont je me propose d’entretenir prochainement les lecteurs de la Revue.


P. DE TCHIHATCHEF.

  1. C’est la célèbre oasis du Jupiter-Ammon, objet du pèlerinage d’Alexandre le Grand.
  2. Dans mon livre, Espagne, Algérie et Tunisie, p. 237-240, j’ai rendu compte des travaux exécutés en Algérie jusqu’à l’époque où j’ai pu les étudier sur les lieux mêmes, en en admirant l’extension et l’habile exécution.
  3. Parmi ces opinions tranchées figure celle de mon excellent et savant ami Charles Martins, qui crut pouvoir dire : « L’événement est récent, géologiquement parlant ; il remonte peut-être à cent mille ans seulement. Le nombre des années, on ne saurait le préciser, mais l’événement a une date relative, il est postérieur aux dépôts tertiaires. » Au reste, cette manière un peu trop sommaire de trancher des questions controversées s’est déjà produite plus d’une fois dans l’histoire de la science, et il suffirait de rappeler la manière dont deux savans de premier ordre ont cru pouvoir s’exprimer sur la véritable patrie de la pomme de terre ; car, tandis que Humboldt déclarait magistralement à Merlin : « La pomme de terre n’est pas indigène au Pérou, » à la même époque, Cuvier écrivait à Paris : « Il est impossible de douter que la pomme de terre ne soit originaire du Pérou. »
  4. Espagne, Algérie et Tunisie, p. 418.
  5. Tchihatchef, Asie-Mineure ; Zoologie, p. 757.
  6. Tchihatchef, Géographie physique comparée de l’Asie-Mineure, p. 130-322.
  7. En excluant l’Egypte.
  8. M. le docteur Hayfelder, qui avait accompagné, en qualité de médecin, le général Skobelef de même que le général Annenkof, vient de publier, sous le titre de Transkaspien und seine Eisenbahnen, un ouvrage important sur le chemin de fer entre la Caspienne et Samarkand. Ce travail permet d’établir un parallèle intéressant sous ce rapport entre le Sahara et l’Asie centrale, parallèle éminemment favorable au Sahara, car il en résulte que ce dernier est loin d’offrir les prodigieuses difficultés qu’ont eues à combattre les Russes dans une contrée non-seulement ensevelie sous des sables mouvans et privée d’eau, mais encore exposée à toutes les rigueurs d’un climat extrême, puisque les chaleurs estivales y rivalisent avec celles de l’Afrique, tandis que la température hivernale y descend quelquefois à 20 degrés au-dessous de zéro. Et cependant, malgré tous ces obstacles, les frais de cette étonnante opération ont été si peu considérables que le kilomètre n’est revenu qu’à 32.000 roubles (64,000 francs en évaluant le rouble à 2 francs). Le docteur Hayfelder attribue ce fait curieux, d’une part, à la rapidité de la construction, puisqu’on n’a mis que deux années à franchir une ligne de plus de 1,000 kilomètres, et, d’autre part, à la modicité du salaire des ouvriers, qui se contentent de 0 fr. 20 à 0 fr. 30 par jour. Or, dans le désert du Sahara, les Arabes ne se montreraient guère plus exigeans.