Le Saguenay et le bassin du Lac St-Jean/Chapitre 12

Léger Brousseau (p. --238).



CHAPITRE XII




PAROISSES AU SUD ET À L’OUEST DU
LAC SAINT-JEAN




I


Nous venons de traverser, pour arriver au Lac, un pays formé de mamelons, de collines et de gorges creusées en tous sens, qui sont une histoire vivante et une explication manifeste de sa formation géologique. Le Lac, qui embrassait jadis une étendue probablement trois fois plus considérable qu’aujourd’hui, a laissé, en se précipitant dans la rivière Saguenay après s’être divisé en torrent furieux, d’énormes quantités de terre d’alluvion bizarrement et capricieusement disposées. Il y eut des endroits laissés absolument à sec, tandis qu’à côté se formaient de véritables rivières qui creusaient leur lit à des profondeurs très variées. De nombreux monticules d’alluvion, violemment entassés, s’éboulent aujourd’hui lentement, ou plutôt s’émiettent petit à petit dans les ravins et les cours d’eau ; cette terre marche toujours, même après le retrait des eaux du Lac, et le travail qui se fait en elle, visible à tous les yeux, sert merveilleusement l’intelligence de l’observateur et lui dévoile le phénomène dans toute sa clarté.

Le chemin public, pratiqué à travers un pays où se multiplient les accidents de terrain, en a tout le pittoresque et les inconvénients. Il faut monter et descendre des côtes à toute heure, être aveuglé et étouffé à la fois par un sable brûlant, ou bien entendre l’odieux bourdonnement de mille moustiques et sentir la cuisante piqûre de ces horribles petits monstres altérés de sang ; mais enfin, avec un bon cheval et beaucoup de résignation, il ne faut pas plus de deux heures pour aller d’Hébertville à Saint-Jérôme, la première des paroisses qui se présente au seuil de la région proprement dite du Lac Saint-Jean.



C’est en 1861 que les premiers colons vinrent à Saint-Jérôme. Jusqu’en 1865, il n’y avait eu que quatre ou cinq familles éparses sur le rivage du Lac ; ces premiers colons s’appelaient Jean Maurice Saint-Onge, Jules Boivin, Germain Morin et Alexandre Boily. En 1865, d’autres pionniers arrivèrent, et leur nombre s’était tellement accru trois ans après que l’archevêque jugea à propos de leur envoyer un missionnaire. Ce missionnaire était l’abbé N. H. Constantin qui, à son arrivée, le 9 octobre 1868, fut obligé de demander l’hospitalité à un colon établi non loin de la chapelle :

« Je passai là trois semaines, écrivait-il l’année suivante, dans une maison de vingt pieds carrés, où nous étions toujours au moins quatorze personnes. Le dernier jour d’octobre, je pus m’installer dans la sacristie où les planchers étaient à peu près terminés.

« Je trouvai, en arrivant, une chapelle de 50 x 33 pieds, en pièces de cèdre, avec une sacristie de 34 x 28 pieds. Cette dernière sert de sacristie et de presbytère à la fois. Je fis construire une bâtisse de 30 x 25 pieds, qui me sert de grange et d’étable, puis une autre petite bâtisse de douze pieds carrés, pour me servir de laiterie et de hangar. Dans le cours de l’hiver dernier, je commandai une autre bâtisse de 30 x 25 pieds, destinée à servir plus tard de hangar à grain, mais devant servir présentement tout à la fois de hangar à grain, de salle publique, de maison d’école et de logement pour le bedeau. La bâtisse a été construite dans le cours de l’été dernier, et elle remplit bien son rôle. Toutes ces constructions vous font voir le courage et le zèle des pauvres colons. J’ai eu le plaisir de voir ouvrir une école dans le cours d’octobre dernier. Près de cinquante enfants la fréquentent, et grâce aux qualités de l’institutrice, cette école fera un bien immense dans la mission. »




Le printemps de 1870 avait été remarquablement beau, et, dès les derniers jours d’avril, les colons de Saint-Jérôme avaient commencé le hersage. Ils avaient fait autant d’abattis que possible, et la fumée qui s’en élevait était si épaisse qu’elle obscurcissait les rayons du soleil. Depuis le 15 mai, la chaleur était intense. Tout à coup, dans l’après-midi du 18, un vent d’ouest s’élève, semblable à un cyclone des Indes, et, en quelques minutes, il a embrasé la forêt qui ceinture le village naissant. Hommes, femmes et enfants combattent en vain le fléau qui dévore tout ; les maisons et les semences sont détruites en moins de vingt-quatre heures, et chacun n’a plus qu’à chercher à se préserver soi-même du terrible élément déchaîné. L’air est plein des cris, des lamentations des victimes et des mugissements des animaux qui périssent engloutis dans les flots brûlants ; le vent tourbillonne avec fureur et la terre tremble sous ses assauts ; la forêt, tordue par la tempête et le torrent de flammes, gémit, craque et s’écrase avec un bruit de tonnerre ; les eaux courroucées du Lac s’élancent sur le rivage qui cède et s’ébranle : les flammèches, détachées de cet océan de feu, remplissent l’espace comme une pluie brûlante et l’air n’est plus respirable ; on ne peut rien voir autour de soi dans l’épaisse fumée, et les colons et les femmes, qui sont restés sur le lieu du sinistre, incapables de faire un pas, attendent la mort qui s’avance précipitée. Seules, les mères éperdues cherchent à percer la noire muraille de fumée pour courir après leurs enfants dont elles n’entendent plus les cris ; on se cherche, on s’appelle, mais c’est en vain ; toutes les voix sont étouffées, tous les échos sont assourdis… Enfin, dans la journée du 19, vers le soir, le vent commence à se calmer, un peu de jour se fait, et les colons, au nombre de 79, se trouvent réunis près d’une petite maison de vingt pieds dans laquelle ils cherchent refuge.

Heureusement personne n’a péri ; quatre enfants seulement avaient été horriblement brûlés, et l’un d’eux expirait quelques heures plus tard. La chapelle, le presbytère et ses dépendances avaient été la proie des flammes, et il ne restait dans la paroisse entière qu’une quinzaine de pauvres maisons pour abriter au delà de cent cinquante familles dépourvues de tout.

Cet incendie terrible laissera de longues traces dans la mémoire, non seulement des colons de Saint-Jérôme, mais encore de toute la vallée du Lac, car il porta partout ses ravages et détruisit la forêt sur une étendue d’une trentaine de lieues, de l’ouest à l’est. La compagnie de la Baie d’Hudson se hâta, la première, de porter secours aux plus nécessiteux, et des dons arrivèrent de toutes les parties du pays. En moins d’un an, la plupart des colons avaient rebâti leurs demeures, et une église de cent pieds de longueur sur cinquante de largeur était en voie de construction. Presque toutes les traces du fléau avaient disparu, et Saint-Jérôme renaissait de ses cendres plus florissant que dans une prospérité non interrompue.


II


À la suite de Saint-Jérôme vient la paroisse de Saint-Louis de Métabetchouane, dont le nom de poste est Chambord. C’est là que se trouve l’Anse au Foin, grande étendue marécageuse où pullule le gibier de mer, et qui est renfermée entre la Pointe à la Traverse, à l’est, et la Pointe-aux-Trembles, à l’ouest. Plus loin est la Pointe aux-Pins, qui s’avance considérablement dans le Lac et forme la grande baie Ouiatchouane dans laquelle se jette la rivière de ce nom.

Les premiers établissements de Saint-Louis datent de 1864. En 1865 on y trouvait trois colons tenant feu et lieu ; en 1866, six familles ; en 1867, 14 ; en 1868, le nombre des familles ayant atteint 24, on songe à construire une chapelle, où vient officier une fois par mois le curé de la Pointe-Bleue.

En 1869, on compte à Saint-Louis 36 familles, et en 1870, cinquante. Le grand incendie de cette « année terrible », 1870, consume toutes les propriétés des habitants, leurs récoltes, leurs bâtiments, tous leurs effets. Une seule habitation échappe au désastre. L’année suivante, 1871, la récolte fut splendide. Il y avait maintenant 58 familles à Métabetchouane.

En 1872, premier curé résident ; un négociant : le nombre des familles est porté à 65. L’année suivante, 1873, il s’élève à 75.

En 1874, on compte 88 familles ; les terres se défrichent rapidement et la colonisation marche avec entrain.

En 1875, 98 familles.
En 1876, 109 familles.

En 1877, ouverture d’une route pour communiquer avec les nouveaux cantons de De Quen et de Dablon, en arrière de Saint-Louis.

En 1878, renfort considérable de colons venant de Beauport pour prendre des terres nouvelles dans les 5e, 6e et 7e rangs de Métabetchouane. La paroisse compte maintenant 125 familles.

En 1879, le nombre des familles est de 148. Les 1er et 2e rangs de De Quen s’ouvrent à la colonisation.

En 1880, 156 familles.
En 1881, 170 familles.
En 1882, 178 familles.

Le « lac Bouchette » reçoit ses premiers colons, qui se composent de deux familles.

En 1883, on trouve à Saint-Louis trois négociants et 192 familles.

En 1884, il y en a 204. Trois scieries ont été construites.

En 1885, le nombre des familles est de 236. La colonisation continue de progresser dans De Quen et dans Dablon : dans ce dernier canton on construit un moulin à scies. Deux missions nouvelles sont fondées, l’une (Saint-François de Sales) à De Quen, l’autre (Saint-Thomas d’Aquin) à Dablon, sur les bords du lac Bouchette.

En 1886 Saint-Louis compte 264 familles.
En 1887 Saint-Louis compte 285 familles.

Le nombre des marchands est désormais de six ; la colonisation ne subit pas d’entraves, au contraire. Toute la population est dans l’expectative de la voie ferrée, dont la construction avance rapidement et dont on entend les trains de ballast à quelques milles seulement de Métabetchouane.


III


Après Saint-Louis de Métabetchouane vient la grande paroisse de Notre-Dame du Lac, communément appelée la Pointe-Bleue, et qui a pris définitivement, depuis quelques années, le nom désormais célèbre de Roberval, du nom du canton qu’elle renferme. En 1871, Roberval comprenait Notre-Dame, Saint-Louis, Saint-Prime, Saint-Félicien et même une partie de Saint-Jérôme : aussi, sa population était-elle considérable pour l’époque, puisqu’elle s’élevait à 2,467 habitants.

La paroisse de Notre-Dame du Lac renferme tout le canton Roberval et celui de Charlevoix.

La Pointe-Bleue renferme la « Réserve des Sauvages », située à environ huit milles à l’ouest de la rivière Ouiatchouane et à quatre milles du village de Roberval. C’est là que les derniers des Montagnais, les 300 à 350 survivants d’une tribu jadis puissante, se sont retirés pour essayer de faire quelque culture.

* * *

Malgré la cession faite en 1867 au gouvernement canadien de l’immense étendue de territoire qu’elle possédait, la compagnie de la Baie d’Hudson a néanmoins conservé tous ses établissements, parmi lesquels se trouvent en première ligne les postes nombreux qui sont dissiminés dans tout le Nord-Ouest britannique. La compagnie avait autrefois un droit de chasse exclusif, de sorte que les Indiens qui parcouraient, à la poursuite des animaux à fourrures, les vastes solitudes qui s’étendent des Montagnes Rocheuses au Labrador, ne pouvaient trafiquer qu’avec elle. À elle seule ils vendaient tous les produits de leur chasse et, en échange, ils recevaient des vêtements, des armes, des provisions.

Mais depuis que la compagnie a perdu son monopole, tout est bien changé. Les Indiens, toutefois, en sont-ils mieux et leur liberté d’aujourd’hui leur vaut-elle le joug sous lequel ils étaient tenus autrefois ?

Les Montagnais n’ont pas encore acquis le goût de la culture, malgré que le gouvernement ait envoyé chez eux un agent des terres chargé de leur distribuer des lots et de leur apprendre à les faire produire. Fils de l’espace, libre comme le renne sauvage qui parcourt des centaines de lieux sur un sol glacé, l’indien, à quelque tribu dégénérée qu’il appartienne, ne peut se renfermer dans les limites d’un champ ni s’assujétir aux soins méthodiques, calculés, de la vie agricole. La prévoyance et l’attachement à un lieu précis lui sont étrangers. Pour lui, la terre, c’est ce qu’il peut en mesurer dans sa course annuelle à travers la solitude, et, pour mourir, il ne croit pas avoir besoin d’un foyer ni d’un tombeau pour y être inhumé.

Fataliste sans le savoir, enfant inculte de la nature, il se laisse aller à elle et n’écoute que sa voix sans songer à lui rien demander au delà de ce qu’elle offre. Aussi, lorsqu’il a épuisé le peu qu’elle lui donne, lorsqu’il a tari son sein, avare surtout sous un ciel comme le nôtre, n’a-t-il plus qu’à se résigner et à subir en silence la mort inévitable. Pour vivre il ne veut rien apprendre de ceux dont l’apparition sur le sol d’Amérique a été le signal de la chute de ses pères et de sa propre déchéance. Il se laisse effacer, comme s’il comprenait sa faiblesse devant l’homme armé des forces ingénieusement créées de la civilisation.

Il n’y a pas plus d’un siècle encore, il se battait avec d’autres enfants de la forêt, sauvages comme lui, et qui se défendaient avec les mêmes armes grossières, la hache et le javelot, et cela dans un espace illimité dont toutes les tribus réunies n’occupaient qu’une infime portion, comme autrefois nos ancêtres, à nous tous, s’égorgeaient pour la possession des cavernes les mieux à l’abri du mammouth et du rhinocéros velu[1]. L’indien de nos jours, n’ayant plus à lutter, à longueur de bras, avec des hommes aussi faibles que lui, se laisse détruire en paix par la civilisation qui l’envahit et le circonscrit de toutes parts, dont il prend rapidement tous les vices sans pouvoir acquérir une seule de ses vertus ; il ne lui reste que la dignité ou la résignation du silence. Partout il succombe, laissant le blanc seul debout. Ainsi, rien ne peut arrêter la diminution et la mort des races faibles condamnées d’avance à cause de leur haine d’une demeure fixe, de leur répugnance pour la vie d’ambition et de travail, ou de leur infécondité devenue de plus en plus fatale.



En face de la Pointe-Bleue se trouvent quelques îles, entre autres la fameuse île aux Couleuvres où la légende voulait que ces reptiles inoffensifs se tinssent en grand nombre, souvent entrelacés et roulés ensemble comme des festons ; mais, après bien des recherches faites par de hardis voyageurs, on n’y a trouvé qu’une vieille peau de cet animal qui, depuis lors, a perdu tout son prestige et ne compte plus aux yeux des Robervalois. Il y a encore la Grosse-Île, qui a environ un mille de longueur et autant de largeur, et qui contient une excellente ferme, propriété de M. Horace Dumais, le célèbre arpenteur qui nous a révélé la région du Lac Saint-Jean, qui l’a explorée dans tous les sens, plus loin, et bien autrement qu’aucun arpenteur moderne ne l’a tenté, et qui a fait sur elle de fort beaux travaux qui nous ont été, à nous particulièrement, d’une utilité précieuse.

Nous pouvons dire de plus qu’Horace Dumais, parmi tous ceux qui ont étudié plus ou moins la région du Lac Saint-Jean, est le seul qui l’ait comprise et nous en ait révélé la synthèse scientifique et philosophique.


IV


En quittant la Réserve des Sauvages, on perd petit à petit le Lac de vue, les défrichements deviennent de plus en plus rares et le chemin passe parfois en pleine forêt ; on traverse la rivière des Iroquois où ont été trouvées d’anciennes marmites, des chaudières de cuivre, des haches à tête ronde, des lances et, enfin, des fusils à long calibre des batte-feu, des silex, etc., puis l’on arrive sur les hauteurs de Saint-Prime d’où un immense panorama se déploie subitement sous le regard : c’est le Lac avec sa vallée entière, l’immense plaine de trente milles de largeur qui le borde du côté nord, et la chaîne des Périboncas dont la ligne bleue ondule par delà la plaine.

Au bas de ces hauteurs, là ou la rivière Chamouchouane vient déboucher, s’étend la jeune paroisse de Saint-Prime qui comptait en 1890 ses vingt-cinq années d’existence par autant de cinquantaines d’habitants. On la traverse rapidement et l’on arrive à Saint-Félicien qui n’était encore en 1880, qu’une mission où le curé de Saint-Prime allait dire la messe tous les mois dans une pauvre chapelle de bois, mais qui n’en renfermait pas moins près de cinquante familles de colons : paroisse et mission réunies montraient, il y a seize ans, une population de 1700 âmes.

Les commencements de Saint-Prime et de Saint-Félicien qui, tous deux, furent colonisés en même temps, sont à peu près les mêmes que ceux des autres établissements nouveaux. Cinq ou six pionniers courageux frayèrent le chemin vers 1865 ; et seulement quatre ou cinq ans plus tard, lorsqu’il se fut établi des communications, bon nombre d’autres familles allèrent se fixer dans le fertile canton de Chamouchouane. C’est de cette époque que date le commencement véritable de Saint-Prime. En 1871, il y avait dans Saint-Prime quarante-cinq familles ; l’année suivante il y en avait seize de plus, et la population était portée en un an de 188 à 345 âmes.

En 1887, on y comptait 140 familles, ce qui donnait une population de plus de 800 âmes. Cette même année voyait se construire à Saint-Prime le premier moulin à farine, les premiers moulins à scies et la première beurre-rie, à laquelle le gouvernement octroyait une subvention de deux mille dollars, et qui faisait, dès son début, de très profitables opérations.

Dans Saint-Félicien, il y avait vingt-deux familles en 1871 ; l’année suivante en comptait vingt-trois de plus et une augmentation de 88 têtes dans la population.



  1. Les tribus sauvages qui habitaient jadis le territoire du Saguenay et du Lac Saint-Jean étaient celles des Tadoussaciens, des Chekoutimiens, des Piegouagamiens, des Chemonchouanistes et des Nekoubanistes. Plus au nord étaient les petits et les grands Mistassins. Toutes ces tribus diverses n’étaient que des membres de la grande famille des Montagnais.