Le Saguenay et le bassin du Lac St-Jean/Chapitre 10

Léger Brousseau (p. 189-img).



CHAPITRE X




LE CANTON LABARRE




I



Les colons du Saguenay n’avaient fait qu’un premier pas en ouvrant les terres de la Grande-Baie et de Chicoutimi. Il en restait à faire un autre, encore plus important et bien plus difficile, celui qui devait conduire au lac Saint-Jean. À partir de Chicoutimi, les bonnes terres ne s’étendent guère au delà de la limite occidentale du canton Jonquière, dans le petit bassin de la rivière au Sable. Au delà, c’est la campagne aride et presque déserte dont nous avons parlé, et qui consiste en savanes, en forêts détruites, en rochers rampant à fleur de sol et en toute sorte d’accidents de terrain qui rendent la culture impossible ; c’est un espace de douze à treize milles qu’il faut franchir avant d’atteindre les confins du canton Labarre. On ne pouvait donc pas s’attendre à ce que les établissements commencés à Chicoutimi fussent continués et se développassent jusqu’au lac Saint-Jean, en suivant une marche naturelle ; il fallait d’un seul bond sauter une large barrière, si l’on voulait jeter une nouvelle colonie sur les bords du lac Kenogamichiche ; des individus isolés n’en seraient pas venus à bout, des sociétés organisées pouvaient seules tenter de le faire.

En 1847, il s’en forma une à la Malbaie qui choisit ses terres le long de la Rivière-au-Sable : l’année suivante il s’en forma une autre à la Baie Saint-Paul et une troisième à Saint-Ambroise, près de Québec. Celle de la Baie Saint-Paul prit le canton Signaï, sur les bords du lac Saint-Jean, et le fit arpenter en grande partie ; M. Boucher, curé de Saint-Ambroise, qui représentait la troisième, entreprit seul, à l’aide de souscriptions recueillies dans sa paroisse et à Québec, de coloniser le canton Caron, voisin du précédent.

M. Boucher, dans le cours de ses missions chez les Montagnais, avait eu occasion de bien connaître le territoire du Lac Saint-Jean. Le 23 septembre, 1848, il obtenait du gouvernement un canton dans la péninsule de Chicoutimi, moyennant vingt centins l’acre et, de plus, une concession de lots de cent acres, de chaque côté de la ligne conduisant de la Grande-Baie au lac Saint-Jean.

M. Boucher était doué d’un rare courage : il en fallait pour entreprendre, avec peu de moyens à sa disposition, d’établir une colonie isolée à 80 lieues de Québec, à trente-cinq milles de Chicoutimi et à trente milles des établissements les plus voisins, sans routes qui y conduisissent. Il se mit néanmoins à l’œuvre, en appelant ses paroissiens à le suivre. Plusieurs se joignirent à lui, mais bientôt découragés par la distance et la difficulté des communications, la plupart d’entre eux abandonnèrent leur curé. Celui-ci néanmoins ne se rebuta pas. Avec le petit nombre de ceux qui lui étaient restés fidèles, il commença ses premiers défrichements près de la Belle-Rivière.

Trois ans plus tard, il n’y avait encore là qu’une soixantaine d’arpents de défrichés dans ce qui allait former avant longtemps une partie de la paroisse de Notre-Dame d’Hébertville.

* * *

L’exemple de M.  Boucher ne devait pas rester longtemps sans imitateurs. Dès le mois de janvier, 1849, la paroisse de Sainte-Anne-la-Pocatière fournissait une autre société de colonisation qui, après avoir pris le nom d’Association des comtés de l’Islet et de Kamouraska, passait sans retard des règlements, constituait un bureau d’administration et formait un capital composé d’un nombre indéterminé de parts, à cinquante dollars chacune. Aucun actionnaire n’en pouvait avoir plus de trois. Chaque part représentait un lot de cent acres. Les parts se payaient en dix versements successifs de cinq dollars chacun, tous les six mois. L’association acceptait le travail des actionnaires pauvres, en paiement de leurs parts.

Au bout de cinq ans l’association devait être dissoute et les lots tirés au sort. Chaque part-prenant devenait alors possesseur d’un lot de cent acres, plus ou moins défrichés, avec une petite maison, si les moyens de l’association le permettaient. Celle-ci pouvait cependant réserver la récolte de la sixième année pour achever les travaux ; de même, elle pouvait abandonner au gouvernement chaque lot endetté de douze dollars, afin d’acquitter l’achat du fonds.

L’association se proposait d’ouvrir un nouveau débouché à la colonisation en offrant au surplus de la population des deux grands comtés de l’Islet et de Kamouraska des établissements avantageux et accessibles principalement aux personnes de la classe agricole, qui ne pouvaient acheter de terres à un haut prix. On donna la préférence au Saguenay : 1. parce que les terres s’y vendaient vingt centins, au lieu de quarante centins l’acre, comme sur le côté sud du fleuve ; 2. parce qu’elles étaient de beaucoup supérieures aux terres situées en arrière des deux comtés susmentionnés ; 3. parce que, depuis le commencement de la colonisation du Saguenay, une partie de l’émigration des paroisses du sud s’y était portée d’elle-même.


Établissement des RR. PP. trappistes (Vue prise derrière). Mistassini, lac st-Jean.

Ces raisons, corroborées par de nombreux rapports dignes de foi sur la grande fertilité du sol et la douceur comparative du climat du Lac Saint-Jean, décidèrent l’association à faire explorer au printemps les environs de ce lac, et elle choisit pour cette mission MM. Hébert, curé de Saint-Paschal, Cyrille Roy et George Lévêque, de la Rivière-Ouelle, Louis Toussaint Pelletier, de Saint-Roch, P. Dumas, de Saint-Jean, et Call. Gagné, de l’Islet.

* * *

Cependant le bureau d’administration n’avait pas attendu le résultat de l’exploration projetée pour s’assurer auprès du gouvernement de la possibilité d’avoir des terres au Lac Saint-Jean. Ces terres étaient alors en grande demande. Tout le monde parlait du Saguenay : il eût peut-être été imprudent d’attendre la fin de l’hiver. M. Hébert fut donc chargé de se rendre à Montréal, où siégeait alors le gouvernement, pour solliciter des concessions de terre. Il y fut très-bien accueilli et obtint à peu près tout ce qu’il désirait. Une disposition ministérielle, en date du 14 février, 1849, lui accorda le canton Labarre et un autre canton, dans le bassin du lac Saint-Jean, à la condition habituelle d’ouvrir des chemins. Les terres n’étaient cédées au prix de vingt centins l’acre que jusqu’au 31 décembre suivant ; cette date passée, le prix devait être de quarante centins ; mais cette dernière condition ne fut jamais exigée, et le prix des terres du Lac Saint-Jean n’en a pas moins continué jusqu’à présent d’être de vingt centins l’acre.

Le gouvernement était d’avis que des conditions aussi libérales répondraient largement à toutes les exigences de la colonisation et retiendraient dans la province le surplus de la population des anciennes paroisses. Il pensait que les colons du Saguenay trouveraient, après le 1er janvier, 1850, dans différentes directions, des établissements plus ou moins avancés, et, qu’ainsi, ils seraient délivrés des misères sans nombre attachées aux débuts de toute colonisation en Canada. Mais ces prévisions ne devaient pas être de si tôt justifiées.




De bonne heure, au printemps, les explorateurs firent leurs préparatifs. Arrivés à Chicoutimi le 1er juin, ils s’acheminaient dès le lendemain, munis de bons guides, vers le lac Saint-Jean, en explorant soigneusement le pays, après s’être divisés en plusieurs bandes qui se réunissaient ensuite à des endroits convenus. Ils purent examiner de cette façon une bonne partie des terres de Labarre, de Caron et de Métabetchouane, et le 9, ils étaient de retour à Chicoutimi « contents et satisfaits », suivant les expressions de leur rapport, convaincus qu’entre les cantons Labarre et Métabetchouane s’étendait un terrain de qualité supérieure, pouvant recevoir au delà de trois mille colons.

Le rapport de ces explorateurs fixa définitivement le choix du bureau d’administration sur le canton Labarre. Aussi M. le curé Hébert s’y rendait-il au mois d’août suivant avec quarante-quatre hommes. Le 21 de ce mois le premier arbre était abattu au lac Wikwi, lequel tient au lac Kenogami par un étroit canal ; puis, M. Hébert alla planter sa tente à l’autre bout du lac Kenogamichiche, à l’endroit où devait s’élever peu de temps après le village d’Hébertville.

* * *

On a vu plus haut ce qu’est aujourd’hui la paroisse d’Hébertville avec ses 3,400 habitants et ses dix-huit rangs de terre cultivée. Il a fallu quarante ans pour en arriver là ; mais les commencements furent lents et pénibles. Quelques détails rétrospectifs à ce sujet ne peuvent manquer d’intéresser le lecteur.


II


La première année, les travaux ne durèrent que deux mois ; on fit un abattis de deux cents arpents, prêt à être brûlé le printemps suivant, et l’on ouvrit un chemin d’hiver de cinq milles de longueur sur la rive droite de la rivière Chicoutimi, afin de relier le Grand-Brûlé au Portage-des-Roches. Il en coûta à l’association, cette année-là, 3,190 dollars.

La deuxième année, M. Hébert revenait au printemps avec un parti pourvu de tout le matériel nécessaire à un grand chantier : chevaux, vaches, provisions, planches, madriers. À leur arrivée au Portage-des-Roches, sur le lac Kenogami, il restait aux pionniers seize milles à faire pour atteindre la première limite du canton Labarre. Outre plusieurs rivières et ruisseaux à traverser, le terrain, partout couvert de bois et brisé par des rochers, des ravins et des marais, offrait des difficultés presque insurmontables. Le transport sur le lac était bien le plus facile, mais on n’avait que deux petites barges d’une douzaine de pieds de long. La nécessité fit trouver le moyen de se tirer d’embarras. On construisit sur le champ un radeau de 40 pieds de long sur 20 de large ; au milieu de ce radeau on déposa les provisions et les animaux, et quarante hommes se placèrent sur les bords pour ramer ; soixante voiles furent tendues et l’on s’avança lentement après avoir récité les litanies de la Vierge. Deux barges disposées à l’avant et poussées par huit hommes accélérèrent la marche. Vingt-quatre heures après on arrivait à l’autre bout du lac. C’était le 29 mai. Les travaux commencèrent aussitôt et durèrent cinq mois. Cent vingt-cinq hommes y furent employés ; ils firent un nouvel abattis de 405 arpents, prêt à être brûlé l’année suivante ; ils ouvrirent un chemin de 20 arpents entre les lacs Kenogami et Kenogamichiche, et un autre chemin de 50 arpents sur les bords du Kenogamichiche ; ils construisirent deux granges, raccourcirent le chemin de la Grande-Baie au Grand-Brûlé et firent enfin tous les préparatifs nécessaires pour que l’on pût semer au printemps du grain et des légumes.

* * *

On ne pouvait alors se rendre au canton Labarre qu’en suivant la rivière Chicoutimi, ou bien en allant de la Grande-Baie au Portage-des-Roches : mais il y avait cinq milles de chemin à ouvrir pour compléter cette dernière route. M. Hébert et ses hommes réussirent à en faire une route assez passable pour des charges de 800 livres ; cependant, deux ans après, il fallait encore toute une journée pour faire les onze milles qui séparent le Grand-Brûlé de la baie Ha ! Ha !

L’année 1851 vit les premiers colons qui aient passé un hiver au Lac St. Jean ; ils étaient au nombre de quatorze. Ils avaient, durant l’hiver, battu le grain et coupé 350 billots de pin pour les constructions qu’ils auraient à faire l’été suivant. Dès le printemps, 75 autres colons vinrent les aider à faire un abattis de cinq cents arpents, à semer 200 minots de grain et 60 minots de patates, à améliorer les anciens chemins, à construire trois maisons de vingt pieds de longueur sur dix-huit de largeur, trois granges, cinq hangars et deux camps d’hiver. En même temps, on devait à la chute de la rivière des Aulnaies une scierie pour travailler sur place tout le bois de charpente, et un moulin à farine qui allait permettre aux colons de ne plus être obligés d’aller jusqu’à Chicoutimi pour faire moudre leur grain.

Voilà quels furent les commencements modestes et pénibles de la colonisation du canton Labarre. L’association avait retiré de ses actionnaires une somme de onze mille quatre cent quarante-six dollars, ($11,446.00) avec lesquels elle avait fait faire tous les travaux ; mais elle redevait encore au gouvernement $3,520.00, qu’elle n’était guère en mesure de lui payer ; néanmoins, la colonisation de la vallée du lac Saint-Jean était désormais une chose réelle, un fait accompli ; il ne manquait plus que des chemins pour assurer les communications, l’un entre le Lac et Chicoutimi ou la Grande-Baie, l’autre entre ces deux derniers endroits, et un troisième enfin entre le Lac et Québec même, la capitale de la province.

Terminons ce rapide exposé de la fondation d’Hébertville par les lignes suivantes empruntées au rapport présenté au gouvernement, en 1868, par M. Siméon Lesage, chef de cabinet aux Travaux Publics :

« Il faut avoir parcouru cet espace de trente-six milles qui s’étend entre Hébertville et Chicoutimi pour se faire une idée des misères et des fatigues qu’ont endurées les intrépides colons de ce pays jusqu’à ces années dernières. Il faut surtout avoir entendu de leur propre bouche les récits émouvants qu’ils en font. Dans les premiers temps, quand tout leur manquait, c’était à Chicoutimi et à la Grande-Baie qu’il leur fallait aller chercher leurs approvisionnements.

« Ces rudes commencements leur ont porté bonheur, la Providence s’est laissé toucher par tant de courage ; aujourd’hui ils peuvent se suffire à eux-mêmes. Il ne leur manque plus qu’un médecin : j’espère qu’ils n’en seront pas longtemps privés, car il y a là de quoi tenter l’ambition des jeunes gens de la Faculté qui cherchent à s’établir. Il ne s’agit pas seulement d’Hébertville, mais encore de tous les établissements qui se trouvent au delà, dans toutes les directions. Un bon médecin qui s’y établirait porterait secours à bien des misères et acquerrait en peu d’années une position fort enviable.

« La plupart des colons d’Hébertville sont venus des comtés de l’Islet et de Kamouraska ; il suffit de jeter un coup-d’œil sur leurs maisons, leurs granges et leurs clôtures pour le reconnaître. On en compte cependant un certain nombre qui sont originaires du comté de Charlevoix. À la sortie de l’église, je pris un intérêt extrême à examiner cette population ; je fus frappé de son allure vive et intelligente. Loin d’avoir altéré ses traits, le travail et les fatigues lui ont imprimé un cachet d’énergie et de fierté que l’on trouve rarement à un degré pareil. C’est d’ailleurs un fait incontestable que les habitants des nouveaux établissements offrent partout l’exemple du progrès et de l’activité. À peine ont-ils satisfait aux besoins les plus impérieux que vous les voyez de suite témoigner de l’intérêt pour l’éducation, s’occuper de leurs affaires municipales et, au besoin, raisonner fort sainement sur les affaires politiques. Il y a certaines plantes qui, pour atteindre tout le développement dont elles sont susceptibles, ont besoin d’être arrachées du sol dans lequel elles ont germé et d’être transplantées ailleurs : on dirait que la conquête du sol vierge a le même effet sur la classe des défricheurs. »

* * *

En quittant Hébertville, on s’éloigne petit à petit de la Belle-Rivière : on la laisse à sa droite et on continue de suivre le chemin Kenogami jusqu’à Saint-Jérôme, première paroisse établie sur le bord du lac Saint-Jean, à douze ou treize milles du village que nous venons de laisser derrière nous. Le pays est extrêmement accidenté, montueux, pittoresque, d’une originalité brouillonne et tapageuse qui en fait comme une espèce d’enfant terrible de la nature, prêt à tout mettre sens dessus dessous. On n’y fait que monter et descendre des côtes pratiquées au milieu d’épais dépôts d’alluvion, qui apparaissent comme des collines abruptes, se dressant dans toutes les postures, le long de la route. On ne voit partout que vallées et coteaux, et la campagne semble onduler sous le regard. À droite, à gauche, devant, derrière soi se découvrent de petits lacs, remplis de truites, qui baignent la base des collines et plongent dans la terre à des profondeurs souvent prodigieuses ; ces petits lacs donnent naissance à une foule de cours d’eau qui fuient dans toutes les directions et se creusent les lits les plus capricieux. Souvent, ils disparaissent tout à coup et on les retrouve un mille plus loin, débouchant au détour d’un mamelon ou rasant le fond de quelque précipice. Cette campagne conserve le même caractère sur toute la rive orientale du lac Saint-Jean jusqu’à sa décharge dans le Saguenay, c’est-à-dire dans toute l’étendue du canton Signaï que le cours bizarrement tortueux de la Belle-Rivière sépare du canton Caron. C’est en empruntant au canton Signaï une grande partie de son territoire que s’est formée, à l’ouest du Lac, il y a une vingtaine d’années, la paroisse de Saint-Gédéon, qu’habitent, aujourd’hui plus d’un millier d’habitants.

* * *

Si, en partant d’Hébertville, nous suivons la Belle-Rivière, puis la rive orientale du lac Saint-Jean jusqu’à la Décharge, et que, de là, nous descendions le Saguenay à travers les rapides jusqu’à Chicoutimi, nous aurons parcouru toute la presqu’île de ce nom, nous aurons eu la chance rare d’accomplir un voyage que bien peu de gens osent tenter, et nous aurons pu contempler à toute heure le plus étonnant pays qui existe, à quelque point de vue qu’on l’examine.


III


En 1860, la mission d’Hébertville et du Lac Saint-Jean contenait une population de plus de 700 âmes, composée de 130 familles catholiques, sans compter les sauvages. Il y avait en outre quatre à cinq familles protestantes, outre les jeunes gens qui fréquentaient les chantiers de M.  Price, au nombre de 325, partagés en 14 groupes.

Cette population se trouvait disséminée sur une étendue de 15 à 18 lieues, et formait deux noyaux principaux, dont l’un à Hébertville, et l’autre à Ouiatchouane, dix lieues plus loin sur le lac Saint-Jean. Le poste de Métabetchouane ne renfermait que trois familles catholiques et trois familles protestantes.

Il y avait près de l’église d’Hébertville une école tenue régulièrement par une institutrice et que fréquentaient une vingtaine d’enfants, pendant une grande partie de l’année. La mission du Lac avait aussi une école tenue pendant quelques mois, mais la distance, le manque de moyens et de vêtements mettaient obstacle à ce que les enfants s’y rendissent aussi souvent qu’il eût été désirable.




Il n’y avait à cette époque, en 1850, de communication entre Hébertville et Ouiatchouane que par canot d’écorce. Les colons avaient eu le courage d’aller s’exiler ainsi dans un endroit où ils étaient privés de toute communication par terre. Ce n’était pas tout. L’automne et le printemps, alors que les voyages en canot subissaient souvent de longues interruptions, ils ne pouvaient descendre, soit à Hébertville, pour y chercher le prêtre, soit à Chicoutimi, pour le médecin. Cependant la colonisation n’en continuait pas moins d’avancer vers l’ouest du lac Saint-Jean, à mesure que le sol se montrait de plus en plus fertile.




Il y avait eu à Ouiatchouane, en 1858, 14 baptêmes, un mariage et une sépulture. On y élevait une maison de 30 pieds sur 30 pour faire la mission, et un habitant de l’endroit, Ambroise Gemme, donnait un emplacement de deux arpents sur quatre, défrichés à la herse, pour recevoir une église et ses dépendances.

* * *

Si l’on veut se faire une idée des commencements d’une mission au Lac Saint-Jean, même dans des temps très-rapprochés du nôtre, qu’on lise ce qu’écrivait, à la date du 9 novembre, 1860, M. Auguste Bernier, premier missionnaire résidant de Ouiatchouane : « Je me suis rendu à ma destination dimanche matin, après avoir eu de la misère sur les lacs. Une partie de mes effets a été perdue dans les transports et l’autre partie considérablement endommagée. Le vent nous avait forcés de camper la veille à la belle étoile, à une lieue de la mission. Une des bâtisses seulement avait des châssis : la chapelle temporaire, trop petite pour la population, ne renfermait pas même un autel. J’ai fait un appel aux gens après la messe, et ils ont assez bien répondu à mon invitation. Plus de 90 journées ont été données : on a rassemblé du bois pour les planchers, emprunté des vitres, posé les châssis : enfin, après trois semaines de travaux, j’ai pu entrer dans le presbytère. Si j’avais pu trouver un logement auprès de la chapelle temporaire, j’aurais mieux aimé le louer : mais il aurait fallu me placer à une demi-lieue, sans chemin pour m’y rendre. J’ai préféré m’établir chez moi cet automne, et, pour cela, je travaille moi-même à calfeter pour empêcher la neige de pénétrer, et pour me mettre un peu à l’abri du froid. J’ai fait inhumer dans des fosses bénites les corps enterrés jusqu’à présent çà et là, dans les champs des particuliers. »

En 1861, la paroisse d’Hébertville renfermait celle de Saint-Jérôme qui en a été séparée, il y a une vingtaine d’années, et qui s’est formée à même les cantons Métabetchouane et Caron. Saint-Jérôme est aujourd’hui la paroisse peut-être la plus importante, la plus prospère et la plus industrieuse de tout le haut Saguenay.


IV


Avant de finir ce chapitre nous voudrions revenir un instant sur nos pas et esquisser un trait ou deux de la physionomie morale du pays que nous venons de parcourir, telle qu’elle s’offrait aux regards du voyageur il y a une quinzaine d’années. Durant la belle saison, avant la construction du chemin de fer, on voyait passer presque incessamment sur le chemin Kenogami des familles entières, venues soit des plus anciens établissements du Saguenay, soit de nos vieilles paroisses, et qui allaient chercher une nouvelle demeure dans la fertile vallée du lac Saint-Jean. « Ces familles vont à pied, écrivions-nous alors, hommes, femmes et enfants portant des paquets, pendant qu’une voiture chargée de provisions et de meubles les précède sur la route. Elles s’acheminent d’un pas lent, avec un air à la fois de résignation et d’espérance ; souvent la mère tient dans ses bras un enfant trop petit pour marcher ; la sueur et la poussière inondent son visage ; elle est accablée de fatigue, mais elle n’en continue pas moins sans défaillance sa pénible marche, tant il faut de courage et de force d’âme pour accomplir ces pélerinages dont l’exil est le terme et qui n’ont parfois qu’une longue misère en perspective. Quand le fardeau que chacun porte devient trop lourd, la famille entière se repose sur le bord du chemin, la voiture s’arrête et le cheval, ou le bœuf qui y est attelé, broute tranquilement l’herbe qui pousse le long des clôtures. On tire d’un linge le gros pain qui y est enveloppé avec du beurre, et chacun mange en arrosant ce pauvre repas de quelques gorgées de lait, puisées à une bouteille qui passe de main en main, et que l’on renouvelle chemin faisant, à mesure qu’elle se vide. Le voyage dure cinq, six, huit jours, suivant la destination, après quoi devront commencer les durs labeurs, les défrichements en pleine forêt ou les travaux sur une terre à peine ébauchée, qu’un colon découragé ou impatient aura abandonnée pour aller plus loin encore, à la recherche d’un établissement nouveau qui promette davantage ou qui soit plus conforme à ses projets.


V


En l’année 1870, je parcourais dans une de ces commodes et modestes voitures qu’on appelle tantôt planches et tantôt chiennes, et qui étaient les seules alors en usage dans le Saguenay, la longue et monotone route qui traverse tout le canton Kenogami, parmi les rochers et les forêts ravagées par le feu. Je regardais avec tristesse cette terre désolée qui retient encore malgré tout ses occupants, tant l’homme s’attache au sol même qui demande le plus de labeurs et dont il tire une subsistance, quelque maigre qu’elle soit. Entre la terre et l’homme il s’établit comme un lien indissoluble, car elle et lui ont travaillé et produit en commun, les sueurs de l’homme servant à féconder la terre, et tous deux se nourrissant tour à tour l’un l’autre. J’avais vu déjà bon nombre de ces chaumières misérables faites en bois rond, qu’on nomme log houses, mal jointes, à peine couvertes d’un toit en écorce, brûlantes l’été, glaciales l’hiver, contenant souvent cinq, six enfants et plus, déguenillés, souffreteux, qui n’ont même pas parfois les vêtements indispensables, qui vivent, mangent, couchent avec le père et la mère dans une même pièce où manquent les choses les plus nécessaires, où chacun trouve à peine une place pour s’étendre, et je me sentais aller à une telle compassion, à une pitié si profonde que je m’arrêtai, déterminé à porter quelques modestes secours en argent dans plusieurs des chaumières qui s’espaçaient devant moi le long du chemin.

Je songeais déjà au bonheur que quelques écus allaient porter dans ces pauvres réduits, à l’ébahissement, à la joie des enfants, aux bénédictions qui allaient pleuvoir sur moi, lorsque j’aperçus à quelques pas en avant un homme sortant d’un taillis et se dirigeant vers une des chaumières. L’idée me vint de l’appeler : « Eh bien ! l’ami, lui dis-je, les temps sont durs, n’est-ce pas ? On ne mange pas le veau gras par ici… — Mais non, monsieur, pas trop, répondit-il ; on en a vu de pires ; les veaux ne sont pas gras, c’est vrai, mais ils se tiennent sur leurs pattes. — Ah ! bon, tant mieux ; mais avec quoi les nourrissez-vous, de quoi vous nourrissez-vous vous-mêmes ? — On ne pâtit pas, bien sûr, allez, monsieur ; on a des patates. — Des patates ! mais où donc poussent-elles ? — Tenez, voyez-vous, là, ce petit champ, ça nous en donne assez pour l’année… » Je regardai dans la direction indiquée et je vis en effet un parterre de patates dissimulé derrière toute espèce de choses. « Bien, c’est parfait ; des patates, c’est superbe ! mais cela ne suffit pas pour vous nourrir, vous et votre famille ? — Mais on a encore du blé avec lequel on fait notre pain. — Oui-dà, et où est-il, votre blé ? — Tiens, vous ne voyez donc pas ce morceau de terre, là, à votre gauche, au soroit, c’est à nous autres, ça. — Nouveau regard, nouvelle surprise ; je n’avais pas plus vu le blé que les patates. « Mais il vous faut le faire moudre, votre blé ? — Comme de raison ; aussi on a un moulin à farine, à deux milles d’ici, et quand le blé est moulu, on fait notre pain, nous autres mêmes, dans notre four. » — Je me sentis complètement mystifié. « Mais enfin, continuai-je, du blé, des patates, c’est essentiel, mais il est impossible que cela vous suffise. — Eh bien ! et notre vache donc, et nos petits cochons… » Comme notre homme prononçait ces derniers mots, je vis sortir des broussailles une vache avec sa clochette au cou, et de jeunes cochons qui arrivaient en galopant et qui, après toute espèce de gambades, repartirent en courant à travers les taillis qui les avaient dérobés à mes regards et disparurent de nouveau. C’en était assez ; j’étais édifié complètement sur la misère apparente qui m’avait tant attendri, et mes impulsions généreuses étaient paralysées. Je repris ma route, rempli de pensées philosophiques et songeant au peu qu’il fallait à l’homme pour vivre content. Hélas ! c’est nous, les pauvres, les misérables, pensai-je… ; mais combien il faudrait être convaincu de cette idée pour se résoudre à vivre comme le font les colons de Saint-Cyriac, même avec des patates, un four, une vache et des cochons !…




Le dimanche à la sortie de la messe, Mistassini, lac st-Jean.