Librairie A. Lemerre (p. 76-83).


Le Sabotier


 
C’est moi qui suis le sabotier ;
Et le village tout entier
— Homme, femme, enfant — pêle-mêle
Chez moi vient doubler sa semelle
De bois de hêtre ou de noyer ;
C’est moi qui suis le sabotier.
 
Je sais qu’il est des gens futiles,
Et que les riches, dans les villes,
Portent des chaussures de peau.
Ça n’est pas sain, ça n’est pas beau ;
Et ça vous fait les pieds débiles.
Mais il est des gens si futiles !


Soit. J’ai pour moi les paysans,
Gens qui marchent à pas pesants,
Mais qui sont solides d’allure,
Aimant ce qui résiste et dure
Au moins pendant deux ou trois ans.
Oui, j’ai pour moi les paysans.

Dès que son marmot marche à terre,
Je vois chez moi venir la mère :
« Il me faut des petits sabots ;
Je les veux fins, ornés et beaux…
Autant que pour le fils du Maire !
Car déjà mon gars marche à terre. »

Et c’est mignon, quand, tout le jour,
Les petits sabots faits au tour
Battent le plancher qui résonne ;
Le garde champêtre en personne
Sait moins bien jouer du tambour ;
Le joli refrain tout le jour !


Puis à l’école il faut le mettre,
Il a sept ans. — Oui, mais le maître
Ne le recevrait point pieds nus ;
Les parents chez moi revenus
Commandent des sabots de hêtre :
C’est qu’à l’école il faut le mettre.

Ah ! nos fins sabots d’écolier !
Les ferait-on en peuplier,
Qu’ils ne rendraient pas plus ingambes :
Le cœur à cet âge est aux jambes,
Et l’idéal dans le hallier ;
Ah ! nos fins sabots d’écolier !


À quinze ans, le garçon se loue ;
Mais, contre la neige et la boue,
Il faut, derrière les troupeaux,
Quelques paires de bons sabots ;
Oui, fermier, ne fais pas la moue,
Il faut que mon garçon se loue…

Vingt ans ! Conscrit, sous les drapeaux !
Laisse là charrue et troupeaux,
Change de costume et d’empeigne ;
Les godillots où ton pied saigne
Ne valent pas tes vieux sabots,
Mais il faut suivre les drapeaux.


Je sais bien qu’en Quatre-Vingt-Douze,
En sabots et portant la blouse,
Tes aïeux, un jour, sur le Rhin,
Aux accents d’un mâle refrain,
Battirent l’Europe jalouse :
Mais c’était en Quatre-Vingt-Douze !…





Vainqueur du Russe et de l’Anglais,
Il échappe à tous les boulets,
Et retourne enfin à la ferme
Chanter haut et travailler ferme :
Voici tes sabots, reprends-les,
Vainqueur du Russe et de l’Anglais !…
 

Et maintenant, fils, à l’ouvrage !
Bon pied, bon bras et bon courage !
Mets tes sabots, car nos vallons
Veulent de forts coups de talons ;
La terre chérit qui l’outrage.
Et maintenant, fils, à l’ouvrage !

Laboure, bêche, mets ton grain
Et tes sueurs dans le terrain :
C’est à ce prix que l’on moissonne ;
Et, dans le vieux chemin qui sonne,
Que tes sabots aillent leur train.
Sème tes sueurs et ton grain.

Ris, pleure, chante, souffre, espère !
Sois à ton tour père et grand-père
De nombreux gars vaillants et beaux ;
Que le tas des petits sabots
S’augmente chaque an d’une paire ;
Ris, pleure, chante, souffre, espère !




Mais quoi ! te voilà dans un coin,
Aïeul dont on a peu de soin ?
Viens, je te ferai des chaussures
Où, du froid narguant les morsures,
Tu pourras mettre paille ou foin.
Viens, quand tu seras dans le coin.

Tu les chaufferas à la braise,
Tes orteils y seront à l’aise
Pour bercer quelque nourrisson
Au bruit d’une vieille chanson
Qui le rendorme ou qui l’apaise…
Tu les chaufferas à la braise…


Et, quand les temps seront venus
D’aller vers des bords inconnus
Faire un voyage redoutable,
Quitte tes sabots sous la table,
Parmi les sabots plus menus,
Et pars comme tu vins, pieds nus.