CHAPITRE IV

Les procédés de sabotage


Sur le champ de bataille qu’est le marché du travail, où les belligérants s’entrechoquent, sans scrupules et sans égards, il s’en faut, nous l’avons constaté, qu’ils se présentent à armes égales.

Le capitaliste oppose une cuirasse d’or aux coups de son adversaire qui, connaissant son infériorité défensive et offensive, tâche d’y suppléer en ayant recours aux ruses de guerre. L’ouvrier, impuissant pour atteindre son adversaire de front, cherche à le prendre de flanc, en l’attaquant dans ses œuvres vives : le coffre-fort.

Il en est alors des prolétaires comme d’un peuple qui, voulant résister à l’invasion étrangère et ne se sentant pas de force à affronter l’ennemi en bataille rangée se lance dans la guerre d’embuscades, de guérillas. Lutte déplaisante pour les grands corps d’armée, lutte tellement horripilante et meurtrière que, le plus souvent, les envahisseurs refusent de reconnaître aux francs-tireurs le caractère de belligérants.

Cette exécration des guérillas pour les armées régulières n’a pas plus lieu de nous étonner que l’horreur inspirée par le sabotage aux capitalistes.

C’est qu’en effet le sabotage est dans la guerre sociale ce que sont les guérillas dans les guerres nationales : il découle des mêmes sentiments, répond aux mêmes nécessités et a sur la mentalité ouvrière d’identiques conséquences.

On sait combien les guérillas développent le courage individuel, l’audace et l’esprit de décision ; autant peut s’en dire du sabotage : il tient en haleine les travailleurs, les empêche de s’enliser dans une veulerie pernicieuse et comme il nécessite une action permanente et sans répit, il a l’heureux résultat de développer l’esprit d’initiative, d’habituer à agir soi-même, de surexciter la combativité.

De ces qualités, l’ouvrier en a grandement besoin, car le patron agit à son égard avec aussi peu de scrupules qu’en ont les armées d’invasion opérant en pays conquis : il rapine le plus qu’il peut !

Cette rapacité capitaliste, le milliardaire Rockefeller l’a blâmée… quitte, très sûrement, à la pratiquer sans vergogne.

Le tort de certains employeurs, a-t-il écrit, est de ne point payer la somme exacte qu’ils devraient ; alors le travailleur a une tendance à restreindre son labeur.

Cette tendance à la restriction du labeur que constate Rockefeller — restriction qu’il légitime et justifie par le blâme qu’il adresse aux patrons — est du sabotage sous la forme qui se présente spontanément à l’esprit de tout ouvrier : le ralentissement du travail.

C’est, pourrait-on dire, la forme instinctive et primaire du sabotage.

C’est à son application qu’à Beaford, dans l’Indiana, États-Unis (c’était en 1908), se décidaient une centaine d’ouvriers qui venaient d’être avisés qu’une réduction de salaire s’élevant à une douzaine de sous par heure leur était imposée. Sans mot dire, ils se rendirent à une usine voisine et firent rogner leurs pelles de deux pouces et demi. Après quoi, ils revinrent au chantier et répondirent au patron : « À petite paie, petite pelle ! »

Cette forme de sabotage n’est praticable que pour des ouvriers payés à la journée. Il est, en effet, bien évident que ceux qui travaillent aux pièces et qui ralentiraient leur production seraient les premières victimes de leur révolte passive puisqu’ils saboteraient leur propre salaire. Ils doivent donc recourir à d’autres moyens et leur préoccupation doit être de diminuer la qualité et non la quantité de leur produit.

De ces moyens, le Bulletin de la bourse du travail de Montpellier donnait un aperçu, dans un article publié dans les premiers mois de 1900, quelques semaines avant le Congrès confédéral qui se tint à Paris :

Si vous êtes mécanicien, disait cet article, il vous est très facile avec deux sous d’une poudre quelconque, ou même seulement avec du sable, d’enrayer votre machine, d’occasionner une perte de temps et une réparation fort coûteuse à votre employeur. Si vous êtes menuisier ou ébéniste, quoi de plus facile que de détériorer un meuble sans que le patron s’en aperçoive et lui faire perdre ainsi des clients ? Un tailleur peut aisément abîmer un habit ou une pièce d’étoffe ; un marchand de nouveautés, avec quelques taches adroitement posées sur un tissu le fait vendre à vil prix ; un garçon épicier, avec un mauvais emballage, fait casser la marchandise ; c’est la faute de n’importe qui, et le patron perd le client. Le marchand de laines, mercerie, etc., avec quelques gouttes d’un corrosif répandues sur une marchandise qu’on emballe, mécontente le client ; celui-ci renvoie le colis et se fâche : on lui répond que c’est arrivé en route… Résultat, perte souvent du client. Le travailleur à la terre donne de temps en temps un coup de pioche maladroit, — c’est-à-dire adroit, — ou sème de la mauvaise graine au milieu d’un champ, etc.

Ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, les procédés de sabotage sont variables à l’infini. Cependant, quels qu’ils soient, il est une qualité qu’exigent d’eux les militants ouvriers : c’est que leur mise en pratique n’ait pas une répercussion fâcheuse sur le consommateur.

Le sabotage s’attaque au patron, soit par le ralentissement du travail, soit en rendant les produits fabriqués invendables, soit en immobilisant ou rendant inutilisable l’instrument de production, mais le consommateur ne doit pas souffrir de cette guerre faite à l’exploiteur.

Un exemple de l’efficacité du sabotage est l’application méthodique qu’en on fait les coiffeurs Parisiens :

Habitués à frictionner les têtes, ils se sont avisés d’étendre le système du shampoing aux devantures patronales. C’est au point que, pour les patrons coiffeurs, la crainte du badigeonnage est devenue la plus convaincante des sanctions.

C’est grâce au badigeonnage — pratiqué principalement de 1902 à mai 1906 — que les ouvriers coiffeurs ont obtenu la fermeture des salons à des heures moins tardives et c’est aussi la crainte du badigeonnage qui leur a permis d’obtenir, très rapidement (avant le vote de la loi sur le repos hebdomadaire) la généralisation de la fermeture des boutiques, un jour par semaine.

Voici en quoi consiste le badigeonnage : en un récipient quelconque, tel un œuf préalablement vidé, le « badigeonneur » enferme un produit caustique ; puis, à l’heure propice, il s’en va lancer contenant et contenu sur la devanture du patron réfractaire.

Ce « schampoing » endolorit la peinture de la boutique et le patron profitant de la leçon reçue devient plus accommodant.

Il y a environ 2 300 boutiques de coiffeurs à Paris, sur lesquelles, durant la campagne de badigeonnage, 2 000 au moins ont été badigeonnées une fois… sinon plusieurs. L’Ouvrier coiffeur, l’organe syndical de la Fédération des coiffeurs a estimé approximativement à 200 000 francs les pertes financières occasionnées aux patrons par le procédé du badigeonnage.

Les ouvriers coiffeurs sont enchantés de leur méthode et ils ne sont nullement disposés à l’abandonner. Elle a fait ses preuves, disent-ils, et ils lui attribuent une valeur moralisatrice qu’ils affirment supérieure à toute sanction légale.

Le badigeonnage, comme tous les bons procédés de sabotage s’attaque donc à la caisse patronale et la tête des clients n’a rien à en redouter.

Les militants ouvriers insistent fort sur ce caractère spécifique du sabotage qui est de frapper le patron et non le consommateur. Seulement, ils ont à vaincre le parti-pris de la presse capitaliste qui dénature leur thèse à plaisir en présentant le sabotage comme dangereux pour les consommateurs principalement.

On n’a pas oublié l’émotion que soulevèrent, il y a quelques années, les racontars de quotidiens, à propos du pain au verre pilé. Les syndicalistes s’évertuaient à déclarer que mettre du verre pilé dans le pain serait un acte odieux, stupidement criminel et que les ouvriers boulangers n’avaient jamais eu semblable pensée. Or, malgré les dénégations et les démentis, le mensonge se répandait, se rééditait et, naturellement, indisposait contre les ouvriers boulangers nombre de gens pour qui ce qu’imprime leur journal est parole d’évangile.

En fait, jusqu’ici, au cours des diverses grèves de boulangers, le sabotage constaté s’est borné à la détérioration des boutiques patronales, des pétrins ou des fours. Quant au pain, s’il en a été fabriqué d’immangeable, — pain brûlé ou pas cuit, sans sel, ou sans levain, etc., mais, insistons-y, jamais au verre pilé ! — ce ne sont pas, et ce ne pouvaient être les consommateurs qui en ont pâti, mais uniquement les patrons.

Il faudrait, en effet, supposer les acheteurs pétris de bêtise… à en manger du foin !… pour accepter, au lieu de pain, un mélange indigeste ou nauséabond. Si le cas se fût présenté ils eussent évidemment rapporté ce mauvais pain à leur fournisseur et eussent exigé à la place un produit comestible.

Il n’y a donc à retenir le pain au verre pilé que comme un argument capitaliste destiné à jeter le discrédit sur les revendications des ouvriers boulangers.

Autant peut s’en dire du « canard » lancé en 1907 par un quotidien, — spécialiste en excitations contre le mouvement syndical, — qui raconta qu’un préparateur en pharmacie, féru du sabotage, venait de substituer de la strychnine et autres poisons violents à d’innocentes drogues prescrites pour la préparation de cachets.

Contre cette histoire, qui n’était qu’un mensonge, — et aussi une insanité, — le syndicat des préparateurs en pharmacie protesta avec juste raison.

En réalité, si un préparateur en pharmacie avait intention de sabotage, jamais il n’imaginerait d’empoisonner les malades… ce qui, après avoir conduit ceux-ci au tombeau, l’amènerait lui-même en cour d’assises et ne causerait aucun sérieux préjudice à son patron.

Certes, le « potard » saboteur agirait autrement. Il se bornerait à gaspiller les produits pharmaceutiques, à en faire une généreuse distribution ; il pourrait encore employer pour les ordonnances les produits purs, — mais très coûteux, — en place des produits frelatés qui s’emploient couramment.

En ce dernier cas, il se dégagerait d’une complicité coupable… de sa participation au sabotage patronal, — criminel celui-là ! — et qui consiste à délivrer des produits de basse qualité, d’action quasi nulle, au lieu des produits purs ordonnancés par le médecin.

Il est inutile d’insister davantage pour démontrer que le sabotage pharmaceutique peut être profitable au malade, mais qu’il ne peut jamais, — au grand jamais ! — lui être nuisible.

C’est d’ailleurs par des résultats similaires, favorables au consommateur, que, dans bien des corporations, — entre autres celles de l’alimentation, — se manifeste le sabotage ouvrier.

Et s’il y a un regret à formuler c’est que ce sabotage ne soit pas davantage entré dans nos mœurs ouvrières. Il est triste, en effet, de constater que, trop souvent, des travailleurs s’associent aux plus abominables frelatages qu’il soit, au détriment de la santé publique ; et cela, sans envisager la part de responsabilité qui leur incombe dans des agissements que le Code peut excuser, mais qui n’en sont pas moins des crimes.

Un appel à la population parisienne — dont ci-dessous est reproduit l’essentiel, — lancé en 1908 par le syndicat des Cuisiniers, en dit plus long sur ce sujet que bien des commentaires :

Le 1er juin dernier, un chef cuisinier, arrivé du matin même dans un restaurant populaire, constatait que la viande qui lui était confiée s’était tellement avariée, que la servir eut été un danger pour les consommateurs ; il en fit part au patron qui exigea qu’elle soit quand même servie ; l’ouvrier, révolté de la besogne qu’on voulait de lui, refusa de se faire complice de l’empoisonnement de la clientèle.

Le patron, furieux, de cette indiscrète loyauté, se vengea en le congédiant et en le signalant au syndicat patronal des restaurants populaires La Parisienne, afin de l’empêcher de se replacer.

Jusqu’ici, l’incident révèle seulement un acte individuel et ignoble du patron et un acte de conscience d’un ouvrier ; mais la suite de l’affaire révèle, comme on va le voir, une solidarité patronale tellement scandaleuse et dangereuse, que nous nous croyons obligés de la dénoncer :

Quand l’ouvrier s’est représenté à l’office de placement du syndicat patronal, le préposé à cet office lui déclara : qu’à lui, ouvrier, ça ne le regardait pas si les denrées étaient ou non avariées, que ce n’était pas lui qui était responsable ; que du moment qu’on le payait il n’avait qu’à obéir, que son acte était inadmissible et que désormais il n’avait plus à compter sur leur service de placement pour avoir du travail.

Crever de faim ou se faire au besoin complice d’empoisonnement, voilà le dilemme posé aux ouvriers par ce syndicat patronal.

D’autre part, ce langage établit bien nettement que, loin de réprouver la vente des denrées avariées, ce syndicat couvre et défend ces actes et poursuit de sa haine les empêcheurs d’empoisonner tranquillement !

Il n’est sûrement pas un spécimen unique dans Paris, ce restaurateur sans scrupules qui sert de la viande pourrie à sa clientèle. Cependant, rares sont les cuisiniers qui ont le courage de suivre l’exemple donné.

C’est que, hélas, à avoir trop de conscience, ces travailleurs risquent de perdre leur gagne-pain, — voire d’être boycottés ! Or, ce sont là des considérations qui font tourner bien des têtes, vaciller bien des volontés et mettent un frein à bien des révoltes.

Et c’est pourquoi, trop peu nous sont dévoilés les mystères des gargotes, — populaires ou aristocratiques.

Il serait pourtant utile au consommateur de savoir que les énormes quartiers de bœuf qui, aujourd’hui, s’étalent à la devanture du restaurant qu’il fréquente sont des viandes appétissantes qui, demain, seront trimballées et détaillées aux Halles… tandis qu’à la gargote en question se débiteront des viandes suspectes.

Il lui serait également utile, au client, de savoir que le potage bisque d’écrevisse qu’il savoure est fait avec les carapaces de langoustes laissées hier, — par lui ou d’autres, — sur l’assiette ; carapaces soigneusement raclées, pour en détacher le pulpe y adhérant encore et qui, broyé au mortier, est finement délayée par un coulis qu’on teinte en rose avec du carmin.

De savoir aussi : qu’on « fait » les filets de barbue avec de la lotte ou du cabillaud ; que les filets de chevreuil sont de la « tranche » de bœuf, pimentée grâce à une marinade endiablée ; que pour enlever aux volailles la saveur « passée » et les « rajeunir » on promène dans l’intérieur un fer rouge.

Et encore, que tout le matériel de restaurant : cuillers, verres, fourchettes, assiettes, etc., est essuyé avec les serviettes abandonnées par les clients après leur repas, — d’où contagion possible de tuberculose… sinon d’avarie !

La liste serait longue, — et combien nauséeuse ! — s’il fallait énumérer tous les "trucs" et les "fourbis" de commerçants rapaces et sans vergogne, qui, embusqués au coin de leur boutique, ne se satisfont point de détrousser leurs pratiques, mais encore trop souvent, les empoisonnent par dessus le marché.

D’ailleurs, il ne suffit pas de connaître les procédés ; il faut savoir quelles sont les maisons « honorables » qui sont coutumières de ces criminelles manières de faire. C’est pourquoi nous devons souhaiter, dans l’intérêt de la santé publique, que les ouvriers de l’alimentation sabotent les réputations surfaites de leurs patrons et nous mettent en garde contre ces malfaiteurs.

Observons, au surplus, qu’il est, pour les cuisiniers, une autre variété de sabotage : c’est de préparer les plats d’excellente façon, avec tous les assaisonnements nécessaires et en y apportant tous les soins requis par l’art culinaire ; ou bien, dans les restaurants à la portion, d’avoir la main lourde et copieuse, au profit des clients.

De tout ceci il résulte donc, que, pour les ouvriers de cuisine, le sabotage s’identifie avec l’intérêt des consommateurs, soit qu’ils s’avisent d’être de parfaits maîtres-queux, soit qu’ils nous initient aux arcanes peu ragoûtantes de leurs officines.

Certains objecteront peut-être que, dans ce dernier cas, les cuisiniers font, non pas acte de sabotage, mais donnent un exemple d’intégrité et de loyauté professionnelle digne d’encouragement.

Qu’ils prennent garde ! Ils s’engagent sur une pente très savonnée, très glissante et ils risquent de rouler à l’abîme… c’est-à-dire, à la condamnation formelle de la société actuelle.

En effet, la falsification, la sophistication, la tromperie, le mensonge, le vol, l’escroquerie sont la trame de la société capitaliste ; les supprimer équivaudrait à la tuer… Il ne faut pas s’illusionner : le jour où on tenterait d’introduire dans les rapports sociaux, à tous les degrés et dans tous les plans, une stricte loyauté, une scrupuleuse bonne foi, plus rien ne resterait debout, ni industrie ni commerce, ni banque…, rien ! rien !

Or, il est évident que, pour mener à bien toutes les opérations louches auxquelles il se livre, le patron ne peut agir seul ; il lui faut des aides, des complices… il les trouve dans ses ouvriers, ses employés. Il s’en suit logiquement qu’en associant ses employés à ses manœuvres — mais non à ses bénéfices — le patron, dans n’importe quelle branche de l’activité, exige d’eux une soumission complète à ses intérêts et leur interdit d’apprécier et de juger les opérations et les agissements de sa maison ; s’il en est qui ont un caractère frauduleux, voir criminel, cela ne les regarde point. « Ils ne sont pas responsables… Du moment qu’on les paie, ils n’ont qu’à obéir… », ainsi l’observait très bourgeoisement le préposé de la « Parisienne » dont il a été question plus haut.

En vertu de tels sophismes, le travailleur doit faire litière de sa personnalité, étouffer ses sentiments et agir en inconscient ; toute désobéissance aux ordres donnés, toute violation des secrets professionnels, toute divulgation des pratiques, pour le moins malhonnêtes, auxquelles il est astreint, constitue de sa part un acte de félonie à l’égard du patron.

Donc, s’il se refuse à l’aveugle et passive soumission, s’il ose dénoncer les vilenies auxquelles on l’associe, il est considéré comme se rebellant contre son employeur, car il se livre envers lui à des actes de guerre — il le sabote !

Au surplus, cette manière de voir n’est pas particulière aux patrons, c’est aussi comme acte de guerre, — comme acte de sabotage, — que les syndicats ouvriers interprètent toute divulgation préjudiciables aux intérêts capitalistes.

Cet ingénieux moyen de battre en brèche l’exploitation humaine a même reçu un nom spécial : c’est le sabotage par la méthode de la « bouche ouverte ».

L’expression est on ne peut plus significative. Il est, en effet, certain que bien des fortunes ne se sont édifiées que grâce au silence qu’ont gardé sur les pirateries patronales les exploités qui y ont collaboré. Sans le mutisme de ceux-ci, il eût été difficile, sinon impossible aux exploiteurs de mener à bien leurs affaires ; si elles ont réussi, si la clientèle est tombée dans leurs panneaux, si leurs bénéfices ont fait boule de neige, c’est grâce au silence de leurs salariés.

Eh bien ! ces muets du sérail industriel et commercial sont las de rester bouche close. Ils veulent parler ! Et ce qu’ils vont dire va être si grave que leurs révélations vont faire le vide autour de leur patron, que sa clientèle va se détourner de lui…

Cette tactique de sabotage qui, sous ses formes anodines et vierges de violence, peut être aussi redoutable pour bien des capitalistes que la brutale mise à mal d’un précieux outillage est en passe de considérable vulgarisation.

C’est donc à elle que recourent les travailleurs du bâtiment qui dévoilent, à l’architecte ou au propriétaire qui fait construire, les malfaçons de l’immeuble qu’ils viennent de terminer, ordonnées par l’entrepreneur et à son profit : murs manquant d’épaisseur, emploi de mauvais matériaux, couches de peinture escamotées, etc.

« Bouche ouverte », également, lorsque les ouvriers du métro dénoncent à grand fracas les criminels vices de construction des tunnels ;

« Bouche ouverte », aussi, quand les garçons épiciers pour amener à composition les maisons réfractaires à leur revendications ont avisé, par voies d’affiches, les ménagères des trucs et filouteries du métier ;

« Bouche ouverte », encore, les placards des préparateurs en pharmacie — en lutte pour la fermeture à 9 heures du soir — dénonçant le coupable sabotage des malades par des patrons insoucieux.

Et c’est de même à la pratique de la « bouche ouverte » qu’ont décidé de recourir les employés des maisons de Banque et de Bourse. Dans une assemblée générale, tenue en juillet dernier, le syndicat de ces employés a adopté un ordre du jour menaçant les patrons, s’ils font la sourde oreille aux revendications présentées, de rompre le silence professionnel et de révéler au public tout ce qui se passe dans les cavernes de voleurs que sont les maisons de finance.

Ici, une question se pose :

Que vont dire de la « bouche ouverte » les pointilleux et tatillons moralistes qui condamnent le sabotage au nom de la morale ?

Auxquels des deux, patrons ou employés, vont aller leurs anathèmes ?

Aux patrons, escrocs, spoliateurs, empoisonneurs, etc., qui entendent associer leurs employés à leur indignité, les rendre complices de leurs délits, de leurs crimes ?

Ou bien, aux employés qui, se refusant aux malhonnêtetés et aux scélératesses que l’exploiteur exige d’eux, libérant leur conscience en mettant public ou consommateurs en garde ?

Nous venons d’examiner les procédés de sabotage mis en œuvre par la classe de travail, sans qu’il y ait abandon du chantier ou de l’atelier ; mais le sabotage ne se limite pas à cette action restreinte ; il peut devenir, — et il devient de plus en plus, — un aide puissant en cas de grève.

Le milliardaire Carnegie, le roi du Fer, a écrit :


Attendre d’un homme qui défend son salaire pour les besoins de sa vie, d’assister tranquillement à son remplacement par un autre homme, c’est trop attendre


C’est ce que ne cessent de dire, de répéter, de clamer les syndicalistes. Mais, il n’y a pire sourds, on le sait, que ceux qui ne veulent pas entendre — et les capitalistes sont du nombre !

Cette pensée du milliardaire Carnegie, le citoyen Bousquet, secrétaire du Syndicat des Boulangers parisiens, l’a paraphrasée dans un article de La Voix du Peuple[1] :


Nous pouvons constater, écrivait-il, que le simple fait de l’arrêt du travail n’est pas suffisant pour l’aboutissement d’une grève. Il serait nécessaire et même indispensable, pour le résultat du conflit, que l’outillage, — c’est-à-dire les moyens de production de l’usine, du tissage, de la mine, de la boulangerie, etc., soit réduit à la grève, c’est à dire au non fonctionnement

Les renégats vont travailler. Ils trouvent les machines, les fours en bon état, — et ce, par la suprême faute des grévistes qui, ayant laissé en bonne santé les moyens de production, ont laissé derrière eux la cause de leur échec revendicatif…

Or, se mettre en grève et laisser en état normal les machines et les outils, est du temps perdu pour une lutte efficace. En effet, le patronat, disposant des renégats, de l’armée, de la police, fera fonctionner les machines… et le but de la grève ne sera pas atteint.

Le premier devoir avant la grève est donc de réduire à l’impuissance les instruments de travail. C’est l’A B C de la lutte ouvrière. Alors, la partie devient égale entre le patron et l’ouvrier, car, alors, la cessation du travail qui est réelle, produit le but désiré, c’est-à-dire l’arrêt de la vie dans le clan bourgeois.

Désir de grève dans l’alimentation ?… Quelques litres de pétrole ou autre matière grasse et odorante répandue sur la sole du four… Et renégats ou soldats peuvent faire venir du pain. Ce pain sera immangeable, car les carreaux (pendant au moins trois mois) garderont l’odeur de la matière et l’inculqueront au pain.

Résultat : four inutilisable et à démolir.

Désir de grève dans la métallurgie ?… Du sable ou de l’émeri dans les engrenages de ces machines qui, montres fabuleuses, marquent l’exploitation du prolétariat ; ce sable fera grincer ces machines encore plus fort que le patron ou le contre-maître, et le colosse de fer, le pondeur de travail, sera réduit à l’impuissance et les renégats aussi…


C’est la même thèse qu’a effleurée dans sa brochure Le Syndicalisme dans les chemins de fer, le citoyen A. Renault, employé de l’Ouest-État, thèse qui lui a valu, en septembre dernier, d’être révoqué par le Conseil d’enquête, qui en la circonstance, a eu figure de conseil de guerre :


Pour être certain du succès, expliquait Renault, au cas où la majorité des employés de chemin de fer ne cesserait pas le travail au début, il est indispensable qu’une besogne dont il est inutile de donner ici une définition, soit faite, au même instant, dans tous les centres importants, au moment de la déclaration de grève.

Pour cela, il faudrait que des équipes de camarades résolus, décidés, coûte que coûte, à empêcher la circulation des trains, soient dès maintenant constitués dans tous les groupes et les points importants. Il faudra choisir des camarades parmi les professionnels, parmi ceux qui, connaissant le mieux les rouages du service, sauraient trouver les endroits sensibles, les points faibles, frapperaient à coup sûr sans faire de destruction imbécile et par leur action efficace, droite, intelligente autant qu’énergique, rendraient, d’un seul coup, inutilisable pour quelques jours, le matériel indispensable au fonctionnement du service et à la marche des trains.

Il faut penser sérieusement à cela. Il faut compter avec les jaunes, les soldats…


Cette tactique qui consiste à doubler la grève des bras de la grève des machines peut paraître s’inspirer de mobiles bas et mesquins. Il n’en est rien !

Les travailleurs conscients se savent n’être qu’une minorité et ils redoutent que leurs camarades n’aient pas la ténacité et l’énergie de tenir jusqu’au bout. Alors, pour entraver la désertion de la masse, ils lui rendent la retraite impossible : ils coupent les ponts derrière elle.

Ce résultat, ils l’obtiennent en enlevant aux ouvriers, trop soumis aux puissances capitalistes, l’outil des mains et en paralysant la machine que fécondait leur effort. Par ces moyens, ils évitent la trahison des inconscients et les empêchent de pactiser avec l’ennemi en reprenant le travail mal à propos.

Il y a une autre raison à cette tactique : ainsi que l’ont noté les citoyens Bousquet et Renault, les grévistes n’ont pas que les renégats à craindre ; ils doivent aussi se méfier de l’armée.

En effet, il devient de plus en plus d’usage capitaliste de substituer aux grévistes la main d’œuvre militaire. Ainsi, dès qu’il est question d’une grève de boulangers, d’électriciens, de travailleurs des Chemins de Fer, etc., le gouvernement à énerver la grève et à la rendre inutile et sans objet en remplaçant les grévistes par les soldats.

C’est au point que, pour remplacer les électriciens, par exemple, le gouvernement a dressé un corps de soldats du génie, auxquels on a appris le fonctionnement des machines génératrices d’électricité, ainsi que la manipulation des appareils et qui sont toujours prêts à accourir prendre la place des ouvriers de l’industrie électrique au premier symptôme de grève.

Il est donc de lumineuse évidence que si les grévistes, qui connaissent les intentions du gouvernement, négligent, — avant de suspendre le travail, — de parer à cette intervention militaire, en la rendant impossible et inefficace, ils sont vaincus d’avance.

Prévoyant le péril, les ouvriers qui vont engager la lutte seraient inexcusables de ne pas y obéir. Ils n’y manqueront pas !

Mais alors il arrive qu’on les accuse de vandalisme et qu’on blâme et flétrit leur irrespect de la machine.

Ces critiques seraient fondées s’il y avait de la part des ouvriers volonté systématique de détérioration, sans préoccupation de but. Or, ce n’est pas le cas ! Si les travailleurs s’attaquent aux machines c’est, non par plaisir ou dilettantisme, mais parce qu’une impérieuse nécessité les y oblige.

Il ne faut pas oublier qu’une question de vie ou de mort se pose pour eux : s’ils n’immobilisent pas les machines, ils vont à la défaite, à l’échec de leurs espérances ; s’ils les sabotent, ils ont de grandes chances de succès, mais par contre, ils encourent la réprobation bourgeoise et sont accablés d’épithètes malsonnantes.

Étant donné les intérêts en jeu, il est compréhensible qu’ils affrontent ces anathèmes d’un cœur léger et que la crainte d’être honnis par les capitalistes et leur valetaille ne les fasse pas renoncer aux chances de victoire que leur réserve une ingénieuse et audacieuse initiative.

Ils sont dans une situation identique à celle d’une armée qui, acculée à la retraite, se résout à regret à la destruction des armements et des approvisionnements qui gêneraient sa marche et risqueraient de tomber au pouvoir de l’ennemi. En ce cas, cette destruction est légitime, tandis qu’en toute autre circonstance elle serait folie.

En conséquence, il n’y a pas plus raison de blâmer les ouvriers qui, pour assurer leur triomphe recourent au sabotage, qu’il n’y a lieu de blâmer l’armée qui, pour se sauver elle-même, sacrifie ses impedimenta.

Nous pouvons donc conclure qu’il en est du sabotage, ainsi que de toutes les tactiques et de toutes les armes : la justification de leur emploi découle des nécessités et du but poursuivi.

C’est à cette préoccupation des nécessites inéluctables et du but à atteindre qu’obéissaient, il y a quelques années, les employés des tramways de Lyon qui, pour rendre impossible la circulation des « cars », avec des renégats pour wattmen, coulaient du ciment dans les aiguilles des rails.

Autant peut s’en dire également du personnel du Chemin de fer du Médoc qui se mit en grève en juillet 1908 : avant de suspendre le travail il avait eu soin de couper la ligne télégraphique reliant les gares et, lorsque la Compagnie voulut organiser un service de fortune il fut constaté que les organes de prise d’eau des locomotives avaient été dévissés et cachés.

Un original procédé est le suivant, qui fut appliqué à Philadelphie dans une grande maison de fourrures, une de ces dernières années : avant de quitter le travail les ouvriers coupeurs furent invités par le Syndicat à modifier la grandeur de leurs « patrons » régulièrement d’un pouce en plus ou en moins. Chaque ouvrier suivit le conseil, rognant ou augmentant ses « patrons » à sa guise… Après quoi, le travail ayant cessé des « jambes noires » furent embauchés sans que les grévistes en soient émus. Ces jaunes se mirent au travail et ce fut un beau gâchis ! Les coupeurs coupèrent… et rien ne s’accordait ! Tant et si bien qu’après avoir perdu beaucoup de dollars, le patron fut dans l’obligation de réembaucher les grévistes… Chacun reprit son poste et chacun redressa ses « patrons » en plus ou en moins.

On n’a pas oublié la formidable désorganisation qu’apporta au printemps de 1909 la grève des Postes et Télégraphes. Cette grève étonna bien des aveugles volontaires, auxquels échappent les symptômes sociaux les plus accentués ; ceux-là eussent manifesté moins de stupéfaction s’ils avaient su que le Cri Postal, l’organe corporatif des sous-agents des P. T. T., déclarait, dès le mois d’avril 1907 :


Vous nous parlez coups de trique, nous répondrons coups de matraque… Ce que vous ne pourrez jamais empêcher, c’est qu’un jour, les correspondants et les télégrammes pour Lille aillent faire un tour à Perpignan. Ce que vous ne pourrez jamais empêcher, c’est que les communications téléphoniques soient subitement embrouillées et les appareils télégraphiques subitement détraqués. Ce que vous ne pourrez jamais empêcher c’est que dix mille employés restent à leur poste, mais les bras croisés. Ce que vous ne pourrez jamais empêcher c’est que dix mille employés vous remettent le même jour et à la même heure, leur demande de mise en disponibilité et cessent le travail légalement aussitôt. Et ce que vous ne pourrez jamais faire, c’est les remplacer par des soldats…


Bien d’autres exemples seraient à citer. Mais, n’écrivant pas un traité de sabotage, il ne peut être question d’exposer ici les moyens, aussi complexes que variés, auxquels recourent et peuvent recourir les travailleurs. Les quelques-uns que nous venons de rappeler suffisent amplement pour faire saisir sur le vif les caractères du sabotage.

Outre les procédés exposés ci-dessus, il en est un autre — qui s’est passablement répandu depuis l’échec de la deuxième grève des Postiers, — et qu’on pourrait qualifier de sabotage par représailles.

À la suite de cette deuxième grève, des groupes de révolutionnaires, dont les recherches de la police et du parquet n’ont pas réussi à découvrir la filière, décidèrent de saboter les lignes télégraphiques et téléphoniques, pour protester contre le renvoi en masse de plusieurs centaines de grévistes. Ils annoncèrent leur intention de s’acharner à ces guérillas d’un nouveau genre tant que les postiers révoqués pour faits de grève, n’auraient pas été réintégrés.

Une circulaire confidentielle envoyée aux adresses sûres que ces groupes, — ou ce groupe, — s’étaient procurées, précisait dans quelles conditions devait s’opérer cette campagne de sabotage des fils.


Les camarades qui t’envoient ce papier, disait cette circulaire, te connaissent si tu ne les connais pas ; excuse-les de ne pas signer.

Ils te connaissent pour un révolutionnaire sérieux.

Ils te demandent de couper les fils télégraphiques et téléphoniques qui seront à ta portée dans la nuit de lundi à mardi 1er juin.

Les nuits suivantes tu continueras sans autre mot d’ordre, le plus souvent que tu pourras.

Quand le Gouvernement en aura assez il réintégrera les 650 postiers qu’il a révoqué.


Dans une seconde partie, cette circulaire contenait un formulaire détaillé et technique qui exposait les différentes façons de couper les fils tout en évitant d’être électrocutés. Elle recommandait aussi, avec beaucoup d’insistance, de ne pas toucher aux fils des signaux ni aux fils télégraphiques des compagnies de chemin de fer et, pour rendre impossible toute erreur, il était insisté minutieusement sur les moyens de reconnaître les fils des compagnies de ceux des lignes de l’État.

L’hécatombe des fils télégraphiques et téléphoniques fut considérable sur tous les points de la France et elle se continua sans répit jusqu’à la chute du ministère Clemenceau.

À l’avènement du ministère Briand il y eut une sorte d’armistice, une suspension des hostilités contre les lignes télégraphiques, les nouveaux ministres ayant laissé entrevoir comme prochaine la réintégration des victimes de la grève.

Depuis, en diverses circonstances, certains groupes, voulant protester contre l’arbitraire du pouvoir, ont pris l’initiative de s’adonner à cette guerre aux fils télégraphiques et téléphoniques. Voici, à titre documentaire, l’un des bilans d’un des groupes les plus actifs en ce genre d’opérations :


Septième bilan du groupe révolutionnaire secret de la région de Joinville et ses succursales :

Fils télégraphiques et téléphoniques coupés pour protester contre l’arrestation arbitraire du camarade Ingweiller, secrétaire de l’Union syndicale des ouvriers sur métaux, les poursuites scandaleuses engagées contre le comité de grève du Bi-Métal et les condamnations prononcées le 25 juillet 1910.

Opérations faites par le comité révolutionnaire secret de la région de Joinville et le comité de Seine-et-Oise du 8 au 28 juillet 1910 :

Région de Montesson, le Vésinet, Pont du Pecq ........... 78 lignes
25 juillet. — Route de Melun à Montgeron .............. 32
25 juillet. — Route de Corbeil à Draveil ................ 24
28 juillet. — Ligne du P.-L.-M. (Porte de Charenton) ......... 87
Total .............................. 221 lignes
Report des 6 précédents bilans .................... 574
Total .............................. 795 lignes

Jusqu’ici, nous n’avons envisagé le sabotage que comme un moyen de défense utilisé par le prolétariat contre le patron. Il peut, en outre, devenir un moyen de défense du public contre l’État ou les grandes compagnies.

L’État — à tout seigneur tout honneur ! — en a déjà pâti. On sait avec quelle désinvolture il exploite les services publics qu’il a englobés. On sait aussi que les voyageurs du réseau de l’Ouest sont, entre tous, les plus mal lotis. Aussi, à bien des reprises, un vent de colère a-t-il passé sur eux et il y a eu alors, en une crise de révolte, fusion des classes contre l’État maudit.

Nous avons assisté à un rude sabotage de la gare St-Lazare… mais ce ne fut qu’un geste d’exaspération impulsif et momentané.

Or, voici qu’un syndicat de « défense des intérêts des voyageurs » vient, à fin août dernier, de se constituer et, dès sa naissance, convaincu de l’inanité des moyens légaux, il a (dans une réunion tenue à Houilles) affirmé sa volonté de recourir, pour obtenir satisfaction, à tous les moyens possibles et imaginables et s’est déclaré partisan d’un sabotage intensif du matériel.

C’est preuve que le sabotage fait son chemin !



  1. Dans le numéro du 21 mai 1905