CHAPITRE PREMIER

Quelques jalons historiques


Le mot « sabotage » n’était, il y a encore une quinzaine d’années, qu’un terme argotique, signifiant non l’acte de fabriquer des sabots, mais celui, imagé et expressif, de travail exécuté « comme à coups de sabots. »

Depuis, il s’est métamorphosé en une formule de combat social et c’est au Congrès Confédéral de Toulouse, en 1897, qu’il a reçu le baptême syndical.

Le nouveau venu ne fut pas, dès l’abord, accueilli par tous, dans les milieux ouvriers, avec un chaleureux enthousiasme. Certains le virent d’assez mauvais œil, lui reprochant ses origines roturières, anarchiques et aussi son… immoralité.

Malgré cette suspicion, qui ressemblait presqu’à de l’hostilité, le sabotage a fait son chemin… dans tous les mondes.

Il a désormais les sympathies ouvrières. Et ce n’est pas tout. Il a conquis droit de cité au Larousse, et nul doute que l’Académie, — à moins qu’elle n’ait été sabotée elle-même avant d’être parvenue à la lettre S de son dictionnaire, — ne se résolve à tirer au mot « sabotage » sa plus cérémonieuse révérence et à lui ouvrir les pages de son officiel recueil.

On aurait cependant tort de croire que la classe ouvrière a attendu, pour pratiquer le sabotage, que ce mode de lutte ait reçu la consécration des Congrès corporatifs. Il en est de lui comme de toutes les formes de révolte, il est aussi vieux que l’exploitation humaine.

Dès qu’un homme a eu la criminelle ingéniosité de tirer profit du travail de son semblable, de ce jour, l’exploité a, d’instinct, cherché à donner moins que n’exigeait son patron.

Ce faisant, avec tout autant d’inconscience qu’en mettait M. Jourdain à faire de la prose, cet exploité a fait du sabotage, manifestant ainsi, sans le savoir, l’antagonisme irréductible qui dresse l’un contre l’autre, le capital et le travail.

Cette conséquence inéluctable du conflit permanent qui divise la société, il y a trois quarts de siècle, le génial Balzac la mettait en lumière. Dans La Maison Nucingen, à propos des sanglantes émeutes de Lyon, en 1831, il nous a donné une nette et incisive définition du sabotage :

Voici — explique Balzac. — On a beaucoup parlé des affaires de Lyon, de la république canonnée dans les rues, personne n’a dit la vérité. La république s’était emparée de l’émeute, comme un insurgé s’empare du fusil. La vérité, je vous la donne pour drôle et profonde.

Le commerce de Lyon est un commerce sans âme, qui ne fait pas fabriquer une aune de soie sans qu’elle soit commandée et que le paiement soit sûr. Quand la commande s’arrête, l’ouvrier meurt de faim, il gagne à peine de quoi vivre en travaillant, les forçats sont plus heureux que lui.

Après la révolution de juillet, la misère est arrivée à ce point que les canuts ont arboré le drapeau : Du pain ou la mort ! une de ces proclamations que le gouvernement aurait dû étudier. Elle était produite par la cherté de la vie à Lyon. Lyon veut bâtir des théâtres et devenir une capitale, de là des octrois insensés. Les républicains ont flairé cette révolte à propos du pain, et ils ont organisé les canuts qui se sont battus en partie double. Lyon a eu ses trois jours, mais tout est rentré dans l’ordre, et le canut dans son taudis.

Le canut, probe jusque là, rendant en étoffe la soie qu’on lui pesait en bottes, a mis la probité à la porte en songeant que les négociants le victimaient, et a mis de l’huile à ses doigts : il a rendu poids pour poids, mais il a vendu la soie représentée par l’huile, et le commerce des soieries a été infesté d’étoffes graissées, ce qui aurait pu entraîner la perte de Lyon et celle d’une branche du commerce français… Les troubles ont donc produit les « gros de Naples » à quarante sous l’aune…

Balzac a soin de souligner que le sabotage des canuts fut une représaille de victimes. En vendant la « gratte » que, dans le tissage ils avaient remplacés par l’huile, ils se vengeaient des fabricants féroces,… de ces fabricants qui avaient promis aux ouvriers de la Croix-Rousse de leur donner des baïonnettes à manger, au lieu de pain… et qui ne tinrent que trop promesse !

Mais, peut-il se présenter un cas où le sabotage ne soit pas une représaille ? Est-ce qu’en effet, à l’origine de tout acte de sabotage, par conséquent le précédent, ne se révèle pas l’acte d’exploitation ?

Or, celui-ci, dans quelques conditions particulières qu’il se manifeste, n’engendre-t-il pas, — et ne légitime-t-il pas aussi, — tous les gestes de révolte, quels qu’ils soient ?

Ceci nous ramène donc à notre affirmation première : le sabotage est aussi vieux que l’exploitation humaine !

Il n’est d’ailleurs pas circonscrit aux frontières de chez nous. En effet, dans son actuelle formulation théorique, il est une importation anglaise.

Le sabotage est connu et pratiqué outre Manche depuis longtemps, sous le nom de Ca’Canny ou Go Canny, mot de patois écossais dont la traduction à peu près exacte qu’on puisse en donner est : « Ne vous foulez pas. »

Un exemple de la puissance persuasive du Go Canny nous est donné par le Musée Social[1] :

En 1889, une grève avait éclaté à Glasgow. Les dockers unionistes avaient demandé une augmentation de salaire de 10 centimes par heure. Les employeurs avaient refusé et fait venir à grand frais, pour les remplacer, un nombre considérable de travailleurs agricoles. Les dockers durent s’avouer vaincus, et ils consentirent à travailler aux mêmes prix qu’auparavant, à condition qu’on renverrait les ouvriers agricoles. Au moment où ils allaient reprendre le travail, leur secrétaire général les rassembla et leur dit :

« Vous allez revenir travailler aujourd’hui aux anciens prix. Les employeurs ont dit et répété qu’ils étaient enchantés des services des ouvriers agricoles qui nous ont remplacés pendant quelques semaines. Nous, nous les avons vus ; nous avons vu qu’ils ne savaient même pas marcher sur un navire, qu’ils laissaient choir la moitié des marchandises qu’ils portaient, bref que deux d’entre eux ne parvenaient pas à faire l’ouvrage d’un de nous. Cependant, les employeurs se déclarent enchantés du travail de ces gens-là ; il n’y a donc qu’à leur en fournir du pareil et à pratiquer le Ca’Canny. Travaillez comme travaillaient les ouvriers agricoles. Seulement, il leur arrivait quelquefois de se laisser tomber à l’eau ; il est inutile que vous en fassiez autant. »

Cette consigne fut exécutée et pendant deux ou trois jours les dockers appliquèrent la politique du Ca’Canny. Au bout de ce temps les employeurs firent venir le secrétaire général et lui dirent de demander aux hommes de travailler comme auparavant, moyennant quoi ils accordaient les 10 centimes d’augmentation…

Voilà pour la pratique. Voici maintenant pour la théorie. Elle est empruntée à un pamphlet anglais, publié vers 1895, pour la vulgarisation du Go Canny :

Si vous voulez acheter un chapeau dont le prix est de 5 francs, vous devez payer 5 francs.

Si vous ne voulez payer que 4 francs, il faudra vous contenter d’un chapeau d’une qualité inférieure.

Un chapeau est une marchandise.

Si vous voulez acheter une demi-douzaine de chemises à 2 fr. 50 chaque, vous devez payer 15 francs. Si vous ne voulez payer que 12 fr. 50, vous n’aurez que cinq chemises.

Une chemise est une marchandise.

Les employeurs déclarent que le travail et l’adresse sont de simples marchandises, comme les chapeaux et les chemises. « Très bien, disons-nous, nous vous prenons au mot. »

Si le travail et l’adresse sont des marchandises, les possesseurs de ces marchandises ont le droit de vendre leur travail et leur adresse exactement comme le chapelier vend un chapeau ou le chemisier une chemise.

Ils donnent valeur pour valeur. Pour un prix plus bas vous avez un article inférieur ou de qualité moindre.

Payez au travailleur un bon salaire, et il vous fournira ce qu’il y a de mieux comme travail et comme adresse.

Payez au travailleur un salaire insuffisant et vous n’aurez plus le droit à exiger la meilleure qualité et la plus grande quantité de travail que vous n’en avez eu à exiger un chapeau de 5 francs pour 2 fr. 50.

Le Go Canny consiste donc à mettre systématiquement en pratique la formule « à mauvaise paye, mauvais travail ! » Mais il ne se circonscrit pas à cela seul. De cette formule découlent, par voie de conséquence logique, une diversité de manifestations de la volonté ouvrière en conflit avec la rapacité patronale.

Cette tactique, que nous venons de voir vulgarisée en Angleterre, dès 1889, et préconisée et pratiquée dans les organisations syndicales, ne pouvait pas tarder à passer la Manche. En effet, quelques années après, elle s’infiltrait dans les milieux syndicaux français.

C’est en 1895 que, pour la première fois, en France, nous trouvons trace d’une manifestation théorique et consciente du sabotage :

Le Syndicat National des Chemins de Fer menait alors campagne contre un projet de loi, — le projet Merlin-Trarieux — qui visait à interdire aux cheminots le droit au syndicat. La question de répondre au vote de cette loi par la grève générale se posa et, à ce propos, Guérard, secrétaire du syndicat, et à ce titre délégué au Congrès de l’Union fédérative du centre (parti Allemaniste) prononça un discours catégorique et précis. Il affirma que les cheminots ne reculeraient devant aucun moyen pour défendre la liberté syndicale et qu’ils sauraient, au besoin, rendre la grève effective par des procédés à eux ; il fit allusion à un moyen ingénieux et peu coûteux : « … avec deux sous d’une certaine manière, utilisée à bon escient, déclara-t-il, il nous est possible de mettre une locomotive dans l’impossibilité de fonctionner… »

Cette nette et brutale affirmation, qui ouvrait des horizons imprévus, fit gros tapage et suscita une profonde émotion dans les milieux capitalistes et gouvernementaux qui, déjà, n’envisageaient pas sans angoisses la menace d’une grève des chemins de fer.

Cependant, si par ce discours de Guérard, la question du sabotage était posée, il serait inexact d’en déduire qu’il n’a fait son apparition en France que le 23 juin 1895. C’est dès lors qu’il commence à se vulgariser dans les organisations syndicales, mais cela n’implique pas qu’il fut resté ignoré jusque là.

Pour preuve qu’il était connu et pratiqué antérieurement, il nous suffira de rappeler, comme exemple typique, un « mastic » célèbre dans les fastes télégraphiques :

C’était vers 1881, les télégraphistes du Bureau central, mécontents du tarif des heures supplémentaires de nuit, adressèrent une pétition au ministre d’alors, M. Ad. Cochery. Ils réclamaient dix francs, au lieu de cinq qu’ils touchaient, pour assurer le service du soir à sept heures du matin. Ils attendirent plusieurs jours la réponse de l’administration. Finalement, celle-ci n’arrivant pas, et, d’un autre côté, les employés du Central ayant été avisés qu’il ne leur serait même pas répondu, une agitation sourde commença à se manifester.

La grève étant impossible, on eut recours au « mastic ». Un beau matin, Paris s’éveilla dépourvu de communications télégraphiques (le téléphone n’était pas encore installé).

Pendant quatre ou cinq jours il en fut ainsi. Le haut personnel de l’administration, les ingénieurs avec de nombreuses équipes de surveillants et d’ouvriers vinrent au bureau central, mirent à découvert tous les câbles des lignes, les suivirent de l’entrée des égouts aux appareils. Ils ne purent rien découvrir.

Cinq jours après ce « mastic » mémorable dans les annales du Central, un avis de l’administration prévenait le personnel que dorénavant le service de nuit serait tarifé dix francs au lieu de cinq. On n’en demandait pas plus. Le lendemain matin, toutes les lignes étaient rétablies comme par enchantement.

Les auteurs du « mastic » ne furent jamais connus et si l’administration en devina le motif, le moyen employé resta toujours ignoré[2].

Désormais, à partir de 1895, le branle est donné. Le sabotage qui, jusqu’alors, n’avait été pratiqué qu’inconsciemment, instinctivement par les travailleurs, va — sous l’appellation populaire qui lui est restée, — recevoir sa consécration théorique et prendre rang parmi les moyens de lutte avérés, reconnus, approuvés et préconisés par les organisations syndicales.

Le Congrès confédéral qui se tint à Toulouse, en 1897, venait de s’ouvrir.

Le préfet de la Seine, M. de Selves, avait refusé aux délégués du syndicat des Travailleurs municipaux, les congés qu’ils demandaient pour participer à ce Congrès. L’Union des syndicats de la Seine protesta, qualifiant avec juste raison ce veto d’attentat à la liberté syndicale.

Cette interdiction fut évoquée à la première séance du Congrès et une proposition de blâme contre le préfet de la Seine fut déposée.

L’un des délégués — qui n’était autre que l’auteur de la présente étude, — fit observer combien peu M. de Selves se souciait de la flétrissure d’un congrès ouvrier. Et il ajouta :

« Mon avis est qu’au lieu de se borner à protester, mieux vaudrait entrer dans l’action et qu’au lieu de subir les injonctions des dirigeants, de baisser la tête quand ils dictent leurs fantaisies, il serait plus efficace de répondre du tac au tac. Pourquoi ne pas répliquer à une gifle par un coup de pied ?…»

J’expliquai que mes observations dérivaient d’une tactique de combat sur laquelle le Congrès serait appelé à se prononcer. Je rappelai, à ce propos, l’émotion et la peur dont le monde capitaliste avait tressailli lorsque le camarade Guérard avait déclaré que la minime somme de 10 centimes… dépensée intelligemment,… suffirait à un ouvrier des chemins de fer pour mettre un train, attelé de puissantes machines à vapeur, dans l’impossibilité de démarrer.

Puis, rappelant que cette tactique révolutionnaire à laquelle je faisais allusion serait discutée au cours du Congrès, je conclus en déposant la proposition ci-dessous :

Le Congrès, reconnaissant qu’il est superflu de blâmer le gouvernement — qui est dans son rôle en serrant la bride aux travailleurs — engage les travailleurs municipaux à faire pour cent mille francs de dégâts dans les services de la Ville de Paris, pour récompenser M. de Selves de son veto.

C’était un pétard !… Et il ne fit pas long feu. Tout d’abord, la stupéfaction fut grande chez beaucoup de délégués qui, de prime abord, ne comprenaient pas le sens volontairement outrancier de la proposition.

Il y eut des protestations et l’ordre du jour pur et simple enterra ma proposition.

Qu’importait ! Le but visé était atteint : l’attention du Congrès était en éveil, la discussion était ouverte, la réflexion aguichée.

Aussi, quelques jours après, le rapport que la Commission du boycottage et du sabotage soumettait à l’assemblée syndicale était-il accueilli avec la plus grande et la plus chaleureuse sympathie.

Dans ce rapport, après avoir défini, expliqué et préconisé le sabotage, la Commission ajoutait :

Jusqu’ici, les travailleurs se sont affirmés révolutionnaires ; mais, la plupart du temps, ils sont restés sur le terrain théorique : ils ont travaillé à l’extension des idées d’émancipation, ont élaboré et tâché d’esquisser un plan de société future d’où l’exploitation humaine sera éliminée.

Seulement, pourquoi à côté de cette œuvre éducatrice, dont la nécessité n’est pas contestable, n’a-t-on rien tenté pour résister aux empiètements capitalistes et, autant que faire se peut, rendre moins dures aux travailleurs les exigences patronales ?

Dans nos réunions on lève toujours les séances aux cris de : « Vive la Révolution Sociale », et loin de se concréter en un acte quelconque, ces clameurs s’envolent en bruit.

De même il est regrettable que les Congrès affirmant toujours leur fermeté révolutionnaire, n’aient pas encore préconisé de résolutions pratiques pour sortir du terrain des mots et entrer dans celui de l’action.

En fait d’armes d’allures révolutionnaires on n’a jusqu’ici préconisé que la grève et c’est d’elle dont on a usé et dont on use journellement.

Outre la grève, nous pensons qu’il y a d’autres moyens à employer qui peuvent dans une certaine mesure, tenir les capitalistes en échec…

L’un de ces moyens est le boycottage. Seulement, la Commission constate qu’il est inopérant contre l’industriel, le fabricant. Il faut donc autre chose.

Cette autre chose, c’est le sabotage.

Citons le rapport :

Cette tactique, comme le boycottage, nous vient d’Angleterre où elle a rendu de grands services dans la lutte que les travailleurs soutiennent contre les patrons. Elle est connue là-bas sous le nom de Go Canny.

À ce propos, nous croyons utile de vous citer l’appel lancé dernièrement par l’Union Internationale des Chargeurs de navires, qui a son siège à Londres :

« Qu’est-ce que Go Canny ?

C’est un mot court et commode pour désigner une nouvelle tactique, employée par les ouvriers au lieu de la grève.

Si deux Écossais marchent ensemble et que l’un coure trop vite, l’autre lui dit : « Marche doucement, à ton aise. »

Si quelqu’un veut acheter un chapeau qui vaut cinq francs, il doit payer cinq francs. Mais s’il ne veut en payer que quatre, eh bien ! il en aura un de qualité inférieure. Le chapeau est une marchandise.

Si quelqu’un veut acheter six chemises de deux francs chacune, il doit payer douze francs. S’il n’en paie que dix, il n’aura que cinq chemises. La chemise est encore une marchandise en vente sur le marché.

Si une ménagère veut acheter une pièce de bœuf qui vaut trois francs, il faut qu’elle les paye. Et si elle n’offre que deux francs, alors on lui donne de la mauvaise viande. Le bœuf est encore une marchandise en vente sur le marché.

Eh bien, les patrons déclarent que le travail et l’adresse sont des marchandises en vente sur le marché, — tout comme les chapeaux, les chemises et le bœuf.

— Parfait, répondons-nous, nous vous prenons au mot.

Si ce sont des marchandises, nous les vendrons tout comme le chapelier vend ses chapeau et le boucher sa viande. Pour de mauvais prix, ils donnent de la mauvaise marchandise. Nous en ferons autant.

Les patrons n’ont pas le droit de compter sur notre charité. S’ils refusent même de discuter nos demandes, eh bien, nous pouvons mettre en pratique le Go Canny — la tactique de travaillons à la douce, en attendant qu’on nous écoute. »

Voilà clairement défini le Go Canny, le sabotage : à mauvaise paye, mauvais travail.

Cette ligne de conduite, employée par nos camarades anglais, nous la croyons applicable en France, car notre situation sociale est identique à celle de nos frères d’Angleterre.

Il nous reste à définir sous quelles formes doit se pratiquer le sabotage.

Nous savons tous que l’exploiteur choisit habituellement pour augmenter notre servitude le moment où il est le plus difficile de résister à ses empiètements par la grève partielle, seul moyen employé jusqu’à ce jour.

Pris dans l’engrenage, faute de pouvoir se mettre en grève, les travailleurs frappés subissent les exigences nouvelles du capitaliste.

Avec le sabotage, il en est tout autrement : les travailleurs peuvent résister ; ils ne sont plus à la merci complète du capital ; ils ne sont plus la chair molle que le maître pétrit à sa guise : ils ont un moyen d’affirmer leur virilité et de prouver à l’oppresseur qu’ils sont des hommes.

D’ailleurs, le sabotage n’est pas aussi nouveau qu’il le paraît : depuis toujours les travailleurs l’ont pratiqué individuellement, quoique sans méthode. D’instinct, ils ont toujours ralenti leur production quand le patron a augmenté ses exigences ; sans s’en rendre clairement compte, ils ont appliqué la formule : à mauvaise paye, mauvais travail.

Et l’on peut dire que dans certaines industries où le travail aux pièces s’est substitué au travail à la journée, une des causes de cette substitution a été le sabotage, qui consistait alors à fournir par jour la moindre quantité de travail possible.

Si cette tactique a donné déjà des résultats, pratiquée sans esprit de suite, que ne donnera-t-elle pas le jour où elle deviendra une menace continuelle pour les capitalistes ?

Et ne croyez pas, camarades, qu’en remplaçant le travail à la journée par le travail aux pièces, les patrons se soient mis à l’abri du sabotage : cette tactique n’est pas circonscrite au travail à la journée.

Le sabotage peut et doit être pratiqué pour le travail aux pièces. Mais ici, la ligne de conduite diffère : restreindre la production serait pour le travailleur restreindre son salaire ; il lui faut donc appliquer le sabotage à la qualité plutôt qu’à la quantité. Et alors, non seulement le travailleur ne donnera pas à l’acheteur de sa force de travail plus que pour son argent, mais encore, il l’atteindra dans sa clientèle qui lui permet indéfiniment le renouvellement du capital, fondement de l’exploitation de la classe ouvrière. Par ce moyen, l’exploiteur se trouvera forcé, soit de capituler en accordant les revendications formulées, soit de remettre l’outillage aux mains des seuls producteurs.

Deux cas se présentent couramment : le cas où le travail aux pièces se fait chez soi, avec un matériel appartenant à l’ouvrier, et celui où le travail est centralisé dans l’usine patronale, dont celui-ci est le propriétaire.

Dans ce second cas, au sabotage sur la marchandise vient s’ajouter le sabotage sur l’outillage.

Et ici nous n’avons qu’à vous rappeler l’émotion produite dans le monde bourgeois il y a trois ans, quand on sut que les employés de chemin de fer pouvaient, avec deux sous d’un certain ingrédient, mettre une locomotive dans l’impossibilité de fonctionner.

Cette émotion nous est un avertissement de ce que pourraient les travailleurs conscients et organisés.

Avec le boycottage et son complément indispensable, le sabotage, nous avons une arme de résistance efficace qui, en attendant le jour où les travailleurs seront assez puissants pour s’émanciper intégralement nous permettra de tenir tête à l’exploitation dont nous sommes les victimes.

Il faut que les capitalistes le sachent : le travailleur ne respectera la machine que le jour où elle sera devenue pour lui une amie qui abrège le travail, au lieu d’être comme aujourd’hui, l’ennemie, la voleuse de pain, la tueuse de travailleurs.

En conclusion de ce rapport, la Commission proposa au Congrès la résolution suivante :

Chaque fois que s’élèvera un conflit entre patrons et ouvriers soit que le conflit soit dû aux exigences patronales, soit qu’il soit dû à l’initiative ouvrière, et au cas où la grève semblerait ne pouvoir donner des résultats aux travailleurs visés : que ceux-ci appliquent le boycottage ou le sabotage — ou les deux simultanément — en s’inspirant des données que nous venons d’exposer.

La lecture de ce rapport fut accueillie par les applaudissements unanimes du Congrès. Ce fut plus que de l’approbation : ce fut de l’emballement. Tous les délégués étaient conquis, enthousiasmés. Pas une voix discordante ne s’éleva pour critiquer ou même présenter la moindre observation ou objection.

Le délégué de la Fédération du Livre, Hamelin, ne fut pas des moins enthousiastes. Il approuva nettement la tactique préconisée et le déclara en termes précis, dont le compte rendu du Congrès ne donne que ce pâle écho :

Tous les moyens sont bons pour réussir, affirma-t-il. J’ajoute qu’il y a une foule de moyens à employer pour arriver à la réussite ; ils sont faciles à appliquer pourvu qu’on le fasse adroitement. Je veux dire par là qu’il y a des choses qu’on doit faire et qu’on ne doit pas dire. Vous me comprenez.

Je sais bien que si je précisais, on pourrait me demander si j’ai le droit de faire telle ou telle chose : mais, si l’on continuait à ne faire que ce qu’il est permis de faire on n’aboutirait à rien.

Lorsqu’on entre sur la voie révolutionnaire, il faut le faire avec courage, et quand la tête est passée, il faut que le corps y passe.

De chaleureux applaudissements soulignèrent le discours du délégué de la Fédération du Livre et, après que divers orateurs eurent ajouté quelques mots approbatifs, sans qu’aucune parole contradictoire ait été prononcée, la motion suivante fut adoptée à l’unanimité :

Le syndicat des Employés de commerce de Toulouse invite le Congrès à voter par des acclamations les conclusions du rapport et à le mettre en pratique à la première occasion qui se présentera.

Le baptême du sabotage ne pouvait être plus laudatif. Et ce ne fut pas là un succès momentané, — un feu de paille, conséquence d’un emballement d’assemblée, — les sympathies unanimes qui venaient de l’accueillir ne se démentirent pas.

Au Congrès confédéral suivant, qui se tint à Rennes en 1898, les approbations ne furent pas ménagées à la tactique nouvelle. Entre les orateurs qui, au cours de la discussion prirent la parole pour l’approuver, citons, entre autres, le citoyen Lauche, — aujourd’hui député de Paris : il dit combien le syndicat des Mécaniciens de la Seine, dont il était le délégué, avait été heureux des décisions prises au Congrès de Toulouse, relativement au boycottage et au sabotage.

Le délégué de la Fédération des Cuisiniers se tailla un beau succès et dérida le Congrès, en narrant avec humour le drolatique cas de sabotage suivant : les cuisiniers d’un grand établissement parisien, ayant à se plaindre de leur patron, restèrent à leur poste toute la journée, fourneaux allumés ; mais, au moment où les clients affluèrent dans les salles, il n’y avait dans les marmites que des briques « cuisant » à grande eau… en compagnie de la pendule du restaurant.

Du rapport qui clôtura la discussion — et qui fut adopté à l’unanimité, — nous extrayons le passage suivant :

… La Commission tient à indiquer que le sabotage n’est pas chose neuve ; les capitalistes le pratiquent, chaque fois qu’ils y trouvent intérêt ; les adjudicataires en ne remplissant pas les clauses de bonne qualité des matériaux, etc., et ils ne le pratiquent pas que sur des matériaux : que sont leurs diminutions de salaires, sinon un sabotage sur le ventre des prolétaires ?

Il faut d’ailleurs ajouter que, instinctivement, les travailleurs ont répondu aux capitalistes en ralentissant la production, en sabotant inconsciemment.

Mais, ce qui serait à souhaiter, c’est que les travailleurs se rendent compte que le sabotage peut être pour eux une arme utile de résistance, tant par sa pratique que par la crainte qu’il inspirera aux employeurs, le jour où ils sauront qu’ils ont à redouter sa pratique consciente. Et nous ajouterons que la menace du sabotage peut souvent donner d’aussi utiles résultats que le sabotage lui-même.

Le Congrès ne peut pas entrer dans le détail de cette tactique ; ces choses-là ne relèvent que de l’initiative et du tempérament de chacun et sont subordonnées à la diversité des industries. Nous ne pouvons que poser la théorie et souhaiter que le sabotage entre dans l’arsenal des armes de lutte des prolétaires contre les capitalistes, au même titre que la grève et que, de plus en plus, l’orientation du mouvement social ait pour tendance l’action directe des individus et une plus grande conscience de leur personnalité…

Une troisième et dernière fois, le sabotage subit le feu d’un congrès : ce fut en 1900, au Congrès confédéral qui se tint à Paris.

On vivait alors une période trouble. Sous l’influence de Millerand, ministre du commerce, se constatait une déviation qui avait sa cause dans les tentations du Pouvoir. Bien des militants se laissaient aguicher par les charmes corrupteurs du ministérialisme et certaines organisations syndicales étaient entraînées vers une politique de « paix sociale » qui, si elle eut prédominé, eut été funeste au mouvement corporatif. C’eut été pour lui, sinon la ruine et la mort, tout au moins l’enlisement et l’impuissance.

L’antagonisme, qui s’accentua dans les années qui suivirent, entre les syndicalistes révolutionnaires et les réformistes, pointait. De cette lutte intestine, la discussion, ainsi que le vote sur le sabotage furent une première et embryonnaire manifestation.

La discussion fut courte. Après que quelques orateurs eurent parlé en faveur du sabotage, une voix s’éleva pour le condamner : celle du président de séance.

Il déclara que « s’il n’avait pas eu l’honneur de présider, il se serait réservé de combattre le sabotage proposé par le camarade Riom et par Beausoleil » ; et il ajouta qu’il « le considérait comme plus nuisible qu’utile aux intérêts des travailleurs et comme répugnant à la dignité de beaucoup d’ouvriers. »

Il suffira, pour apprécier à sa valeur cette condamnation du sabotage d’observer que, quelques semaines plus tard, il ne « répugna pas à la dignité » de ce moraliste impeccable et scrupuleux d’être nanti, grâce aux bons offices de Millerand, d’une sinécure de tout repos[3].

Le rapporteur de la Commission de laquelle ressortissait le sabotage, choisi pour son travail sur la « marque syndicale », était un adversaire du sabotage. Il l’exécuta donc en ces termes :

Il me reste à dire un mot au sujet du sabotage. Je le dirai d’une façon franche et précise. J’admire ceux qui ont le courage de saboter un exploiteur, je dois même ajouter que j’ai ri bien souvent aux histoires que l’on nous a racontées au sujet du sabotage, mais pour ma part, je n’oserais faire ce que ces bons amis ont fait. Alors, ma conclusion est que si je n’ai pas le courage de faire une action, ce serait de la lâcheté d’inciter un autre à la faire.

Je vous avoue que, dans l’acte qui consiste à détériorer un outil ou toute chose confiée à mes soins, ce n’est pas la crainte de Dieu qui paralyse mon courage, mais la crainte du gendarme !

Je laisse à vos bons soins le sort du sabotage.

Le Congrès n’épousa cependant pas les vues du rapporteur. Il fit bien un « sort » au sabotage, mais il fut autre que celui qui lui avait été conseillé.

Un vote eut lieu, par bulletins, sur cette question spéciale — d’improbation ou d’approbation du sabotage — et il donna les résultats suivants :

Pour le sabotage ......... 117
Contre ............... 76
Bulletins blancs .......... 2

Ce vote précis clôtura la période de gestation, d’infiltration théorique du sabotage.

Depuis lors, indiscutablement admis, reconnu et accepté, il n’a plus été évoqué aux Congrès corporatifs et il a pris rang définitivement au nombre des moyens de lutte préconisés et pratiqués dans le combat contre le capitalisme.

Il est à remarquer que le vote ci-dessus, émis au Congrès de 1900, est déjà une indication du tassement qui va s’effectuer dans les organisations syndicales et qui va mettre les révolutionnaires à un pôle, les réformistes à l’autre. En effet, dans tous les Congrès confédéraux qui vont suivre, quand révolutionnaires et réformistes se trouveront aux prises, presque toujours la majorité révolutionnaire sera à peu près ce qu’elle a été dans le vote sur le sabotage, — soit dans la proportion des deux tiers, contre une minorité d’un tiers.



  1. Circulaire no 9, 1896.
  2. Le Travailleur des P. T. T., no  de septembre 1905.
  3. Il s’agit de M. Treich, alors secrétaire de la Bourse du Travail de Limoges et fougueux « guesdiste »… nommé peu après receveur de l’enregistrement à Bordeaux.