Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 129-149).
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X

Ainsi, qu’on l’envisage au point de vue du vers ou de la strophe, de la césure ou de la rime, la forme de notre poésie peut encore en de certaines limites évoluer, grâce à la merveilleuse souplesse de son élément musical, le rythme. Le rythme contribue puissamment à la vie des beaux vers. Il n’est d’ailleurs, pour s’en rendre compte, qu’à mettre en prose une pièce de poésie. Idées et images subsistent, mais ce qui leur donnait des ailes a disparu. « Tu sais, je pense, disait Platon, quelle figure ont les vers lorsqu’on leur ôte leur coloris musical… Ne ressemblent-ils pas a ces visages qui, n’ayant d’autre beauté qu’une certaine fleur de jeunesse, viennent à la perdre ? » Que de morceaux charmants de Hugo, Musset, Gautier, dont, le rythme ôté, toute la saveur s’évanouirait ! Est-ce à dire qu’ils doivent être tenus en médiocre estime ? Nullement. C’est un don spécial que de savoir bien faire chanter son vers. Tous les grands poètes, à des degrés divers, ont eu la religion de la forme, souci quelquefois si puéril en prose ! C’est qu’en poésie, comme l’a dit Sainte-Beuve, « il y a à proprement parler deux formes, l’une qui lui est commune avec la prose, savoir : la forme grammaticale, analogique, littéraire ; l’autre qui lui est propre et plus intime que la précédente, savoir : la forme rythmique, métrique, musicale ». Or, combien cette dernière forme n’influe-t-elle pas sur les autres éléments du vers ! Toute l’économie, toute la portée d’une pièce sont souvent à sa merci. Un mètre employé maladroitement, et voilà les plus belles idées, les plus splendides images qui passent inaperçues au milieu de la cacophonie générale du morceau !… « Il y a, disait Goëthe à Eckermann, de grands et mystérieux effets qui dépendent de la différence des formes poétiques. Si l’on traduisait les idées de mes élégies romaines dans le ton et dans le mètre du Don Juan de Byron, elles paraîtraient vraiment diaboliques. »

Musique et poésie sont en effet deux muses jumelles, encore qu’elles gardent, nous l’avons vu, chacune son individualité distincte. Où est le poète qui se voit longtemps soutenu par la seule force de ses conceptions ? Corneille lui-même à cette lutte s’est épuisé. Le poète doit avoir des idées ; cela est même essentiel pour lui ; mais il doit bien se garder de nous les présenter toutes nues ; il faut, non pas qu’il les expose, mais qu’il les chante. Ce qui nous séduit en poésie, c’est, outre l’éclat des images, le mouvement. C’est là ce qui explique la magique puissance du rythme. C’est cette mobilité qui fait sa valeur esthétique. Aussi ce mouvement, « qui est l’élément propre et premier, l’élément spécifique du beau musical — comme la couleur est sans doute celui du beau pittoresque, — deviendra, non pas certes le seul, mais un élément de plus en plus important du beau poétique[1] ». Et peut-être, de cette façon, le vers continuant à évoluer, ne seront pas complètement perdus les efforts de la génération qui a succédé aux Romantiques et aux Parnassiens ? Cette génération d’ailleurs, à son tour, entrera dans l’histoire, et une autre lui succédera, non moins révolutionnaire sans doute ? Il y aura toujours chez nous de nouvelles tendances poétiques. Travaillés par notre curiosité native, nous sommes continuellement en quête de formules neuves. Notre inconstance traditionnelle nous pousse dans tous les chemins inexplorés. Nous ne nous immobilisons pas, comme certains peuples, dans l’admiration stérile de nos classiques. Nous avons l’ambition de les surpasser. Chacun s’y efforce par sa méthode personnelle. Nous croyons à l’indéfini progrès, et cette superstition, pour nous ôter parfois le respect du passé, nous donne du moins dans le présent et l’avenir une salutaire confiance. Il arrive de la sorte qu’en certains genres nous nous soutenons très bien. L’originalité artistique n’est point morte et ne mourra pas de sitôt en France.

Je redouterais plutôt qu’un jour la chaîne sacrée de la tradition ne vint à se briser tout à coup. L’individualisme a ses dangers. A force de vouloir paraître original, on oublie qu’on est toujours fils de quelqu’un ; on renie son père et sa mère. Prenons garde d’agir ainsi ! N’affectons pas de dissimuler notre air de famille. Restons français. Quand nos jeunes symbolistes fondèrent leur bizarre école, ils eurent le tact, au milieu de leurs ingrats dédains, de respecter au moins un de leurs prédécesseurs, en qui ils prétendirent se reconnaître : Alfred de Vigny devint leur coryphée. Ils avaient vaguement senti que toute formule nouvelle qui, à aucun point de vue, ne procède des anciennes ne peut avoir, en France, qu’un faible écho. Qu’ils aient au surplus bien choisi leur patron, c’est une autre affaire. ! La ressemblance entre le chantre correct et pur de Dolorida et tel échevelé comme Rimbaud ne me frappe que médiocrement. Mais peut-être ce culte étrange démontre-t-il qu’au début nos jeunes pensaient encore attacher à la conception de leurs poèmes quelque importance, au lieu de ne se complaire que dans les questions de forme ? Et c’est précisément parce que cette question de forme, l’expression rythmique, nous occupe ici que je regrette qu’ils n’aient pas mieux étudié l’auteur de Symétha, car, je le crains, si j’ai trouvé souvent leurs rythmes enfantins ou barbares, c’est qu’ils n’avaient rien à exprimer, n’ayant au préalable rien conçu. Ce n’est pas eux, certes, qui comptent trop sur la force des idées ! Or, on n’arrive, en poésie comme en musique, à produire de beaux rythmes que lorsque d’abord a chanté en nous le thème idéal que notre art veut revêtir. Sans doute, je le répète, il ne suffit pas d’avoir des idées, beaucoup d’idées même, pour être poète, mais encore faut-il pourtant avoir quelque chose à dire pour écrire un vers ou une note. Or, nul plus que Vigny n’attachât d’importance à la conception poétique, et c’est ainsi qu’en effet il. fut un exquis symboliste sans le savoir, ayant dû toujours chercher pour rendre ses riches conceptions les formules les plus adéquates de leur divine mysticité. Elle est toute représentative et suggestive, la poésie d’Alfred de Vigny, évocatrice de mille tableaux touchants ou sublimes, dédaignant d’ailleurs de trop délimiter les contours de son dessin, baignant au contraire dans une sorte de pénombre mystérieuse où vagabonde l’imagination à la poursuite de maints gracieux fantômes ; poésie où l’image finit par prédominer sur l’idée, poésie qui fait ses dieux et ses déesses de toutes les forces de la nature, de tous les rêves de l’esprit, de toutes les palpitations du cœur ; qui leur souffle une vie spectrale, une âme troublante et légère, mi-humaine et mi-divine. Elle est bien la sœur des Anges, cette poésie où les symboles naissent, vivent, s’enchaînent, s’épanouissent en une sorte de farandole idéale des cieux à la terre et de la terre aux cieux.

Trouvons-nous rien de pareil dans les productions contemporaines ? De quel droit nos jeunes versificateurs se réclament-ils de Moïse ? S’il y a plusieurs façons d’être symboliste, ne se pourrait-il que la seule vraiment poétique fût celle de Vigny ? Or, malgré leur admiration que je veux croire très sincère pour le père d’Éloa, ce n’est point du tout sa manière que nos décadents rééditent aujourd’hui. La différence est grande entre les deux systèmes. Chez Vigny, la conception guide et dicte l’exécution. C’est la première qu’il vise pour atteindre la seconde. Pour Vigny, la poésie, c’est le rêve ; c’est, selon le mot de Schérer, « la puissance qui nous affranchit un moment de l’éternelle limite ». Il vécut en sa « tour d’ivoire ». L’expression lui semblait toujours déflorer sa pensée. « L’écriture grossière, disait-il, représente aussi mal la parole que la lente parole représente la pensée ; mais nous devons les bénir jusqu’au jour où nous connaîtrons la langue céleste que rien ici-bas ne nous fait deviner, si ce n’est l’Amour et la Prière[2]. » Il avait le dédain du métier : « Lorsqu’on fait des vers en regardant une pendule, on a honte du temps que l’on perd à chercher une rime qui ait la bonté de ne pas trop nuire à l’idée. » Et l’idée pour lui ne fut jamais que songe et illusion. Le monde réel lui échappait. Tout l’univers tenait en son cerveau. C’est là que naissaient ces déités complexes, aux formes transparentes, à travers lesquelles il regardait la vie : « Ma tête, pour retenir les idées positives, est forcée de les jeter dans le domaine de l’imagination. »

On voit ce que pût être le symbolisme pour une semblable nature, ne se plaisant que dans le subtil et le raffiné. Je. ne serais pas éloigné de croire qu’avec cette sorte de tempérament Vigny fût, comme on l’a dit, un esprit faux ; mais du moins comprit-il qu’il resterait inintelligible s’il ne figurait ses rêves trop généraux à la fois et trop élevés pour être perçus directement de la foule. Et chacune des figures qu’il chargeait ainsi de représenter ses conceptions, il eut le soin de les choisir telles qu’elles parlassent d’abord à la partie pittoresque de notre sens esthétique ; elles nous surprennent en effet et nous retiennent par leur grâce avant de nous ouvrir leur cœur, que peut-être, sans cela, nous ne songerions point à interroger ? Le symbolisme de Vigny fut donc (fut trop même peut-être) le véhicule de sa pensée.

Actuellement, au contraire, loin de servir l’idée maîtresse de l’œuvre, le symbole l’obscurcit et le masque. Comment alors justifier son intervention ? Nos jeunes poètes ne lui attribuent plus qu’une valeur musicale. Tout vers bien rythmé est pour eux, par son harmonie, symbolique de ces mille vagues sentiments qu’éveillent en notre âme certains chants, certains airs, certaines symphonies dont l’écho vient atteindre aux plus secrètes fibres de notre système nerveux. Mais nous avons vu qu’ils se trompent en confondant aussi complètement poésie et musique ; il faut penser d’abord, rimer ensuite, et tel rythme ne se comprendra jamais qu’attaché à telle idée générale, à tel sentiment qui lui donnent le ton. Et c’est bien parce que notre âme moderne, à beaucoup de points de vue, n’a plus ni les mêmes idées, ni les mêmes sentiments que l’âme de nos pères, que nous devons accueillir sans défaveur préconçue un renouvellement de nos rythmes.

On voit par suite quelle est l’erreur — même au point de vue purement métrique — de ces poètes obscurs qui construisent leurs phrases, non plus en vue d’un sens quelconque à exprimer, mais d’un effet musical à produire. Cela est impossible en français. Coûte que coûte, un Français ne peut sortir de ses conventions nationales. Le développement d’une littérature, a-t-on dit, n’est que le développement d’une tradition. Ceux de nos jeunes poètes qui affectent l’obscurité bondissent hors de la tradition française. Notre vers fut toujours relativement clair. Et je ne dis pas que l’obscurité ne recèle autant de poésie que la lumière ; je dis seulement qu’une telle poésie, anglaise, allemande ou scandinave, n’est pas la poésie française. Je fais ici toutefois place à l’exception, car si, chez nous, la clarté est constamment exigible de la prose, elle l’est dans une proportion moindre de la poésie. Mais on conçoit que de l’admission de quelques voiles à l’absolue opacité il y a loin. Malheureusement, nos jeunes ne sentent point « qu’un certain degré de lucidité est indispensable au mystère pour qu’il soit perçu, précisément en tant que mystère… et qu’il faut qu’une face au moins du symbole soit claire[3] ». Que n’étudient-ils dans Vigny cet art des demi-teintes dont il eut à un si haut degré le sentiment ?

Nos symbolistes pourraient du reste fort bien prendre pour thèmes les conceptions générales les plus courantes. Les idées personnelles ne sont pas indispensables au poète. Les lieux communs ont mille facettes, et chacun les considérant à son point de vue arriverait à en tirer de l’inédit. Peut-être même l’unique mission de la poésie est-elle de trouver à ce vieux fonds immuable de l’humaine nature des expressions de plus en plus harmonieuses ? La prose a un autre rôle. Les deux langues sont profondément différentes. L’une a sa source dans l’intelligence, l’autre dans la sensibilité. La poésie procède plus de la synthèse que de l’analyse. Quand elle nous présente un tableau, c’est dans son ensemble et spontanément. Les poètes ressentent plus qu’ils ne conçoivent ; ils évoquent plus qu’ils n’analysent ; ils suggèrent plus qu’ils ne persuadent. De là, pour eux, le très légitime emploi du symbole et du rythme. Mais du symbole à la chimère la pente est rapide, et quelques-uns de nos jeunes l’ont vite descendue.

Cependant — tout compensé et malgré les réserves que je viens de formuler — je ne puis, en ce qui concerne nos modernes poétiques, approuver les radicales exécrations dont elles ont fait l’objet. « L’échelle de la gloire s’offre à la jeunesse, disait récemment encore M. Sully-Prudhomme ; n’est-il pas regrettable que, dans l’élite des candidats à la palme, plusieurs, des mieux bâtis pour y atteindre, s’attardent à quelque échelon moyen pour le décevant plaisir de s’en faire un trapèze et d’y exécuter, à la stupéfaction du public lettré, des tours de force et d’agilité ? Puissent-ils, après un louable rétablissement, continuer l’ascension dont ils sont capables. C’est la grâce que je leur souhaite pour leur honneur et celui de leur patrie[4]. » On sent ici, entre les lignes, l’intention de généraliser. Aussi bien, M. Sully-Prudhomme n’est pas tendre pour les innovations contemporaines[5]. Convient-il vraiment d’englober dans un tel mépris toutes les jeunes écoles ? Je ne le croîs pas, car, à côté de délirantes absurdités, elles ont du bon, de l’excellent. Leurs programmes sont-ils donc si déraisonnables ? Liberté plus grande dans la distribution des césures, enjambements fréquents, assonances, allitérations, rimes insexuées, coupes ternaires, mètres impairs, toutes ces réformes, on l’a vu, peuvent avec du tact être tentées sans que pour cela nous sortions de nos traditions nationales. Et là est l’important. Il n’y a point ici de question de principe ; il n’y a qu’une question de pratique[6], et l’on peut sourire en effet, comme le docte Bergeret d’Anatole France, « du préjugé religieux des poètes qui ne veulent point qu’on touche à l’instrument consacré par leur génie[7] ». L’Académie semble bien l’avoir compris, elle qui, dernièrement, sans s’intimider d’une prosodie peu classique, couronnait un de nos plus modernes joueurs de flûte, M. Fernand Gregh ?

Si donc, chez la plupart de nos audacieux aèdes, l’exécution laisse tant à désirer, ce n’est point une raison suffisante de se détourner complètement de leurs procédés. Convenons que nos lyriques contemporains ne sont pas de ces âmes, dont parle Platon, et qui, avant de s’incarner en des. corps terrestres, s’étaient abstenues, dans les plaines du Léthé, de goûter à l’eau du fleuve Amèles. Ils en ont bu sans doute et gloutonnement ? Aussi n’ont-ils gardé qu’une faible mémoire de leur céleste origine ; et c’est pourquoi ils ne peuvent, à leur tour, nous enchanter de ces mêmes accents immortels qui sont sortis des lèvres des grands prophètes de l’humanité. Mais n’oublions pas cependant que la lyre française leur doit maintes cordes relativement nouvelles. Vienne un poète qui fasse vibrer ce jeune luth à l’unisson de ses rêves, alors nous en comprendrons les ressources !

Malheureusement rien aujourd’hui n’annonce le vates attendu. Moins que jamais, la France se trouve orientée vers les hauts sommets de l’Art. L’ombre d’Hugo nous stérilise encore ; et puis, peut-être notre conception actuelle de la vie sociale suffirait-elle à empêcher toute renaissance purement poétique ?



Fin
  1. F. Brunetière, L’Évolution de la Poésie lyrique au xixe siècle.
  2. Cité par M. Paléologue, dans son Alfred de Vigny (collection Hachette).
  3. F. Brunetière, Le Symbolisme contemporain.
  4. Le Monument poétique en France (Revue des Deux-Frances du 1er octobre 1897).
  5. Voyez Sully-Prudhomme, La Syntaxe et le Style (Revue de Paris, du 1er mai 1897), et Adolphe Boschot, La Poésie vivante (Revue de Paris, du 15 octobre).
  6. La poésie a une existence propre, qu’il n’appartient à personne d’immobiliser, et sa forme, comme la forme même de la langue, est susceptible, au cours des âges, de multiples modifications. « Le vers, a-t-on dit, est un organisme soumis aux conditions qui sont celles mêmes de la vie, et poursuivant sans relâche son évolution. Les belles œuvres peuvent le fixer pour un temps : elles accélèrent, elles retardent, et parfois elles contrarient sa marche régulière ; elles ne l’arrêtent pas. De même, le plaisir spécial qu’il nous procure, en dehors de tout élément intellectuel, n’est qu’un effet de l’habitude. Notre oreille peu à peu devient sensible aux rapports avec lesquels on l’a rendue familière ; le retour des mêmes impressions rythmiques lui est agréable. C’est donc qu’il faut nous contenter ici d’invoquer les lois de l’habitude, lois toutes relatives et variables, qui ne sont que des constatations. Plus une habitude est invétérée, et plus elle s’impose avec une nécessité presque invincible. Mais le plaisir de la répétition s’émousse à la longue, et il faut pour le raviver en modifier légèrement les conditions. Tel est le double principe qui domine toute controverse sur la versification. » [René Doumic, La Question du Vers libre (Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1897).]
  7. Anatole France, Le Mannequin d’osier.