Le Rythme dans la poésie française/Texte entier

Perrin et Cie, libraires-éditeurs.
PIERRE DE BARNEVILLE

Le Rythme

DANS

La Poésie Française
Séparateur


PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie LIBRAIRES-ÉDITEURS
35. QUAI LES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1898
Tous droits réservés

Ce petit essai n’a aucune prétention à l’originalité. Les faits qu’il rappelle ont été, çà et là, maintes fois exposés ; les exemples qu’il cite sont connus ; la matière qu’il traite, récemment remise à l’ordre du jour, a suscité de savantes discussions. Mais l’auteur a cru remarquer qu’au milieu de tous ces débats le public, faute d’un aperçu d’ensemble, n’arrivait pas à se former sur la question une opinion définitive. L’auteur a donc tenté ici de résumer le sujet en le replaçant sur sa base naturelle : la tradition. Les très simples considérations qui terminent le volume procèdent logiquement de ce point de départ.


LE RYTHME DANS LA POÉSIE FRANÇAISE


I

De tous temps, l’humanité a considéré la poésie comme un don surnaturel et le poète comme une sorte de messager des dieux. Cette croyance légendaire est certes fort légitime. Bon gré mal gré, quand on cherche à déterminer les facteurs du génie, on aboutit à « l’influence secrète ». Il n’en faut pas moins faire la part de nos sens dans la procréation du Beau. Sans doute, la poésie dépouillée d’expression garde virtuellement dans le cerveau du poète un semblant d’existence. Mais qu’importe au public ? Entre l’âme du poète et la mienne, il faut un médiateur. Ce trait d’union, c’est le vers.

Qu’est-ce donc qu’un vers ?…

Si je consulte les traités, je vois qu’un vers est « une suite de mots reliés entre eux par un rythme[1] ».

Le rythme, à son tour, se définit « une mesure en vertu de laquelle certains sons, revenant à de certains intervalles réguliers ou même irréguliers, font plaisir à l’oreille[2] ».

Le rythme se trouve, par suite, le facteur mécanique fondamental du vers.

Mais il y a des rythmes de diverses natures et d’inégale puissance.

Au milieu des tentatives contemporaines, le public dérouté commence à se demander en quoi vraiment consiste notre rythme national, et si les poésies de nos décadents et symbolistes doivent être tenues pour vers ou pour prose ? Existe-t-il des règles qui puissent nous permettre de distinguer a priori, dans une phrase quelconque, les éléments qui la rendent digne des Muses ?

Si les douze syllabes que voici composent un vers :

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur,

que dire des douze suivantes :

J’aime les pois verts surtout avec le canard.

Pour répondre à cette question, il n’est meilleure méthode que de remettre sous les yeux du lecteur les principales pièces du procès. Le problème, en effet, est surtout historique.

Passons donc brièvement en revue les différentes formes rythmiques revêtues jusqu’ici

par le vers français.

II

Nous savons que notre rythme est dérivé des rythmes latin et grec, bien qu’il soit actuellement presque le contre-pied de ces derniers. Le vers ancien était métrique, c’est-à-dire que le nombre des syllabes y pouvait varier, la mesure restant constante. L’inverse se produit en français, où le nombre des syllabes du vers est invariable et la mesure susceptible de changements. De plus, la rime, trait caractéristique de notre versification, manque généralement à la poésie antique.

On suit assez bien cependant le cours des transformations successives qui, peu à peu, de mauvais vers latins font de bons vers français. Un chant des soldats de César nous montre qu’à cette époque le peuple altérait déjà la cadence latine et avait tendance à la simplifier[3]. Ces vers se scandent, mais ils ont notre césure, et les syllabes longues et brèves y sont remplacées par des syllabes toniques et atones.

D’autres chants, ceux des soldats d’Aurélien, sont, eux, complètement rebelles à la scansion classique.

L’Abecedarius de saint Augustin nous présente encore un plus complet mélange des formes métrique et syllabique.

L’accent plébéien ayant fini par s’imposer aux classes élevées de la société, les poésies du latin liturgique sont insensiblement remplacées par des poèmes français. Le plus ancien monument rythmique français que nous connaissions est la Cantilène de sainte Eulalie, qui date du ixe siècle. Dès ce premier essai, on sent que notre idiome ne sera jamais aussi musical que le grec et le latin. Tous les sons le composant ont approximativement une égale durée ; on ne les peut distinguer que par leur intensité.

Le mètre le plus employé depuis l’Eulalie jusqu’à Marot et Ronsard est le vers de dix syllabes, césuré après la quatrième syllabe. Le majestueux alexandrin, que l’on rencontre bien à la fin du xie siècle (Voyage de Charlemagne à Jérusalem) et qui, au xiie siècle, avec le Roman d’Alexandre, dont le nom lui reste, a quelques instants de vogue, ne fait point pressentir sa gloire future. La légèreté du décasyllabe convenait mieux à l’esprit de nos pères. Au surplus, deci, delà, les expériences les plus hardies sont tentées. On relèverait, au moyen âge, toutes les sortes de mètres imaginables jusques et y compris ceux de treize et quinze syllabes, et depuis le vers d’une syllabe, comme le montre cet exemple tiré de l’Art et Science de Rhétorique d’Henry de Croy :

« Je
Boy
Se
Je
Ne
Voy ;
Je
Boy. »

En ce qui concerne la césure, on se permet moins de licences qu’en ce qui regarde le nombre des pieds. Pourtant, la règle de l’hémistiche ne s’impose guère qu’à partir de la Pléiade. Quant à la rime, on ne la trouve dans l’Eulalie que sous forme d’assonance. Toutefois, l’analogie entre les finales des vers tendant naturellement à devenir aussi complète que possible, la rime proprement dite apparaissait bientôt. Au xiie siècle, on y fait déjà fort attention.

Au xiiie siècle, elle est pleinement constituée :

Tant doucement le oi la nuit
Que nuit me semble grand déduit,
Tant me délit et tant le voil
Que je ne puis dormir de l’oil[4].

Voici encore de curieuses rimes de ce temps :

Telle est la très-mignote
Note

K’amors fait savoir.
Avoir
Ke puet belle amie.
Mie
Nel doit refuser.
User
En doit sans folie.
Lie
Est la paine à fins amants.

Les poètes d’alors riment toujours pour l’oreille, jamais pour les yeux. On ne voit qu’exceptionnellement noire moderne consonne d’appui. Le moyen âge ne s’astreint pas non plus à l’alternance des rimes féminines et masculines ; il se borne souvent à garder un ordre de rimes identique pour chaque stance.

La stance, en effet, s’emploie couramment. Très simple d’abord, la strophe va peu à peu s’enrichissant et se compliquant. Née de la laisse (tirade monorime d’un nombre irrégulier de vers), elle devient bientôt un couplet à forme fixe d’une seule rime, puis de deux, puis de trois. La slance couée date de ce temps :

Volez vos que je vos chant
Un son d’amors avenant ?
Vilain nel fist mie
Ainz le fist un chevalier
Soz l’ombre d’un olivier
Entre les bras s’amie.

Et aussi le triolet :

Hareu, li maus d’amer
M’ochist ;
Il me fait désirer ;
Haren, li maus d’amer
Par un douch regarder
Me prist.
Hareu, li maus d’amer
M’ochist[5].

Viennent ensuite assez rapidement toutes les autres formes modernes.

Il serait même impossible d’énumérer les arrangements strophiques dont cette époque s’est avisée. Le xvie et le xixe siècles n’ont rien ajouté à ce trésor de nos pères. Seulement, nous avons su donner un sens aux combinaisons dont le moyen âge n’a vraiment tiré, au point de vue esthétique, aucun parti appréciable. Car, malgré toutes les tentatives de réhabilitation de médiévistes, qui donc aujourd’hui peut littérairement s’intéresser à ces interminables productions versifiées ? Le moyen âge a construit corde à corde la lyre française, mais ce n’est qu’à partir de la fin du xve siècle que « l’Archet Divin » commence

à la faire vibrer à l’unisson du cœur humain.

III

Villon fut un des premiers à pressentir la valeur musicale du vers français. On connaît ses strophes sur deux rimes :

Mes jours s’en sont allez errans
Où sont les gracieux gallans
Que je suivoye au temps jadis
Si bien chantans, si bien parlans
Si plaisants en faitz et en dictz ? etc…

La strophe de cinq vers réussit dans ce même temps à Pelletier du Mans :

Alors que la vermeille aurore
Le bord de notre ciel colore,
L’alouette, en ce même point,
De sa gentille voes honore
La faeble lumière qui poinct.

Tant plus ce blanc matin éclère
Plus d’elle la voes se fait claire ;
Et semble bien qu’en s’eforçant
D’un bruit vif elle veulhe plère
Au soleilh qui se vient haussant.

Voici venir l’époque où Du Bellay égrènera au vent les sixains du Vanneur :

A vous troppe légère
Qui d’aile passagère
Par le monde volez
Et d’un sifflant murmure
L’ombrageuse verdure
Doulcement ébranlez.

J’offre ces violettes
Ces lis et ces fleurettes
Et ces roses icy
Ces vermeilleltes roses
Tout freschement écloses
Et ces œillets aussi.

De votre douce halaine
Éventez cette plaine,
Éventez ce séjour,

Cependant que j’ahanne
A mon blé que je vanne
A la chaleur du jour.

Quelle joie, au sortir des fabliaux et des mystères, d’entendre cette fauvette qui nous arrive, comme disait Sainte-Beuve, « toute chantante et ailes déployées » ! Nous ne tarderons pas d’ailleurs à aborder le docte Ronsard, parfois si délicieusement mélancolique :

Quand vous serez bien vieille, au soir, a la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant.
Direz, chantant mes vers en vous émerveillant :
« Ronsard me célébrait durant que j’étais belle ! »

Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle.
Déjà, sous le labeur à demy someillant,
Qui, au bruit de Ronsard, ne s’aille réveillant.
Bénissant vostre nom de louange immortelle.

Je seray sous la terre, et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendray mon repos ;
Vous serez au fouyer une vieille accroupie

Regrettant mon amour et vostre fier desdain.
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain.
Cueillez dès aujourd’huy les roses de la vie.

Un rythme plus compliqué, c’est l’Avril de Belleau, dont la gracieuse cadence, empruntée à Froissard, avait tenté aussi Ronsard et Du Bellay :

Avril, l’honneur des bois
Et des mois,
Avril, la douce espérance
Des fruits qui, sous le coton
Du bouton.
Nourrissent leur jeune enfance.
Avril, l’honneur des prez verts,
Jaunes, pers.
Qui d’humeur bigarrée
Émaillent de mille fleurs
De couleurs
Leur parure diaprée… etc., etc.

Le rondeau est déjà la spécialité de Marot :

Au bon vieulx temps, un train d’amour régnoit,
Qui sans grand art et dons se démenoit :
Si qu’un bouquet donné d’amour profonde
C’estoit donné toute la terre ronde :
Car seulement au cœur on se prenoit,

Et si, par cas, à s’aimer on venoit
Sçavez-vous bien comme on s’entretenoit ?
Vingt ans, trente ans : cela durait un monde
Au bon vieulx temps.
Or’s est perdu ce qu’amour ordonnoit ;
Rien que pleurs faintz, rien que ruses ou n’oyt ;
Qui vouldra donc qu’à aymer je me fonde,
Il faut premier que l’amour on refonde,
Et qu’on la meine ainsi qu’on la menoit
Au bon vieulx temps.

Puis, c’est Passerat renouvelant encore un vieux mètre oublié :

Viens, ami, viens te promener
Dans ce bocage ;
Entends les oiseaux jargonner
De leur ramage.

Mais escoute comme sur tous
Le rossignol est le plus doux
Sans qu’il se lasse.

Oublions tout deuil, tout ennuy
Pour nous resjouir corne luy ;
Le temps se passe.

La note change avec Bertaut :

Félicité passée
Qui ne peut revenir
Tourment de ma pensée,
Que n’ay-je, en te perdant, perdu le souvenir !

La bonhomie narquoise et le bon sens rustique reprennent leurs droits avec Rapin célébrant le gentilhomme champêtre en strophes de cinq vers, vives, franches, martelées comme bien peu de stances l’ont été jusqu’alors.

Vivez contems, ô gentilshommes.
Avec la paix et la santé,
Estimant vos fruits et vos pommes
Plus que ne fait ses grosses sommes
L’usurier de peur tourmenté… etc.

Pourquoi faut-il qu’à ces fleurs naturelles du sol français de disgracieuses plantes artificielles se soient mêlées ? Le xvie siècle est fécond en bizarreries : sonnets boiteux, acrostiches, mésostiches ; on compose des pièces « qui se peuvent lire et retourner de trente-huit manières différentes ». Les rimes les plus étranges sont recherchées[6]. Pierre Richelet en a recueilli la curieuse nomenclature.

A côté de ces enfantillages, une tentative non moins chimérique se produisait. Un certain Jean Mousset, s’étant mis en tête de scander métriquement les vers français, traduisait ainsi tout Homère. Pareille expérience fut tentée par Jodelle, puis par Pasquier, Baïf et Nicolas Denisot. Le public, habitué à un rythme tout différent, ne put se plier à cette nouvelle cadence, d’ailleurs arbitraire, le nombre des syllabes françaises dont on ne saurait exactement déterminer la quantité restant considérable.

Une autre réforme originale fut celle de Bonaventure Despériers, qui aux vers rimés substitua des vers blancs[7]. Il ne fut non plus ni écouté ni suivi.

Malgré de telles bravades, quelques règles ayant apparence de logique commencent à s’établir. Les poètes comprennent dès lors que la césure est le principal élément rythmique du vers. Ronsard lui assigne sa place à l’hémistiche dans l’alexandrin. On répudie la césure féminine, c’est-à-dire celle qui tombe sur une syllabe muette. Ce fut Jean Lemaire des Belges qui s’avisa de cette proscription. D’autre part, le vieux décasyllabe a fini par lasser. On lâche de le rajeunir en le césurant à l’hémistiche. Cette coupe toutefois disparaît vite ; elle ne renaîtra, je crois, qu’au xixe siècle.

Cependant, Régnier, déjà, protestait contre cette foison d’innovations, et ses vers, malgré la mode violée, n’en étaient pas moins harmonieux. Signalons aussi quelques rares mètres impairs de plus de sept syllabes. Le vers de neuf syllabes réussira à Malherbe accidentellement comme plus tard à Molière. Ronsard s’amuse à tâter de l’hendécasyllabe et du reste s’en excuse aussitôt, prétendant que ces vers « ne sont ni ne furent jamais agréables ».

En somme, on doit convenir que le rythme n’a pas suivi au xvie siècle une marche aussi rapidement ascendante que les autres éléments de notre poésie, la pensée et l’image. C’est plutôt pour la grâce du sentiment, l’imprévu charmant des métaphores que nous goûtons les Ronsard, les Marot, les Régnier. Mais le xviie siècle s’ouvre avec Malherbe. Le

rythme va prendre momentanément une importance considérable.

IV

Malherbe est, au point de vue de l’envolée poétique, bien inférieur à ses devanciers. Mais quelques-unes de ses compositions sont si harmonieuses qu’elles ont suffi pendant longtemps à le faire proclamer notre plus grand lyrique :

Apollon, à portes ouvertes,
Laisse indifféremment cueillir
Les belles feuilles toujours vertes
Qui gardent les noms de vieillir.
Mais l’art d’en faire des couronnes
N’est pas su de toutes personnes,
Et trois ou quatre seulement.
Au nombre desquels on me range,
Peuvent donner une louange
Qui demeure éternellement

Il varie d’ailleurs admirablement ses rythmes, passant du superbe au gracieux avec la plus surprenante souplesse :

L’Orne, come autrefois, nous reverrait encore
Ravis de ces pensers que le vulgaire ignore,
Égarer à l’écart nos pas et nos discours,
Et, couchés sur les fleurs come estoiles semées,
Perdre en si doux esbats les heures consumées,
Que les soleils nous seraient courts.

Ou bien, dans l’ode à Calliope :

C’est toi qui fais que j’aime les fontaines,
Tout esloigné du vulgaire ignorant,
Tirant mes pas sur les roches hautaines,
Après les tiens que je vais adorant,
Tu es ma liesse,
Tu es ma déesse,
Tu es mes souhaits,
Si rien je compose,
Si rien je dispose,
En moy tu le fais.

A la vérité, Malherbe est seulement à cette époque notre premier tourneur en vers. Il aime le métier. Il crut que les procédés qui lui avaient réussi devaient nécessairement faire le bonheur de tous les poètes futurs. Rien de plus prétentieux que sa doctrine telle que nous la trouvons dans le Commentaire sur Desportes. Ses plus importantes réformes ont porté sur la rime, l’enjambement et la césure. Racan nous apprend que Malherbe voulait qu’on rimât pour les yeux aussi bien que pour les oreilles, par recherche « des rimes rares et stériles, sur la créance qu’il avait qu’elles lui faisaient produire quelques nouvelles pensées, outre qu’il disait que cela sentait son grand poète de tenter des rimes difficiles et qui n’avaient point encore été rimées ».

En conséquence, Malherbe emmaillote le vers de maints langes disgracieux. Il défend de faire rimer :

1° Le simple avec le composé (séjour et jour) ;

2° Les mots ayant la même racine (commettre et admettre) ;

3° Les mots ayant une apparence de « convenance » (père et mère ; toi et moi) ;

4° Les mots à désinences brèves et les mots à désinences longues (femme et âme).

Il interdit les rimes léonines :

Sur ce tombeau sacré d’un que j’ai tant aimé.

Quant à la césure, il la veut, dans l’alexandrin, rigoureusement à l’hémistiche ; dans le vers de huit et de dix syllabes, il la place après la quatrième syllabe. Il s’oppose à ce que la césure sépare : 1° le sujet du verbe ; 2° le complément du verbe ; 3° deux compléments du même verbe ; 4° l’adverbe du verbe. L’enjambement est également proscrit[8].

Malherbe se soumit en général à ses théories, preuve manifeste qu’elles répondaient à son génie, mais non point, comme il se le figurait, que, par la suite, elles dussent convenir indistinctement au génie de tous ses successeurs. Pourtant, il disciplina fortement notre poétique qui, tout compte fait, profita de la leçon. À cette époque, une telle voie, comme on l’a dit, « fût-elle même un peu étroite, était la seule sûre et la seule où on pût s’avancer sans s’égarer[9] ».

Après Malherbe, la préoccupation du rythme semble tout à coup quitter nos poètes. Sauf dans Psyché, Corneille n’en a cure. Corneille ne vaut que par la puissance des sentiments et l’éclat des images. Il n’a point d’oreille et inconsciemment accumule les pires cacophonies. Il ne se doute pas qu’il puisse exister une « musique du vers ». À propos de fautes d’impression, il écrit qu’il n’a corrigé que celles qui regardent le sens ; « pour les autres, ajoute-t-il, qui ne sont que contre la rime, ou l’orthographe, ou la ponctuation, j’ai cru que le lecteur judicieux y suppléerait sans beaucoup de difficultés », Ainsi, remarque M. Souriau, nous le voyons mettre une des plus grandes difficultés de la versification sur le même rang qu’une question de points et virgules ! N’oublions pas cependant que Corneille est un des créateurs[10] du vers libre, qu’il employa d’abord dans Agésilas. Toutefois, les cadences de l’Agésilas ne sont pas d’une bien grande souplesse. Mais nous retrouvons le vers libre dans Psyché, où Corneille, assisté de Molière, se transfigure au point que je ne puis m’empêcher de faire à ce dernier l’honneur d’une telle transformation.

Par quel ordre du ciel, que je ne puis comprendre,
Vous dis-je plus que je ne dois,
Moi de qui la Pudeur devoit du moins attendre
Que vous m’expliquassiez le trouble où je vous vois ?
Vous soupirez, seigneur, ainsi que je soupire ;
Vos yeux, comme les miens, paraissent interdits :
C’est à moi de m’en taire, à vous de me le dire,
Et cependant, c’est moi qui vous le dis.

Peut-être aussi, dans ses Poésies diverses trop oubliées, rencontrerait-on quelques notes lyriques, celles-là vraiment personnelles ?

Rappelons-en une des pièces les mieux rythmées :

Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu’à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront.
Il saura faner vos roses,
Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits ;
On m’a vu ce que vous êtes,
Vous serez ce que je suis.

Cependant, j’ai quelques charmes
Qui sont assez éclatans
Pour n’avoir pas trop d’alarmes
De ces ravages du temps.

Vous en avez qu’on adore,
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux
Et dans mille ans faire croire
Ce qu’il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle
Où j’aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu’autant que je l’aurai dit.

Pensez-y, belle marquise,
Quoiqu’un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu’on le courtise
Quand il est fait comme moi.

Molière, au point de vue rythmique, est une autorité. Cette belle indépendance, dont, au surplus, il abuse quelquefois, lui a été, en somme, infiniment profitable et nous a valu plus de beautés ingénieuses que de licences condamnables. Pour Molière, Malherbe n’a jamais existé, ni même Ronsard. Il reprend le vers de la fin du xve siècle et s’efforce de le porter à ce qu’il croit en être la perfection. Ainsi, il fait fi de la rime pour l’œil. Souvent même, quand les voyelles finales sont très sonores, il se contente de simples assonances. Il accorde sans vergogne les brèves avec les longues. Il ne boude nullement la coupe ternaire. Il peignait à fresque. Il était auteur dramatique, non pas ciseleur de sonnets. Molière, il faut le rappeler, n’a pas eu plus que Corneille le souci du chant. S’il atteint à l’harmonie, c’est par ricochet, pourrait-on dire. Tel ne fut pas son but. Pouvoir tout exprimer en vers, voilà ce qu’il chercha. C’est ce qui lui fit perfectionner la forme qui, en même temps que la plus souple, se trouve être aussi, par une heureuse coïncidence, la plus harmonieuse : le vers libre. Amphitryon et Psyché écrits dans ce mètre sont deux œuvres délicieuses. Molière y devient réellement lyrique. Ce n’est pas cependant qu’il fasse appel à tous les mètres ; il n’en emploie guère que quatre ; mais il

sait les alterner très ingénieusement :

Ah ! ma fille, à ces pleurs laisse mes yeux ouverts ;
Mon deuil est raisonnable encore qu’il soit extrême ;
Et, lorsque pour toujours on perd ce que je perds,
La sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.
En vain l’orgueil du diadème
Veut qu’on soit insensible à ces cruels revers ;
En vain de la raison les secours sont offerts,
Pour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on aime,
L’effort en est barbare aux yeux de l’univers,
Et c’est brutalité plus que vertu suprême.
Je ne veux point, dans cette adversité,
Parer mon cœur d’insensibilité
Et cacher l’ennui qui me touche ;
Je renonce à la vanité
De cette dureté farouche
Que l’on appelle fermeté ;
Et de quelque façon qu’on nomme
Cette vive douleur dont je ressens les coups.
Je veux bien l’étaler, ma fille, aux yeux de tous,
Et dans le cœur d’un roi montrer le cœur d’un homme.

Nous achèverons de goûter le vers libre en lisant La Fontaine.

La Fontaine, lui, a recours à presque tous les mètres[11]. Un de ses plus curieux procédés est la répétition des rimes. Vu le mouvement très accéléré de ses récits, l’irrégularité de ses coupes, la fréquence de ses enjambements et la mobilité des césures, il était à craindre, à certains instants, que l’auditeur ne perdit le fil de cadences si complexes. Il suffisait pour cela que le commencement ou la chute d’un vers quelconque échappât à l’oreille. Afin de remédier à cet inconvénient, La Fontaine a parfois comme des cascatelles de consonances qui se répercutent mutuellement et dominent ainsi l’harmonie plus molle et plus fuyante du reste de la pièce :

Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage ;
Maître Renard, par l’ôdeur alléché.
Lui tint à peu près ce langage :

« Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! Que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage… (etc.[12]).

Au surplus, par un artifice de ce genre ou par un autre, La Fontaine se tire toujours des pires situations. Le vers libre est traître, en effet. Que de fois il côtoie la prose ! Lorsqu’il se réduit à un très petit nombre de pieds et qu’il n’est pas bien encadré, souvent nous ne le saisissons plus. Pour mettre en valeur chacun de ses vers et ne pas sacrifier l’un à l’autre, il a fallu à La Fontaine une habileté prodigieuse. Elle nous échappe, voilée qu’elle est sous les grâces infinies et l’harmonie sereine de son style. La Fontaine ne se fit jamais gloire de ses secrets de métier ; il les dissimule le plus possible. Mais, à le lire attentivement, on ne peut lui refuser la science consommée du rythme. Il ne reconnaît pourtant d’autres règles que celles inventées pour les besoins de sa cause ; il n’y a chez lui que des cas particuliers ; chaque pièce a sa poétique spéciale, chaque nuance de sentiment ou d’idée a son accompagnement. Rien d’inutile d’ailleurs ; point de chevilles. Si j’ajoute que jamais La Fontaine ne s’est interdit le rejet ; qu’au contraire il en joue magnifiquement ; qu’il distribue les césures en dépit de Malherbe ; qu’il rime envers et contre tous principes alors en usage, peut-être se fera-t-on une vague idée du merveilleux instrument que le bonhomme a su créer ?…

Mais voyez combien il est vrai que les théories poétiques sont exclusivement personnelles ! Nul ne s’est aventuré sur les traces de La Fontaine. Le vers libre de Musset, par exemple, n’est pas composé des mêmes éléments que celui du fabuliste et n’en a pas la portée. Le vers de La Fontaine a sur les autres cette supériorité qu’il convient indistinctement à toutes sortes d’effets. Rappelez-vous la majesté des mètres pourtant si coupés du Paysan du Danube :

Romains, et vous, Sénat, assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les dieux de m’assister ;
Veuillent les Immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris !
Sans leur aide il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice ;
Faute d’y recourir, on viole leurs lois.
Témoin nous que punit la romaine avarice :
Rome est par nos forfaits plus que par ses exploits
L’instrument de notre supplice.
Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
Et, mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse en sa colère
Nos esclaves à votre tour… etc. etc.

Et puis passez ensuite à la grâce spirituelle du Discours à Madame de la Sablière, que, par une sorte de gageure, La Fontaine semble affecter d’écrire en pompeux alexandrins à rimes plates :

Si j’étais sage, Iris (mais c’est un privilège
Que la nature accorde à bien peu d’entre nous),
Si j’avais un esprit aussi réglé que vous,
Je suivrais vos leçons, au moins en quelque chose ;
Les suivre en tout, c’est trop, il faut qu’on se propose
Un plan moins difficile à bien exécuter ;
Un chemin dont sans crime on se puisse écarter.
Ne point errer est chose au-dessus de mes forces :
Mais aussi de se prendre à toutes les amorces.
Pour tous les faux brillants courir et s’empresser.
J’entends que l’on me dit : « Quand donc veux-tu cesser ?
Douze lustres et plus ont roulé sur ta vie ;
De soixante soleils la course entresuivie
Ne t’a pas vu goûter un moment de repos.
Quelque part que tu sois, on voit à tous propos
L’inconstance d’une âme en ses plaisirs légère,
Inquiète et partout hôtesse passagère ;

Ta conduite et tes vers, chez toi, tout s’en ressent ;
On te veut là-dessus dire un mot en passant.
Tu changes tous les jours de manière et de style :
Tu cours en un moment de Térence à Virgile ;
Aussi rien de parfait n’est sorti de tes mains.
Eh bien ! Prends, si tu veux, encore d’autres chemins ;
Invoque des neuf sœurs la troupe tout entière ;
Tente tout, au hasard de gâter la matière ;
On le souffre, excepté tes contes d’autrefois ; »
J’ai presque envie, Iris, de suivre cette voix ;
J’en trouve l’éloquence aussi sage que forte.
Vous ne parleriez ni mieux ni d’autre sorte.
Serait-ce point de vous qu’elle viendrait aussi ?
Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,
Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles
A qui le bon Platon compare nos merveilles.
Je suis chose légère et vole à tout sujet ;
Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet ;
A beaucoup de plaisir je mêle un peu de gloire.
J’irais plus haut peut-être au temple de mémoire,
Si, dans un genre seul, j’avais usé mes jours ;
Mais quoi ? je suis volage en vers comme en amours.

On le voit, cette langue universelle presqu’au

même instant provoque les larmes et le sourire :

C’est ainsi que sa muse, aux bords d’une onde pure,
Traduisait en langue des dieux
Tout ce que disent sous les cieux
Tant d’êtres empruntant la voix de la nature.

Mais au temps où le bonhomme chantait ses libres chansons, un grave censeur s’était levé, qui, n’ayant de la poésie aucune conception originale, avait réédité le vieux code de Malherbe en vers heureux, martelés et scandés de façon qu’on les pût facilement retenir. Il ne fut guère plus écouté des poètes que son devancier ; il eut seulement la bonne fortune de conquérir le public. L’influence de Boileau fut presque nulle au xviie siècle, au point de vue de la forme. Même en ce qui concerne l’alexandrin, il n’a, quoi qu’on en ait dit, sur le maître souverain de ce rythme. Racine, aucune autorité. Racine se montre dans ce domaine restreint presque aussi indépendant que La Fontaine dans son univers. Si nous ne le trouvons pas toujours en désaccord avec Boileau, que de fois pourtant ne s’éloigne-t-il pas de lui ! Et je reconnais qu’ici les apparences sont trompeuses ; l’art de Racine est si dissimulé que nous en avons longtemps ignoré les plus délicates nuances. Mais on sait aujourd’hui que plus d’une conquête des écoles nouvelles est contenue en germe dans la poétique du grand classique.

Racine attachait une grande importance a la déclamation : il prenait le soin de débiter vers par vers ses pièces à la Champmeslé[13]. Tout ce qui peut contribuer à la bonne diction devait donc être recherché par lui. Or il est certain que la vraisemblance du récit dramatique ne saurait s’accommoder constamment de la césure médiane. L’espèce de sublime mécanique, qui, à la longue, résulte de cette coupe finit par choquer le bon sens. Louis Racine, à propos d’Andromaque, remarquait que la majesté ne doit pas être l’unique qualité du langage tragique. « Chez les Grecs et les Romains, écrit-il, le vers iambe était le vers propre à toutes les pièces de théâtre, parce qu’il est, comme dit Horace, alternis aptus sermonihus ; il est propre à la conversation et s’éloigne moins que les autres de la prose grecque et latine, où les iambes sont fréquents. Notre langue, dont la versification ne consiste pas dans la mesure des syllabes brèves ou longues, n’a pas de vers propres à chaque espèce de poème ; ce n’est que par un style plus ou moins élevé qu’on se forme au goût du sujet qu’on traite ; et la tragédie, étant un poème en dialogues, ne doit point être écrite en vers pompeux, qui ne conviennent point à une conversation, ni en vers simples, parce que cette conversation est noble. » D’ailleurs, le sentiment musical, lui aussi, a ses exigences, et comment imaginer que le divin Racine ait sur ce point professé les mêmes idées que Corneille ? Bien au contraire, nous trouvons dans Racine un nombre considérable de vers, qui, dépourvus d’harmonie lorsqu’on les césure à l’hémistiche, en acquièrent une surprenante quand on les divise autrement.

On ne pouvait manquer de se demander si de telles coupes n’étaient pas l’œuvre du hasard ? Il s’est effectivement élevé quelques discussions à ce sujet. C’est qu’on avait oublié certain autre passage des Remarques de Louis Racine, où nous voyons clairement que la science (ou plutôt la prescience) rythmique de son père fut plus consommée qu’on ne l’avait pensé d’abord. A l’égard de ces variétés de césure, écrit Louis Racine, répondant aux reproches de l’abbé Conti, je puis dire « que nos vers ont toutes ces grâces dans la bouche de ceux qui savent les prononcer. Les étrangers s’imaginent qu’en prononçant deux vers nous nous reposons quatre fois, à cause des quatre hémistiches : le sens et l’ordre des mots s’y opposent souvent, surtout dans les vers de passion, et nous obligent d’y faire deux ou trois césures et d’enjamber. Croient-ils que, dans la colère, Hermione marche à pas comptés ?

Adieu, tu peux partir † je demeure en Épire †
Je renonce à la Grèce † à Sparte, à ton empire †
A toute ta famille † et c’est assez pour moi †
Traître, qu’elle ait produit † un monstre tel que toi †

Voici comment la passion peinte dans ces vers conduit la voix :

Adieu, † tu peux partir † je demeure en Épire †
Je renonce à la Grèce † à Sparte † à ton empire †
A toute ta famille † et c’est assez pour moi
Traître † qu’elle ait produit un monstre † tel que toi †

Nous lisons même les vers qui sont sans passion tout autrement que ne le croient les étrangers.

Oui, je viens † dans son temple adorer l’Éternel †
Je viens † selon l’usage antique et solennel †
Célébrer avec vous † la fameuse journée †
Où sur le mont Sina la loi nous fût donnée †
Que les temps sont changés ! † Sitôt que de ce jour †
La trompette sacrée annonçait le retour †
Du temple † orné partout de festons magnifiques †
Le peuple saint † en foule inondait les portiques[14] †.

M. Souriau conclut de là que Racine n’eut jamais l’intention de soumettre indistinctement tous ses vers à la loi de l’hémistiche. On le voit, en effet, la fameuse coupe ternaire ne lui fut point inconnue. Gardons-nous bien, toutefois, de lui prêter des intentions révolutionnaires ! Aucun esprit ne fut moins systématique que celui de Racine. Ce n’est pas lui qui se serait vanté, comme Hugo le fit plus tard, « d’avoir disloqué ce grand niais d’alexandrin » ! il n’en est pas moins vrai que, selon le mot de Vinet, « la musique des vers de Racine ajoute aux idées une seconde expression ».

Le lyrisme est bien d’ailleurs un réel penchant de sa nature. Nous savons qu’outre les chœurs de ses tragédies d’Esther et d’Athalie il a composé des poésies religieuses fort belles. On ne les cite guère aujourd’hui. On a tort. Elles mériteraient pourtant de retenir l’attention. Non pas qu’elles contiennent la moindre innovation prosodique, mais il suffit que le premier, au xviie siècle, il ait possédé « une âme de cristal » et, dans les formes acceptées à cette époque, ait osé la faire vibrer. La poésie dramatique ne satisfaisait pas son exquise sensibilité. Ce romantique avant l’heure a voulu, au milieu de nos froids classiques, toucher à toutes les cordes de la lyre française. Elle n’en comptait pas alors beaucoup. Du moins les a-t-il effleurées avec une eurythmie mélancolique dont nous serions ingrats de ne pas garder le souvenir.

Ne devance-t-il pas Lamartine dans la molle cadence de cette strophe :

Quel charme vainqueur du monde
Vers Dieu m’élève aujourd’hui ?

Malheureux l’homme qui fonde
Sur les hommes son appui !
Leur gloire fuit et s’efface
En moins de temps que la trace
Du vaisseau qui fend les mers,
Ou de la flèche rapide,
Qui, loin de l’œil qui la guide,
Cherche l’oiseau dans les airs ?

Où trouver adaptation plus parfaite de la forme au fond que dans les stances suivantes :

Le soleil perce l’ombre obscure,
Et les traits éclatants qu’il lance dans les airs.
Rompant le voile épais qui couvrait la nature,
Redonnent la couleur et l’âme à l’univers.
O Christ, notre unique lumière !
Nous ne reconnaissons que tes saintes clartés ;
Notre esprit t’est soumis ; entends notre prière,
Et sous ton divin joug range nos volontés.

Souvent notre âme criminelle
Sur sa fausse vertu, téméraire, s’endort.
Hâte-toi d’éclairer, ô lumière éternelle !
Des malheureux assis dans l’ombre de la Mort !

Malgré leur mérite, au point de vue rythmique proprement dit, ces poésies n’offrent, on le voit, aucun caractère spécial. Ce serait plutôt aux oubliés du grand siècle, aux Maynard, aux Godeau, aux Gombault, à Saint-Amand, Maucroix, Théophile, Segrais, qu’il faudrait demander ce que sont devenues depuis Malherbe les différentes variétés de rythmes.

Rappelez-vous les Conseils à un Courtisan, où Maynard modèle si exactement son vers sur toutes les nuances de son idée :

Alcippe, reviens dans nos bois,
Tu n’as que trop suivi les rois
Et l’infidèle espoir dont tu fais ton idole ;
Quelque bonheur qui seconde tes vœux,
Ils n’arrêteront pas le temps qui toujours vole
Et qui, d’un triste blanc, va peindre tes cheveux.
La cour mesprise ton encens.
Ton rival monte et tu descends,
Et dans le cabinet le favori te joue.

Que t’a servi de fléchir les genoux
Devant un dieu fragile et fait d’un peu de boue
Qui souffre et qui vieillit pour mourir comme nous ?

Mais tu dois avec mespris
Regarder ces petits débris.
Le temps amènera la fin de toutes choses,
Et ce beau ciel, ce lambris azuré,
Ce théâtre où l’aurore épanche tant de roses
Sera brûlé des feux dont il est éclairé.

Le grand astre qui l’embellit
Fera sa tombe de son lit.
L’air ne formera plus ni gresle ni tonnerre,
Et l’univers, qui dans son large tour
Voit courir tant de mers et fleurir tant de terres,
Sans scavoir où tomber, tombera quelque jour.

Saint-Amand reprenait la strophe de dix vers octosyllabiques :

Tantôt délivré du tourment
De ces illusions nocturnes.
Je considère au firmament
L’aspect des flambeaux taciturnes ;
Et, voyant qu’en ces doux déserts
Les orgueilleux tyrans des airs

Ont apaisé leur insolence,
J’écoute, à demi transporté,
Le bruit des ailes du silence
Qui vole dans l’obscurité.

Des Barreaux et Hesnault nous donnaient leurs sonnets connus. Théophile, sur un mode vif et chantant, vantait la Solitude :

Dans ce val solitaire et sombre.
Le cerf qui brame au bord de l’eau,
Penchant ses yeux dans un ruisseau,
S’amuse à regarder son ombre.

De cette source, une Naïade
Tous les soirs ouvre le portal
De sa demeure de cristal
Et nous chante une sérénade.
 
Un froid et ténébreux silence
Dort à l’ombre de ces ormeaux,
Et les vents battent les rameaux
D’une amoureuse violence.

Maucroix, en sixains entremêlés d’alexandrins

et d’hexsyllabes, célèbre la Mort du Sage :

Cependant, vers leur fin s’envolent ses années,
Mais il attend sans peur des fières destinées
Le funeste décret.

Et, quand l’heure est venue et que la mort l’appelle.
Sans vouloir reculer et sans se plaindre d’elle,
Dans la nuit éternelle il entre sans regret.

Voici le temps bientôt où même ces beautés secondaires vont disparaître. Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie, quinze ans seulement après la mort de Racine, a déjà raison de faire remarquer « qu’il serait à propos de mettre nos poètes un peu plus au large sur les rimes pour leur donner le moyen d’être plus exacts sur le sens et sur l’harmonie ». C’est le début du xviiie siècle, l’âge du triomphe de Malherbe et de Boileau. Les versificateurs répètent le mot de Chapelain : « On devient poète par l’étude des règles. » Et c’en est à peu près fait de la poésie pendant cent ans[15]. Non pas que cet âge spirituel n’ait produit çà et là d’exquises mièvreries, mais aucun tempérament poétique ne s’y révèle. On ne saurait vraiment prendre au sérieux ni J.-B. Rousseau, ni Lamotte-Houdart, ni Voltaire, ni Le Brun, ni Delille, ni Pompignan. L’ode ne sort guère de la strophe de dix vers, que, je ne sais pourquoi, on appelle encore « la plus belle des strophes françaises », alors que bien souvent elle en est la plus monotone. On connaît celle-ci, quia fait la réputation de J.-B. Rousseau, et qui est, avec l’Ode à la Fortune, le meilleur de son bagage poétique :

J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant ;
Au midi de mes années,
Je touchais à mon couchant.

La mort, déployant ses ailes,
Couvrait d’ombres éternelles
La clarté dont je jouis,
Et, dans cette nuit funeste,
Je cherchais en vain le reste
De mes jours évanouis.

Si nous voulions absolument trouver un poète au xviiie siècle, je crois que c’est encore vers l’humble Ducis qu’il faudrait nous tourner ; et précisément parce qu’à aucun point de vue il n’est de son siècle. La musique de ses vers, qu’il produisait « comme un bûcheron qui chante dans les bois en faisant ses fagots », surprend agréablement dans le concert de fausses notes de ses contemporains :

Ruisseau peu connu, dont l’eau coule
Dans un lieu sauvage et couvert,
Oui, comme toi, je crains la foule,
Comme toi j’aime le désert.

Ruisseau, sur ma peine passée,
Fais couler l’oubli des douleurs
Et ne laisse dans ma pensée
Que ta paix, tes flots et tes fleurs.
 
Près de toi, l’âme recueillie
Ne sait plus s’il est des pervers ;
Ton flot pour la mélancolie
Se plaît à murmurer des vers.

Quand pourrai-je, aux jours de l’automne,
En suivant le cours de ton eau,
Entendre, et le bois qui frissonne,
Et le cri plaintif du vanneau ?

On ne peut nier que, dans les sujets sérieux, le vers implacablement correct des classiques du xviiie siècle distille un mortel ennui. Le sentiment du rythme est perdu. En présence de telles productions, on comprend le mot de Stendhal : « Le vers français ressemble assez à une paire de pincettes brillantes et dorées, mais droites et raides ; il ne peut

fouiller dans les recoins. »

V

La muse française ne se réveilla qu’à la voix d’André Chénier. Encore, ne faudrait-il pas s’exagérer l’importance de Chénier au point de vue métrique. Je conviens qu’il a réhabilité l’enjambement. Mais, d’abord, il fut loin de le manier avec la grâce de La Fontaine, et, de plus, il me semble avoir eu de quelques autres éléments musicaux du vers une intuition beaucoup moins juste que Racine. Ainsi que l’a fait remarquer M. de Souza[16], « après la longue platitude du xviiie siècle, il suffisait à André Chénier, pour renouveler la poésie, de la nouveauté de son sentiment, de la richesse et du nombre de sa langue et de ses vers. Lui prêter l’initiative ou même l’ébauche d’une rénovation rythmique est un don gratuit et inutile. Il n’avait pas besoin de s’occuper du rythme et de le varier plus qu’il ne l’a fait par autre chose que ses quelques rejets éclatants. »

Il faut attendre le romantisme pour voir se modifier encore une fois sensiblement la facture du vers et de la strophe.

Toute une jeune école commença, on s’en souvient, par pousser à l’excès l’emploi de ces enjambements que Chénier venait de rénover. Le Mardoche de Musset et l’Albertus de Gautier restent sous ce rapport deux œuvres caractéristiques. Victor Hugo, lui, n’eut guère de ces bravades. De bonne heure, il n’enjambe qu’à bon escient. Mais comment........ ici caractériser la poétique de Victor Hugo ? Elle est insaisissable. Il est comme La Fontaine ; à chaque page sa méthode varie. On sait assez, du reste, que Hugo est, de nos poètes, le plus prodigieusement doué de l’imagination de la rime. On sait que chez lui l’idée (quand il en a) et le rythme sont si bien liés qu’on se demandera toujours lequel de ces deux éléments a suscité l’autre ? On sait sa façon dissimulée — presque hypocrite — de laisser à l’hémistiche une sorte de demi-césure, lorsqu’il en place ailleurs d’autres plus accentuées. On sait… Mais M. Faguet a écrit sur cette question un chapitre que je n’ai point la prétention de refaire. Mieux vaut prier le lecteur de s’y reporter[17]. Je resterais toutefois assez sceptique sur la nouveauté des formes métriques d’Hugo. Infiniment plus varié sans doute que celui de Chénier, le vers d’Hugo, eu égard à l’ensemble de la production littéraire de notre pays, apporte relativement peu d’inédit. Sainte-Beuve le disait très justement : « Sur vingt bons vers de l’école moderne, il y en aura toujours quinze qu’à la rigueur Racine aurait pu faire. » Et nous avons vu qu’en somme un assez grand nombre des vers de Racine sont de ceux qu’un poète de génie eût très bien pu faire avant Malherbe et Boileau. Il n’y a point interruption, comme on s’est trop plu à le répéter, dans la tradition poétique au xviie siècle. C’est au xviiie siècle que la chaîne se brise. Quand au xixe, ressoudant les anneaux rompus, il s’est borné à continuer un mouvement parfaitement conforme à l’esprit français et dont l’origine remonte, comme l’a fait remarquer Sainte-Beuve[18], sinon au moyen âge, tout au moins à la Renaissance.

Victor Hugo a de la sorte simplement réédité plus d’un thème qu’il croyait créer. Au reste, à bien des points de vue, c’est un timide. Il craint manifestement de choquer l’oreille du public trop habitué aux phrases carrées. Il est d’une prudence extrême dans l’emploi des ternaires et il n’ose tirer parti des mètres impairs. Les vieux errements, au contraire, avec quel empressement ne s’y soumet-il pas lorsque son sujet les comporte ! Il est loin de secouer toujours le joug de Malherbe. Il se montre certainement plus spontané dans l’arrangement des strophes. Jamais pareille floraison de rythmes ne s’était vue chez un même poète. C’est par cette incessante faculté de renouvellement qu’il est unique. Je le trouve souvent lourd lorsqu’il manie les alexandrins à rimes plates, tandis qu’au milieu du cliquetis des rimes, des stances, des vers à dimensions variées, il devient gigantesque. Il alterne non plus seulement les mètres, mais aussi les strophes. Relisez sa pièce sur Napoléon II. Elle le résume. Rayons et ombres, il est là tout entier.

Au surplus, beaucoup des rythmes que nous rencontrons chez lui étaient au début de ce siècle presque oubliés. Il faut remonter au xvie siècle pour en trouver, sinon des exemples quelconques, au moins des exemples lyriques.

Lamartine, son aîné, semble plus maniable. Je ne me pique pas cependant de le trop comparer à Hugo. Quelques-uns jugent Lamartine plus musical. Je ne sais. Il y a tant de sortes de musiques ! Hugo a de tonitruants fracas de syllabes. C’est un puissant. Lamartine a la grâce alanguie des doux vocables et des mélancoliques allitérations. C’est un charmeur. Peut-être Lamartine est-il plus classique ? Comme Racine, en effet, il se montre d’une incroyable souplesse dans l’alexandrin à rimes suivies. Sous ce rapport, il prime certainement Hugo. Rien chez lui n’étonne ; tout séduit. Ce n’est pas à l’aide de coupes compliquées qu’il atteint à l’harmonie. Il n’a point le génie des enjambements imprévus. Sa cadence est molle souvent ; mais, entre ses vers, que de gammes et d’accords ! La trompette d’Hugo nous fait tressaillir jusqu’aux moelles. La harpe de Lamartine nous ravit en une céleste extase.

Comme chez Racine, la césure, chez lui, est souvent à peine sensible ; quelquefois même elle manque complètement, ou bien elle divise le vers de la façon la plus inégale ; il en résulte certains effets de sourdine, dont je ne trouve guère d’équivalent chez aucun autre poète de ce temps :

Souvent — sur la montagne — à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil — tristement je m’assieds.

Je promène — au hasard — mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Ici — gronde le fleuve aux vagues écumantes,
Il serp — ente et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là — le lac immobile étend ses eaux dormantes,
Où l’étoile du soir — se lève dans l’azur… etc.

Le martellement du vers, la succession des différents éléments de la phrase poétique se sentent plus chez Musset que chez Lamartine. Jusque dans le vers libre, Musset recherche instinctivement la symétrie. Nous sommes loin des mètres de Corneille, de Molière, de La Fontaine.

On se rappelle le début de Rolla :

Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux ?
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux ?
Regrettez-vous le temps où les nymphes lascives
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux
Et, d’un éclat de rire, agaçaient sur les rives
Les Faunes indolents couchés dans les roseaux ?
Où les sources tremblaient des baisers de Narcisse ?

Où, du Nord au Midi, sur la création,
Hercule promenait l’éternelle justice,
Sous son manteau sanglant taillé dans un lion ?

Ne peut-on très aisément diviser cette période en stances ? Nous aurions ainsi une strophe de cinq vers suivie de deux strophes de quatre vers à rimes croisées. On en ferait autant du Saule, des Vœux stériles, de Lucie, de la Lettre à Lamartine. Cette sorte de régularité dans l’irrégularité est caractéristique du vers libre de Musset. Sans doute, dans toute pièce en vers libres, on arriverait à découper ainsi artificiellement des strophes, mais non point si nombreuses, ni si suivies que chez Musset. Dans les deux premiers chants de Rolla, qui comptent ensemble deux cents vers, on trouve trente quatrains, dont dix-huit à rimes croisées ; il y a une tirade où l’on peut remarquer jusqu’à dix strophes de même type se succédant sans interruption.

Musset, d’ailleurs, procède volontiers par strophes, qu’il sait varier très adroitement. Une de ses conquêtes est, on le sait, la stance de six vers :

Comme dans une lampe une flamme fidèle,
Au fond du Panthéon le marbre inhabité
Garde de Phidias la mémoire éternelle,
Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle,
Sourit encor, debout dans sa divinité,
Aux siècles impuissants qu’a vaincus sa beauté.

Qui, sur un autre air, ne se souvient de la charmante chanson de Suzon ?

Adieu, Suzon, ma rose blonde,
Qui m’as aimé pendant huit jours… etc. ;

ou bien de ce rythme rieur :

Quand on perd, par triste occurrence,
Son espérance
Et sa gaîté, etc.

Mais la cadence de la Cantate de Bettine est peut-être à la fois plus originale et plus simple.

Nina, ton sourire,
Ta voix qui soupire,
Tes yeux qui font dire,
Qu’on croit au bonheur ?… etc.

Il est, en effet, certain qu’au point de vue de la strophe Musset garde son originalité à côté de Victor Hugo. Quant à ses rimes, ses pauvres rimes si calomniées, quelle étude curieuse en resterait à faire ! Lui, du moins, a le courage de s’affranchir de la rime riche ! Et je ne prétends pas qu’il ne se soit jamais, par excès contraire, permis bien des rimes indigentes ; pourtant, en dépit de tous les principes violés, comme il sait demeurer harmonieux ! Quel tact dans ses plus grosses gamineries ! Il n’a outre ce « petit battement de cœur », dont il parlait à son frère, qu’un article à son code, c’est que la poésie n’est pas faite pour les sourds, et cela lui a suffi pour rivaliser de charme avec l’inimitable fabuliste.

On oublia vite après lui ce précepte si sage. Les différentes écoles, nées des cendres du romantisme, s’amusèrent de nouveau à brider et sangler l’infortuné Pégase qu’avaient si superbement monté à cru les Hugo, les Lamartine, les Musset, les Vigny, les Sainte-Beuve, les Deschamps, les Gautier. Le Parnasse, guidé surtout par Théodore de Banville de funambulesque mémoire, s’avisa de revenir à la superstition de la rime riche. Dépassant Malherbe et Boileau, il eut vite fait d’accumuler autour du vers de si énormes difficultés d’exécution qu’il fut bientôt impossible aux poètes d’exprimer leur pensée sans la dénaturer gravement. Toutes les qualités poétiques sont subordonnées à l’imagination de la rime. Avec W. Tenint. Banville répète : « La rime est le seul générateur du vers français. » Pour rimer richement, il faut désormais avoir égard à la consonne d’appui : « La consonne d'appui, écrit Banville, est la consonne qui, dans les deux mots qui riment ensemble, se trouve placée immédiatement devant la dernière voyelle ou diphtongue pour les mots à rime masculine, et immédiatement devant l'avant-dernière voyelle ou diphtongue pour les mots à rime féminine. Sans consonne d'appui, pas de rime, et par conséquent pas de poésie ; le poète consentirait plutôt à perdre en route un de ses bras ou une de ses jambes qu'à marcher sans la consonne d'appui[19]. »

M. de Banville, de guerre lasse, finit cependant par se passer de cette béquille dont l’un des moindres inconvénients est de produire de ridicules jeux de mots.

Voici, certes, des rimes millionnaires :

Loin du sentiment allemand
Bellet n’est point un peintre pingre ;
Il peint sentimentalement
Loin du sentiment allemand.
Il a senti mentalement
Quel tort c’est d’imiter trop Ingres.
Loin du sentiment allemand
Bellet n’est point un peintre pingre[20].

Tous les traités d’ailleurs citent de ces vers où le calembour naît de la seule observance de la règle :

On voit à l’hôpital maint prodigue alité
Qui pleure amèrement sa prodigalité.

La croissante cherté de ces locaux motive
Notre départ prochain par la locomotive.

Au fauteuil de Delille on place Campenon,
A-t-il assez d’esprit pour qu’on l’y campe ? Non.

On peut même soutenir la gageure plus longtemps :

Enfin, elle est donc ajournée,
La journée,
Où nul autant que saint Médard
Ne met d’art,
A nous faire tomber à verse
Une averse…[21] etc.

On arrive plus vite qu’on ne pense, avec un tel système, à des calembredaines de cette sorte.

Hâtons-nous d’ajouter qu’à côté de ces fantaisistes prescriptions on trouverait dans la poétique parnassienne d’assez judicieuses remarques sur les mètres impairs de neuf, onze et treize syllabes. Toutefois les essais personnels de M. de Banville n’accusent

guère qu’une foi tiède en ces formes dédaignées.

VI

Un autre poète devait bientôt compléter l’expérience. Paul Verlaine est le premier qui, chez nous, ait franchement tenté, avec un vrai sens de la cadence poétique, les mètres impairs et les coupes ternaires. Nous avons sans doute déjà rencontré plusieurs fois des vers impairs, mais en petits groupes seulement. Verlaine paraît, au contraire, les vouloir placer au même rang que les vers pairs, et il essaie d’en tirer des effets analogues à ceux dont jusqu’ici ces derniers semblaient avoir le privilège. Il agit de même pour les coupes ternaires qui n’avaient encore jamais été mêlées en telles proportions aux coupes binaires. De pareilles combinaisons résultent souvent certaines résonances originales :

Certes — si tu le veux mériter — mon fils, oui,
Et voici — Laisse aller l’ignorance indécise
De ton cœur — vers les bras ouverts — de mon église,
Comme la guêpe vole au lis épanoui… etc.

On peut ne pas aimer cette musique. Il serait injuste pourtant de méconnaître l’ingéniosité du procédé et son efficacité à rompre la monotonie qu’engendrent les longues successions de binaires. Verlaine, toutefois, ne paraît guère avoir été compris, sinon imité. Les Jeunes, décadents, symbolistes, naturistes et autres, qui tentent chaque année de refaire à la métrique française une virginité, ne semblent pas, malgré leurs protestations, avoir beaucoup appris du chantre de Sagesse. Il était bien plus simple d’escompter quelques phrases maladroites de Banville ! Celui-ci avait proclamé la liberté absolue de la césure. Messieurs les décadents ne furent pas longs à la supprimer complètement. Banville avait prétendu que, seule, la rime fait le vers. On le prit au mot, et l’on écrivit des lignes de prose au bout desquelles on mit des rimes quelconques. On alla plus loin. Banville avait dit : « J’aurais voulu que le poète, délivré de toutes les conventions empiriques, n’eût d’autre maître que son oreille délicate subtilisée par les plus douces caresses de la musique. » Bien interprétées, ces paroles formulaient le plus légitime des vœux. Or qu’augurèrent de ce principe nos modernes réformateurs ? Que « poète est maître chez soi », que « le vers est partout dans la langue où il y a rythme ». Il est vrai que récemment nos Jeunes déclaraient que « quiconque, désormais, écrivant un vers de forme parnassienne, fera de nouveau jouer cette machine à rimer qui a tué la poésie est un parricide[22] ». Mais, disciples ou non de Banville, ils ne renient pas des vers tels que ceux-ci :

Voici des blancs cortèges partis des palais blancs
où gémissent, sous les aiguilles de la glace, des navires,
où l’eau coule sous les murailles énormes, où l’ours blanc
monte sa garde dodelinante, et ses yeux sanguinolents
fouillent le blanc mystère qu’il surveille en grognant.
(G. Kahn, Mercure de France, avril 1897.)

Ou bien :

Quand l’heure sonnera pour nous, comme pour nos amis ailés à l’avril † nous nous construirons un nid, une chaumière perdue en les brousses,
Nous la ferons des troncs d’arbres que j’aurai coupés † nous en garnirons les parois avec l’épaisseur chaude des mousses,

Devant la porte, nous planterons un arbrisseau pour qu’il vieillisse avec nous † Un peuplier long et frêle ;
Nous nous aimerons simplement comme les oiseaux † qui vont dans les bois battant des ailes[23].

Ou encore :

Mais le baiser donné de rires (ira,
irait-il,
contre ire et rire qui luttera
de lutterie, et rie !) — et quand filles lassées
et doux amants s’assirent, las, dans le lointain
de soirs songeurs des flammes transparentes, et
sous l’ordre de maint entre-vous des poutres d’un
chêne entier, d’où luent mat horizontaux et
seuls, les soleils-nuits des poètes larges — Ah ! toute
la nostalgie des jours,
(Coule ô fons ! pour nulle
Boire, pour nulle lèvre, dans ton onde !)
des jours où ne houle
de doute
à lumière, à des fleurs ton ardeur qui s’annule[24].

On le voit, nos jeunes poètes se préoccupent peu du sens de leurs productions. Si le mètre est beau (l’est-il toujours ?), qu’importe ce qu’il signifie ?… Le vers est une flûte. C’est là un point de vue. Il y en a d’autres. Mais il se trouve précisément que c’est celui qui nous occupe ici. La musique du vers ne peut réellement s’entendre que du rythme. Ce serait donc à un renouvellement ou à un perfectionnement du rythme que tendraient nos modernes poètes ? Auront-ils jamais sur le public assez d’influence pour imposer leurs théories ? Je ne sais. Malgré certains symptômes, ils ne peuvent encore chanter victoire. Remarquons du reste que, si, de nos jours, les petites chapelles littéraires foisonnent, par contre il n’y a plus de grands courants. Les sectes divisées à l’infini, dont chacune se dit dépositaire du dogme, ont trop dispersé leur action. Or, qu’on me cite une seule grande œuvre poétique qui n’ait dû son succès à une sorte de vague collaboration du public ? Il faut que la voix du poète fasse écho dans la multitude. Malheureusement, jamais foule ne fut lourde à remuer comme le peuple français d’aujourd’hui. Leconte de Lisle lui-même n’a pas réussi à secouer notre apathie. Je vois le peuple de plus en plus manifester pour la poésie son indifférence. Il y a plus de trente ans, Sainte-Beuve se plaignait déjà qu’on délaissât les poètes ; que dirait-il aujourd’hui ? Mais je me demande si les poètes ne se sont pas faits en ces derniers temps les propres instruments de leur discrédit ?

Les symbolistes — puisque l’on continue à désigner ainsi nos jeunes réformateurs[25] — se relient pourtant aux anciennes idoles du public, aux romantiques, par une chaîne dont les principaux anneaux seraient Baudelaire, Richepin, Arthur Rimbaud et Verlaine. Mais il faut croire que, du commencement à la fin de la chaîne, le public n’a pas assez senti la continuité. Il s’est trouvé dérouté d’abord par Rimbaud, à la lecture du sonnet des Voyelles, des Chercheuses de Poux et du Bateau Ivre, ensuite avec les Romances sans paroles de Verlaine et Jadis et Naguère où l’art nouveau proclame son code :

De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l’impair
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir les mots sans quelque méprise
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Imprécis au Précis se joint.

C’est des beaux yeux derrière des voiles…

Car nous voulons la nuance encor,
Pas la couleur, rien que la nuance…

Prends l’éloquence et tords-lui son cou !

De la musique encor et toujours…

Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym…
Et tout le reste est littérature.

Ici, du moins, nous y voyons à peu près clair. Mais chacun s’empressa de surenchérir sur ces préceptes. C’est alors que se formèrent, des débris de l’école décadente, tous ces groupes éphémères aux titres étranges : Brutalistes, Vitalistes, Hirsutes, Hydropathes, etc.

Dans cette horrible mêlée, quel ne fut pas l’embarras du brave bourgeois désireux de satisfaire ses instincts poétiques ? Aussi recula-t-il effrayé. Il attend encore des jours meilleurs. Il a cependant noté au vol, à titre de curiosité (car, quoiqu’il en ait, il s’intéresse au mouvement), les Instrumentistes ou Néo-Symbolistes ; il se souvient du fameux banquet du Pèlerin Passionné et de Maurice du Plessys, dit le Bidel du Verbe, proclamant Moréas grand chef de l’École Romane. Il a feuilleté le livre de M. Charles Morice : La Littérature de tout à l’heure, et souri à l’énoncé des manifestes du Magnificisme auquel bientôt succédaient les Magiques, puis les Socialistes, puis les Anarchistes et les Néo-Décadents. Il vient de prendre connaissance du programme des Naturistes et d’inscrire sur ses fiches les noms de MM. Eugène Montfort, Maurice Le Blond, et Saint-Georges de Bouhélier, trinité d’éphèbes déjà, dit-on, plus chargés d’œuvres que d’ans.

Sans doute, notre bourgeois poétique a saisi dans tous ces essais une tendance constante vers le sens musical. Mais il s’épouvante de la musique moderne. M. Stéphane Mallarmé affirme que « toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification » ; M. Vieillé-Griffin proclame que « nulle forme fixe n’est plus considérée comme le moule nécessaire à l’expression de toute pensée poétique » ; M. G. Kahn prétend à son tour que « le vers libre doit exister en lui-même par des allitérations de voyelles et de consonnes parentes » !

Lancée ainsi dans l’étude approfondie de notre métrique, la jeune école en a très patiemment démonté les rouages et souvent a su exécuter sur les thèmes les plus périlleux les plus savantes variations. Mais, au fond, le public ne sait encore s’il doit siffler ou applaudir. Il a été pris trop brusquement. Il demande à réfléchir.

Réfléchissons avec lui.

VII

Que conclure en effet de cet exposé ? Devons-nous décider, comme Sully-Prudhomme, que, depuis Hugo, « toute innovation ne saurait aboutir qu’à un simple démembrement d’une forme préexistante ou à un retour à la prose[26] » ? Faut-il, au contraire, avec MM. Gaston Paris et de Souza, revendiquer pour notre versification sa pleine liberté « en brisant les bandelettes ridicules dans lesquelles ses membres souples et forts sont emprisonnés[27] », comptant « qu’un renouvellement rythmique répondrait autant à des aspirations vibrantes qu’aux lois impersonnelles de la variété[28] » ?

C’est ce qu’il convient d’examiner ici brièvement.

Deux choses, on le voit, frappent dans l’histoire de notre rythme. La première, c’est que le vers a constamment évolué, qu’il n’a jamais été fixé. La seconde, c’est que, sous peine de descendre au niveau de la prose, les diverses formes métriques ne sauraient flotter qu’entre certaines limites.

Tous les Français ont naturellement une idée quelconque du vers français. D’un vers de l’Eulalie à un vers de Hugo ou de Verlaine, certes, les différences sont notables ; personne pourtant en France n’hésitera à les déclarer des vers. Les Français naissent avec la conception d’une cadence rythmique embryonnaire, ou plutôt cette conception se forme obscurément en eux aussitôt qu’ils commencent à articuler leurs premiers mots[29]. Mais si l’on n’a pas le soin de nous prévenir que les essais de Jean Mousset, par exemple, ou les productions de M. René Ghil ont la prétention d’être des vers, nous ne nous en apercevons pas. Dans le premier cas, l’instinct seul suffit à nous guider ; dans le second, il nous faut solliciter une initiation préalable.

De cette simple remarque, je puis déduire, d’une part, que notre vers français est fort capable de subir encore de profondes modifications sans qu’il y ait lieu de crier au scandale, et, d’autre part, que, naturellement, nous pressentons quelles sortes d’obstacles s’opposeraient à l’indéfinie continuité de ses métamorphoses. Puisque chacun de nous a dans l’esprit un même schéma élémentaire du vers français, il est évident que tous essais nouveaux ne sauraient légitimement constituer que des dérivations de ce schéma, élément national de notre rythme. Ce thème unique, c’est la période carrée, la mesure paire. Quant aux tempéraments qu’il est susceptible de comporter, la logique nous indique qu’ils ne devront jamais violer ouvertement la symétrie[30].

Du reste, notre organisation physique assigne aussi des bornes à nos fantaisies. Le nerf auditif de l’homme n’est pas doué d’une incommensurable puissance. Or, aussitôt que nous sommes obligés de compter sur nos doigts ou de faire un calcul pour décomposer un rythme, nous n’éprouvons plus de sentiment esthétique. L’ouïe ne fonctionnant pas spontanément, il est impossible que se produise à temps l’étincelle[31].

Il semble donc que, partant de si rigoureuses prémisses, notre poétique dût être entièrement codifiée et que, voulant apprécier les différentes théories qui viennent d’être résumées, je n’aie qu’à les rapprocher de tel ou tel article de loi[32]. Il n’en est point ainsi cependant ; sans quoi, il eût été bien simple de répondre à la question posée au début de cette étude. Quelque certains que nous soyons de l’existence de ces lois, nous ne sommes pas encore arrivés à les formuler définitivement[33].

Sans doute, je ne regrette pas cet état de choses pour les poètes, à qui ces formules seraient toujours inutiles, mais, au point de vue critique, ne présenteraient-elles pas un réel intérêt ? Privés que nous sommes de leur appui, force nous est donc de ne consulter que notre goût et nos oreilles.

Reportons-nous d’abord à la strophe. Nous avons vu que, suivant les auteurs et les époques, elle a des dimensions très variables. On en trouve, si je ne me trompe, de dix-neuf vers dans Chénier et de deux vers dans Brizeux et Gabriel Vicaire. Peut-on se permettre ainsi des strophes de toutes tailles ? Je ne le crois pas, et précisément parce qu’une strophe dans une pièce lyrique est une unité, elle doit, par suite, se percevoir d’emblée. Son but est de nous permettre d’embrasser le sens musical d’un ensemble de vers ; elle tend, par l’emploi de la rime, à produire une espèce d’harmonie, de môme que la succession des différentes syllabes de chaque vers scandées par les césures nous donne le sentiment d’une sorte de mélodie. La rime est à la strophe ce que la césure est au vers. Les bonnes rimes se rappellent l’une l’autre au point qu’elles coexistaient durant un temps très appréciable dans notre esprit. Mais notre mémoire auditive ne nous permet pas cette conception multiple au-delà d’une certaine durée. Toute illusion cesse après quelques vers. Dans les strophes du Jeu de Paume, par exemple, le nombre des rimes est beaucoup trop considérable pour qu’elles demeurent en notre souvenir. D’ailleurs la dimension même de l’alexandrin ajoute encore ici à la fatigue de l’auditeur, l’intervalle entre deux rimes consécutives étant naturellement d’autant plus grand que les vers sont plus longs.

Les strophes immenses, du reste, sont aujourd’hui tombées en désuétude, sauf chez Richepin toutefois qui persiste à cultiver la strophe de douze vers :

Hélas ! il n’en va pas de même
Pour les fleurs des printemps humains.
Au cri disant : « Je veux qu’on m’aime »
Nul bien souvent ne tend les mains,
A la pauvre fleur solitaire,
Ni sève montant de la terre,
Ni goutte d’eau qui désaltère,
Ni soleil aux yeux réchauffants !
Et, sous l’injuste destinée,
Ainsi plus d’une s’est fanée
Qui pour resplendir était née.
Et ces fleurs-là sont des enfants.

Chez Lamartine et Hugo elles ne sont pas rares. On connaît celle-ci dont Victor Hugo était si fier :

Non ! L’avenir n’est à personne,
Sire ! l’avenir est à Dieu !
A chaque fois que l’heure sonne,
Tout ici-bas nous dit adieu.
L’avenir ! L’avenir ! Mystère !
Toutes les choses de la terre :
Gloire, fortune militaire,
Couronne éclatante des rois,
Victoire aux ailes embrasées,
Ambitions réalisées,
Ne sont jamais sur nous posées
Que comme l’oiseau sur nos toits[34].

Cette strophe, comme presque toutes les longues strophes, manque de cohésion. Ses douze vers composent non pas une, mais trois strophes distinctes : la première de quatre vers, la seconde de trois, la dernière de cinq. On s’en aperçoit facilement en l’entendant bien dire. L’enchaînement des rimes s’y brise deux fois. Si Victor Hugo l’a constituée ainsi, c’est par un de ces artifices typographiques dont il est trop souvent coutumier. Chénier, Barbier et Lamartine en faisaient tout autant. Ce dernier a écrit :

Et les hommes ravis lièrent
Au timon les bœufs accouplés.
Et les coteaux multiplièrent
Les grands peuples comme les blés,
Et les villes, ruches trop pleines,
Débordèrent au sein des plaines,
Et les vaisseaux, grands alcyons,
Comme à leurs nids les hirondelles,
Portèrent sur leurs larges ailes
Leur nourriture aux nations[35].

La beauté de cette stance provient plus de son ampleur oratoire et de la splendeur des images que du rappel des consonances. La cadence ne s’y soutient pas. Il n’y a pas de rime unissant les quatre premiers vers aux suivants et, à leur tour, le cinquième et le sixième vers se trouvent isolés, rimant entre eux sans rimer avec aucun des autres. Quand on arrive à la fin de la période, l’oreille ne se souvient plus des notes précédentes qui ne lui ont pas été assez fréquemment répétées. N’auraient-elles pas dû cependant converger toutes sur le dernier quatrain, écho de la strophe entière ? Mais peut-être est-ce là trop demander à des stances de cette dimension ? Aussi préféré-je telle petite strophe si bien cimentée, du premier vers au dernier :

L’homme est sur un flot qui gronde.
L’ouragan tord son manteau ;
Il rame en la nuit profonde,

Et l’espoir s’en va dans l’onde
Par les fentes du bateau[36].

Écoutez encore celle-ci où la phrase musicale, alors qu’on la croit définitivement brisée, se rattache soudain à la dernière rime par un charmant artifice.

Tout chante et murmure,
Tout parle à la fois,
Fumée et verdure.
Les nids et les bois.
Le vent parle aux chênes,
L’eau parle aux fontaines,
Toutes les haleines
Deviennent des voix[37].

Convenons donc avec Théodore de Banville que, « si une strophe est combinée de telle façon qu’en la coupant en deux on obtienne deux strophes, dont chacune sera individuellement une strophe complète, elle n’existe pas en tant que strophe[38].

Et quant aux dimensions de la strophe, je crois que le huitain se trouve en général le maximum que puisse, sans trop de fatigue, supporter l’oreille ; encore est-il préférable qu’il ne sait pas composé d’alexandrins. Pour un minimum, à vrai dire, il n’y en a pas. Deux vers réunis forment déjà une strophe, et toute suite de vers peut ainsi se

décomposer en stances si elle n’est pas monorime.

VIII

Nous voyons que, dans la strophe, c’est en grande partie de la rime que dépend le rythme. Mais à quelles conditions la rime doit-elle satisfaire pour charmer ainsi l’oreille ? La sacro-sainte consonne d’appui y est-elle toujours nécessaire ? Faut-il, au contraire, comme Boileau, déclarer la rime une esclave et la subordonner aux autres éléments du vers ? Devons-nous l’escamoter, comme nos décadents et symbolistes ?…

Il me semble qu’une seule condition suffit à la rime : c’est que le son final frappe l’oreille assez fortement pour qu’il puisse subsister dans la mémoire jusqu’à l’instant où la rime correspondante en reproduira l’écho. Rien de plus, rien de moins.

Écoutez La Fontaine :

Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais
Loin du monde et du bruit goûter l’ombre et le frais ?
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles !
Quand pourront les neuf sœurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier et m’apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes,
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes ?
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Au moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets !
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira pas ma vie ;
Je ne dormirai pas sous de riches lambris.
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices ;
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins et mourrai sans remords[39].

Ces rimes ne chantent-elles pas délicieusement à vos oreilles ? Il y en a de pauvres cependant, presque autant que de riches. La Fontaine certainement n’en faisait pas la différence. Il lui suffisait que la finale de chaque mètre pût rappeler la syllabe jumelle. La Fontaine n’a jamais eu confiance qu’en son instinct de poète. Rien qu’en parlant sa belle langue, il avait appris que les voyelles y sont plus sonores que les consonnes, d’où il résulte qu’une voyelle et une consonne prononcées presque simultanément ne produisent pas un égal effet acoustique ; la consonne se perd ; l’ouïe ne saisit guère que la voyelle. Ce qui fait la rime en français, c’est donc surtout la voyelle, et rimer richement, comme le veut Banville, revient dès lors, plus ou moins, à rimer pour l’œil au loin de l’oreille. Or, comment méconnaître à ce point l’essence même de toute poésie ? L’art du poète est surtout vocal. Prétendre le contraire, écrit M. Tisseur, « c’est comme si vous disiez que tous ces petits pochons à cheval sur des lignes horizontales qui composent une sonate de Mozart sont écrits pour le plaisir de les lire et non d’entendre les sons qu’ils expriment ».

Il faut, en effet, remarquer que ce n’est point du tout une image que cette expression « la musique du vers », le son, indépendamment même du rythme, étant bien évidemment un rien éléments constitutifs de la poésie. « Le vers, a dit M. Sully-Prudhomme, est tenu de différer de la prose par une cadence qui n’est pas toute dans l’hémistiche et le nombre des pieds. » Au contraire, l’adage antique « ut pictura poesis » n’est qu’une simple métaphore[40]. La poésie peut rendre approximativement certains effets, qui semblent spéciaux à la peinture, mais ce n’est pas à l’aide des mêmes moyens. Le dessin et la couleur proprement dits ne jouent aucun rôle en littérature, pas plus que le rythme en peinture. Il n’y a, paraît-il, qu’une langue dont la poésie serait à la fois très exactement peinture et musique : le chinois. M. d’Hervey Saint-Denis[41] prétend que, l’idiome chinois jouissant du double caractère d’être à la fois phonétique et idéographique, la poésie chinoise ne s’adresse pas seulement à l’oreille par les sons, mais encore aux yeux par les images. Et où ai-je lu (je crois bien que c’est dans Louis Racine) qu’au xviie siècle déjà l’Académie avait déclaré la poésie chinoise la première de toutes ? On sait d’autre part que de récentes études ont révélé que chez quelques personnes toute audition est colorée et que chaque son éveille la perception d’une nuance distincte[42].

Ce sont là toutefois des cas pathologiques trop rares pour qu’on en puisse tenir, au point de vue rythmique, un compte bien sérieux.

Une autre innovation a été, nous le savons, tentée par les écoles contemporaines. Ils font se succéder les fînales en dépit de la loi des sexes. Nous retournerions de la sorte presqu’au moyen âge ; est-il prudent d’approuver d’aussi archaïques rénovations ?

Certes, à première vue, la règle de l’alternance des rimes en masculines et féminines parait une absurdité. Tous les mots à désinences féminines ne se prononcent pas avec ce qu’on pourrait appeler des sons féminins, et il y a des terminaisons masculines qui sonnent comme des féminines. M. Tisseur fait remarquer que « les rimes masculines où la voyelle est suivie d’une consonne qui se prononce sont plus voisines d’une rime féminine qu’elles ne le sont d’une rime masculine non suivie d’une consonne qui se prononce. Faire succéder les rimes enfer et fer à front et fécond, c’est observer bien plus exactement la loi de succession que de les faire succéder à Pomone et anémone ». Cela est vrai. Pourtant, à côté de telles anomalies, que de rimes ont exactement le son de leur sexe !… Ces deux vers plaisent-ils à vos oreilles :

Tombez dans mon cœur, souvenirs confus,
Du haut des branches touffues ?

Ils déplaisent vivement aux miennes. Je crois que cela tient à ce que le fus de confus est bref, tandis que le ffues de touffues est long. La voix appuie sur celui-ci et glisse, pour ainsi dire, sur le premier. Les deux syllabes n’ont pas la même valeur temporelle et ne rendent pas identiquement le même son[43]. Par contre, écoutez cette strophe de Lamartine, et dîtes si les rimes masculines et féminines en euil et euille se distinguent l’une de l’autre d’une façon appréciable.

Lorsque vient le soir de la vie,
Le printemps attriste le cœur ;
De sa corbeille épanouie
Il s’exhale un parfum moqueur ;
De toutes ces fleurs qu’il étale,
Dont l’amour ouvre le pétale,
Dont les prés éblouissent l’œil,
Hélas ! il suffit que l’on cueille
De quoi parfumer d’une feuille
L’oreiller du lit d’un cercueil[44] ?

D’autres fois on distingue bien les sexes, mais alors on n’évite pas l’assonance qui peut devenir choquante. Sainte-Beuve a écrit :

Ou plutôt fée au léger
Voltiger.
Habile, agile courrière,
Qui mène le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière[45].

Et Verlaine :

Toutes les amours de la terre
Laissent au cœur du délétère
Et de l’affreusement amer ;
Fraternelles et conjugales
Paternelles et filiales,
Civiques et nationales,
Les charnelles, les idéales,
Toutes ont la guêpe et le ver.

Voici d’autre part une pièce où Verlaine, faisant rimer des strophes entre elles, n’observe pas la règle de l’alternance des rimes, et ce, sans que l’oreille en soit choquée :

Né l’enfant des grandes villes
Et des révoltes serviles,
J’ai là tout cherché, trouvé.
De tout appétit rêvé ;
Mais puisque rien n’en demeure,

J’ai dit un adieu léger
A tout ce qui peut changer,
Au plaisir, au bonheur même.
Et même à tout ce que j’aime,
Hors de vous, mon doux Seigneur.

La croix m’a pris sur ses ailes
Qui m’emporte aux meilleurs zèles,
Silence, expiation,
Et l’âpre vocation
Pour la vertu qui s’ignore.

Douce, chère Humilité,
Arrose ma charité,
Trempe-la de tes eaux vives
O mon cœur, que tu ne vives
Qu’aux fins d’une bonne mort[46].

Il serait, par conséquent, puéril de donner des conclusions dogmatiques en semblable matière ; l’oreille du poète est ici le seul souverain juge ; ce qui revient à dire qu’il faut biffer de nos codes poétiques la tyrannique règle de l’alternance obligatoire des rimes. Malheureusement, je ne vois pas qu’en pratique on ait encore tenté cette réforme avec le tact désirable. Assez timides, en effet, sont les essais de nos poètes contemporains ; ou bien ils suppriment totalement la rime, ou bien ils la conservent à peu près telle qu’aux temps du romantisme. J’ai lu cependant quelques strophes d’Adolphe Retté, où rimes masculines et féminines se succèdent dans un désordre voulu, qui a son charme :

L’amant, qu’une douce fièvre
Attire à tes lèvres,
Te prendra, vierge pâmée.

O hymen ! ô hyménée !

O vierge, sous les sureaux
Bruissants d’oiseaux
L’amant te tient enlacée.

O hymen ! ô hyménée !

Un cri meurt sous la feuillée
Toute frémissante…
L’amant rassure l’amante :
Une femme nous est née.

O hymen ! ô hyménée !

Et ailleurs :

Le soir dort dans les roseaux,
Et pas même un oiseau
Ne se lève.

Vois languir au long des grèves
L’eau qui rêve.
· · · · · · · · · · · ·
Entends cette voix charmante,
L’eau qui chante.

Viens, je sais le val des fraises,
Je te tresse
Un lien de marjolaines…
Tu te détournes, tu muses
Aux bouquets blancs des sureaux ?
Je détache ta ceinture
Et je cueille ton sanglot.

L’eau lascive au loin s’argente,
L’eau qui rêve, l’eau qui chante,
L’eau qui fuit sous les roseaux.
· · · · · · · · · · · ·

Concluons donc que nous nous trouvons là en présence d’une partie de notre métrique

dont l’évolution reste inachevée.

IX

Si maintenant c’était en lui-même et non plus comme partie constitutive d’un ensemble que nous voulions étudier notre vers, nous verrions d’abord la rime y prendre un caractère différent de celui qu’elle revêt dans la strophe. Nous ne la pourrions plus considérer ici qu’à titre de césure finale.

Nous savons qu’aux diverses époques de notre histoire les poètes se sont vis-à-vis de la césure comportés de façons bien contradictoires, et que, récemment, après avoir, en toutes sortes de vers, essayé de la placer de toutes sortes de façons, on a fini par s’en passer.

Cette disparition totale[47] de la césure est une faute grossière, car, ainsi que le disaient déjà les anciens, il n’y a pas de rythme de ce qui est continu ; or, seule, la césure logiquement placée établit dans le vers français une discontinuité toujours appréciable.

Quel rythme saisir dans ce passage de Saint-Pol-Roux :

Deviens aigle, lion, chêne, abeille, colombe.
Et davantage, et mieux encore.
Pour ce hautain
Triomphe
D’éblouir, moyennant le diamant de ton corps,
La sombre gueule
De la gueuse :
La Mort,
Assise, toujours maigre, au marbre du festin ?

Pourquoi l’auteur a-t-il terminé son second vers au mot encore plutôt qu’au mot hautain, ou au mot davantage ? Pourquoi sa pièce ne s’écrirait-elle pas ainsi :

Deviens aigle, lion, chêne, abeille, colombe.
Et davantage
Et mieux encore, pour ce hautain triomphe
D’éblouir,
Moyennant le diamant
De ton corps,
La sombre gueule de la gueuse :
La Mort,
Assise, toujours maigre, au marbre duf estin ?

Ou encore :

Deviens aigle, lion,
Chêne, abeille, colombe,
Et davantage, et mieux encore.
Pour ce hautain triomphe
D’éblouir, moyennant
Le diamant de ton corps,
La sombre gueule
De la gueuse : la Mort,

Assise, toujours maigre,
Au marbre du festin ?

L’oreille n’a aucune raison de préférer telle disposition à telle autre ; écrite sous la première, la seconde ou la troisième forme, la pièce n’est ni meilleure, ni pire ; elle reste, rythmiquement parlant, un non-sens, parce que ni sous une forme ni sous une autre il n’y existe de cadence musicale spontanément perceptible.

La poésie contemporaine fourmille de « vers libres » de ce genre ; on ne peut vraiment excuser de pareilles fantaisies.

Comment donc distribuer les césures pour que l’oreille soit satisfaite ?

Idéalement, le vers, on l’a remarqué, est, comme la danse, le mieux rythmé possible lorsqu’il y a égalisé entre toutes les mesures. Ce n’est là qu’une des conséquences d’un principe universel : la loi de moindre effort. Toutefois si de la théorie nous descendons à la pratique, aussitôt nous nous reconnaissons incapables de soutenir longtemps de telles coupes sans tomber en une désolante monotonie. Nous désirons de l’unité mais aussi de la variété. Pour tâcher de concilier ces tendances notre métrique n’a que deux ressources : les coupes ternaires et les mètres impairs.

Mais certains esprits déclarent le remède pire que le mal ?

Je conviens certes que mon oreille s’est sentie assez désagréablement surprise la première fois que j’ai lu Verlaine. Cependant il n’en est plus de même aujourd’hui. Prenons garde qu’il n’y ait dans cette antipathie une part de routine considérable ! N’oublions pas que l’ouïe, sans être, je le répète, capable de tout saisir, est néanmoins de nos sens le plus susceptible d’éducation. L’histoire de la musique est là pour le prouver[48]. Les vers impairs sont d’ailleurs construits sur un type rythmique un peu analogue au Récitatif de nos opéras. On y souffre une certaine irrégularité. Encore, la symétrie des divers éléments du Récitatif, quoique moins sensible que celle des divers éléments du chant, existe-t-elle à l’état parfait. Mais il n’en est pas de même du rythme de certaines autres mesures musicales, plus complètement analogues aux coupes ternaires de la poésie, et qu’une oreille exercée perçoit seule dans toute leur finesse. Aussi l’ancienne critique les proscrivait-elle. Il y a, disait Fétis, « des phrases correspondantes de cinq mesures chacune ; mais, à leur égard, on peut faire la même observation que pour le rythme de cinq temps par mesure, que quelques auteurs ont essayé d’introduire dans la musique ; c’est que l’oreille est absolument inhabile à saisir les rapports de cette combinaison par cinq, et que, si des combinaisons semblables ont été essayées avec quelque succès, c’est que l’oreille les a décomposées comme des rythmes alternativement binaires et ternaires, et que la symétrie qui résulte de la répétition établit pour cet organe des rapports d’ordre, qui finissent par le satisfaire ». L’éducation musicale du public a depuis, paraît-il, permis aux compositeurs de se montrer moins exclusifs en cette matière. Poésie et musique suivent donc, à ce point de vue, une marche parallèle.

Pourtant, un correctif est ici nécessaire, car, sans une extrême prudence, nous, aurions vite fait, de la sorte, de rompre complètement avec le « thème fondamental ». Je n’admets les coupes et vers irréguliers que sous réserve qu’ils consentent à vivre côte à côte avec les coupes et vers réguliers. M. Faguet disait à propos de Victor Hugo : « Une coupe destinée à produire un effet particulier n’a cette puissance qu’à la condition qu’elle soit exceptionnelle, et elle ne paraîtra telle que si l’auteur, au cours ordinaire de son œuvre, commence par bien remettre la coupe traditionnelle dans l’oreille du lecteur. » J’ajouterais toutefois que, pour exceptionnelles que doivent rester les coupes irrégulières, on se les peut encore — eu égard aux innombrables répétitions de coupes régulières qui fatalement se produisent en tout œuvre — permettre très fréquemment. Au surplus, il n’est pas nécessaire, pour que nous devenions capables de sentir un rythme, que ce rythme existe à l’état parfait ; il suffit qu’il soit seulement ébauché et suggère l’idée du rythme complet auquel il faut que, mentalement, nous le rapportions. « L’égalité de durée des périodes, a-t-on dit, reste la base théorique du rythme, mais l’ouïe tolère, même dans la musique, d’assez grands désaccords partiels, et qui peuvent être d’autant plus grands qu’ils sont intermittents, entre l’égalité idéale des mesures et la durée réelle proportionnelle des mesures. On retrouve ainsi dans le rythme musical le caractère complexe de simplicité et de variété qui régit tous les phénomènes esthétiques[49]. »

C’est dans les mètres impairs comptant plus de sept syllabes que cette absence relative de symétrie s’accuse le plus nettement. D’habiles poètes en ont su jouer pourtant. Rappelez-vous la Chanson de Malherbe et les Sylphes de Banville !

P. Verlaine, dans la pièce suivante, a également fait un assez judicieux emploi du treize syllabes :

Je ne sais pourquoi
Mon esprit amer
D’une aile inquiète et folle vole sur la mer ;
Tout ce qui m’est cher
D’une aile d’effroi [Pourquoi ?
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Ivre de soleil
Et de liberté,
Un instinct la guide à travers cette immensité.
La brise d’été,
Sur le flot vermeil,
Doucement la porte en un tiède demi-sommeil… etc.

Banville, dans ses Sylphes, est bien inférieur à Malherbe. Ses vers ont vraiment trop l’air d’exercices d’équilibristes ; car ils sont de onze pieds, les siens, et onze étant un nombre premier se trouve bien malaisé à fractionner ! De plus, ne risque-t-on pas de prendre ces mètres pour des alexandrins auxquels il manquerait une syllabe ? Que dire alors des vers de Verlaine, qui ont treize syllabes ? Mon Dieu ! ils se scandent mieux que ceux de onze syllabes. Encadrés de vers réguliers, ainsi que le fait Verlaine, ils sont fort acceptables. Mais il n’en est plus de même si ces vers nous sont présentés en strophes ou en tirades. Ne faut-il pas alors un véritable raisonnement pour se persuader que ce sont là des vers ?

Les coupes ternaires ont aussi cet inconvénient de rompre la cadence musicale.

Verlaine les a toutefois assez heureusement mêlées aux phrases carrées :

C’est la fête du blé, c’est la fête du pain
Aux chers lieux d’autrefois revus après ces choses !
Tout bruit, la nature et l’homme, dans un bain
De lumière si blanc que les ombres sont roses.

L’or des pailles s’effondre au vol siffleur des faux
Dont l’éclair plonge et va luire et se réverbère.
La plaine, tout au loin couverte de travaux,
Change de face, à chaque instant, gaie et sévère.

Tout halète, tout n’est qu’effort et mouvement
Sous le soleil tranquille autour des moissons mûres,
Et qui travaille encore imperturbablement
A gonfler, à sucrer là-bas, les grappes sûres.

Travaille, vieux soleil, pour la paix et le vin.
Nourris l’homme du lait de la terre et lui donne
L’honnête verre où rit un peu d’oubli divin. [bonne !
Moissonneurs, vendangeurs là-bas ! Votre heure est

Car sur la fleur des pains et sur. la fleur des vins,
Fruit de la force humaine en tous lieux répartie (sic),
Dieu moissonne et vendange et dispose à ses fins
La chair et le sang pour le calice et l’hostie (sic).

Et de même que beaucoup de coupes ternaires font ainsi excellent effet, encore aurions-nous pu citer bien d’autres mètres impairs à l’aspect fort agréable. Ces mètres sont généralement inférieurs à douze syllabes. Les vers plus longs se trouvent souvent trop subtils à saisir. Cependant, présentés isolément, nous venons de le voir, ils peuvent plaire. On sait que Becq de Fouquières condamnait a priori tous les vers dépassant l’alexandrin, parce que, selon lui, ce mètre représente la durée normale de l’expiration. Cette raison est peu sérieuse, puisqu’en général tout vers, lui a-t-on objecté, est doué d’une césure au moins qui suspend la voix. Si nous devons proscrire ces vers incommensurables, ne serait-ce pas plutôt par le même motif qui nous faisait bannir les longues strophes ? Ils obligent notre mémoire auditive à une synthèse presque impossible. Pour qu’un vers soit perceptible en français, il faut actuellement, et sauf exceptions, qu’il ne mesure guère plus de douze syllabes.

Une langue dont la prononciation permet d’élider certaines syllabes peut, sans lasser l’oreille, se risquer à des mesures de plus grandes dimensions, la durée totale du vers se trouvant, en fait, réduite par l’accentuation. L’anglais a des mètres de seize et dix-sept syllabes ; en grec et en latin, l’absence de la rime et la différence entre les brèves et les longues autorisaient des vers de dix-sept syllabes[50]. Si, dans le cours des âges, la prononciation de la langue française venait à se modifier, il se pourrait donc que la dimension du vers français se modifiât également, ce qui se produirait encore au cas où notre mémoire auditive arriverait, à force d’habitude, à acquérir plus de force et d’acuité. L’hypothèse n’est nullement invraisemblable.

Le maximum du vers varie de la sorte, suivant le génie des langues. En poésie, comme en musique, le sens de la cadence ne se perd qu’alors que l’intervalle entre les mesures est trop considérable pour que l’oreille arrivée à la fin d’une mesure quelconque se rappelle la fin de la mesure précédente. Quand la voix a prononcé treize syllabes, nous nous souvenons peut-être de la treizième syllabe du vers précédent. Mais jugez de l’effet, si l’on s’avise, comme il est nécessaire dans toute strophe, de mètres croisés ou alternés qui rejettent souvent les rimes à

quatre ou cinq vers d’intervalle !

X

Ainsi, qu’on l’envisage au point de vue du vers ou de la strophe, de la césure ou de la rime, la forme de notre poésie peut encore en de certaines limites évoluer, grâce à la merveilleuse souplesse de son élément musical, le rythme. Le rythme contribue puissamment à la vie des beaux vers. Il n’est d’ailleurs, pour s’en rendre compte, qu’à mettre en prose une pièce de poésie. Idées et images subsistent, mais ce qui leur donnait des ailes a disparu. « Tu sais, je pense, disait Platon, quelle figure ont les vers lorsqu’on leur ôte leur coloris musical… Ne ressemblent-ils pas a ces visages qui, n’ayant d’autre beauté qu’une certaine fleur de jeunesse, viennent à la perdre ? » Que de morceaux charmants de Hugo, Musset, Gautier, dont, le rythme ôté, toute la saveur s’évanouirait ! Est-ce à dire qu’ils doivent être tenus en médiocre estime ? Nullement. C’est un don spécial que de savoir bien faire chanter son vers. Tous les grands poètes, à des degrés divers, ont eu la religion de la forme, souci quelquefois si puéril en prose ! C’est qu’en poésie, comme l’a dit Sainte-Beuve, « il y a à proprement parler deux formes, l’une qui lui est commune avec la prose, savoir : la forme grammaticale, analogique, littéraire ; l’autre qui lui est propre et plus intime que la précédente, savoir : la forme rythmique, métrique, musicale ». Or, combien cette dernière forme n’influe-t-elle pas sur les autres éléments du vers ! Toute l’économie, toute la portée d’une pièce sont souvent à sa merci. Un mètre employé maladroitement, et voilà les plus belles idées, les plus splendides images qui passent inaperçues au milieu de la cacophonie générale du morceau !… « Il y a, disait Goëthe à Eckermann, de grands et mystérieux effets qui dépendent de la différence des formes poétiques. Si l’on traduisait les idées de mes élégies romaines dans le ton et dans le mètre du Don Juan de Byron, elles paraîtraient vraiment diaboliques. »

Musique et poésie sont en effet deux muses jumelles, encore qu’elles gardent, nous l’avons vu, chacune son individualité distincte. Où est le poète qui se voit longtemps soutenu par la seule force de ses conceptions ? Corneille lui-même à cette lutte s’est épuisé. Le poète doit avoir des idées ; cela est même essentiel pour lui ; mais il doit bien se garder de nous les présenter toutes nues ; il faut, non pas qu’il les expose, mais qu’il les chante. Ce qui nous séduit en poésie, c’est, outre l’éclat des images, le mouvement. C’est là ce qui explique la magique puissance du rythme. C’est cette mobilité qui fait sa valeur esthétique. Aussi ce mouvement, « qui est l’élément propre et premier, l’élément spécifique du beau musical — comme la couleur est sans doute celui du beau pittoresque, — deviendra, non pas certes le seul, mais un élément de plus en plus important du beau poétique[51] ». Et peut-être, de cette façon, le vers continuant à évoluer, ne seront pas complètement perdus les efforts de la génération qui a succédé aux Romantiques et aux Parnassiens ? Cette génération d’ailleurs, à son tour, entrera dans l’histoire, et une autre lui succédera, non moins révolutionnaire sans doute ? Il y aura toujours chez nous de nouvelles tendances poétiques. Travaillés par notre curiosité native, nous sommes continuellement en quête de formules neuves. Notre inconstance traditionnelle nous pousse dans tous les chemins inexplorés. Nous ne nous immobilisons pas, comme certains peuples, dans l’admiration stérile de nos classiques. Nous avons l’ambition de les surpasser. Chacun s’y efforce par sa méthode personnelle. Nous croyons à l’indéfini progrès, et cette superstition, pour nous ôter parfois le respect du passé, nous donne du moins dans le présent et l’avenir une salutaire confiance. Il arrive de la sorte qu’en certains genres nous nous soutenons très bien. L’originalité artistique n’est point morte et ne mourra pas de sitôt en France.

Je redouterais plutôt qu’un jour la chaîne sacrée de la tradition ne vint à se briser tout à coup. L’individualisme a ses dangers. A force de vouloir paraître original, on oublie qu’on est toujours fils de quelqu’un ; on renie son père et sa mère. Prenons garde d’agir ainsi ! N’affectons pas de dissimuler notre air de famille. Restons français. Quand nos jeunes symbolistes fondèrent leur bizarre école, ils eurent le tact, au milieu de leurs ingrats dédains, de respecter au moins un de leurs prédécesseurs, en qui ils prétendirent se reconnaître : Alfred de Vigny devint leur coryphée. Ils avaient vaguement senti que toute formule nouvelle qui, à aucun point de vue, ne procède des anciennes ne peut avoir, en France, qu’un faible écho. Qu’ils aient au surplus bien choisi leur patron, c’est une autre affaire. ! La ressemblance entre le chantre correct et pur de Dolorida et tel échevelé comme Rimbaud ne me frappe que médiocrement. Mais peut-être ce culte étrange démontre-t-il qu’au début nos jeunes pensaient encore attacher à la conception de leurs poèmes quelque importance, au lieu de ne se complaire que dans les questions de forme ? Et c’est précisément parce que cette question de forme, l’expression rythmique, nous occupe ici que je regrette qu’ils n’aient pas mieux étudié l’auteur de Symétha, car, je le crains, si j’ai trouvé souvent leurs rythmes enfantins ou barbares, c’est qu’ils n’avaient rien à exprimer, n’ayant au préalable rien conçu. Ce n’est pas eux, certes, qui comptent trop sur la force des idées ! Or, on n’arrive, en poésie comme en musique, à produire de beaux rythmes que lorsque d’abord a chanté en nous le thème idéal que notre art veut revêtir. Sans doute, je le répète, il ne suffit pas d’avoir des idées, beaucoup d’idées même, pour être poète, mais encore faut-il pourtant avoir quelque chose à dire pour écrire un vers ou une note. Or, nul plus que Vigny n’attachât d’importance à la conception poétique, et c’est ainsi qu’en effet il. fut un exquis symboliste sans le savoir, ayant dû toujours chercher pour rendre ses riches conceptions les formules les plus adéquates de leur divine mysticité. Elle est toute représentative et suggestive, la poésie d’Alfred de Vigny, évocatrice de mille tableaux touchants ou sublimes, dédaignant d’ailleurs de trop délimiter les contours de son dessin, baignant au contraire dans une sorte de pénombre mystérieuse où vagabonde l’imagination à la poursuite de maints gracieux fantômes ; poésie où l’image finit par prédominer sur l’idée, poésie qui fait ses dieux et ses déesses de toutes les forces de la nature, de tous les rêves de l’esprit, de toutes les palpitations du cœur ; qui leur souffle une vie spectrale, une âme troublante et légère, mi-humaine et mi-divine. Elle est bien la sœur des Anges, cette poésie où les symboles naissent, vivent, s’enchaînent, s’épanouissent en une sorte de farandole idéale des cieux à la terre et de la terre aux cieux.

Trouvons-nous rien de pareil dans les productions contemporaines ? De quel droit nos jeunes versificateurs se réclament-ils de Moïse ? S’il y a plusieurs façons d’être symboliste, ne se pourrait-il que la seule vraiment poétique fût celle de Vigny ? Or, malgré leur admiration que je veux croire très sincère pour le père d’Éloa, ce n’est point du tout sa manière que nos décadents rééditent aujourd’hui. La différence est grande entre les deux systèmes. Chez Vigny, la conception guide et dicte l’exécution. C’est la première qu’il vise pour atteindre la seconde. Pour Vigny, la poésie, c’est le rêve ; c’est, selon le mot de Schérer, « la puissance qui nous affranchit un moment de l’éternelle limite ». Il vécut en sa « tour d’ivoire ». L’expression lui semblait toujours déflorer sa pensée. « L’écriture grossière, disait-il, représente aussi mal la parole que la lente parole représente la pensée ; mais nous devons les bénir jusqu’au jour où nous connaîtrons la langue céleste que rien ici-bas ne nous fait deviner, si ce n’est l’Amour et la Prière[52]. » Il avait le dédain du métier : « Lorsqu’on fait des vers en regardant une pendule, on a honte du temps que l’on perd à chercher une rime qui ait la bonté de ne pas trop nuire à l’idée. » Et l’idée pour lui ne fut jamais que songe et illusion. Le monde réel lui échappait. Tout l’univers tenait en son cerveau. C’est là que naissaient ces déités complexes, aux formes transparentes, à travers lesquelles il regardait la vie : « Ma tête, pour retenir les idées positives, est forcée de les jeter dans le domaine de l’imagination. »

On voit ce que pût être le symbolisme pour une semblable nature, ne se plaisant que dans le subtil et le raffiné. Je. ne serais pas éloigné de croire qu’avec cette sorte de tempérament Vigny fût, comme on l’a dit, un esprit faux ; mais du moins comprit-il qu’il resterait inintelligible s’il ne figurait ses rêves trop généraux à la fois et trop élevés pour être perçus directement de la foule. Et chacune des figures qu’il chargeait ainsi de représenter ses conceptions, il eut le soin de les choisir telles qu’elles parlassent d’abord à la partie pittoresque de notre sens esthétique ; elles nous surprennent en effet et nous retiennent par leur grâce avant de nous ouvrir leur cœur, que peut-être, sans cela, nous ne songerions point à interroger ? Le symbolisme de Vigny fut donc (fut trop même peut-être) le véhicule de sa pensée.

Actuellement, au contraire, loin de servir l’idée maîtresse de l’œuvre, le symbole l’obscurcit et le masque. Comment alors justifier son intervention ? Nos jeunes poètes ne lui attribuent plus qu’une valeur musicale. Tout vers bien rythmé est pour eux, par son harmonie, symbolique de ces mille vagues sentiments qu’éveillent en notre âme certains chants, certains airs, certaines symphonies dont l’écho vient atteindre aux plus secrètes fibres de notre système nerveux. Mais nous avons vu qu’ils se trompent en confondant aussi complètement poésie et musique ; il faut penser d’abord, rimer ensuite, et tel rythme ne se comprendra jamais qu’attaché à telle idée générale, à tel sentiment qui lui donnent le ton. Et c’est bien parce que notre âme moderne, à beaucoup de points de vue, n’a plus ni les mêmes idées, ni les mêmes sentiments que l’âme de nos pères, que nous devons accueillir sans défaveur préconçue un renouvellement de nos rythmes.

On voit par suite quelle est l’erreur — même au point de vue purement métrique — de ces poètes obscurs qui construisent leurs phrases, non plus en vue d’un sens quelconque à exprimer, mais d’un effet musical à produire. Cela est impossible en français. Coûte que coûte, un Français ne peut sortir de ses conventions nationales. Le développement d’une littérature, a-t-on dit, n’est que le développement d’une tradition. Ceux de nos jeunes poètes qui affectent l’obscurité bondissent hors de la tradition française. Notre vers fut toujours relativement clair. Et je ne dis pas que l’obscurité ne recèle autant de poésie que la lumière ; je dis seulement qu’une telle poésie, anglaise, allemande ou scandinave, n’est pas la poésie française. Je fais ici toutefois place à l’exception, car si, chez nous, la clarté est constamment exigible de la prose, elle l’est dans une proportion moindre de la poésie. Mais on conçoit que de l’admission de quelques voiles à l’absolue opacité il y a loin. Malheureusement, nos jeunes ne sentent point « qu’un certain degré de lucidité est indispensable au mystère pour qu’il soit perçu, précisément en tant que mystère… et qu’il faut qu’une face au moins du symbole soit claire[53] ». Que n’étudient-ils dans Vigny cet art des demi-teintes dont il eut à un si haut degré le sentiment ?

Nos symbolistes pourraient du reste fort bien prendre pour thèmes les conceptions générales les plus courantes. Les idées personnelles ne sont pas indispensables au poète. Les lieux communs ont mille facettes, et chacun les considérant à son point de vue arriverait à en tirer de l’inédit. Peut-être même l’unique mission de la poésie est-elle de trouver à ce vieux fonds immuable de l’humaine nature des expressions de plus en plus harmonieuses ? La prose a un autre rôle. Les deux langues sont profondément différentes. L’une a sa source dans l’intelligence, l’autre dans la sensibilité. La poésie procède plus de la synthèse que de l’analyse. Quand elle nous présente un tableau, c’est dans son ensemble et spontanément. Les poètes ressentent plus qu’ils ne conçoivent ; ils évoquent plus qu’ils n’analysent ; ils suggèrent plus qu’ils ne persuadent. De là, pour eux, le très légitime emploi du symbole et du rythme. Mais du symbole à la chimère la pente est rapide, et quelques-uns de nos jeunes l’ont vite descendue.

Cependant — tout compensé et malgré les réserves que je viens de formuler — je ne puis, en ce qui concerne nos modernes poétiques, approuver les radicales exécrations dont elles ont fait l’objet. « L’échelle de la gloire s’offre à la jeunesse, disait récemment encore M. Sully-Prudhomme ; n’est-il pas regrettable que, dans l’élite des candidats à la palme, plusieurs, des mieux bâtis pour y atteindre, s’attardent à quelque échelon moyen pour le décevant plaisir de s’en faire un trapèze et d’y exécuter, à la stupéfaction du public lettré, des tours de force et d’agilité ? Puissent-ils, après un louable rétablissement, continuer l’ascension dont ils sont capables. C’est la grâce que je leur souhaite pour leur honneur et celui de leur patrie[54]. » On sent ici, entre les lignes, l’intention de généraliser. Aussi bien, M. Sully-Prudhomme n’est pas tendre pour les innovations contemporaines[55]. Convient-il vraiment d’englober dans un tel mépris toutes les jeunes écoles ? Je ne le croîs pas, car, à côté de délirantes absurdités, elles ont du bon, de l’excellent. Leurs programmes sont-ils donc si déraisonnables ? Liberté plus grande dans la distribution des césures, enjambements fréquents, assonances, allitérations, rimes insexuées, coupes ternaires, mètres impairs, toutes ces réformes, on l’a vu, peuvent avec du tact être tentées sans que pour cela nous sortions de nos traditions nationales. Et là est l’important. Il n’y a point ici de question de principe ; il n’y a qu’une question de pratique[56], et l’on peut sourire en effet, comme le docte Bergeret d’Anatole France, « du préjugé religieux des poètes qui ne veulent point qu’on touche à l’instrument consacré par leur génie[57] ». L’Académie semble bien l’avoir compris, elle qui, dernièrement, sans s’intimider d’une prosodie peu classique, couronnait un de nos plus modernes joueurs de flûte, M. Fernand Gregh ?

Si donc, chez la plupart de nos audacieux aèdes, l’exécution laisse tant à désirer, ce n’est point une raison suffisante de se détourner complètement de leurs procédés. Convenons que nos lyriques contemporains ne sont pas de ces âmes, dont parle Platon, et qui, avant de s’incarner en des. corps terrestres, s’étaient abstenues, dans les plaines du Léthé, de goûter à l’eau du fleuve Amèles. Ils en ont bu sans doute et gloutonnement ? Aussi n’ont-ils gardé qu’une faible mémoire de leur céleste origine ; et c’est pourquoi ils ne peuvent, à leur tour, nous enchanter de ces mêmes accents immortels qui sont sortis des lèvres des grands prophètes de l’humanité. Mais n’oublions pas cependant que la lyre française leur doit maintes cordes relativement nouvelles. Vienne un poète qui fasse vibrer ce jeune luth à l’unisson de ses rêves, alors nous en comprendrons les ressources !

Malheureusement rien aujourd’hui n’annonce le vates attendu. Moins que jamais, la France se trouve orientée vers les hauts sommets de l’Art. L’ombre d’Hugo nous stérilise encore ; et puis, peut-être notre conception actuelle de la vie sociale suffirait-elle à empêcher toute renaissance purement poétique ?



Fin
TOURS

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6, rue Gambetta, 6

  1. Clair Tisseur, Modestes Observations sur l’Art de versifier.
  2. Id.
  3. Voy. Tobler, Le Vers français ancien et moderne.
  4. Marie de France, Le Lai du Rossignol.
  5. Voy. Tisseur, p. 288 et 305.
  6. Voy. Revue Bleue du 17 octobre 1891 : Une ancienne École littéraire, par M. Raoul Rosières.
  7. On trouverait d’ailleurs sous le nom de baguenaudes de ce sortes de vers au moyen âge.
  8. Voy. Maur Souriau, L’Évolution du Vers français au xviie siècle.
  9. Malherbe, par M. le duc de Broglie.
  10. Le vers libre était d’ailleurs, dès le xvie siècle, à peu près constitué.
  11. On ne trouve cependant pas chez lui de pentésyllabes. Les Fables ne contiennent ni ennéa ni hendécasyllabes.
  12. Voy. Souriau, p. 241.
  13. Voyez L. Racine, Mémoires, et du Bos, Réflexions sur la Poésie et sur la Peinture.
  14. Voy. Souriau.
  15. Voy. Souriau.
  16. R. de Souza, Le Rythme poétique.
  17. Faguet, Études sur le xixe Siècle.
  18. Sainte-Beuve écrivait en 1828 : « Cet alexandrin primitif, à la césure variable, au libre enjambement, à la rime riche, qui fut d’habitude celui de Du Bellay, de Ronsard, de d’Aubigné, de Régnier, celui de Molière dans ses comédies en vers et de Racine en ses Plaideurs, que Malherbe et Boileau eurent le tort de ne pas comprendre et de toujours combattre, qu’André Chénier, à la fin du dernier siècle, recréa avec une incroyable audace et un bonheur inouï, cet alexandrin est le même que la jeune école de poésie affectionne et cultive… Nos vieux poètes ne s’en sont guère servis que pour l’épître et la satire, mais ils en ont connu les ressources infinies et saisi toutes les beautés franches. On est heureux, en les lisant, de voir à chaque pas se confirmer victorieusement une tentative née d’hier et de la trouver si évidemment conforme à l’esprit et aux origines de notre versification. » (Tableau historique et critique de la Poésie française et du Théâtre français au xvie siècle.)
  19. Petit Traité de Poésie française.
  20. Voy. Clair Tisseur.
  21. Voy. Souriau.
  22. Adolphe Boschot, La Crise poétique.
  23. Jean Berge, Les Voix nocturnes, cité par Tisseur.
  24. René Ghil, Le Vœu de vivre.
  25. On est au surplus en train d’enterrer le Symbolisme. Voy. Souvenir sur le Mouvement symboliste en France, par Camille Mauclair (Nouvelle Revue, du 15 octobre 1897).
  26. Sully-Prudhomme, Réflexions sur l’Art des Vers.
  27. Gaston Paris, Préface de la Traduction de Tobler.
  28. R. de Souza, Le Rythme poétique.
  29. Le sentiment du rythme est l’embryon du sentiment musical. Le rythme est la musique réduite à sa plus simple expression. Aussi, le sens rythmique naît-il de très bonne heure chez l’enfant. Quelquefois, son développement musical s’arrête là ; d’autres fois, il poursuit son cours. Il est très rare — mais le fait existe pourtant — que l’homme reste toujours dénué de sentiment rythmique. Pour ceux-là, poésie et musique sont évidemment une manière de supplice. D’autres — ceux qui n’ont que le sens du rythme — goûtent la poésie sans goûter la musique ; ils se plaignent que les développements mélodiques leur masquent le thème fondamental.
  30. La symétrie, ne l’oublions pas, peut, sans disparaître, comporter souvent un nombre presque indéfini de variations. La musique le prouve ; une même loi génératrice donne parfaitement naissance à une multitude de floraisons secondaires, qui, loin d’étouffer le thème fondamental, l’enrichissent plutôt.
  31. Au point de vue purement idéal, un tel rythme peut fort bien exister, mais, excédant les limites de l’humaine contingence, puisqu’il dépasse les bornes mathématiques assignées à nos perceptions auditives, nous n’en pouvons avoir une notion sensible. Il est donc pour nous comme s’il n’était pas ; il doit être rangé dans la catégorie de tant de vibrations mystérieuses, dont l’optique et l’acoustique nous affirment la présence à chaque instant autour de nous, sans qu’aucun de nos sens soit capable de les saisir. Le domaine du beau est infini ; le domaine de l’art est restreint.
  32. « Je suis sûr, déclarait un jour M. Armand Silvestre, qu’en s’y attachant on découvrirait dans l’ensemble des chefs-d’œuvre poétiques de notre langue des lois rythmiques auxquelles ont obéi inconsciemment les maîtres du vers ; il y en aurait dix, vingt peut-être, mais je crois fort qu’elles existent en nombre déterminé. (Voy. Huret Enquête sur l’Évolution littéraire).
  33. M. Sully-Prudhomme a tenté d’énoncer quelques-unes de ces lois : 1° les durées respectives des hémistiches sont entre elles dans le même rapport que le nombre respectif des syllabes dont ils sont composés ; 2° dans les vers d’un nombre pair de syllabes, assez longs pour comporter un rythme régulier, la césure partage le vers de manière que les deux nombres respectifs de syllabes afférents aux hémistiches aient un commun diviseur, et l’unité de mesure du rythme est déterminée par le plus grand commun diviseur de ces deux nombres ; 3° dans les vers d’un nombre impair de syllabes, la césure se place de manière à répartir les syllabes du vers le moins irrégulièrement possible entre les deux hémistiches. Ce qui alors détermine l’unité de mesure, « c’est le plus grand commun diviseur approximatif entre ces deux nombres ».
  34. Napoléon II (Les Chants du Crépuscule).
  35. Jocelyn, IXe Époque.
  36. Victor Hugo, Soirée en Mer (Les Voix intérieures).
  37. Victor Hugo, Chants du Crépuscule.
  38. Cette règle, pourtant fort logique et dérivant de la nature même des choses, eût semblé puérile à nos classiques. « Au xvie, au xviie, au xviiie siècle, on regardait la stance comme une unité composée d’unités plus petites ; c’est ainsi que celle de huit vers était l’assemblage de deux quatrains, celle de neuf vers l’assemblage d’un quatrain et d’un quintin ou de trois tercets ; celle de dix vers l’assemblage d’un quatrain et d’un sixain… Les divisions du rythme total devaient suspendre le sens ; par exemple, le quatrième vers du huitain marquait un arrêt : de cette façon, le plan rythmique d’après lequel la strophe était construite pouvait être aisément saisi, vu la concordance du sens et du rythme à chaque fragment de la période. » (G. Pélissier, Traité théorique et historique de la Versification française.)
  39. Le songe d’un habitant du Mogol.
  40. Certains esprits, on le sait, prétendent même que la poésie doit avant tout être prisée pour sa valeur musicale. Schopenhauer a développé cette théorie : « Le vers, dit-il, paraît n’avoir eu pour but que de réjouir l’oreille par sa sonorité et s’être acquitté par là de tout ce qu’on peut exiger de lui. Le sens qu’il renferme en outre, la pensée qu’il exprime, se présentent maintenant comme un surcroit inattendu, à l’instar des paroles dans la musique : c’est un cadeau inespéré qui nous surprend agréablement et dont nous nous contentons, quelque mince qu’il soit, puisque nous ne prétendions rien de semblable. Si, en plus, cette pensée est de telle sorte qu’en elle-même, c’est-à-dire exprimée en prose, elle possède une valeur, notre ravissement est à son comble. J’ai gardé de mon enfance ce souvenir que, pendant un temps, je me suis délecté à l’harmonie des vers, bien avant d’avoir découvert qu’ils renfermaient toujours un sens et des pensées. D’après cela, il ne faut pas s’étonner qu’il existe, et dans toutes les langues, je pense, une poésie de pure harmonie sonore et dépourvue presque totalement de sens. » (Le Monde comme Volonté et comme Représentation. Traduction Cantacuzène.) Encore y aurait-il lieu de faire remarquer que le propre de la musique est de nous satisfaire sans rien exprimer complètement. Le mystère est son empire ; la poésie, elle, embrasse un domaine connexe à celui de la musique, mais beaucoup plus restreint ; aussi lui demandons-nous de plus précises satisfactions. Le vers, écrivait dernièrement M. Sully-Prudhomme, « a pour objet de faire bénéficier la parole de l’expression musicale dans toute la mesure compatible avec la claire intelligence du sens, et, réciproquement, de faire bénéficier l’expression musicale de la précision que lui communique le langage en spécifiant par leurs causes les émotions et les sentiments qu’il lui confie. (Qu’est-ce que la Poésie ? — Revue des Deux Mondes, du 1er octobre 1897.)
  41. Poésies de l’Époque des Thungs.
  42. Voici, à titre de curiosité, le fameux sonnet des Voyelles qui a donné naissance aux premières recherches sur l’audition colorée :

    A, noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
    Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
    A noir, corset velu des mouches éclatantes
    Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

    Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
    Lame des glaciers fiers, roi blanc, frissons d’ombelles ;
    I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles,
    Dans la colère ou les ivresses pénitentes.

    U, cycles, vibrements divins des mers virides.
    Paix de pâtis semés d’animaux, paix des rides
    Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

    O, suprême clairon, plein de strideurs étranges,
    Silences, traversées des mondes et des anges ;

    O l’Oméga, rayon violet de ses yeux !

  43. Le grammairien Restaud disait : « On peut donner pour règle générale que, quand les rimes masculines sont bonnes ou suffisantes, elles sont encore meilleures en devenant féminines par l’addition de l’e muet ; parce que, outre la conformité de son que l’e muet y ajoute, il oblige encore d’appuyer davantage sur la pénultième syllabe et eu rend par là le son plus plein qu’il n’était auparavant. Par exemple, si consacré et révéré, soupir et désir riment assez bien, consacrée et révérée, soupire et désire rimeront encore mieux. » Restaud ne faisait là que constater une règle générale de notre prononciation, règle qui veut que l’accent tonique porte sur la dernière syllabe quand le mot ne se termine pas par un e muet, et sur l’avant-dernière, dans le cas contraire. On sait que c’est un étranger, l’abbé Scoppa, qui, le premier, en 1811, énonça cette loi si simple à laquelle depuis des siècles nous nous conformions sans nous en douter.
  44. (Premières Méditations poétiques.) Les Pavots.
  45. La Rime (Poésies de Joseph Delorme).
  46. Paul Verlaine, Sagesse.
  47. Je dis totale, car, exceptionnellement, on peut, sans doute, en vue et particulier, se permettre des vers sans césure.
  48. Ce sont les exécutants intelligents qui, à force de persévérance, ont peu à peu, surtout en France, façonné l’oreille du public. Y a-t-il bien longtemps que Beethoven, Berlioz et Wagner sont compris à Paris ?
  49. E. d’Eichtal, Le Rythme dans la Versification française.
  50. Voy. Clair Tisseur.
  51. F. Brunetière, L’Évolution de la Poésie lyrique au xixe siècle.
  52. Cité par M. Paléologue, dans son Alfred de Vigny (collection Hachette).
  53. F. Brunetière, Le Symbolisme contemporain.
  54. Le Monument poétique en France (Revue des Deux-Frances du 1er octobre 1897).
  55. Voyez Sully-Prudhomme, La Syntaxe et le Style (Revue de Paris, du 1er mai 1897), et Adolphe Boschot, La Poésie vivante (Revue de Paris, du 15 octobre).
  56. La poésie a une existence propre, qu’il n’appartient à personne d’immobiliser, et sa forme, comme la forme même de la langue, est susceptible, au cours des âges, de multiples modifications. « Le vers, a-t-on dit, est un organisme soumis aux conditions qui sont celles mêmes de la vie, et poursuivant sans relâche son évolution. Les belles œuvres peuvent le fixer pour un temps : elles accélèrent, elles retardent, et parfois elles contrarient sa marche régulière ; elles ne l’arrêtent pas. De même, le plaisir spécial qu’il nous procure, en dehors de tout élément intellectuel, n’est qu’un effet de l’habitude. Notre oreille peu à peu devient sensible aux rapports avec lesquels on l’a rendue familière ; le retour des mêmes impressions rythmiques lui est agréable. C’est donc qu’il faut nous contenter ici d’invoquer les lois de l’habitude, lois toutes relatives et variables, qui ne sont que des constatations. Plus une habitude est invétérée, et plus elle s’impose avec une nécessité presque invincible. Mais le plaisir de la répétition s’émousse à la longue, et il faut pour le raviver en modifier légèrement les conditions. Tel est le double principe qui domine toute controverse sur la versification. » [René Doumic, La Question du Vers libre (Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1897).]
  57. Anatole France, Le Mannequin d’osier.