Le Runoïa (1862)
Poèmes barbaresLibrairie Alphonse Lemerre (p. 81-95).





Chassée en tourbillons du Pôle solitaire,
La neige primitive enveloppe la terre ;
Livide, et s’endormant de l’éternel sommeil,
Dans la divine mer s’est noyé le soleil.
À travers les pins blancs qu’il secoue et qu’il ploie,
Le vent gronde. La pluie aux grains de fer tournoie
Et disperse, le long des flots amoncelés,
De grands troupeaux de loups hurlants et flagellés.
Seule, immobile au sein des solitudes mornes,
Pareille au sombre Ymer évoqué par les Nornes,
Muette dans l’orage, inébranlable aux vents,
Et la tête plongée aux nuages mouvants,
Sur le cap nébuleux, sur le haut promontoire,
La tour de Runoïa se dresse toute noire :
Noire comme la nuit, haute comme les monts,
Et tournée à la fois vers les quatre horizons.

Mille torches pourtant flambent autour des salles,
Et nul souffle n’émeut leurs flammes colossales.
Des ours d’or accroupis portent de lourds piliers
Où pendent les grands arcs, les pieux, les boucliers,
Les carquois hérissés de traits aux longues pennes,
Des peaux de loups géants, et des rameaux de rennes ;
Et là, mille Chasseurs, assis confusément,
Versent des cruches d’or l’hydromel écumant.
Les Runoïas, dans l’ombre allumant leur paupière,
Se courbent haletants sur les harpes de pierre :
Les antiques récits se déroulent en chœur,
Et le sang des aïeux remonte dans leur cœur.
Mais le vieux roi du Nord à la barbe de neige
Reste silencieux et pensif sur son siège.
Un éternel souci ride le front du Dieu :
Il couvre de Runas la peau du Serpent bleu,
Et rêve inattentif aux hymnes héroïques.
Un réseau d’or le ceint de ses anneaux magiques ;
Sa cuirasse est d’argent, sa tunique est de fer ;
Ses yeux ont le reflet azuré de la mer.
Auprès du Dieu, debout dans sa morne attitude,
Est le guerrier muet qu’on nomme Inquiétude.


LES RUNOÏAS


Où sont les héros morts, rois de la haute mer,
Qui heurtaient le flot lourd du choc des nefs solides ?
Ils ne sentiront plus l’âpre vent de l’hiver
Et la grêle meurtrir leurs faces intrépides.

Ô guerriers énervés qui chassez par les monts
Les grands élans rameux source de l’abondance,
Vos pères sont couchés dans les épais limons :
Leur suaire est d’écume et leur tombe est immense.


LES CHASSEURS.


La paix est sur la terre. Il nous faut replier
La voile rouge autour des mâts chargés d’entraves,
Et pendre aux murs les pieux, l’arc et le bouclier.
Runoïas ! Le repos est nécessaire aux braves.
Nos glaives sont rouillés, nos navires sont vieux ;
L’or des peuples vaincus encombre nos demeures :
Pour mieux jouir des biens conquis par nos aïeux,
Puissions-nous ralentir le cours des promptes heures !


LES RUNOÏAS.


Écoutez vos enfants, guerriers des jours anciens !
La hache du combat pèse à leurs mains débiles,
Comme de maigres loups ils dévorent vos biens,
Et le sang est tari dans leurs veines stériles.
Mais non, dormez ! Mieux vaut votre cercueil mouvant,
Votre lit d’algue au sein de la mer soulevée ;
Mieux vaut l’hymne orageux qui roule avec le vent,
Que d’entendre et de voir votre race énervée !
Mangez, buvez, enfants dégénérés des forts,
Race sans gloire ! Et vous, comme l’acier trempées,
Âmes de nos aïeux, essaims de noirs remords,
Saluez à jamais le Siècle des épées !


LES CHASSEURS.


Nous partirons demain, joyeux et l’arc au dos ;
Nous forcerons les cerfs paissant les mousses rudes ;
Et vers la nuit, courbés sous d’abondants fardeaux,
Nous reviendrons en paix du fond des solitudes.
Les filles aux yeux clairs plus doux que le matin,
De leur pied rose et nu, promptes comme le renne,
Accourront sur la neige, et pour le gras festin
Feront jaillir le feu sous les broches de frêne.
L’hydromel écumeux déborde aux cruches d’or :
Laissons chanter l’ivresse et se rouiller les glaives,
Et l’orage éternel qui nous épargne encor
Avec les vains labeurs emporter les vieux rêves !


LE RUNOÏA.


Runoïas ! le soleil suprême est-il levé ?
A-t-il rougi le ciel, le jour que j’ai rêvé ?
Avez-vous entendu la Vieille au doigt magique
Frapper l’heure et l’instant sur le tambour Runique ?
L’aigle a-t-il délaissé le faîte de la tour ?
Répondez, mes enfants, avez-vous vu le jour ?


LES RUNOÏAS.


Vieillard de Karjala, la nuit est noire encore,
Et le cap nébuleux n’a point revu l’aurore.

LE RUNOÏA.


Il vient ! Il a franchi l’épaisseur de nos bois !
Le fleuve aux glaçons bleus fond et chante à sa voix ;
Les grands loups de Pohja, gémissant de tendresse,
Ont clos leurs yeux sanglants sous sa douce caresse.
Le Cheval aux crins noirs, l’Étalon carnassier
Dont les pieds sont d’airain, dont les dents sont d’acier,
Qui rue et qui hennit dans les steppes divines,
Reçoit le mors dompteur de ses mains enfantines !


LES RUNOÏAS.


Éternel Runoïa, qu’as-tu vu dans la nuit ?
L’ombre immense du ciel roule, pleine de bruit,
À travers les forêts par le vent secouées ;
La neige en tourbillons durcit dans les nuées.


LE RUNOÏA.


Mes fils, je vois venir le Roi des derniers temps,
Faible et rose, couvert de langes éclatants.
L’étroit cercle de feu qui ceint ses tempes nues
Comme un rayon d’été perce les noires nues.
Il sourit à la mer furieuse, et les flots
Courbent leur dos d’écume et calment leurs sanglots.
Les rafales de fer qui brisent les ramures
Et des aigles marins rompent les envergures
N’osent sur son cou frêle effleurer ses cheveux,
Et l’aube d’un grand jour jaillit de ses yeux bleus !

LES CHASSEURS.


La Vieille de Pohja, la reine des sorcières,
A ri dans ton oreille et brûlé tes paupières,
Vieillard de Karjala, roi des hautes forêts !
Comme le cerf dompté qui brame dans les rets,
Tu gémis, enlacé d’enchantements magiques.
Père des Runoïas, Dieu des races antiques,
Vois ! Nous chantons, puisant l’oubli des jours mauvais
Dans les flots enivrants de l’hydromel épais.
Imite-nous, ô Chef des sacrés promontoires,
Et buvons sans pâlir aux temps expiatoires.


LE RUNOÏA.


Ils sont venus ! Mes fils ont outragé mon nom !
Quand sur l’enclume d’or, l’éternel Forgeron,
Ilmarinenn, eut fait le couvercle du monde,
La tente d’acier pur étincelante et ronde,
Et du marteau divin fixé dans l’air vermeil
Les étoiles d’argent, la lune et le soleil ;
Voyant le feu jaillir de la forge splendide,
J’ai dit que le travail était bon et solide.
J’ai menti. L’ouvrier fit mal. Il valait mieux
Dans le brouillard glacé laisser dormir les cieux.
Quand de l’Œuf primitif j’eus fait sortir les germes,
Battre la mer houleuse et monter les caps fermes,
Gronder les ours, hurler les loups, bondir les cerfs,
Et verdir les bouleaux sur le sein des déserts ;

J’ai vu que mieux valaient le vide et le silence !
Quand j’eus conçu l’enfant de ma toute-puissance,
L’homme, le roi du monde et le sang de ma chair,
Son crâne fut de plomb et son cœur fut de fer.
J’en jure les Runas, ma couronne et mon glaive,
J’ai mal songé le monde et l’homme dans mon rêve !

La porte aux ais de fer, aux trois barres d’airain,
Sur ses gonds ébranlés roule et s’ouvre soudain ;
Une femme, un enfant, dans la salle sonore
Entrent, enveloppés d’une vapeur d’aurore.
Les cheveux hérissés de colère, le Roi
Tord la bouche, et frémit sur son siège, l’effroi,
Comme un souffle incertain au noir monceau des nues,
Circule dans la foule en clameurs contenues.


LE RUNOÏA.


Chasseurs d’ours et de loups, debout, ô mes guerriers !
Écrasez cet enfant sous les pieux meurtriers ;
Jetez dans les marais, sous l’onde envenimée,
Ses membres encor chauds, sa tête inanimée…
Et vous, ô Runoïas, enchantez le maudit !

Mais l’Enfant, d’une voix forte et douce, lui dit :

— Je suis le dernier-né des familles divines,
Le fruit de leur sillon, la fleur de leurs ruines,
L’Enfant tardif, promis au monde déjà vieux,
Qui dormis deux mille ans dans le berceau des Dieux,

Et, m’éveillant hier sur le fumier rustique,
Fus adoré des rois de l’Ariane antique.
Ô Runoïa ! courbé du poids de cent hivers,
Qui rêves dans ta tour aux murmures des mers,
Je suis le sacrifice et l’angoisse féconde ;
Je suis l’Agneau chargé des souillures du monde ;
Et je viens apporter à l’homme épouvanté
Le mépris de la vie et de la volupté !
Et l’homme, couronné des fleurs de son ivresse,
Poussera tout à coup un sanglot de détresse ;
Dans sa fête éclatante un éclair aura lui ;
La mort et le néant passeront devant lui.
Et les heureux du monde, altérés de souffrance,
Boiront avec mon sang l’éternelle espérance,
Et loin du siècle impur, sur le sable brûlant,
Mourront les yeux tournés vers un gibet sanglant.
Je romprai les liens des cœurs, et sans mesure
J’élargirai dans l’âme une ardente blessure.
La vierge maudira sa grâce et sa beauté ;
L’homme se renîra dans sa virilité ;
Et les sages, rongés par les doutes suprêmes,
Sur leurs genoux ployés inclinant leurs fronts blêmes,
Honteux d’avoir vécu, honteux d’avoir pensé,
Purifîront au feu leur labeur insensé.
Les siècles écoulés, que l’œil humain pénètre,
Rentreront dans la nuit pour ne jamais renaître ;
Je verserai l’oubli sur les Dieux, mes aînés,
Et je prosternerai leurs fronts découronnés,
Parmi les blocs épars de l’Orient torride,

Plus bas que l’herbe vile et la poussière aride ;
Et pour l’éternité, sous l’Eau vive des cieux,
Le bon grain germera dans le fumier des Dieux !
Maintenant, es-tu prêt à mourir, Roi du Pôle ?
As-tu noué ta robe autour de ton épaule,
Chanté ton chant suprême au monde, et dit adieu
À ce soleil qui voit le dernier jour d’un Dieu ?


LE RUNOÏA.


Ô neiges, qui tombez du ciel inépuisable,
Houles des hautes mers, qui blanchissez le sable,
Vents qui tourbillonnez sur les caps, dans les bois,
Et qui multipliez en lamentables voix,
Par delà l’horizon des steppes infinies,
Le retentissement des mornes harmonies !
Montagnes, que mon souffle a fait germer ; torrents,
Où s’étanche la soif de mes peuples errants ;
Vous, fleuves, échappés des assises polaires,
Qui roulez à grand bruit sous les pins séculaires ;
Et vous, Vierges, dansant sur la courbe des cieux,
Filles des claires nuits, si belles à mes yeux,
Otawas ! Qui versez de vos urnes dorées
La rosée et la vie aux plaines altérées !
Et vous, brises du jour, qui bercez les bouleaux ;
Vous, îles, qui flottez sur l’écume des eaux ;
Et vous, noirs étalons, ours des gorges profondes,
Loups qui hurlez, élans aux courses vagabondes !
Et vous, brouillards d’hiver, et vous, brèves clartés,

Qui flamboyez une heure au front d’or des étés !
Tous ! venez tous, enfants de ma pensée austère,
Forces, grâces, splendeurs du ciel et de la terre ;
Dites-moi si mon cœur est près de se tarir :
Monde que j’ai conçu, dis-moi s’il faut mourir !


L’ENFANT.


La neige que l’orage en lourdes nappes fouette
Sur la côte glacée est à jamais muette.
Les clameurs de la mer ne te diront plus rien.
La nuit est sans oreille, et sur le cap ancien,
Le vent emporte, avec l’écume dispersée,
Comme un écho perdu ta parole insensée.
Les fleuves et les monts n’entendent plus ta voix ;
Tout l’univers, aveugle et stupide à la fois,
Roule comme un cadavre aux steppes de l’espace.
J’ai pris l’âme du monde, et sa force et sa grâce ;
Et pour l’homme et pour toi, triste et vieux dans ta tour,
La nature divine est morte sans retour.


LES RUNOÏAS.


Ô Roi, que tardes-tu ? Nos mains sont enchaînées
Par des liens plus forts que le poids des années.
Brise l’enchantement qui nous tient asservis,
Et nous écraserons l’Enfant sur le parvis.
Ô Roi, parle ! ou du moins, si ta langue est liée,
Médite en ton esprit la science oubliée ;
Et, pour nous arracher à nos doutes amers,
Grave les Runas d’or qui règlent l’univers !

L’ENFANT.


Vous ne chanterez plus sur les harpes de pierre,
D’un Dieu qui va mourir prêtres désespérés !
Mon souffle a dissipé comme un peu de poussière
Et la science antique et les chants inspirés.
Vous ne charmerez plus les oreilles humaines :
Mon nom leur paraîtra plus vénérable et doux.
Pareils aux bruits mourants des tempêtes lointaines,
Les vieux Jours dans l’oubli rentreront avec vous.
Les peuples railleront votre vaine sagesse,
Et, d’un pied dédaigneux foulant vos os proscrits,
Prendront, pour obéir à ma loi vengeresse,
Votre mémoire en haine et vos noms en mépris.
Le siècle vous rejette ; et la mort vous convie :
Subissez-la, muets, comme il sied aux cœurs forts ;
Car il faut expier la gloire avec la vie,
Avant de s’endormir auprès des aïeux morts.


LES CHASSEURS.


Qu’ils meurent, s’il le faut ! Dans les steppes natales
En chasserons-nous moins le cerf au bond léger ?
Vienne le jour marqué par les Runas fatales !
La querelle des Dieux est pour nous sans danger.
Pourvu que l’ours rusé se prenne à nos embûches,
Que l’arc ne rompe pas, et qu’un chaud hydromel
Au prompt soleil du Nord fermente dans les cruches,
Frères, la vie est bonne à vivre sous le ciel !
Vivons, ouvrons nos cœurs aux ivresses nouvelles ;

Chasser et boire en paix, voilà l’unique bien.
Buvons ! Notre sang brûle et nos femmes sont belles ;
Demain n’est pas encore, et le passé n’est rien !


L’ENFANT.


Vous descendrez vivants dans ma géhenne en flamme,
Chiens aboyeurs repus d’hydromel et de chair !
Vous serez consumés des angoisses de l’âme,
Vous vous tordrez hurlants dans le septième enfer !
Pareils aux pins ployés par le mal qui les ronge,
Tristes dès le berceau, sans joie et sans vigueur,
Vos enfants grandiront et vivront comme en songe,
Le glaive du désir enfoncé dans le cœur.
Pleins d’ennuis aux récits des choses disparues,
D’un œil morne ils verront sans plaisir ni regrets,
Par la hache et le feu, sous le soc des charrues,
Tomber la majesté de leurs vieilles forêts.
Ils auront froid et faim sur la terre glacée ;
Ils gémiront d’errer dans les brouillards du Nord ;
Et la volupté même, en leur veine épuisée,
Au lieu d’un sang nouveau fera courir la mort.
Ainsi, Dieu, Runoïas, Chasseurs du sol polaire,
Je vous retrancherai de mon sillon jaloux,
Et je ferai germer ma moisson de colère
Sur l’éternelle fange où vous rentrerez tous.




Blanche sous le lin chaste et rude, illuminée
Du nimbe d’or flottant sur sa tête inclinée,
La Vierge d’Orient, une ombre dans les yeux,
Pressait entre ses bras son fils mystérieux ;
Et l’Enfant, sur le sein de la femme pensive,
Parlait, et comme au vent tremblait la tour massive ;
Et mieux qu’un glaive amer aux mains des combattants,
Sa voix calme plongeait dans les cœurs palpitants.
Plus pâles que les morts esclaves des sorcières,
Qui par les froides nuits rampent dans les bruyères,
Les Runoïas, courbés sous le dur jugement,
Rêvaient, dans leur angoisse et leur énervement.
Comme un dernier rayon qui palpite et dévie,
Ils voulaient ressaisir la pensée et la vie,
Mais leur esprit, semblable aux feuilles des vallons,
Hors d’eux-mêmes, errait en de noirs tourbillons.
Debout, tumultueux, la barbe hérissée,
Et laissant choir soudain la coupe commencée,
Les Chasseurs, assaillis de vertige, brisaient
Les cruches où leurs mains incertaines puisaient,
Et, les yeux enflammés d’épouvante et d’ivresse,
Vers le vieux Roi du Nord criaient pleins de détresse.
Lui, sur son front ridé du souci de la mort,
Sentant passer le souffle ardent d’un Dieu plus fort,
Muet, inattentif aux clameurs élevées,
Évoquait dans son cœur les Runas réservées.

Mais l’Enfant, sur la peau du Serpent azuré,
S’inclina doucement comme un rameau doré,

Et, coupant deux fois l’air par un signe mystique,
D’un doigt rose effleura l’Écriture magique.
Et les Runas fondaient, et des genoux du Dieu
Coulaient sur le parvis en clairs ruisseaux de feu,
Rapides, bondissant, serpentant sur les dalles,
Et brûlant les pieds nus dans le cuir des sandales.
Et les pieux et les arcs saisis sur les piliers,
Les glaives, de leur gaine arrachés par milliers,
Se heurtèrent aux mains de la foule en délire.
Avec des cris de rage et des éclats de rire,
Runoïas et Chasseurs, de flammes enlacés,
Se ruaient au combat par élans insensés,
Comme un essaim confus d’abeilles furieuses,
Ou tels que, vers midi, sous les faux radieuses,
Au rebord des sillons tombent les épis mûrs ;
Et le sang jaillissait sur les parois des murs.
Mais voici qu’au milieu de la lutte suprême,
La Tour, en flamboyant, s’affaissa sur soi-même,
Et comme une montagne, en son écroulement,
Emplit la noire nuit d’un long rugissement.

Seul des siens, à travers cette ruine immense,
L’éternel Runoïa descendit en silence.
Dépossédé d’un monde, il lança sur la mer
Sa nacelle d’airain, sa barque à fond de fer ;
Et tandis que le vent, d’une brusque rafale,
Tordait les blancs flocons de sa barbe royale,
Les regards attachés aux débris de sa tour,
Il cria dans la nuit : — Tu mourras à ton tour !

J’atteste par neuf fois les Runas immortelles,
Tu mourras comme moi, Dieu des âmes nouvelles,
Car l’homme survivra ! Vingt siècles de douleurs
Feront saigner sa chair et ruisseler ses pleurs,
Jusqu’au jour où ton joug, subi deux mille années,
Fatiguera le cou des races mutinées ;
Où tes temples dressés parmi les nations
Deviendront en risée aux générations ;
Et ce sera ton heure ! et dans ton ciel mystique
Tu rentreras, vêtu du suaire ascétique,
Laissant l’homme futur, indifférent et vieux,
Se coucher et dormir en blasphémant les Dieux ! —

Et, nageant dans l’écume et les bruits de l’abîme,
Il disparut, tourné vers l’espace sublime.