Le Royaume solitaire - la Corée et les Coréens

LE
ROYAUME SOLITAIRE

I. Histoire de l’église de Corée, par M. Ch. Dallet, missionnaire. Paris ; Palmé. — II. History of Corea, ancient and modern, by the rev. John Ross Paisley. — III. Statistiques officielles des douanes japonaises avec la Corée. Yokohama.


À la suite d’une révolution récente en Corée, révolution qui a porté au pouvoir un parti favorable aux étrangers, les puissances d’Occident, ainsi que les États-Unis d’Amérique, ont saisi avec empressement l’occasion de traiter avec le souverain d’un pays à peu près inconnu. Leurs propositions ont été acceptées, et l’ouverture du « royaume solitaire, » ainsi qu’il est appelé dans l’extrême Orient, n’est plus qu’une question de jours. La Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Allemagne, ont déjà le droit d’y porter leurs produits, et leurs nationaux peuvent séjourner, dès aujourd’hui, dans les ports coréens où les Japonais sont installés depuis plusieurs années.

La France aurait également joui des mêmes privilèges sans la demande mise en avant par notre consul à Tien-Tsin, l’honorable M. Dillon, d’accorder à nos nationaux et aux missionnaires français le droit d’acquérir des terrains dans l’intérieur du pays. Cette prétention, peut-être trop tôt formulée, a été repoussée, ainsi qu’il était facile de le prévoir, par un gouvernement soupçonneux, despotique, depuis longtemps renommé par des persécutions cruelles contre ses sujets chrétiens et les apôtres étrangers qui les ont convertis. Toutefois, notre désir d’être accueillis comme les autres nations ne peut manquer d’être satisfait.

L’intention que nous avons de présenter à nos lecteurs un travail sur une contrée qui n’est célèbre que par son isolement, sa haine de l’Européen et le souvenir d’un désastre infligé à notre marine, n’a rien d’anticipé. Depuis 1875, la Corée a ouvert plusieurs de ses ports maritimes aux Japonais, — aux Japonais seulement, il est vrai, mais grâce à cette circonstance, grâce surtout à des lettres de missionnaires recueillies avec un soin pieux par un de leurs éminens collègues, M. Ch. Dallet, nous avons pu réunir un faisceau de renseignemens qui, nous l’espérons, ne paraîtront pas sans intérêt.


I.


Après avoir laissé derrière lui les riantes perspectives des îles boisées du Japon, le navigateur qui arrive sans transition en vue des côtes méridionales de Corée est tout surpris de l’aridité des terres élevées qui s’offrent de loin à ses regards. Son étonnement n’est pas moindre au froid excessif et à la chaleur torride qu’il ressent sous une latitude qui n’est autre pourtant que celle de Malte et de l’Italie du sud[1]. En décembre, c’est le climat de la Sibérie ; en juillet, celui de Tombouctou. La Pérouse raconte qu’il fut stupéfait de voir encore au mois de mai de la neige dans les ravins voisins des côtes. Cette basse température, qui semble régner avec sévérité l’hiver, est due sans doute à la nature montagneuse de la Corée et aux vents qui se précipitent sur elle des steppes glacées de la Mongolie. C’est qu’en effet la Corée n’est qu’un pays de montagnes. Une grande chaîne, partant de la Mandchourie, se dirige du nord au sud en suivant la côte de l’est, dont elle détermine les contours, et les ramifications de cette chaîne couvrent le pays presque tout entier. « En quelque lieu que vous posiez le pied, nous a dit un missionnaire français qui était venu se réfugier à Manille à l’époque des dernières persécutions, vous ne voyez que des hauteurs. Presque partout, vous semblez être emprisonné entre les rochers, resserré entre les flancs de collines, tantôt nues, tantôt couvertes de pins sauvages, tantôt hérissées de broussailles ou couronnées de forêts. Tout d’abord, vous n’apercevez aucune issue, mais cherchez bien et vous finirez par découvrir les traces de quelque étroit sentier qui, après une marche plus ou moins longue, vous conduira sur un sommet d’où vous verrez se développer un horizon accidenté. Vous avez quelquefois du haut d’un navire contemplé la mer, alors qu’une brise carabinée soulève les flots en une infinité de petits monticules aux formes variées. C’est en petit le spectacle qui s’offre à vos regards. Vous voyez dans toutes les directions des milliers de pics aux pointes aiguës, d’énormes cônes arrondis, des rochers inaccessibles, et plus loin, à perte de vue, d’autres montagnes plus hautes encore, et c’est ainsi dans presque tout le pays. La seule exception est un district qui s’avance dans la mer de l’Ouest et qui se nomme la plaine de Naï-Po. Mais, par ce mot de plaine, n’allez pas entendre une surface nue comme la Beauce, c’est simplement une partie de la région où les montagnes sont beaucoup moins hautes et beaucoup plus espacées que dans le reste du royaume. On y cultive le riz, et c’est ce qui fait appeler le Naï-Po « le grenier de la capitale. »

Indépendamment de la péninsule qui porte le nom de Corée[2], il y a aussi à l’ouest et au sud, au milieu d’une mer pleine de bas-fonds, un grand nombre d’îles dont la plus étendue est celle de Quelpaert. Par un temps clair, des îles japonaises de Tsou-Sima, dont la terre ferme est séparée par un détroit de 40 kilomètres de longueur, on voit fort bien la côte coréenne.

De toutes les montagnes, la plus élevée est celle qui se trouve placée dans la longue chaîne des Chan-Yan-Alin, chaîne qui sépare de la Corée, au nord, la Mandchourie et les territoires nouvellement acquis par les Russes. Elle s’appelle le Paiktou-San, ou la montagne à tête blanche. Au dire des habitans, car nul Européen n’en a fait l’ascension, un beau lac se trouve au sommet ; l’eau en est noire et l’on ne peut en mesurer la profondeur. Il y a des neiges et des glaces jusqu’à la fin de mai ; l’éclat qu’elles projettent au soleil se voit de très loin. La forme de la montagne est celle d’un vase immense élevant vers le ciel ses parois blanches à l’extérieur et rouges à l’intérieur.

C’est de la chaîne de montagnes où domine ce magnifique géant que les deux plus grands fleuves de la Corée prennent leur source. L’un, le Am-no-Kang, coule vers l’ouest et se jette dans la Mer-Jaune ; l’autre, le Tou-man-Kang, va se perdre, à l’est, dans la mer du Japon. Il y a encore une grande quantité de cours d’eau, de canaux ou d’arroyos, mais trop peu importans pour être signalés. Entre les sources des deux rivières, dans les chaînes des Chan-Yan-Lin, est une contrée montagneuse, noire de forêts, composant un territoire sans nom, où les bandits de la Corée, de la Mandchourie et de la Chine vivent, à l’exemple des trop fameux Pavillons Noirs du Tonkin, de brigandage et sont en rébellion ouverte contre les autorités de ces trois pays. Ce fut de la partie sud-orientale de ce district peu connu, de ces immenses plaines parsemées de lacs, de marais, de bois fourrés, de collines desséchées, qu’à la fin du xiie siècle les Tatares, les Mongols et les Huns s’élancèrent pour conquérir l’Asie occidentale et une grande partie de l’Europe. Aujourd’hui, un mouvement contraire se produit, et ce sont des Russes, des Anglais, et des Français qui cherchent à faire prévaloir leur influence dans l’extrême Orient.

L’agriculture est en honneur en Corée comme elle l’est en Chine, et, cependant, beaucoup de montagnes, celles du nord surtout, sont encore couvertes de forêts de bouleaux, de pins rachitiques et de hêtres ; les montagnes seraient tout à fait vierges de semences si les catholiques indigènes n’y étaient venus, par crainte de la persécution religieuse, y porter des graines. Dans les vallées, on récolte le riz, le millet, et beaucoup de plantes textiles, surtout le chanvre, dont de vastes champs sont couverts. Sur les versans des montagnes qui touchent aux zones tempérées, s’élèvent, forts et vigoureux, des conifères, des lauriers, des chênes, des ormes, des châtaigniers, des noyers et d’admirables camélias arborescens. C’est le pays de l’arbre à vernis (Rhus vernicefera), de l’arbre à cire végétale (Rhus succedana), de la ramie (Urtica nivea) et du Dolychos soya, sorte de haricot excellent que nous ne tarderons pas à voir introduire en Europe si nos relations avec la Corée deviennent un jour faciles. C’est aussi dans cette région que se trouve le fameux Gen-Seng (Panax quinquefolium), dont la racine est tellement appréciée par les Célestes, toujours en quête d’excitans prolifiques, qu’elle se vend au prix incroyable de 50,000 francs la livre. Celui qui croît à l’état sauvage est le plus apprécié, et ce serait, selon les missionnaires, le premier tonique du monde. La racine de la plante seule est utilisée ; on la coupe en morceaux que l’on fait infuser dans du vin blanc pendant un mois au moins, on prend ce vin à très petites doses, et il peut prolonger la vie des mourans de quelques jours. Le Gen-Seng, essayé à diverses reprises par les Européens, leur a causé souvent des maladies inflammatoires très graves. Cela tient sans doute à la différence des tempéramens et de l’alimentation habituelle. Mais la prospérité du pays devra, dans l’avenir, dépendre plus de ses mines, selon nous, que de son agriculture. Dans certaines régions septentrionales, il suffit de gratter la terre pour y voir briller l’or, et dans les sables de beaucoup de rivières les paillettes de ce métal se rencontrent fréquemment. L’exploitation des mines est aujourd’hui sévèrement défendue ; on n’ose s’y livrer, et personne, du reste, ne serait assez hardi pour vendre ouvertement des métaux de valeur. Le gouvernement coréen, dans la crainte de voir le royaume envahi par les étrangers, a toujours voulu faire croire que la nation était pauvre, et pour cela, rien n’a été plus simple que de défendre à son peuple de s’enrichir. D’ailleurs, un des grands obstacles au développement du commerce a été, jusqu’à nos jours, l’imperfection du système monétaire : les monnaies d’or et d’argent n’existent pas. La seule monnaie qui ait un cours légal est la sapèque. C’est une petite pièce de cuivre avec alliage de plomb, de zinc et d’étain, de la valeur de deux centimes ou deux centimes et demi. Elle est percée au centre d’un trou destiné à laisser passer une ficelle avec laquelle on en lie un certain nombre qui prend ainsi le nom de ligature. Deux cents francs font la charge d’un homme. Rien n’est mieux trouvé pour n’avoir pas d’argent sur soi.

Les forêts, qui couvrent un tiers du pays, ont permis aux tigres de se multiplier. Ces fauves font un nombre considérable de victimes, les paysans coréens n’étant pas plus autorisés que les paysans du Tonkin à faire usage d’armes à feu pour se défendre contre leurs attaques. À l’époque où la Capricieuse faisait l’hydrographie des côtes coréennes sous la direction de M. Mouchez, alors simple lieutenant de vaisseau, plusieurs officiers de marine de mes amis descendirent à terre dans des parages déserts pour enrichir la collection de coléoptères que je formais aux Philippines. Ils durent revenir à bord sans rien récolter. À quelques mètres du rivage, le sol était couvert d’empreintes de tigres, d’ours et de sangliers, et s’aventurer, même à une portée de fusil de la mer, n’eût pas été sans danger.

Le bœuf est employé au labourage, et le cheval, comme celui de Singapore, est de petite taille, mais fort et infatigable ; le chien sans poil se mange et passe pour un mets des plus délicats[3]. Comme en Chine, il y a énormément de porcs. Le gouvernement défend l’élevage des moutons et des chèvres : le roi seul a ce privilège. Les moutons lui servent pour les sacrifices des ancêtres ; les chèvres sont réservées pour les offrandes à Confucius. Autre particularité : la culture de la pomme de terre est interdite, simplement parce qu’elle a été importée par nous ! Mais ce qui rend le séjour de la Corée insupportable aux Européens, c’est la vermine de toute espèce qui les assaille. Il y a des cancrelats gros comme des hannetons qui, l’été, rongent littéralement l’épiderme, et rendent tout repos impossible dans l’intérieur des maisons. Ils se multiplient avec une si prodigieuse rapidité qu’un proverbe coréen dit : « Quand une femelle de cancrelats ne donne pas le jour à quatre-vingt-dix-neuf petits cancrelats dans une nuit, elle a perdu son temps. »

En résumé, la Corée est pour nous, habitans des zones tempérées, un séjour détestable. Et pourtant, un auteur chinois, cité dans l’Encyclopédie japonaise, a écrit que « parmi les pays barbares, aucun ne peut se comparer au Cambodge en richesse, au Japon en franchise, au K’itan, — le pays d’origine de la dynastie chinoise actuelle, en bravoure, — à la Cochinchine en fertilité, au Tchosien, — la Corée, — en agrément[4]. Le froid, comme nous l’avons vu, y est des plus vifs presque toute l’année, et la chaleur, pendant un ou deux mois, intolérable ; l’eau qu’on y boit cause des maladies très graves ; les fleurs, quoique belles, y sont sans parfum et les fruits sans saveur, Il faut vraiment avoir reçu du ciel une vocation d’apôtre pour y braver comme l’ont fait d’héroïques confesseurs du Christ, la misère, les bêtes féroces, la plus hideuse des malpropretés, et enfin une mort effroyable. Et pour quels résultats ! Pour quelques milliers de néophytes sur une population de neuf millions de païens[5].


II.


On ne sait rien de plus précis sur l’histoire ancienne de la Corée. On ignore également à quelle époque son peuple s’est livré sérieusement à l’agriculture, et c’est en vain aussi que l’on a cherché dans quel siècle il a initié les Chinois et les Japonais à la connaissance de la céramique. Cet art, dont il est resté quelques spécimens admirables, n’existe même plus à l’état de souvenir[6] !

Au ier siècle de l’ère chrétienne, le pays était divisé en trois kan ou états : au nord et au nord-est le royaume de Kao-li, à l’ouest celui de Po-tsi, au sud-est celui de Sin-la. Une suite de guerres civiles interminables, des querelles entre le royaume de Kao-li et la Chine, entre le royaume de Sin-la et le Japon, voilà l’histoire de la Corée pendant mille ans. C’est vers la fin du xie siècle que les trois royaumes coréens furent réunis en un seul. Le roi de Kao-li, appuyé par la Chine, conquit les états de Pe-tsi et de Sin-la, forma une seule monarchie, et, en reconnaissance du secours que lui avait donné la dynastie mongole qui s’établissait alors à Pékin, il reconnut officiellement la suzeraineté du nouvel empereur des Célestes. Au xive siècle, la chute de la monarchie mongole entraîna par contre-coup la chute de la dynastie qui régnait alors en Corée. Taï-tso, que les histoires chinoises nomment Si-Tan, protégé par la dynastie Ming, qui venait de supplanter les Mongols, s’empara du trône coréen l’an 1392, et fonda la dynastie actuelle, dont le nom officiel est Tsi-Tsien. En 1636, quand la dynastie mandchoue renversa à son tour les Ming, le roi coréen eut la maladresse de prendre parti pour ces derniers. Il fut vaincu et dut reconnaître aux conquérans non-seulement le droit d’investiture, mais aussi leur autorité directe sur sa personne. Un article de la convention qui fut, à cette époque, passée entre la Chine et la Corée, nous donne le détail du riche tribut que cette dernière doit payer chaque année à l’empereur. En voici le curieux résumé : « Cent onces d’or, mille onces d’argent, dix mille sacs de riz en grain, deux mille pièces de soie, trois cents pièces de mori ou lin, dix mille pièces de toile ordinaire, quatre cents pièces de toile de chanvre, cent pièces de toile de chanvre fin, mille rouleaux de vingt feuilles de grand papier, deux mille bons couteaux, mille cornes de buffle, quarante nattes avec dessin, deux cents livres de bois de teinture, dix boisseaux de poivre, cent peaux de tigre, cent peaux de cerf, quatre cents peaux de castor, deux cents peaux de rats bleus. » Sauf quelques modifications insignifiantes, le tribut et la convention sont encore en vigueur de nos jours. Le Japon, qui, de son côté, avait des prétentions souveraines sur la Corée, ne fit abandon de ses droits qu’en 1868. Il doit le regretter amèrement aujourd’hui en voyant le Céleste-Empire devenir, depuis une année, tout-puissant dans la péninsule coréenne, et l’y supplanter.

Des nombreux partis coréens qui toujours se sont disputé les faveurs du roi et les plus hautes fonctions, il n’en reste plus que deux : l’un hostile aux étrangers, l’autre favorable. C’est ce dernier qui l’emporte aujourd’hui.

La forme du gouvernement est la monarchie absolue. Le roi exerce une autorité sans limites sur les hommes, les choses et les institutions. On lui rend des honneurs presque divins. Il est défendu sous des peines sévères de prononcer son nom, mais la défense est d’autant plus facile à observer que ce n’est qu’après sa mort qu’il reçoit définitivement un nom, et il le reçoit de son successeur. Personne ne doit le toucher, et jamais le fer ne peut approcher de son corps. S’il a un abcès, il doit, le malheureux, en mourir, car pas un médecin coréen ne pourrait l’opérer sans s’exposer à être décapité. En 1800, le roi Tieng-tsong mourut, faute d’un coup de lancette qui l’eût sauvé. En somme, les rois de la Corée sont des rois fainéans, vieillis avant l’heure où la vie décline ; des qu’ils ont atteint l’âge de douze ans, on les voit se confiner dans leur sérail, où leurs ministres, pour gouverner à leur place, les laissent aux mains de jeunes femmes. Une singulière coutume les oblige à nourrir les pauvres de la capitale. Le recensement de 1845 comptait quatre cent cinquante vieillards ayant droit à l’aumône royale. Les princes du sang, les frères, oncles et neveux du monarque, ne jouissent d’aucun pouvoir. On les tient pour suspects, et, dans les soixante dernières années, trois princes ont été décapités. Les grandes familles ont absorbé presque toute l’autorité. Un Coréen, spirituel caricaturiste, a représenté son pays sous les traite d’un homme dont la tête et les jambes sont complètement desséchées, tandis que la poitrine et le ventre, gonflés outre mesure, menacent de crever. La tête, c’est le roi ; les jambes et les pieds représentent le peuple ; la poitrine et le ventre signifient les fonctionnaires et la noblesse, qui, en haut, réduisent à rien le roi, et, en bas, sucent le sang du peuple.

Les palais royaux, — de misérables maisons, dont un boutiquier parisien ne voudrait pas, — sont remplis de femmes et d’eunuques. Les premières sont prises un peu partout et de force pour l’agrément du roi ; les seconds sont admis auprès de lui après des examens spéciaux attestant leur habileté à débrouiller les fils des complots féminins. On leur concède, s’ils remplissent bien leur charge, de très hautes dignités. Le plus étrange, c’est que ces eunuques sont mariés, qu’ils ont plusieurs femmes, et des enfans eunuques qu’ils font chercher par leurs émissaires dans le pays. Où trouve-t-on ces jeunes infirmes ? Les missionnaires assurent que l’usage de la mutilation est inconnu. Mais il arrive parfois que des petits garçons sont estropiés par les chiens, ces animaux étant comme nous l’avons vu, chargés de tenir propres les enfans à la mamelle.

Huit routes principales parcourent la péninsule. La capitale, dont le nom véritable est Han-lang et non Séoul[7], comme on s’obstine à l’appeler, se trouve placée presque au centre du royaume, un peu à l’ouest, sur la route du grand village de Kei-Kido. À l’exception de quelques rues assez larges, la ville de Han-lang ne se compose que de ruelles tortueuses où l’air ne circule pas. Elle est entourée d’un mur d’enceinte, d’une hauteur moyenne de quarante pieds coréens, environ 10 mètres. Il y a huit portes, dont quatre grandes et huit petites. Les grandes portes sont assez belles et surmontées de pavillons dans le genre chinois.

Le royaume est divisé en huit provinces administrées par des gouverneurs ou kam-sa, et les provinces sont elles-mêmes divisées en districts que régissent les mandarins[8]. Dans chacune d’elles, il y a un service des ports et des garnisons considérables pour un petit pays ; elles varient de deux cent à trois cent mille soldats, mais hâtons-nous de dire que tous les Coréens valides font partie de l’armée. Il est à peu près impossible de fournir des renseignemens précis sur l’armée coréenne. Les Japonais prétendent qu’elle est composée de 1,430,859 guerriers, mais c’est là certainement un chiffre exagéré. La garde royale comprendrait 5,770 hommes sans aucune sorte d’instruction militaire sérieuse. Le commandant en chef actuel de cette garde se nomme Sio-nés-Ka ; il est cousin du roi et l’un des premiers personnages du royaume. Il s’efforce, paraît-il, d’organiser sur un pied meilleur l’armée coréenne ; c’est, au dire des officiers japonais, le seul chef capable de la réformer. Il est difficile de traduire dans notre langage les grades militaires de la Corée, mais en indiquant leur hiérarchie, il sera possible d’en avoir une idée : 1o maréchaux ; 2o généraux ; 3o chefs d’une troupe comptant au moins mille hommes, un grade correspondant à celui de chef de bataillon ; 4o chefs d’une troupe de cinq mille hommes ; 5o chefs d’une troupe de cent hommes.

Les armes de la cavalerie et de l’infanterie se composent de fusils, de lances, d’arcs et des sabres. Ce n’est que depuis peu d’années que les Coréens ont acquis quelques armes à feu européennes par l’intermédiaire de la compagnie japonaise Okouva ; ils n’en achètent jamais plus de trois cents à la fois, ayant la prétention d’en fabriquer eux-mêmes sur le modèle de ceux qu’ils ont. La paie des soldats de la garde du roi consiste en une solde de 15 francs par mois et d’une portion de riz quotidienne. Celle des simples soldats n’est que de 2 francs environ. Tous les ans, ils reçoivent un habit en cotonnade. Les soldats de la garde royale reçoivent en outre une tente de campagne, sous laquelle ils vivent pendant le temps qu’ils restent au service. La cavalerie forme un corps de trois mille hommes, divisés en escadrons de trois cents cavaliers.

Les Coréens n’ont pas de marins, malgré leur singulière prétention de soutenir qu’ils possèdent une flotte. Ce qu’ils ont, ce sont des bateaux de pêche en nombre considérable appelés par eux bâtimens de guerre ; comme armement, ces coquilles de noix n’ont ni canons ni caronades. En temps de paix, ils restent vides de leurs équipages et tombent rapidement hors de service. Leur seule utilité sera de servir dans quelques années de bois à brûler. Des officiers coréens sont allés dernièrement au Japon, mais en voyant la flotte de guerre de leurs intelligens voisins, ils ont compris que tout était à faire chez eux.

En Corée comme en Chine, beaucoup de villes sont murées et les forteresses nombreuses. La principale est celle de Kang-Hoa, placée à l’entrée du fleuve qui mouille les murs de la capitale. Ces citadelles servent d’enceinte à des villages de premier ordre, Tonkou-Wagni-fu, par exemple. Elles sont pour la plupart édifiées sur des collines, entourées d’un mur de granit de 3 mètres de hauteur sur 1 mètre d’épaisseur et percées de distance en distance de meurtrières. Un général japonais qui a pu les visiter nous a affirmé qu’un seul canon de siège suffirait pour les abattre et les réduire en poussière. Les administrations du gouvernement sont presque toujours installées dans l’intérieur de ces places fortes. Les bureaux occupent de vastes bâtimens recouverts de tuiles. Les Coréens considèrent ces établissemens comme ce qu’il y a de mieux en architecture. C’est pourtant fort laid et mal entretenu, excepté à Tokou-Wagni-fu, où l’on remarque quelques constructions assez bien achevées.

Dans les villes, même dans celles de premier ordre, les maisons laissent à désirer sous bien des rapports et sont, pour la plupart, de véritables huttes. Celles des habitans du nord du Japon et de l’île chinoise de Formose ont l’aspect de palais comparées aux cabanes des Coréens. Construits en pierre ou en terre, les grands édifices mesurent 15 mètres carrés ; le plus souvent, ils occupent une superficie de moins de 10 mètres ; leur hauteur n’a guère plus de 1m,50. On creuse, il est vrai, le sol à l’intérieur de 0m,30 à 0m,60, et on y pose des poutres, qui supportent un misérable plancher. Et encore, les riches seuls se paient ce luxe ; les pauvres se contentent, pour dormir, d’étendre quelques nattes sur la terre. Ces habitations n’ont qu’une seule porte et pas de fenêtres ; il est presque impossible à un homme un peu grand de s’y tenir debout. À Fousan, où les Japonais ont un comptoir, elles sont plus grandes et mieux construites. Une des choses qui frappent le plus les étrangers, c’est que les indigènes n’ont pas de puits ; ils paraissent ignorer les principes de la construction d’un aqueduc. Leur méthode pour avoir de l’eau est la suivante : ils creusent un trou de six pieds de profondeur et de trois pieds de diamètre près d’un ruisseau qui descend d’une colline, puis l’eau est amenée dans ce trou au moyen de conduites en bambou. Dans ces conditions, on devine que l’aspect général des villages est loin d’être attrayant. Les rues sont sales et tellement étroites qu’une voiture ordinaire ne peut y passer. Il s’y tient pourtant des marchés où l’on vend tous les cinq jours de la viande, des légumes, du poisson, des grains, des étoffes et des meubles. En regardant dans les boutiques, on y voit des pipes, du tabac que l’on cultive dans le pays, du papier, des épingles à cheveux, des petits miroirs, des peignes, des couteaux, et autres menus articles de bimbeloterie qui attirent aussi bien les hommes que les femmes. Ailleurs, on vend des objets pour la table, tels que plats, bassins et tasses. Ces objets sont en porcelaine ou en métal ; les premiers ne peuvent être utilisés que l’été, car le froid est tellement rigoureux en hiver que les liquides qu’ils contiendraient les briseraient en se congelant.

Il n’y a pas en Corée de maisons de thé organisées comme au Japon, c’est-à-dire avec luxe et originalité. Vous n’y trouvez que quelques petites maisons dans les villes et les villages où les voyageurs peuvent s’arrêter, manger et boire. D’horribles vieilles femmes tiennent généralement ces taudis, et si un étranger, même un Japonais, jette en passant un simple coup d’œil sur ces mégères, on les voit se voiler ou prendre la fuite. Il est donc difficile de dîner ailleurs que chez soi dans cet affreux pays. Quelques-unes de ces misérables auberges sont tenues par des hommes ; celles-là sont tout aussi grossièrement construites que celles tenues par les femmes, et des nattes pour se reposer sont simplement étendues sur le sol, qui n’est recouvert d’aucun plancher.


III.


Les Coréens, par leur physionomie, rappellent les Japonais du sud, particulièrement ceux de Satsouma, mais ils ont les traits plus fins et plus réguliers. Beaucoup portent toute la barbe. Les femmes aussi sont fortes, la plupart d’une taille de plus de cinq pieds deux pouces. Le type mongol domine, mais les Coréens ressemblent plus, comme nous le disions, aux Japonais qu’aux Chinois. Il est probable que la masse du peuple représente un faisceau de races diverses, car il est facile d’y trouver des types très purs de Japonais, de Chinois, de Tatares, de Tongouses, et peut-être même de Malais. En général, ils ont le teint cuivré, le nez court, un peu épaté, les pommettes proéminentes, la tête et la figure arrondies, les sourcils élevés. Leurs chevelures sont noires ; il n’est pas rare cependant de rencontrer des cheveux châtains et même châtain clair. La barbe est peu fournie, beaucoup de visages n’en ont pas. Les Coréens sont de taille moyenne dans le sud ; mais, au nord, les indigènes voisins des provinces de la Tartarie sont remarquables par leur haute stature, leur force et leur sauvagerie. La paix, qui n’a pas été troublée depuis longtemps en Corée, et l’oppression exercée par le gouvernement, ont beaucoup contribué à rendre le peuple mou et ignorant. Ils supportent facilement la misère. On croit qu’ils sont à peu près sauvages et dénués d’intelligence : c’est là une erreur née sans doute de leur persistance à ne pas répondre aux questions des étrangers. Ils n’ont jamais été en contact avec d’autres gens que les Chinois et les Japonais, et les relations qu’ils ont elles à différentes reprises avec ces peuples ont toujours tourné à leur désavantage. Aussi détestent-ils les visages nouveaux ; ils font semblant de ne pas les comprendre pour n’avoir pas à leur parler. Au dire des Malais, les singes ne parlent pas non plus pour ne pas payer d’impôt.

Dans l’intérieur, les voleurs sont très nombreux ; ils ne se croient pas déshonorés lorsqu’ils ont été condamnés pour ce fait. À peine hors de prison, ils recommencent. Cela vient de ce qu’aucune loi sévère ne punit le vol. Il n’en est pas de même du viol, qui est châtié très sévèrement. La femme qui entretient des relations avec un étranger est condamnée à mort. Les Japonais en eurent un exemple terrible lors de la famine qui, en 1877, dépeupla une partie du pays. De pauvres femmes affamées vinrent demander des secours aux Japonais établis à Fousan ; quelque temps après, elles furent ramenées par ordre des autorités. On leur trancha la tête. Les Coréens riches allaient aussi, de leur côté, à Fousan, mais c’était pour y admirer les mousmées japonaises, leur offrir des cadeaux et en obtenir des faveurs.

Aussitôt, avons-nous dit, qu’une femme coréenne, — à moins qu’elle ne soit très jeune ou très vieille, — rencontre un étranger, elle s’enfuit, et si la retraite est impossible, elle se voile le visage. Il est à présumer que les Coréennes agissent ainsi plutôt par crainte de leurs compatriotes que des étrangers. Un jour, un officier anglais qui faisait des sondages à Masamfo descendit à terre avec quelques camarades. Deux femmes qui travaillaient seules dans les champs vinrent à eux, les examinèrent longuement et leur adressèrent même quelques paroles qu’ils ne purent comprendre. Un Coréen se montra soudainement à quelque distance, et aussitôt elles prirent la fuite.

Si vous passez près d’un ruisseau, vous trouverez toujours un groupe de femmes lavant et causant ; aussi les Coréens, couverts de vermine dans l’intérieur de leurs maisons, sont-ils toujours, hors de chez eux, vêtus proprement. Tous les travaux domestiques sont faits par les femmes ; la destinée des hommes paraît être celle de fumer et de flâner de la naissance à la mort. Les maisons de bains, si communes au Japon, sont inconnues en Corée, les indigènes prennent quelques bains froids dans les ruisseaux pendant les mois de l’été, mais il n’est pas permis aux femmes de se baigner plus de trois fois par an. Les barbiers y sont inconnus, hommes et femmes arrangent eux-mêmes leurs cheveux. Un Chinois ne peut vivre sans parapluie : un Coréen en ignore complètement l’utilité. Les lanternes y sont inconnues ; la nuit, la torche est en usage, et s’il pleut, on ne s’éloigne jamais des maisons. Les coolies les plus misérables se réfugient dans leurs huttes dès que tombe une averse et refusent de travailler, même si on leur offre un salaire supplémentaire. Il est vrai que les malheureux n’ont qu’un vêtement et que, s’ils le laissent se mouiller, ils sont obligés de rester complètement nus jusqu’à ce qu’il soit sec.

Les Coréens sont doux de caractère, très polis dans leur langage et même flatteurs. À ceux qui leur demandent comment ils vont, ils répondent : « Grâce à la faveur que vous me faites en m’adressant cette question, ma santé est bonne. » Un malade dit à la personne qui vient le visiter : « Grâce à votre visite, je me sens mieux. » S’adressent-ils aux Japonais, les seuls étrangers avec lesquels ils aient été en rapport depuis trois ans, ils commencent toujours par ces mots : « Vous êtes si savans ! » ou : « Vous êtes si grands ! » Un Coréen, rencontrant un enterrement, arrête le cortège et, s’approchant du cercueil, dit : « Je regrette profondément la perte de cet homme vertueux, » même s’il n’a jamais connu le défunt.

M. Ch. Dallet, dans son intéressante Histoire de l’église de Corée, nous apprend qu’en Corée, — comme du reste dans beaucoup d’autres contrées asiatiques, — les mœurs sont effroyablement corrompues et, par une conséquence toute naturelle, la condition de la femme est un état d’abjection et d’infériorité choquantes. « Elle n’est pas la compagne de l’homme, dit-il, elle n’est qu’une esclave docile, un instrument de plaisir et de travail, à qui la loi et les mœurs ne reconnaissent aucun droit et, pour ainsi dire, aucune existence morale. C’est un principe partout admis, consacré par les tribunaux, que toute femme qui n’est pas sous puissance de mari ou de parens est, comme un animal sans maître, la propriété du premier occupant. »

Les femmes n’ont pas de nom. On leur donne parfois celui de la province où elles sont nées ; quelquefois on les appelle : la Maison d’un tel, — celle du mari. Quand une femme est citée devant un tribunal, le juge lui donne un nom d’office, mais seulement pendant le temps que dure le procès. On ne cesse de répéter aux garçons qu’il est honteux pour un homme de demeurer dans l’appartement des femmes et, jeunes encore, on les voit se refuser à mettre les pieds dans les parties du logis où vivent leurs mères et leurs sœurs. Presque jamais un Coréen de bon ton n’aura une conversation suivie avec sa propre femme, qu’il regarde comme étant infiniment au-dessous de lui. Après le mariage, les femmes nobles sont inabordables. Presque toujours consignées dans leurs appartemens, elles ne peuvent ni sortir, ni même jeter un regard dans la rue, sans la permission de leur mari. Cette séquestration est portée si loin que l’on a vu des pères tuer leurs filles, des maris tuer leurs femmes, et des femmes se tuer elles-mêmes, parce que des étrangers les avaient touchées du doigt. Des libertins profitent de cette réclusion pour violenter les femmes en l’absence de leurs époux : elles se taisent par crainte de la mort ou d’un effroyable scandale. Il est aussi des usages qui viennent évidemment de la liberté des mœurs et du mépris qu’on a pour le sexe faible. Ainsi, les femmes non mariées ont le droit de pénétrer partout, de circuler en tous les temps dans les rues de la capitale, même la nuit, tandis que, depuis neuf heures du soir, moment où la cloche donne le signal du couvre-feu, jusqu’à deux heures du matin, aucun homme ne peut sortir sans s’exposer à une forte amende.

Lorsque les enfans ont atteint l’âge de puberté, ce sont les parens qui les marient, sans les consulter ; les filles ne peuvent se marier avant vingt ans. Le plus souvent le père d’un garçon se met en relation, de vive voix ou par correspondance quelquefois, avec le père d’une fille ; on discute les conditions du contrat, on marque l’époque qui semble la plus favorable pour le mariage d’après les calculs des devins et des astrologues, et cet arrangement est définitif. La veille ou l’avant-veille du jour fixé pour la cérémonie, la fiancée invite chez elle une de ses amies pour lui relever les cheveux qu’elle a portés jusque-là en tresses flottantes sur les épaules ; le jeune homme, de son côté, appelle l’un de ses parens pour lui rendre le même service. Tant que l’on n’est pas marié, eût-on trente ans, on est considéré comme un enfant auquel toutes les folies sont permises, et l’on doit conserver les cheveux nattés et tombans. Après que les chevelures ont été relevées par le mariage, les hommes les portent nouées sur le sommet de la tête, un peu en avant ; mais en si petite quantité qu’il n’y en a pas plus gros qu’un œuf. Les femmes mariées font tout le contraire ; elles se procurent de faux chignons afin de grossir autant que possible les deux tresses qui, pour elles, sont de règle stricte.

Quand arrive le jour du mariage, on prépare dans la maison de la jeune fille une estrade plus ou moins élevée, ornée avec tout le luxe possible : les parens et les amis s’y rendent en foule. Les futurs époux, qui ne se sont jamais vus, sont amenés solennellement sur l’estrade et placés l’un en face de l’autre. Ils y restent quelques minutes, se saluent sans mot dire, puis se retirent chacun de leur côté. La jeune mariée rentre dans l’appartement des femmes, et le mari reste avec les hommes dans les chambres extérieures, où il fête de son mieux ses amis. Et c’est tout : le mariage est conclu. Le jour de la noce, la jeune femme doit montrer la plus grande réserve dans ses paroles. Sur l’estrade elle n’a pas dit un mot, et le soir, dans la chambre nuptiale, l’étiquette lui commande de garder le silence le plus absolu. Le jeune marié l’accable de questions, de complimens ; elle doit rester muette, impassible comme une statue. Assise dans un coin, revêtue d’autant de robes qu’elle peut en porter, elle attend que son époux la déshabille, si cela peut toutefois être agréable à ce dernier, mais tout en se gardant bien d’y aider elle-même. Les Coréens ont le droit d’avoir autant de concubines qu’ils peuvent en entretenir, et ils ne s’en privent pas si leur femme légitime n’est pas de leur goût. Se contenter d’une femme serait d’ailleurs de mauvais ton.

Le divorce est en usage. Lorsqu’une femme s’enfuit de la maison conjugale, le mari, s’il peut découvrir sa retraite, la fait enlever et conduire devant le juge, et celui-ci, un mandarin, après avoir fait administrer une bastonnade à la fugitive, la donne à l’un de ses valets.

Dans toutes les classes de la société, la principale occupation des femmes est d’élever leurs enfans, ou plutôt de les nourrir. L’allaitement artificiel est inconnu. Si elles n’ont qu’un garçon ou qu’une fille, elles donnent le sein à leur bébé jusqu’à l’âge de sept ou huit ans. « Cela se fait publiquement et personne ne s’en scandalise ! » s’écrie un missionnaire. Qu’y a-t-il donc de scandaleux à cela ? L’éducation du reste exige peu de soins. Elle consiste à faire toutes les volontés de l’enfant, surtout si c’est un fils, à se plier à tous ses caprices, à rire de ses défauts, sans jamais les corriger.

Les femmes nobles ne font absolument rien, mais celles du peuple ont une rude besogne. Elles doivent préparer les alimens, confectionner les toiles, faire les habits, les laver, les blanchir, entretenir toute la maison, et, de plus, l’été, aider leurs maris dans tous les travaux des champs. Les hommes travaillent au temps des semailles et de la moisson, mais en hiver ils se reposent. Leur seule occupation alors est d’aller dans les montagnes couper le bois, qui est partout abondant. Le reste de leur temps se passe à jouer, à fumer, à faire des visites ou à dormir.

Un veuf peut se remarier après un deuil très court. Les femmes, surtout celles des hautes classes, doivent pleurer leur mari toute leur vie. Il en résulte ceci : c’est que les jeunes veuves, ne se remariant pas, deviennent presque forcément les concubines de ceux qui peuvent les entretenir. On voit aussi de jeunes veuves se donner la mort après les funérailles de leurs époux, soit pour prouver leur éternelle fidélité, soit aussi pour mettre leur honneur hors d’atteinte, car n’ayant personne pour les aider à se défendre, elles tombent aisément aux mains des libertins. Si ceux-ci, par ruse, ont violemment abusé d’elles et prouvent qu’ils les ont possédées, ils deviennent de par la loi les maîtres absolus de ces malheureuses. Aux gens du peuple les secondes noces ne sont pas défendues. La nécessité pour les pauvres d’avoir une personne qui prépare leur nourriture rend les seconds mariages assez nombreux.


IV


Les Coréens sont divisés en trois classes : nobles, gens du peuple, esclaves. La noblesse est héréditaire. Les enfans naturels étant devenus très nombreux, un décret royal, édicté en 1857, leur a donné le droit d’aspirer comme les enfans légitimes à toutes les dignités. Les nobles descendent pour la plupart des guerriers qui, il y a cinq siècles, ont placé sur le trône le fondateur de la dynastie actuelle. Les services publics sont monopolisés par eux, les traitemens de leur fonctions sont les uniques moyens de leur existence. Ils ont, en outre, certains privilèges tels que celui de ne pas se voir inscrits sur les rôles de l’armée, d’être inviolables dans leurs demeures et leurs personnes, et de porter chez eux le bonnet de crin qui est le signe distinctif de leur rang. En Corée, les nobles sont si nombreux, ils savent si bien s’unir pour conserver les privilèges de leur caste, que ni le peuple, ni les mandarins, ni le roi ne peuvent lutter contre eux avec avantage. Qu’un grand seigneur n’ait pas d’argent, il envoie ses valets saisir un marchand ou un laboureur et lui en demande. Si celui-ci s’exécute de bonne grâce, il le relâche ; sinon il est emprisonné, privé d’alimens et battu jusqu’à ce qu’il ait donné la somme qu’on lui réclame. Dans les auberges, on n’ose ni interroger un noble, ni même le regarder. On ne peut fumer devant lui. S’il sort à cheval, un valet conduit sa bête par la bride, aussi n’en voit-on jamais galoper. La noblesse est la grande plaie du pays. Les missionnaires ont connu de ces grands seigneurs qui ne mangeaient du riz qu’une fois tous les trois ou quatre jours, passaient d’horribles hivers sans feu et presque sans habits, et cependant refusaient obstinément de se livrer à quelque travail par crainte de déroger.

Entre la noblesse et le peuple proprement dit se trouve la classe moyenne, qui ne se rencontre que dans la capitale. Elle comprend des familles qui, depuis plusieurs générations, remplissent auprès du gouvernement certaines fonctions spéciales, telles que celles d’astronomes, d’interprètes et de médecins. Au-dessous de cette classe vient le peuple, qui n’a absolument aucune influence politique. Un homme de cette catégorie peut, il est vrai, comme nous le verrons plus loin, concourir aux examens publics pour les emplois civils et militaires, mais quelque titre qu’il obtienne, licencié ou docteur, il ne recevra jamais du gouvernement que des fonctions insignifiantes. Les individus attachés au temple de Confucius ou d’autres grands hommes, les faiseurs de cercueils, les couvreurs, les maçons, tous ceux, en un mot, qui ont un genre de travail ou des intérêts communs, créent des corporations afin de trouver aide et protection en cas de besoin. Il suffit, pour faire partie de ces associations, de payer une cotisation plus ou moins considérable. Les abatteurs de bœufs forment une classe à part, tenue pour plus vile que celle des esclaves. Cela vient de ce que, le bœuf étant un animal absolument nécessaire pour la culture, une loi défend de le tuer sans permission du gouvernement. De là une grande répulsion contre ceux qui les abattent. Ces parias d’un nouveau genre ne peuvent demeurer dans l’intérieur des villages, et c’est parmi eux que sont pris les exécuteurs des hautes-œuvres. Il est bon d’ajouter que le mépris public n’atteint que ceux qui tuent l’animal et nullement les bouchers qui vendent la viande.

Les esclaves, autrefois fort nombreux, ne sont plus qu’un petit nombre. Sont esclaves ceux qui naissent d’une mère esclave, ceux qui se vendent ou sont vendus par leurs parens comme tels, et enfin les enfans abandonnés qui sont recueillis et élevés par de riches Coréens. Leur maître a droit de vie et de mort sur eux ; s’ils usent toutefois de ce droit dans des circonstances ordinaires, ils sont justiciables des tribunaux. En somme, le sort de ces malheureux est préférable souvent à celui des villageois pauvres, et il n’est pas rare de voir des individus se donner à un noble pour se mettre à l’abri des violences des mandarins. Le gouvernement a ses esclaves qui le sont devenus par suite d’une condamnation en cause criminelle. Chez nous, ce sont des forçats. Les femmes de cette catégorie et qui sont la propriété des préfets de province, sont traitées comme des animaux. Livrées aux mandarins, aux satellites, aux valets, au premier venu, rien n’égale le mépris que l’on a pour elles, et la mort devrait être préférable à la servitude qu’elles subissent.

Les Coréens, qui ont tant de dureté pour le sexe faible, adorent leurs enfans et surtout les garçons. Ils ne sont jamais abandonnés ou exposés, du reste pas plus qu’en Chine, sauf les cas de grande famine. Parfois, aux époques de disette, des pères donnent ou vendent leurs fils, mais l’argent qu’ils peuvent acquérir par la suite est employé à les racheter. Le premier sentiment vertueux que l’on inculque à un enfant est le respect de son père. On ne lui demande aucune considération pour sa mère. Le fils ne doit jamais jouer devant celui auquel il doit la vie, ni fumer devant lui. En un mot, le respect filial est l’unique vertu des enfans coréens. Les adoptions sont très communes, et elles doivent se faire le plus possible dans la famille, car ce sont des descendans qui seuls doivent rendre aux ancêtres le culte habituel, garder leurs tablettes, observer les cérémonies de deuil et offrir les sacrifices. On n’adopte pas de filles, toujours parce qu’on les considère indignes d’accomplir les rites prescrits. À la mort du père, le fils aîné prend sa place ; il conserve la propriété. Les cadets reçoivent de leurs parens des donations plus ou moins importantes à l’époque de leur mariage. En général, la maison de l’un est la maison de tous, et tous prêtent leur appui à celui d’entre eux qui a quelque chance d’obtenir un emploi. Les noms de famille sont en très petit nombre, cent quarante-cinq ou cent cinquante au plus. Pour distinguer les différentes familles qui portent le même nom, on y joint l’indication de leur pays. Outre ces noms, il y a les noms propres de chaque individu ; on en compte trois : le nom d’enfant, le nom propre vulgaire et le nom propre légal. Les femmes ne changent pas de nom à leur mariage ; elles conservent leur nom d’enfant. Ordinairement les gens du peuple n’ont que des sobriquets par lesquels on les désigne.

Quelques mots sur le deuil en Corée. Quand un noble a perdu son père, sa mère ou l’un de ses proches, il n’est pas libre de le pleurer à sa guise ; il doit se conformer aux prescriptions données à ce sujet par le gouvernement. Voici ce qui se passe le plus souvent. On commence par déposer le corps dans un cercueil en bois très épais, gardé dans une chambre destinée à cet usage. On doit aller pleurer dans ce lieu funèbre quatre fois par jour, et, pour y entrer, il est nécessaire de porter une toilette spéciale. Elle consiste en une grande redingote de toile grise déchirée, et aussi malpropre que possible. On se ceint les reins d’une corde de la grosseur du poignet, corde tressée avec de la paille de riz et du fil. Une autre corde fait le tour de la tête, laquelle est couverte d’une toile grise. Les bouts en retombent par-devant sur chaque joue. Des bas et des souliers spéciaux et, à la main, un gros bâton noueux, complètent cet étrange costume. Dans cet accoutrement, sous lequel nos missionnaires se sont souvent cachés, on se rend dans la chambre mortuaire le matin, en se levant, et après chaque repas. On apporte une petite table chargée de mets et placée sur un autel à côté du cercueil ; puis la personne qui préside la cérémonie fait entendre des plaintes lugubres. Ces pratiques durent pendant deux ou trois ans. Un noble qui se respecte doit souvent passer toute une nuit et tout un jour auprès de son père mort. Il en est qui font bâtir des maisons très petites auprès des tombeaux pour y vivre plusieurs années. Ceux-là acquièrent une haute renommée de sainteté et la vénération de tous.

La Corée, vassale de la Chine depuis plusieurs siècles, a subi l’influence de sa dominatrice. On trouve donc en Corée, ainsi que dans l’empire du Milieu, le même respect pour la science, la même vénération pour les grands philosophes et presque le même système d’examens littéraires pour les emplois et les dignités. Mais si, dans le Céleste-Empire, un individu, tout pauvre et humble qu’il soit, peut, ayant acquis des grades littéraires, devenir le premier mandarin de l’empire, celui qui échoue, fût-il fils d’un ministre et riche comme un Rothschild, est légalement incapable d’exercer une fonction publique. En Corée, c’est bien différent. La démocratie égalitaire n’existe pas, et si les Coréens ont le droit de concourir pour les plus hauts emplois, jamais ils n’obtiennent autre chose que des places insignifiantes, sans espoir de s’élever bien haut. Le noble qui a reçu son diplôme universitaire s’empare des meilleurs postes administratifs et militaires. À l’époque des examens, les étudians des provinces se mettent en route pour la capitale. C’est la terreur des villages qu’ils traversent, car, sous le prétexte qu’ils sont convoqués par le roi, ils commettent les plus grands excès. Quand arrive le jour des épreuves, ils se réunissent en masse dans un local fort étroit, où, en attendant qu’on les appelle, ils commettent toute sorte d’extravagances. Quelquefois ils restent plusieurs nuits dans ce local, car le nombre des élèves est de plusieurs milliers chaque année, et l’on peut s’imaginer dans quel état de fatigue et de malpropreté ils sortent de là.

Les examens passés, ceux qui ont obtenu des grades se hâtent de revêtir l’uniforme qui convient à leur nouveau titre, puis ils vont, à cheval, faire visite aux principaux personnages de la capitale. Pour que leur titre soit valable, il faut, comme dans certaines écoles et universités d’Europe, que le lauréat soit brimé. On lui barbouille le visage d’encre d’abord, de farine ensuite, et l’on mange et boit à ses dépens. S’il n’accepte pas le barbouillage de bonne grâce de la main de tous ses amis, on le lie comme un saucisson, on le frappe et on le suspend en l’air jusqu’à ce qu’il ait donné des marques de satisfaction et délié les cordons de sa bourse. Les grades que l’on acquiert sont ceux de bachelier, licencié et docteur. On peut gagner ce dernier, qui est le plus élevé, sans passer par les autres. Depuis plusieurs années, les nobles achètent, sans trop s’en cacher, grades et diplômes, et les véritables lettrés deviennent de plus en plus rares.

Les sciences exactes, la linguistique, les beaux-arts sont loin d’être en aussi grand honneur que les études littéraires et philosophiques. Les premières sont l’apanage d’une classe que l’on appelle en Corée « la classe moyenne » et qui se rattache à huit fonctions distinctes. La première, celle des interprètes, est très recherchée ; la seconde comprend l’étude de l’astronomie et l’art de choisir les jours propices. Ceux qui en sont chargés ne travaillent que pour le roi. Puis vient l’école de médecine, l’école des chartes, dont les élèves sont employés à la conservation des archives et à la rédaction des rapports officiels ; l’école de dessin, pour les cartes, plans et portraits du souverain ; l’école de droit, l’école de calcul, d’où sortent les commis du ministère des finances, et enfin l’école de l’horloge. C’est là qu’on prend les directeurs et surveillans de l’horloge unique du gouvernement et de la Corée. C’est une machine hydraulique qui mesure le temps, en laissant tomber des gouttes d’eau à intervalles réguliers. En dehors des fonctions administratives, de la culture de la terre, des métiers de tisserand, charpentier et maçon, les Coréens s’adonnent-ils à la fabrication de ces ouvrages d’art, céramiques et bronzes, dans lesquels les Japonais excellent et les Chinois brillent ? Les missionnaires n’en parlent pas. Il y a de nombreux potiers, mais nulle part on ne retrouve la fabrication de ces porcelaines admirables dont nous avons dit quelques mots. Les richesses minérales abondent, et personne ne dit avoir vu fabriquer ces bronzes d’une charmante couleur et d’une sonorité incomparable que l’on trouve dans les habitations des mandarins riches. C’est pourtant à la Corée, d’après les vieux livres chinois, que le Japon et le Céleste-Empire sont redevables de leurs premières tentatives artistiques et littéraires. Une autre gloire lui revient. Elle a inventé les caractères mobiles métalliques, précédant ainsi l’Europe d’au moins cent cinquante ans. M. Satow possède une réimpression du K’ung-tsé-kia-yü ou Apologues de Confucius, imprimée en caractères mobiles à la librairie de l’Unité de distinction, en 1317. C’est sans doute l’un des plus anciens livres qu’il y ait au monde. On assure aussi que les Chinois ont employé des caractères d’argile cuite et mobiles dès le xie siècle.

Il est une industrie dans laquelle les Coréens l’emportent sur leurs voisins, c’est celle du papier. Celui qu’ils fabriquent avec de l’écorce de mûrier est bien plus épais et bien plus solide que celui des Chinois. Il a la solidité de la toile. On en fait des chapeaux, des sacs, des mèches de chandelle, des cordons de chaussures, etc. ; lorsqu’il est préparé avec de l’huile, il remplace nos toiles cirées, nos parapluies et notre caoutchouc. Les portes et les fenêtres n’ont pas d’autres vitres que ce papier.


V.


La langue coréenne n’a pas de parenté avec la langue des Célestes, bien qu’elle se soit approprié un grand nombre de mots chinois. Elle appartient au groupe mongol et possède beaucoup d’analogie avec le japonais. Elle n’a ni genre, ni nombre, ni cas, mais des particules qui s’adaptent aux noms, aux verbes et même aux phrases. Dans les huit écoles du gouvernement, on n’étudie que la littérature et les sciences chinoises, tandis que la langue nationale est méprisée. Édits, proclamations, jugemens, livres de science, tout est en caractères chinois. M. Ch. Dallet fait remarquer, non sans raison, que pas un de nos orientalistes ne s’est occupé de la langue coréenne et ne s’est adressé aux missionnaires pour en connaître la structure. Ceux-ci ont fait paraître en décembre 1880, puis en janvier 1882, un Dictionnaire français coréen et une Grammaire coréenne. Le premier est un grand in-8o de plus de sept cents pages, qui comprend une partie géographique, riche de vingt-huit à trente mille mots et de deux appendices. C’est en partie l’œuvre de M. Ridel. Avec ses vingt-cinq lettres, l’alphabet coréen a suggéré aux auteurs l’idée d’adopter pour la disposition des mots un système approchant des dictionnaires européens. À côté de chaque mot coréen on trouve sa prononciation figurée en caractères français, et, de plus, le mot chinois, ce qui rend cette œuvre accessible aux Orientaux eux-mêmes. Ce dictionnaire décrit également la faune, l’ichtyologie, la flore, les sciences et les arts de la Corée, avec une couleur locale qui donne à l’œuvre un caractère spécial et pittoresque. En le feuilletant, on découvre de curieux détails sur les usages et les institutions d’une terre où, presque à chaque pas, on se trouve en face de l’inconnu. Et que de richesses naturelles encore ignorées ! L’un des appendices donne la solution rapide de la conjugaison des verbes, la plus ardue des difficultés de la langue coréenne. L’autre, rédigé d’après les traités de géographie les plus connus, fournit les noms et la position des provinces, des villes, des montagnes, des cours d’eau et l’indication des divisions administratives, civiles et militaires. L’impression de ce travail important a été conféré à M. Lévy, directeur de l’Écho du Japon, à Yokohama. Elle a duré deux ans et fait le plus grand honneur à celui qui a osé l’entreprendre.

Dans la Grammaire coréenne[9], les missionnaires ont encore donné beaucoup de place à leur chapitre du verbe, qui, en français et en anglais, comme dans beaucoup d’autres langues, est la partie la plus importante, la plus difficile du discours. C’est aussi le cas pour la langue coréenne, langue dans laquelle les plus grosses difficultés proviennent des formes honorifiques. Les Coréens y attachent une grande importance, de même que les Chinois, et ils ne voudraient pas manquer d’observer la distinction entre les supérieurs, les égaux et les inférieurs dans leurs conversations. Lorsqu’on songe que la société se divise en trois castes bien tranchées, on est effrayé de la tâche que les auteurs ont entreprise et qu’ils ont, du reste, menée à bonne fin. Disons en passant que le verbe avoir n’existe pas en coréen ; il est remplacé par le verbe être. Ainsi : j’ai un livre, doit se rendre par : un livre est mien. M. Charles Vapereau, qui a publié dans un journal anglais de Shanghaï une intéressante étude sur l’œuvre des missionnaires, raconte qu’à Pékin il a eu l’occasion de voir beaucoup de Coréens et que quelques-uns d’entre eux seulement savaient parler chinois. Ceux qui s’exprimaient dans cette langue étaient presque tous de Eu-Thio, ville située près de la frontière de Chine ; c’étaient des marchands qui, chaque année, venaient dans la capitale du Céleste-Empire pour leur propre compte, ou bien encore des interprètes au service des mandarins chinois. Les mandarins coréens et le plus grand nombre des trafiquans et des interprètes peuvent écrire la langue mandarine, mais, chose étonnante, il est très rare d’en trouver, même de ceux qui n’ont qu’une éducation médiocre, écrivant leur propre langue.


Le bouddhisme, ou la doctrine de Fo, pénétra en Corée au ive siècle de notre ère ; puis, au xive siècle, la religion de Confucius le supplanta et devint en quelque sorte la religion d’état. Pour la masse du peuple, celle-ci consiste dans le culte des ancêtres et dans l’observation de cinq devoirs : envers le roi, envers les parens, entre époux, envers les vieillards et entre amis. Pour les lettrés, il faut ajouter : le culte de Confucius et des grands hommes, la vénération des livres sacrés de la Chine et enfin un culte de Sia-Trik ou génie du royaume. Qu’est-ce que ce Sia-Trik ? Les missionnaires ont souvent interrogé les Coréens à ce sujet sans jamais obtenir une réponse bien précise. Les uns désignent ainsi un être suprême, d’autres croient que c’est le ciel, le plus grand nombre ignore ce que cela veut dire. C’est lui que l’on invoque pour obtenir de la pluie ou de la sérénité dans l’atmosphère. Dans la capitale, son temple est ce qu’il y a de plus sacré : celui où l’on conserve les tablettes des ancêtres de la dynastie régnante ne vient qu’en second lieu. Un jour, M. Ch. Dallet disait à un Coréen que chaque homme avait une âme. Le Coréen ne voulait pas l’admettre. « Pour nous autres, disait-il, ce qui nous meut et nous anime, se dissipe avec le dernier souffle de la vie ; mais, pour les grands hommes, ils subsistent encore après la mort. » Dans chaque district se trouve un temple de Confucius. Ce sont de petits bâtimens assez beaux pour le pays, avec de vastes dépendances. C’est dans ces temples que les lettrés tiennent leurs réunions et offrent des sacrifices aux génies, aux époques de la nouvelle et de la pleine lune. On trouve encore en Corée quelques pagodes bouddhiques où des bonzes s’efforcent de perpétuer la doctrine de Fo. Mais cette religion est en pleine décadence. On y voit aussi des monastères de bonzesses ; de même que les prêtres, elles sont tenues à garder la continence durant leur séjour dans les bonzeries, car il y a peine de mort contre celles qui auraient des enfans. Comme la loi ne les oblige pas à séjourner là toute leur vie, elles y passent quelque temps, puis elles s’en vont dès que l’ennui les domine trop, ce qui n’est pas long. Si on demande aux Coréens ce qu’ils deviennent après la mort, ils répondent comme les épicuriens de tous les temps : « Qui le sait ? personne n’en est revenu ; l’important est de jouir de la vie pendant qu’elle dure. » Les Coréens voient le diable partout ; ils croient aux jours fastes et néfastes, aux lieux propices, tout leur est un signe de bonheur ou de malheur. Le serpent est ici l’objet d’une crainte superstitieuse ; très peu de Coréens oseraient en tuer. Ils apportent de la nourriture là où ils savent que ces reptiles pullulent. Le nombre des charlatans, astrologues, jongleurs, diseurs de bonne aventure de l’un et de l’autre sexe qui vivent en Corée de la crédulité publique est inimaginable. Ceux qui ont le plus de succès dans ces métiers sont les aveugles, qui, presque tous, exercent leur profession depuis leur bas âge et transmettent leurs secrets aux enfans affligés de la même infirmité qu’eux. Dans la capitale, ils forment une corporation puissante qui paie des impôts au gouvernement. On les fait venir pour indiquer l’avenir, découvrir les choses secrètes, mais surtout pour chasser les démons qui ont pris possession de malheureux frappés d’épilepsie. Dans ce dernier cas, il convient qu’ils soient trois ou quatre aveugles ensemble. Peu à peu, ils entrent, comme les illuminés de certaines sectes arabes, dans une frénésie étrange : c’est un concert affreux de hurlemens. « Quels poumons ! s’écrie M. Daveluy, auquel nous empruntons ces détails ; je vous assure qu’il y a de quoi mettre en fuite tous les diables de l’enfer. » Chaque exorcisme dure parfois plusieurs nuits de suite. Les aveugles réussissent toujours à chasser l’esprit malin, qui est obligé, paraît-il, de se réfugier dans un pot ou dans une bouteille que l’un des exorciseurs tient toute prête à la main. Ajoutons que, pendant la cérémonie, on n’a cessé d’offrir à l’esprit malin toute sorte de mets : ces mets, il va sans dire, sont mangés par les aveugles, auxquels on donne une somme d’argent en rapport avec le nombre et la puissance des cris qu’ils ont poussés. Ne rions pas : ces choses-là se sont vues en Europe.

Le christianisme s’introduisit en Corée dans l’année 1784. Il y avait pourtant déjà plus de deux cents ans qu’il avait été prêché dans le Céleste-Empire et au Japon par saint François Xavier. C’est un petit attaché de l’ambassade coréenne en Chine, un nommé Pieki, qui, le premier, à son retour de Pékin, où il s’était fait chrétien, fit des prosélytes dans la capitale coréenne. Son père conçut un tel chagrin de cette conversion qu’il voulut se suicider. Pieki, pour n’avoir pas la mort de son père à se reprocher, revint à la religion de ses ancêtres et n’en changea plus. Quoi qu’il en soit, le germe déposé par lui eût sans doute prospéré si des persécutions, qui commencèrent dès 1791, n’eussent duré jusqu’à notre époque. Dans le principe, ce furent surtout les nobles, les savans, les lettrés, qui se firent chrétiens et confessèrent leur foi nouvelle jusque dans les tortures et jusqu’à la mort. Peut-être ne voyaient-ils dans l’évangile qu’une école de haute philosophie. Plus tard, ce furent, comme aux premiers temps de l’église, les pauvres et les esclaves qui demandèrent en plus grand nombre le baptême, soit pour relever à leurs yeux leur condition morale, soit encore pour trouver dans l’espérance d’une vie céleste la force de supporter leur misère. Ceux-ci, également, ne marchandèrent pas leur sang à la nouvelle doctrine.

L’histoire du christianisme en Corée n’est, du reste, qu’un long martyrologe. En 1839, MM. Imbert, Maubant et Chastan, tous les trois missionnaires français, furent décapités après de grandes souffrances. En 1846, le gouvernement de Louis-Philippe songea à venger leur mort. Le 10 août, la frégate la Gloire, commandant Lapierre, et la corvette la Victorieuse, commandant Rigault de Genouilly, avançaient de concert dans la mer de Corée, au milieu d’un groupe d’îles, dans des parages où les Anglais avaient trouvé de soixante-douze à quatre-vingts pieds d’eau. Ils étaient par 35° 45’ de latitude nord et 124° 8’ de longitude est. Rien n’annonçait un danger, lorsque les deux navires touchèrent à la fois. Aux voies d’eau qui se déclarèrent immédiatement, on reconnut que tout espoir de sauver les bâtimens devait être abandonné. Dans la journée du 12, les marins français, au nombre de six cents, opérèrent leur débarquement sur une île voisine du naufrage, et, le 13 au soir, les deux commandans quittèrent les derniers leurs navires. On eut à déplorer la mort de deux hommes, qui se noyèrent en allant porter au large une ancre destinée à sauver la corvette. Les équipages furent rapatriés, ou plutôt reconduits en Chine par des navires anglais, qui, à la nouvelle du sinistre, étaient accourus pour porter secours à nos naufragés. Et ce fut tout.

De 1864 à 1866, d’autres missionnaires français pénétrèrent en Corée. L’un d’eux, M. Pourthié, envoyait, le 20 novembre 1865, au supérieur des Missions étrangères, une lettre, — la dernière qu’il écrivit avant son martyre, — dont nous reproduisons quelques lignes afin de donner une idée de la situation périlleuse dans laquelle se trouvait encore une fois la mission : « Nous voici sans églises, offrant le saint sacrifice dans de bien pauvres cabanes, ayant pour autel un banc ou tout simplement une planche : notre petite croix, fixée sur un mur de boue, est le seul ornement qui brille sur cet autel ; de la main, et même souvent de la tête, on touche à la voûte de ces oratoires ; la nef, le chœur, les ailes, les tribunes, se composent de deux petites chambres dans lesquelles nos chrétiens et nos chrétiennes sont entassés. »

En 1866, Mgr Berneux et MM. de Brétenières, Beaulieu, Dorie, Pourthié, Petit-Nicolas, Mgr Daveluy et MM. Aumaître et Huin, ainsi que de nombreux indigènes chrétiens, étaient torturés, puis décapités sur les berges du fleuve qui baigne la capitale, non loin du village de Sai-Nam-To. Le jour de cette épouvantable exécution, quatre cents soldats qui accompagnaient les martyrs, se rangèrent en demi-cercle en face de la tente d’un mandarin. On déposa les prisonniers à terre, au centre du cercle que formait la troupe, au pied d’un grand mât sur lequel flottait un drapeau blanc, puis, descendus de leurs chaises à porteur, on les dépouilla de leurs vêtemens, à l’exception d’un caleçon. Mgr Berneux fut appelé le premier. Ses bras sont liés sur le dos ; un bourreau replie l’une contre l’autre les deux extrémités de chaque oreille et les traverse, de haut en bas, par une flèche qui y demeure fixée. Deux autres bourreaux aspergent d’eau le visage et la tête, qu’ils saupoudrent ensuite de chaux ; puis, passant deux morceaux de bois sous les bras du supplicié, ils le soulèvent et le montrent aux spectateurs en lui faisant faire huit fois le tour de la place, rétrécissant chaque fois le cercle qu’ils forment en marchant, de manière que, à la fin du huitième tour, ils se trouvent au milieu du terrain. Mgr Berneux est alors placé à genoux, la tête inclinée en avant, retenue par les cheveux liés à une corde que tient un soldat. Six bourreaux brandissent de longs coutelas, tournent autour de lui, en exécutant une danse sauvage, tout en poussant des cris horribles ; chacun d’eux frappe comme et quand il veut. Au troisième coup, la tête du vénérable évêque roule sur le sol, et soldats et satellites s’écrient à la fois : « C’est fini ! » On ramassa aussitôt la tête, et, selon l’usage, on la plaça sur une petite table, avec deux bâtonnets, et on la porta au mandarin pour qu’il pût constater de ses propres yeux que c’était bien la victime exigée. Les bâtonnets servent à remuer la tête, s’il prend fantaisie à l’un des assistans de la retourner. Celle-ci est ensuite rapportée près du corps et fixée, par les cheveux, à un poteau au-dessous d’une planche où est écrite la sentence. On répéta les mêmes cérémonies et les mêmes évolutions lentes et cruelles pour les autres confesseurs. Au mois de septembre 1866, on reçut à Paris, au séminaire des Missions étrangères, une lettre de Mgr Ridel[10]. Elle donnait les premiers détails des événemens que nous venons de résumer. Les aspirans martyrs étaient en récréation à Meudon, dans la maison de campagne qu’ils y possèdent. Le soir, le supérieur les réunit et leur annonça que neuf de leurs confrères, dont deux évêques et sept missionnaires, avaient versé leur sang pour leur foi. Les séminaristes improvisèrent aussitôt une illumination et entonnèrent le Te Deum.

Le gouvernement impérial prit autrement la chose : il ordonna au contre-amiral Roze de se rendre en Corée avec la frégate la Guerrière, les corvettes à hélice le Laplace et le Primauguet, les avisos le Déroulède et le Kien-Chan, les canonnières le Tardif et Lebrethon. Le 22 septembre 1866, trois bâtimens de l’escadre s’engageaient dans un chenal qui devait les conduire en vue de la capitale, et le 25, après de nombreux échouages, le Tardif et le Déroulède mouillaient en face de ses murailles. Le 30, les mêmes bateaux redescendaient la rivière sans rien obtenir du gouvernement coréen. Le 16 octobre, la ville de Kang-Hoa, dans l’île de ce nom, fut prise. Quelques soldats coréens se firent bravement tuer à leur poste ; mais les habitans ayant pris la fuite, on ne se trouva occuper qu’une cité déserte. Dans le yamoun, ou résidence du gouverneur, on rencontra des arcs, des flèches, et, en très grand nombre, des sabres, des fusils à mèches et des canons en cuivre se chargeant par une cavité placée près de la culasse. La bibliothèque de ce palais était très riche. Elle se composait de deux ou trois mille livres imprimés en chinois, avec de jolis dessins, sur beau papier, tous bien étiquetés, la plupart très volumineux, reliés avec des plaques en cuivre sur des couvertures en soie verte ou cramoisie. On y trouva une histoire ancienne de la Corée en soixante volumes. Ce qu’il y avait de plus curieux, c’était un livre formé de tablettes de marbre se repliant, comme les panneaux d’un paravent, sur des charnières en cuivre très bien polies, avec des caractères dorés incrustés dans le marbre, et chaque tablette protégée par un coussin de soie écarlate ; le tout placé dans un joli coffre en cuivre, lequel était à son tour renfermé dans une boîte de bois peinte en rouge, avec ferremens en cuivre doré. Ces tablettes carrées formaient, en se développant, un volume d’une douzaine de pages. Elles contiennent, au dire des uns, les lois morales du pays, et selon d’autres, dont l’opinion est bien plus probable, les faveurs accordées aux rois de Corée par l’empereur de la Chine. Les Coréens y attachaient un très grand prix. Dans une autre caisse, on trouva une tortue en marbre, parfaitement sculptée, sous le piédestal de laquelle était le sceau royal, ce sceau formidable que les simples Coréens ne peuvent ni voir ni toucher, et dont la possession a suffi plusieurs fois pour transférer l’autorité royale et terminer des révolutions. Celui qui tomba entre nos mains était neuf et semblait n’avoir jamais servi[11].

Le contre-amiral Roze, fatigué de son inaction, lassé de ne recevoir aucune réponse aux lettres qu’il écrivait au roi de Corée, crut, après sa démonstration contre Kang-Hoa, que son devoir était de mettre fin à sa mission. Il appareilla.

Depuis cette expédition, c’est-à-dire de 1866 à 1875, le Royaume solitaire est resté fermé plus que jamais. Dès 1867, les foires annuelles qui avaient lieu à Pien-Men, ou la Porte-Frontière, furent supprimées. Les jonques chinoises, qui étaient autorisées à pêcher sur les rivages coréens, recevaient l’ordre de ne plus s’y montrer. En 1868, soixante-dix de ces bateaux furent brûlés et trois cents hommes de leur équipage massacrés sous les prétextes les plus futiles, mais le plus souvent sur le soupçon d’avoir des chrétiens à bord. Un ou deux navires américains ayant éprouvé le même sort, les États-Unis firent, en 1871, une démonstration aussi stérile en résultats et aussi malheureuse que les deux nôtres. Seuls, les Russes ont étendu leurs incessantes conquêtes au nord-est de l’Asie, sans rencontrer du côté de la Chine la moindre opposition. En 1860, leurs frontières sont devenues limitrophes de la Corée. On leur a prêté des projets d’annexion, qui se seraient réalisés si la Chine n’y avait mis obstacle en cédant sur la question du Kouldja.


VI


À la suite d’une canonnade dirigée par les forts coréens sur un navire de guerre japonais, en septembre 1875, le gouvernement de Tokio obtint du gouvernement de Han-Iang ou Séoul, un traité qui autorisait les Japonais à fonder des comptoirs dans trois ports de la Corée. La concession parut si peu suffisante aux daïmios, qu’elle causa, en 1877, la sanglante révolte de Satsuma. En 1880, l’Italie voulut aussi négocier un traité avec l’aide du Japon, mais elle échoua. En 1882, le commodore Shufeldt, plus heureux, soutenu par la présence de quatre canonnières chinoises, conclut une convention dont nous donnons plus loin un résumé. Sauf quelques modifications exigées par les États-Unis, la convention a été signée de part et d’autre le 17 mai dernier. Une ambassade américaine, à la tête de laquelle se trouve le général Foote, réside déjà dans la capitale coréenne. Par l’intermédiaire de l’amiral anglais Willes, la Grande-Bretagne obtint aussi un traité qui sera ratifié ces jours-ci. L’Allemagne eut son tour. La France aurait également le sien sans le refus qui lui a été fait du droit d’acquérir des propriétés.

Pendant que les diplomates européens s’efforçaient d’enlever la Corée à son isolement, le souverain de ce pays vint à mourir, désignant pour lui succéder un fils adoptif, malheureusement mineur. Le père du nouveau roi, ennemi des étrangers et des Japonais, prit en main le pouvoir, et le 23 juillet 1882, la soldatesque coréenne, excitée par le souverain, attaqua la légation japonaise qui résidait dans la capitale. Plusieurs membres de la légation périrent, et le ministre japonais, S. E. Hanabusa, n’échappa que miraculeusement au massacre. Il put gagner les bords de la mer, s’embarquer sur une petite chaloupe ; une fois au large, il allait périr de privations avec quelques personnes de son entourage, lorsqu’il fut heureusement rencontré par un bâtiment de guerre anglais, le Flying-Fish, qui le transporta à Nagasaki. On devine l’indignation qui éclata au Japon à la nouvelle de ce lâche attentat. En peu de jours, une escadre japonaise jetait en Corée une armée de cinq mille hommes ; et, dès le 12 août, le ministre Hanabusa rentrait dans la légation, escorté par six cents soldats. Grâce, sans doute, à l’intervention d’un commissaire chinois bien connu, Ma-chien-Chung, la Corée consentit à payer une indemnité de 250,000 francs aux familles des victimes assassinées le 20 juillet, et 2,500,000 francs au gouvernement japonais à titre de dommages-intérêts. En outre, il fut convenu qu’une garde japonaise serait entretenue aux frais de la Corée, pour la protection de la légation aussi longtemps que le ministre le jugerait nécessaire ; que les limites des ports ouverts seraient considérablement étendues ; qu’un envoyé spécial irait à Tokio pour y porter les excuses du gouvernement coréen, qu’enfin les chefs de l’émeute recevraient une punition exemplaire. Voici, d’après le Mainichi-Chinbun, journal du Japon, de quelle façon horrible cette dernière réparation s’accomplit.

Le jour de l’exécution, à six heures du matin, les officiers japonais arrivèrent à Bakouakan, lieu choisi pour la suprême expiation. L’extérieur de l’édifice était décoré de tentures aux couleurs claires, comme s’il se fût agi d’une fête. Le commandant en chef de l’armée coréenne parut assis à l’intérieur sur un siège central, entouré d’une foule nombreuse d’officiers coréens en grande tenue, armés d’arcs et de flèches. Au dehors, étaient un grand nombre de soldats coréens vêtus de couleurs bleues et rouges. Près du commandant en chef se tenait un général qui transmettait les ordres. La musique coréenne joua un air national jusqu’au moment où trois coups de canon retentirent ; ensuite vint le bourreau, qui, après s’être incliné jusqu’à terre devant le commandant en chef, leva son bâton. Le calme le plus imposant ne cessa de régner jusqu’à l’entrée des criminels. Ils étaient attachés avec des cordes et amenés dans des chaises à porteurs. Les geôliers les saisirent par les cheveux et les traînèrent devant les Japonais. Quand le moment de l’exécution fut venu, l’un des prisonniers cria à haute voix qu’il n’avait pas pris part à l’émeute et qu’il n’en savait pas le premier mot. Un autre se répandit en pleurs, disant qu’il avait chez lui un fils et qu’il souffrait beaucoup à la pensée de savoir son enfant sans soins paternels. C’était une scène navrante. Les exécuteurs, selon l’usage, percèrent de deux flèches les oreilles des criminels, puis, après leur avoir jeté beaucoup d’eau à la face, ils les saupoudrèrent de chaux. C’était le signal de l’exécution. Les bourreaux commencèrent alors à frapper les têtes, qui ne devaient tomber qu’après treize coups donnés par des sabres émoussés. Elles furent disposées sur une table et montrées une à une au commandant en chef. Cela fait, on les jeta avec les corps dans des fosses. La musique recommença à jouer l’hymne national.

Le vrai coupable, le père du jeune roi, n’a pas été décapité, l’on s’en doute bien, mais c’est sur lui que retombe le sang des suppliciés, dont plusieurs étaient probablement innocens. Il est exilé dans une ville chinoise, d’où, sur le désir exprimé par son royal fils, il sortira une fois par an pour revoir la capitale. Les Japonais ont pu paraître satisfaits tout d’abord d’une réparation promptement accordée, mais ils ont réfléchi depuis lors et ils restent persuadés aujourd’hui qu’une fois encore ils ont été joués par les Chinois.

Les États-Unis d’Amérique ont été les premiers, comme nous l’avons dit, en dehors de la Chine et du Japon, à obtenir un traité du gouvernement coréen. Nous allons le résumer car il servira de base sans doute aux traités des autres puissances. Les Allemands, qui ont le leur aussi, ont été plus favorisés, nous assure-t-on, que les Américains ; jusqu’à présent, rien ne le prouve. Nous devons faire remarquer que les négociations ont été faites par l’intermédiaire de la Chine ; cette puissance prévoyait que, si la Corée restait encore quelques années isolée, elle tomberait sous la domination des Russes ou sous celle des Japonais, ce qui eût compromis fortement sa sécurité sur ses frontières orientales, tandis que l’indépendance du petit royaume coréen restait à jamais assurée si elle nouait des relations avec quelques grandes puissances étrangères. On a dit aussi, ce qui est probable, que les clauses du traité avaient été arrêtées à Tientsin entre le vice-roi Li-hung-chang et le commodore Shufeldt, un marin habile, doublé d’un bon diplomate.

Ce qui frappe dès la lecture du premier article, c’est l’habileté du plénipotentiaire chinois. En effet, la première chose demandée aux États-Unis, c’est de reconnaître la dépendance dans laquelle se trouve la Corée vis-à-vis de la Chine et de s’engager à ne jamais intervenir à ce sujet. Si le gouvernement de Pékin, mieux avisé, avait stipulé une reconnaissance semblable lorsque nous avons signé avec Tu-Duc notre traité de 1874, la question du Tonkin eût été tout à fait simplifiée. Aujourd’hui, ce n’est plus de sa part qu’une revendication de mauvaise foi, mise en avant pour les besoins d’une mauvaise cause. Voici cet article Ier : « La Corée est placée sous la dépendance de la Chine, mais elle sera à l’avenir indépendante pour ce qui concerne sa politique intérieure et extérieure. La Corée et les États-Unis acceptent le présent traité et s’engagent à en remplir loyalement toutes les conditions. Le président des États-Unis n’interviendra pas à propos de la dépendance dans laquelle restera la Corée vis-à-vis du Céleste-Empire… » On le voit, toutes les précautions sont prises pour que le traité soit profitable à la Chine : c’est le juste prix du concours qu’elle a prêté.

Dans les cinq premiers articles, les deux nations paraissent également bien partagées : chacun des états enverra un représentant à la capitale de la nation amie ; des consulats seront établis dans les ports ouverts au commerce ; les consuls ne devront pas s’occuper d’affaires commerciales ; si un navire américain est surpris dans les eaux coréennes par un coup de vent ou une tempête, les autorités devront expliquer aux indigènes qu’ils doivent porter recours autant que cela leur sera possible aux navires des États-Unis naufragés ou avariés[12]. Dans le cas où un indigène commettra un acte mettant en danger la vie d’un citoyen américain ou portant atteinte à sa propriété, l’auteur de l’attentat sera traduit devant un conseil indigène, jugé en présence du conseil des États-Unis et puni suivant les lois de Corée ; si, au contraire, le coupable est Américain et qu’il ait commis un acte semblable contre un Coréen, il sera jugé par le tribunal consulaire des États-Unis, et puni suivant les lois de son pays. Un jugement reconnu illégal sera jugé ou plutôt révisé par une cour mixte suivant les procédures américaine et coréenne. Le sixième article fixe les droits qui seront perçus sur les importations et les exportations. Les premières sont assez lourdement taxées : pour les articles de première nécessité, le maximum est de 10 pour 100, et de 30 pour 100 pour les marchandises de luxe, les liqueurs, les tabacs, l’horlogerie, etc. Le tarif définitif ne sera connu qu’à la fin de cette année. Les droits d’exportation aussi sont bien élevés, 9 pour 100 au maximum ! Le trafic de l’opium est sévèrement interdit. Mais les Coréens peuvent s’en rapporter aux Anglais pour en recevoir de contrebande. L’article 7 accorde aux Coréens allant en Amérique le droit de s’établir où ils voudront et d’y acheter des maisons et des terrains. Les étrangers résidant en Corée, non-seulement ne seront pas autorisés à s’établir en dehors des limites des concessions qui leur seront faites, mais encore ils ne pourront pas même devenir propriétaires de terrains dans lesdites concessions. C’est la clause que M. Dillon n’a pas voulu accepter et sur laquelle les Anglais et les Allemands se sont montrés, comme les Américains, de bonne composition. Le principal, pour eux, en effet, était d’avoir un traité, sauf à le réviser à la première occasion favorable. D’après l’article 10, le commerce des armes et des munitions de guerre n’est pas libre ; les négocians ne pourront en importer que s’ils y sont spécialement autorisés par le gouvernement coréen. Voilà encore une clause dont la contrebande anglaise et américaine se rira bien. L’article 12 indique une grande révolution dans les idées de la Corée. Les étudians de ce pays pourront se rendre aux États-Unis et les étudians des États-Unis pourront aller en Corée y étudier la langue du pays, la littérature, le droit, les sciences, les arts, etc. Les Coréens se serviront de caractères chinois pour la correspondance officielle, et les fonctionnaires des États-Unis pourront employer les caractères anglais. Dans les questions délicates ou compliquées, Coréens et Américains devront employer les caractères chinois. Les Américains seront parfois gênés pour exprimer leurs idées dans la langue des Célestes, mais ils voulaient un traité et ils l’ont. Dans l’article 15 et dernier, le négociateur des États-Unis a eu la précaution de stipuler que la république américaine jouira des avantages accordés par la Corée aux nations qui, par la suite, entreront en relations avec elle. Si ces avantages ne figurent pas dans le présent traité, une révision de toutes ces clauses pourra avoir lieu dans cinq ans, et c’est alors qu’il sera facile d’obtenir des conditions meilleures que celles que nous venons de résumer.

Les trois ports qui seront ouverts aux étrangers sont ceux de Ghensan, Fousan et Ninsen ou Jenchouan. D’autres points du littoral leur seront également accessibles, dans un bref délai, mais ils ne sont pas encore choisis. Des trois ports nommés, Fousan est celui qui a le plus d’avenir. Il possède une très jolie baie, bonne pour le mouillage des navires, et bien située pour les communications avec l’intérieur. D’après le commodore Shufeldt, les articles d’importation qui trouveront une facile vente en Corée sont les marchandises de quincaillerie légère, la bijouterie, les pendules et les montres.

D’ailleurs, pour se faire une idée assez réelle des avantages que le commerce européen peut retirer de l’ouverture de la Corée, il faut avoir recours au rapport que les consuls anglais en résidence au Japon ont rédigé sur les échanges qui se sont faits pendant une période de cinq années entre ce dernier pays et la Corée. Il nous serait, certes, plus agréable d’avoir à consulter les travaux de nos agens sur ce sujet. Mais où les trouver ? Pour avoir les notes des consulats anglais, il suffit d’ouvrir les journaux des localités étrangères où résident ces fonctionnaires. Jamais nos représentans ne livrent leurs travaux aux nationaux qu’ils sont pourtant chargés d’éclairer et de protéger, soit peut-être parce que cela ne s’est jamais fait, soit parce qu’ils dédaignent une publicité qui ne les fait connaître que hors de France, et à un point de vue commercial. Un consul français veut avant tout que l’on croie qu’il est agent politique, et cette vaniteuse prétention en rend un très grand nombre insuffisans et inutilement dispendieux.

Le chiffre des transactions entre la Corée et le Japon s’est élevé de 1877 à 1881 à la somme de quarante-cinq millions de francs. La valeur totale des articles de provenance japonaise importés en Corée, pendant ces cinq années, ne s’élève qu’à 537,846 yens, ou moins d’un huitième du commerce total d’importation[13] ; un tiers de cette somme consiste en cuivre, le seul article, d’après les statistiques, ayant une certaine importance. À l’exception de ce métal, les deux principaux produits fournis par le Japon à la Corée sont la soie et le thé. Or les Coréens pourront se procurer toujours en Chine la quantité de thé qui leur sera nécessaire ; quant à la soie, il ne paraît pas certain qu’ils aient besoin de recourir aux étrangers pour en avoir chez eux.

La valeur des articles de provenance étrangère importés en Corée est de 4,065,591 yens. Cette somme représente la classe la plus grossière des cotonnades anglaises. Elles sont venues de Shanghaï à Kobé, port japonais, puis de là aux ports coréens. Aussitôt que la Corée sera ouverte au commerce en général, le Japon cessera probablement de participer à ce trafic. Les Anglais prendront sa place. Les Coréens, malgré leur pauvreté, sont remarquablement bien vêtus. Ils s’habillent presque tous en blanc et, comme ils cultivent peu de coton et ne possèdent que des métiers à main très primitifs, on peut croire qu’ils s’empresseront d’acheter des étoffes à bon marché, d’un tissage solide et durable, anglaises probablement.

La valeur totale des exportations au Japon des marchandises coréennes pendant les cinq années, — 1877 à 1881, — a été de 5,104,859 yens. Les articles les plus importans sont : le riz, l’or, surtout en poudre, les peaux et les légumes. Quant à la statistique des navires japonais entrés dans les ports ouverts de la Corée, elle ne va que jusqu’en 1881. Le tonnage total des navires de toutes les classes, bateaux à vapeur, navires à voiles et jonques, a été de 60,459 tonnes. Les navires à vapeur appartiennent presque tous à la grande compagnie japonaise Mitsu-Bishi, qui a organisé un service régulier entre Kobé, Nagasaki et les ports coréens.

L’année 1883 verra donc cesser le privilège concédé aux Japonais depuis 1877. Le roi de Corée l’a annoncé en ces termes quelque peu embarrassés à ses sujets : « Nous avons passé des traités avec les États-Unis d’Amérique, l’Angleterre et l’Allemagne. Certes, voilà une innovation, et elle pourra peut-être causer quelque mécontentement à mon peuple, mais, partout aujourd’hui, les relations internationales sont d’un usage général. Ainsi, il ne peut résulter aucune difficulté de ce que notre pays adopte des associations de bonne foi et conformes au droit de ses peuples. »

En demandant sous peu au jeune roi des Coréens de nous accueillir au même titre que les autres puissances occidentales, le souvenir du sang français qui a été si largement versé dans ses états, doit, — quelque douleur que nous en ressentions, — s’effacer de notre mémoire. Il ne s’agit donc plus que de pénétrer dans un pays nouveau, pour y faire connaître les productions de notre sol, de nos industries, et tirer de la péninsule coréenne ce qui peut nous être utile. Par notre loyauté dans les transactions, la franchise de nos paroles, une grande réserve en présence d’anciennes coutumes, nous sommes certains de nous attirer les sympathies des Coréens. Si notre civilisation, nos croyances, sont supérieures aux leurs, ils les adopteront, tout naturellement sans qu’il soit utile d’inquiéter leurs consciences, sans qu’il soit besoin d’exposer d’ardentes natures à confesser leur foi religieuse dans les tortures et la mort.


Edmond Plauchut.
  1. La Corée s’étend en latitude entre 34° 20′ et 42° 30′ et en longitude de 122° 15′ à 127° 14′ E. Sa superficie, d’après le Dictionnaire de géographie de M. Vivien de Saint-Martin, est évaluée à 220,000 kilomètres carrés.
  2. Elle mesure 400 kilomètres de long sur 60 de large.
  3. Selon les missionnaires, ce chien est dressé au nettoyage des marmots au berceau.
  4. Tchosien, en chinois, signifie la fraîcheur du matin.
  5. D’après le Nitchi Nitchi Chimboun, le journal officiel de Yokohama, la population de la Corée serait de 7,294,367 habitans, sur lesquels on compterait 3,560,317 hommes et 3,734,050 femmes.
  6. Julliot, l’un des plus experts marchands de curiosités du xviiie siècle, parle ainsi de la porcelaine coréenne, qu’il croit être, à tort, l’œuvre du Nippon : « Cette porcelaine, dont la composition est entièrement perdue, a toujours eu l’avantage d’inspirer la plus grande sensation aux amateurs par le genre si fin du beau blanc de sa pâte, le flou séduisant de son rouge mat, le velouté de ses vives et douces couleurs en vert et bleu céleste foncé ; tel est le véritable mérite reconnu dans cette porcelaine ; aussi tous les cabinets supérieurs en ont été et en sont composés, ce qui seul fait son éloge. » (Les Merveilles de la céramique, par Jacquemart.)
  7. Séoul, en coréen, veut dire capitale.
  8. Voici les noms des provinces avec leurs capitales : Au nord, Hamkieng-to, capitale Ham-Heng ; Pieng-an-to, capitale Pieng-iang ; — à l’ouest, Hoang-Haïto, capitale, Haï-taiou ; Kieng-Kaï-to, capitale, Han-iang ; Tsiong-Tsieng-to, capitale, Kong-Tsion ; — à l’est, Kang-ouen-to, capitale, Ouen-Tsien ; — au sud, Kieng-sang-to, capitale, Taï-Kou ; Tsien-la-to, capitale, Tsien-tsiou.
  9. Grammaire coréenne, précédée d’une introduction sur le caractère et la langue coréennes, sa comparaison avec le chinois, suivie d’un appendice sur la division du temps, les poids, les mesures, la boussole, la généalogie, avec un cours d’exercices variés pour faciliter l’étude pratique de la langue, par les missionnaires de Corée de la Société des missions étrangères de Paris. Yokohama. Imprimerie de L.-L. Lévy et S. Salabelec.
  10. Mgr Ridel a acquis une réputation universelle dans ce pays, qu’il a parcouru plusieurs fois, soit comme missionnaire et alors vêtu d’un costume indigène, soit comme prisonnier et conduit de station en station, pour être finalement jeté dans un des cachots de la capitale, d’où il a pu s’échapper. Il est très rare que l’on converse avec un Coréen sans que sa première question soit : « Connaissez-vous l’évêque Ridel ? Il parle le coréen exactement comme nous. »
  11. Il est probable que ces objets ont dû être embarqués sur l’un de nos bâtimens. Si le gouvernement en est détenteur, il serait intéressant de savoir où ils se trouvent et d’en faire une sorte de musée.
  12. Il y a très peu d’années, un équipage américain naufragé a été massacré en Corée. Il n’y a pas eu réparation.
  13. Le yen vaut 5 francs environ.